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Ma pauvre poésie en images de pauvres avec tes efforts les yeux sortis de l’histoire

Gaston Miron

Qu’arrive-t-il lorsque la poésie – ou la littérature en général – sort de l’Histoire, ne parvient plus à s’inscrire dans la linéarité historique ou chronologique ? Comment se traduit, dans les oeuvres de fiction, cette « fin de l’Histoire » si souvent prophétisée au cours des dernières décennies du XXe siècle ? Et d’abord : la littérature a-t-elle déjà suivi le cours de l’histoire ? La temporalité de la fiction n’échappe-t-elle pas au temps historique ? Dans la mesure où tant d’écrivains ont lutté contre le temps, ont voulu le « retrouver » comme Proust ou s’en extraire, la littérature n’évolue-t-elle justement pas à « contretemps » ?

Ce sont là quelques questions qui traversent l’introduction de Hors-temps. Poétique de la posthistoire et reviennent, formulées de différentes manières, dans les chapitres ultérieurs. « La littérature ne réécrit pas l’histoire, elle invente du temps que l’histoire n’a pas retenu » (p. 13), avance Pierre Ouellet avant de constater que « le temps poétique ou romanesque [est] du temps en puissance, jamais réalisé ou actualisable » (p. 4). Dès lors, il ne s’agit plus de renouer avec l’histoire (avec ou sans majuscule), de faire cohabiter différentes temporalités selon les paramètres de la postmodernité, celle-ci ayant été la dernière tentative « quasi désespérée de redéfinition de l’historicité » (p. 30), mais bien de penser la littérature qui s’est employée à s’en extraire. Pour y parvenir, Ouellet propose d’étudier des auteurs contemporains, actifs pour certains depuis les années 1960, et d’examiner différentes modalités de cette « posthistoire » qui, dans la lignée des réflexions de Paul Valéry, repose sur l’idée que « le temps du monde fini commence ».

Les auteurs faisant l’objet du chapitre intitulé « Le sujet de l’histoire », qui s’inscrit dans ces réflexions générales, ont en commun d’être associés à l’avant-garde littéraire française des années 1960, plus exactement à la revue Tel quel et à ce que Ouellet nomme à un certain moment la « poésie négative ». Tributaire des mises à mort théoriques de l’auteur et du sujet, formulées notamment par Foucault, Barthes et Blanchot, cette poésie repose sur le rejet des utopies – l’idée d’un Moi plein et uni, par exemple –, mais aussi sur l’impossibilité même de la poésie, celle-ci étant qualifiée d’« inadmissible » par Denis Roche. Dans le même esprit, Marcelin Pleynet envisage la poésie comme un « cheminement » excluant toute quête de transcendance. Ces avant-gardes représentent à certains égards les dernières tentatives de refaire l’histoire. « Nous ne montons plus la garde, écrit Ouellet à ce sujet, devant l’avenir pour défendre nos grandes espérances ni non plus devant le passé pour protéger les grands monuments de notre histoire » (p. 87). C’est dans ce contexte, celui de la fin des avant-gardes et des utopies, que des auteurs comme Alain Fleischer, Laszlo Krasznahorkai et Antoine Volodine ont développé plus récemment une littérature posthistorique. Dans les chapitres consacrés à ces prosateurs, Ouellet arrime sa poétique de la posthistoire au postcommunisme et au postexotisme, cette dernière notion ayant été théorisée par Volodine, et constate que ces oeuvres de fiction mettent en scène une Histoire en « peine » et en « panne » (p. 116). Mais ces écrivains évacuent-ils réellement toute référence à l’Histoire ou au temps ? Il s’agit plutôt, précise Ouellet, d’« une des tentatives les plus audacieuses de remise en circulation des eaux usées de l’Histoire dans le grand bassin du Temps mythique » (p. 116).

Dans la lignée des réflexions de Pierre Nepveu qui, il y a une trentaine d’années, théorisant dans L’Écologie du réel la mort du concept de « littérature québécoise », les derniers chapitres de Hors-temps laissent entendre que plusieurs écrivains québécois contemporains sont hantés par l’idée d’une sortie hors de l’Histoire. Gaston Miron est à cet égard un cas exemplaire – plusieurs pages sont d’ailleurs consacrées aux Poèmes épars –, mais Ouellet précise d’entrée de jeu que la littérature québécoise, dans son ensemble, « n’a pas eu le temps de vieillir, n’ayant pas connu le passage d’âge en âge, de période en période, d’époque en époque, qui aurait pu la mener du classicisme au postmodernisme en passant par la modernité » (p. 139). Il en résulterait, suggère Ouellet en s’appuyant sur les cas de Nelligan, Loranger et Garneau, une littérature « mort-née », prise de « mutisme » ou d’« aphasie » (p. 139).

Dans le chapitre consacré aux poètes du Quartanier, une revue québécoise qui s’inscrit dans la lignée des poésies expérimentales des années 1960, Ouellet suggère qu’il ne s’agit plus, chez des auteurs comme Alain Farah et Loge Cobalt, de renouer avec une posture d’avant-garde ou de revenir encore une fois aux utopies modernes, mais bien de travailler le matériau langagier, de le découper ou le couper – Ouellet consacre à cet égard quelques paragraphes à l’image du rasoir – en vue de le reconfigurer. Ce serait là une autre façon de concevoir le sujet poétique, réduit ici à une sorte d’énoncé performatif, mais aussi de s’extraire de l’Histoire en ce sens que le temps est lui aussi soumis au travail de découpage (« L’histoire en coupes » est le titre du chapitre). Ici, la poésie ne prétend plus ouvrir un nouvel horizon de sens, une nouvelle utopie. À l’image du « chien de l’âme » dont parle Nicole Brossard et auquel Ouellet s’attarde également, le sujet poétique de la posthistoire est errant, sans territoire ni lieu. « Nous ne sommes plus condamnés à l’Histoire, pas plus que nous ne sommes enfermés dans un Territoire » (p. 332), suggère notamment Ouellet en guise de conclusion.