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La diversification des formes familiales amène de plus en plus à interroger les critères statistiques officiels de définition de la famille, le critère résidentiel entre autres, qui ne rendent que très partiellement compte de la réalité de ce qui « fait famille », de ce qui relie entre eux les membres de ce qu’on appelle une « famille » (Dandurand, 1990 ; Bonvalet et Lelièvre, 1995 ; Bonvalet et Ogg, 2006 ; Meulders-Klein et Théry, 1993).

Les chercheurs sont malheureusement tributaires des données disponibles. Cela d’autant plus dans un contexte où, comme c’est le cas au Québec et au Canada, ces données sont produites par un appareil administratif performant, détenant le monopole de la production de données sociales (Statistique Canada). Il est très difficile dans ce contexte, de faire valoir auprès d’organismes subventionnaires l’intérêt de produire d’autres types de données. C’est ce que nous avons néanmoins réussi à faire, en 2004, lorsque nous avons mis sur pied une vaste enquête biographique, « Biographies et solidarités familiales au Québec ».

Outre de permettre de saisir les pratiques de solidarité concrètes à travers les générations concernant par exemple l’aide au moment des relevailles, l’aide à la garde des jeunes enfants (Kempeneers et Dandurand, 2009 ; Kempeneers et Thibault, 2008), lors de périodes difficiles (Kempeneerset al., 2010) ou encore autour des parents âgés en perte d’autonomie, nos données offrent la possibilité de dessiner les contours de ce que nous appellerons ici « les espaces de la solidarité familiale », à savoir les espaces préalables à la mise en oeuvre concrète de solidarités éventuelles, ce que certains appellent les « structures d’opportunité » de la solidarité familiale (Bengtson et Roberts, 1991). Nous en distinguerons quatre : l’espace de la parenté (structure de l’entourage familial), l’espace des affinités (le cercle des proches), l’espace des sociabilités (rencontres, contacts) et l’espace géographique (proximité résidentielle).

Ces différents espaces sont en quelque sorte le « terreau » des solidarités. Autrement dit, des pratiques concrètes de solidarité supposent des individus qui soient non seulement inscrits dans des rapports institués et repérables comme tels (structure de l’entourage familial) mais également inscrits dans des espaces traversant ces rapports institués et renvoyant alors aux liens affinitaires (cercle des proches), liens de sociabilité (contacts concrets) ou encore de proximité géographique. La prise en compte de ces différents « espaces » permet de faire émerger des configurations de relations familiales susceptibles d’alimenter la réflexion sur la définition et surtout sur le fonctionnement de la famille urbaine d’aujourd’hui.

Sociabilités et solidarités

Ce dont il va être question ici relève davantage du domaine des « sociabilités » que de celui des « solidarités » et, bien que la notion de « sociabilités » appartienne au registre de la sociologie des réseaux sociaux (Degenne et Forsé, 2004 ; Mercklé, 2004), nous ne situons pas notre démarche dans cette perspective méthodologique. En effet, les données de « Biographies et solidarités familiales au Québec » n’ont pas été recueillies dans le but de mesurer l’étendue des réseaux sociaux de chaque individu mais bien d’explorer les pratiques concrètes d’entraide et de solidarité mises en oeuvre dans l’entourage de celui-ci à différents moments. Il n’en reste pas moins que nous rejoignons la perspective des réseaux sociaux sur un certain nombre de prémisses, en particulier celles qui concernent la fluidité des frontières entre ce que l’on désigne comme étant de la « sociabilité » versus de la « solidarité ». De façon large, les auteurs s’accordent pour définir la sociabilité comme l’ensemble des relations qu’un individu entretient avec les autres, et des formes que prennent ces relations (Mercklé, 2004, p. 39). La sociabilité suppose l’existence d’un réseau dont elle serait en quelque sorte le miroir : « la sociabilité suscite une forme pure de réseau parce qu’elle correspond à ce qu’il y a dans la relation sociale à la fois d’informel, au sens de non organisé, et de formel, au sens cette fois où elle est de la forme dont le contenu n’est qu’un prérexte […] La sociabilité serait à elle-même sa propre finalité, même si en réalité, elle est aussi, évidemment, le support d’échanges matériels et symboliques » (Mercklé, 2004, p. 40).

