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Issue d’un colloque organisé dans le cadre de l’ACFAS, cette publication rassemble des contributions de nature assez diverse : articles théoriques et empiriques, mises à jour de recherches déjà bien amorcées, comparaisons internationales, essais, voire réflexions personnelles. Ce qui les unit, c’est l’intérêt marqué pour les régions, leurs transformations, leur devenir. Les régions peuvent être soit urbaines ou régionales ; elles demeurent le cadre de processus sociaux complexes, soumises aux forces de la mondialisation, mais aussi à des facteurs internes et locaux puissants. Plusieurs auteurs sont géographes, d’autres, économistes, sociologues et politologues, mais tous participent à la recherche sur le sort des régions et en analysent les dynamiques et ils partagent, de manière plus ou moins affirmée, une conception constructiviste des régions : les espaces régionaux sont le produit de processus économiques, sociaux, culturels et politiques. Si l’espace impose des contraintes – comme les échanges économiques ne se font pas sans coûts de transaction, les échanges spatiaux ne se produisent pas sans friction – il n’apparaît pas très déterminant aux yeux des auteurs, même si on ne peut penser les relations sociales hors lieu et milieu. Ce qui réunit, de plus, plusieurs auteurs, c’est leur conception des systèmes régionaux « post-fordistes », élaborée dans l’introduction de Klein et Tardif. Cette idée théorique et synthétique fait référence au mode de travail et de production qui a remplacé le mode industriel classique, appelé, non sans un certain réductionnisme, « fordiste ». Elle est courante chez les géographes économistes adhérant à une approche régulationniste et marxiste, mais ne semble pas avoir beaucoup essaimé au-delà de leur frontière disciplinaire, voire de leur école. Elle n’est donc pas, dans le livre, utilisée par tous, ce qui a pour effet, j’ose présumer, d’élargir le cercle des lecteurs intéressés.

La plupart des articles se penchent sur des questions économiques. Bernard Pecqueur brosse le tableau des espaces de production localisés, appelés différemment, selon le type d’activités, systèmes locaux de production, systèmes agroalimentaires localisés. Il montre comment se forment localement, socialement et économiquement, de nouveaux systèmes de production. On peut avoir du mal à voir, dans cette conception, de la nouveauté, d’autant que cette idée de production localisée est en droite ligne avec les districts industriels que Marshall avait observés au début de l’industrialisation. Les règles ont-elles changé ? Très certainement, puisque les régions sont plus directement soumises à des influences mondiales. Mais les dynamiques de base n’ont pas pour autant été modifiées : la proximité spatiale se combine avec le tissu de relations sociales et les réseaux institutionnels pour créer des conditions favorables à l’innovation et au développement.

Luc-Normand Tellier poursuit son programme de recherche sur l’approche topodynamique. Sa question est de savoir quels sont les facteurs d’attraction et de répulsion qui influent sur la localisation. Le texte est hésitant à savoir si la topodynamique est un modèle, une théorie ou une approche. Dans certains cas, elle est une théorie, puisqu’elle rend compte des processus spatiaux réels, mais, dans d’autres, elle est un modèle puisqu’elle fait parfois des hypothèses peu réalistes et approximatives sur les processus réels. L’auteur est confiant en son approche et ambitieux, voire téméraire, quant à sa capacité d’expliquer des phénomènes locaux, régionaux (les mouvements vers l’Ouest en Amérique du Nord) ou globaux (les trois grands corridors de peuplement de l’humanité). Si quelqu’un dans cet ouvrage plaide pour un certain déterminisme spatial, c’est bien Tellier qui affirme que sa méthode infirme les thèses de la localisation fondées sur les économies d’échelle et les économies d’agglomération. Il ne semble pas accorder beaucoup d’importance, du moins pour l’évolution des trajectoires spatiales de longue durée, aux facteurs sociaux, culturels et politiques. On veut bien le suivre quand il dit que l’Islam a emprunté les couloirs de peuplement, plutôt que l’inverse, mais on pourrait lui demander pourquoi pas vers l’Ouest, vers l’Europe. De plus, en ce qui concerne la poussée vers l’Ouest en Amérique du Nord, on pourrait lui rappeler ce que S.J. Gould disait de la spéciation biologique : la différenciation et la complexification étaient inévitables, en présence de mutations, à cause du mur, à gauche si on peut dire, qui ferme la trajectoire de différenciation dans cette direction due à la simplicité relative des premiers micro-organismes, les bactéries. La poussée vers l’Ouest était inévitable en présence de croissance démographique et vu l’état des techniques, l’Est étant bloqué par ces espaces peu ou pas habitables, comme la mer.

