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Essayiste et écrivain, Henri Lamoureux écrit sans relâche depuis plus de trente ans sur l’intervention sociale, les laissés-pour-compte, les solidarités et la citoyenneté. Dans ce nouvel essai, il se livre à une critique de certaines tendances que le mouvement communautaire a prises au Québec, et qui menacent de lui faire perdre son âme. Depuis plusieurs années en effet, le rôle de nombreux groupes communautaires tend de plus en plus à se ramener à donner des services pour une « clientèle » de plus en plus spécifique, sur un territoire délimité. Cela s’accompagne d’une professionnalisation de leurs actions, qui prennent la forme d’interventions spécialisées dispensées par des experts diplômés (certains estiment leur nombre à 50 000 au Québec), créant du même coup une « fonction publique parallèle » composée d’intervenants sociaux (des femmes en grande majorité) aux conditions de travail significativement inférieures à celles des employés du secteur public, pour un travail identique (salaire, sécurité d’emploi, fond de pension, etc.). Ces transformations réduisent leur rôle de « sentinelles sociales » pour reprendre l’expression de Lamoureux, celui d’alerter les pouvoirs publics et d’informer la population sur les difficultés vécues par différents groupes, de dénoncer le non-respect des droits dont sont victimes certaines personnes et d’élargir notre compréhension des grands enjeux de société (pauvreté, chômage, santé, environnement) en faisant voir des réalités méconnues et en faisant entendre le point de vue de personnes qui ont peu souvent la parole.
C’est à un affaiblissement de la combativité des milieux communautaires, sinon à leur dépolitisation, que l’on assiste, en même temps que se crée une « industrie des problèmes sociaux » (un vaste appareil d’identification des problèmes et de création de services pour y répondre), qui segmente les enjeux sociaux en « problématiques » et en besoins spécifiques, et la société en sous-groupes ou « clientèles ». On tend alors à accepter de manière fataliste les dommages causés par le système économique, plutôt que chercher à changer les rapports sociaux et à accroître les solidarités. Ces tendances se sont accentuées avec la politique de reconnaissance de l’action communautaire, adoptée en 2001 par le gouvernement du Québec, qui a conduit à un « partenariat » ayant globalement pour effet de réduire l’autonomie des organismes et leur capacité d’exercer un rôle critique, tout en spécialisant leurs actions et en en faisant des sous-traitants dans les services offerts par l’État.
Si Lamoureux n’est pas le seul à poser ce diagnostic et à formuler ces critiques, son ouvrage est un effort pour les rassembler et les systématiser. Sa critique est avant tout un rappel de ce qu’il estime être la mission véritable du mouvement communautaire : créer un espace critique et contribuer à l’édification d’une communauté de citoyens libres et égaux. Elle vise à contrer l’obsession de la gestion qui « engourdit la collectivité tout entière » (F. Dumont, cité p. 93) et qui contribue, pense-t-il, à l’effritement de la solidarité sociale. Mais toute pertinente et nécessaire que cette critique puisse être, on peut regretter le caractère un peu lâche de la démonstration. Outre les nombreuses redites, l’analyse est parfois vague ou approximative : l’auteur reproche, par exemple, au partenariat son technocratisme, mais également de participer du néolibéralisme, sans nous expliquer comment deux tendances peuvent cohabiter ou aller de concert (avouons que cela ne va pas de soi…) ; il dénonce le clientélisme, mais ne cesse de faire l’éloge de groupes qui ont créé des services pour répondre à des « besoins » spécifiques de groupes particuliers ; il critique la disparition d’un projet politique (et même de la possibilité d’un engagement politique partisan), tout en soulignant que la participation à un organisme communautaire n’implique pas que les personnes renoncent à leur préférence idéologique.
Un certain flottement dans le vocabulaire n’aide pas non plus à cerner les enjeux (on parle d’« action communautaire », de « nébuleuse communautaire », des « mouvements sociaux », ou encore de la « société civile » pour désigner, semble-t-il, la même chose). Enfin, une certaine nostalgie des belles années de la contestation (1960-1970) et une idéalisation du passé finissent un peu par agacer. Ce n’est pas nouveau que les organismes communautaires soient le tremplin pour une nouvelle élite, ils l’étaient bien avant la Révolution tranquille et n’ont jamais cessé de l’être, et les rivalités entre les groupes ne sont attribuables uniquement qu’aux règles d’octroi des subventions par l’État et aux découpages administratifs. Lamoureux minimise les tensions, les contradictions et conflits au sein du mouvement dans le passé.
Par-delà les accords et les critiques, on retiendra surtout de cet essai d’Henri Lamoureux, le plaidoyer en faveur de l’expérimentation et de la créativité dans l’action communautaire. Véritables laboratoires, les groupes communautaires ont contribué à changer les conditions de vie de nombreuses personnes, ils ont obligé les pouvoirs publics à reconnaître - et à agir sur - un grand nombre de situations et de questions (logement, pauvreté, violence conjugale, toxicomanie, logement social, environnement, garde des enfants, etc.). Ils ont été et demeurent des lieux de formation à l’exercice de la citoyenneté, des véhicules permettant de faire entendre des voix discordantes dans l’espace public, des espaces de questionnement sur la société et des instruments de lutte contre les préjugés et les discriminations. Malgré ses tensions et contradictions, le milieu communautaire demeure très dynamique au Québec, et compte sans doute parmi ce que notre société a produit de plus original. De nous l’avoir rappelé, il faut en savoir gré à l’auteur.