Plusieurs textes se penchent sur des expériences internationales, parfois de manière comparative. Favreau compare la montée de l’économie sociale dans les pays du Nord et les pays du Sud. Les différences sont, évidemment, plus nombreuses que les convergences. Zuliani compare la reprise en main des anciennes friches industrielles à Montréal, Madrid et Toulouse, dans des conditions différentes, mais toutes caractérisées par la concertation des acteurs et le rôle des pouvoirs locaux. P.-Y Guay et H. Bélanger offrent une typologie des zones franches mondiales qui sont mises en comparaison, mais ils concluent, malheureusement, par des considérations relatives au mode de vie et d’emploi des travailleurs que leurs données, loin des enquêtes de terrain, ne justifient pas. Drewe explore la relation entre l’Internet et les secteurs industriels dans l’émergence d’environnements innovateurs en Europe. Decoupigny étudie la métropolisation des espaces naturels de proximité, fréquentés, voire colonisés, par les citadins des métropoles de Marseille et de Nice pour la récréation et les loisirs. Enfin, dans une riche étude empirique des entreprises et des régions innovantes en Suède, Bitard et Doloreux examinent la différenciation innovatrice entre les régions, divisées en régions urbaines, intermédiaires et rurales, et montrent que les grandes régions urbaines cumulent les avantages de l’innovation, car elles en sont les premières productrices. Cela était assez connu, mais les auteurs sont aussi attentifs aux spécificités de l’innovation. S’il y a peu de différence significative sur le plan des indicateurs les plus généraux (la tendance à innover est, entre les régions suédoises, réelles, mais faibles, p. 137), le type et les mécanismes d’innovation sont assez distincts entre régions. À titre d’exemples, les liens d’innovation avec l’extérieur du pays sont plus forts en régions urbaines qu’en régions rurales ; on innove plus pour les nouveaux produits que pour les procédés dans les métropoles ; les liens d’innovation varient selon le type régional ; les entreprises de haute technologie sont plus innovantes que les autres et sont majoritairement localisées dans les grandes villes. La région apparaît, dans cette étude, comme un condensé de variables plus pertinentes que la simple opposition « rural-urbain », tels le niveau de dépenses en R & D, la taille des entreprises, le niveau de compétences, la proximité des lieux de recherche, toutes fortement associées à la grande ville. Les métropoles, au nombre de deux en Suède, abritent tous ces avantages qui font défaut aux zones rurales et périphériques.

Les contributions du Québec portent sur des objets fort variés, différemment liés à l’espace. Gagnon et Favreau comparent les succès de l’économie sociale avec le demi-échec de l’aménagement du territoire dans la réduction des inégalités sociales. Cette conclusion est hâtive et mériterait des preuves beaucoup plus solides, en partie à cause de la nouveauté du secteur de l’économie sociale. De plus, il n’y a rien de chiffré, afin d’arriver à cette conclusion, dans un domaine où la statistique fait loi. Fontan, Morin, Hamel et Shragge rapportent des résultats d’une enquête à Montréal sur les groupes communautaires, appelés à participer à de nouvelles formes de gouvernance. Ils dégagent trois grands types de participation, qui montrent à la fois le désir d’autonomie des groupes, mais aussi leur dépendance financière à l’égard de l’État. Leurs conclusions dépassent parfois le cadre de leur enquête, fondée sur des entretiens auprès de leaders et d’organisateurs communautaires. Par exemple, il est impossible de saisir l’influence de la mondialisation sur la gouvernance locale et, d’autre part, les commentaires sur les intentions et les incapacités étatiques, si vraies soient-elles, ne peuvent découler d’une enquête si limitée. Serge Côté examine le rôle joué par les conseils centraux de la CSN dans l’action régionale et au sein des instances régionales. Il y a forte présence et forte participation à des mobilisations régionales, malgré le fait que cela peut taxer les ressources des conseils centraux et que la participation aux instances officielles régionales n’est pas toujours souhaitée des membres. Le texte est fondé sur une recherche bien menée, mais dépourvu de cadre théorique et de points de comparaison. Enfin, dans un texte fort éclairant, Danièle Bordeleau décrit l’évolution de la Cité du multimédia à Montréal à la lumière de styles de gouvernance. Elle met en évidence la dérive d’un projet conçu et axé localement et sous la gouverne locale vers un projet métropolitain, provincial et international, avec l’entrée en force des programmes du gouvernement du Québec et les ambitions de l’administration montréalaise. Il s’agit d’un cas typique de dynamique d’acteurs : les uns réussissent à imposer leurs vues et leurs décisions parce qu’ils disposent de plus de ressources, face à d’autres acteurs locaux, dont les ressources sont moins abondantes et qui ne peuvent compter sur une solide organisation et une culture locales pour faire échec à un projet qui est détourné de ses intentions originelles.

La faiblesse de l’ouvrage dans son ensemble réside dans ce que le titre annonce, mais ne poursuit pas dans la suite des textes. Et pourtant, les espaces régionaux « entre réseaux et systèmes » représentent une hypothèse riche en potentialités théoriques. Il manque une bonne discussion théorique sur le sens à donner à réseau et à système en sciences de l’espace. Pour dire simplement, dans la littérature plus générale, réseau fait référence à l’horizontalité et système, à la verticalité. Cependant, les réseaux peuvent aussi être verticaux, quand ils sont inscrits dans des ensembles plus larges, et les systèmes verticaux et hiérarchiques ne peuvent probablement pas se maintenir sans réseaux horizontaux. Il aurait été intéressant, sur la base de recherches empiriques, mais aussi d’une analyse critique de la littérature, que les auteurs élaborent sur ces conceptions.