Les écrits sur les réseaux sociaux et les sociabilités renvoient davantage à Simmel qu’à Mauss ou Durkheim (Mercklé, 2004, p. 14-15), les penseurs de la solidarité. Il est intéressant néanmoins de constater que la sociabilité n’échappe pas au questionnement sur la « gratuité » des échanges. Ainsi, dès que l’on dépasse la simple sociographie des relations de sociabilités pour s’intéresser à leurs fonctions et leurs usages, il apparaît que les relations à première vue les plus « gratuites » comme les relations d’amitié, sont indissociables des ressources que ces relations procurent aux individus concernés. C’est donc « en déplaçant le regard des déclarations de choix affinitaires vers les échanges de ressources dont ces choix sont les supports que l’on peut saisir les formes particulières de solidarité qui organisent de tels échanges » (Mercklé, 2004, p. 50).

La question des solidarités : un élargissement de la famille

L’intérêt porté aux solidarités familiales, dans le contexte de l’essoufflement des États-providence des années 1980, a contribué de façon décisive à élargir l’angle sous lequel on étudiait la famille jusque-là : la parenté et les réseaux débordent désormais du domaine de l’anthropologie et retiennent l’attention de sociologues, démographes et économistes de la famille qui jusque-là avaient tendance à privilégier dans leurs études l’entité « famille de résidence » ou « ménage ». En effet, l’ensemble des études dans le champ des solidarités familiales témoigne du maintien de liens solides entre membres apparentés ne résidant pas sous le même toit. En France d’abord, où le vieillissement de la population est plus marqué, paraissent les études de Roussel et Bourguignon (1976) et les premières analyses de Pitrou (1992). Elles seront suivies d’autres analyses de Pitrou (1977, 1987, 1992), des travaux de Déchaux (1996), et d’Attias-Donfut (1995, 1998 ; Attias-Donfutet al., 2002). En Angleterre, à la même époque, il faut signaler les recherches d’Allan (1978) et de Finch et Mason (1993). La Belgique (Bawin-Legros et Jacobs, 1995) et la Suisse (Coenen-Hutheret al., 1994) ont aussi été le cadre de recherches sur ce thème. Aux États-Unis et au Canada, la majorité des études datent des années 1980-1990 (Caplowet al., 1983 ; Wellman et Wortley, 1990 ; Bengtson et Roberts, 1991).

Au Québec, les relations familiales ont été étudiées dès les années 1980 grâce aux travaux de Fortin sur les familles et les réseaux dans la ville de Québec (Fortin et al., 1987). Un peu plus tard, Dandurand et Ouellette s’intéressèrent aux pratiques de solidarité, en particulier au soutien apporté aux mères de jeunes enfants, dans trois quartiers montréalais (Dandurand et Ouellette, 1992, 1995). Outre l'analyse de l’entraide concrète sous forme d’échanges de services et de biens, ces deux recherches attestent de l’extrême vivacité des liens de sociabilité et d’affinité à l’intérieur des réseaux de parenté à Québec et à Montréal dans les années 1980-1990, ainsi que de la grande proximité géographique qui caractérise ces réseaux. Il est intéressant de constater que sur de nombreux points, les observations de Fortin et de Dandurand et Ouellette à propos des deux villes québécoises recoupent celles développées en France par Bonvalet et son équipe (Bonvaletet al., 1999), à savoir :

  • Famille nombreuse ne rime pas forcément avec liens forts. La taille du réseau de parenté, en particulier celle de la fratrie, ne présage en rien de l’intensité globale des sociabilités et des échanges : dans les familles très nombreuses (plus de 10 enfants), on ne fréquente pas les uns et les autres avec la même intensité, des affinités se dessinent selon les âges et le sexe. Et lorsqu’on a moins de frères et soeurs, on fait davantage d’efforts pour garder le contact (Fortin et al., 1987). De plus, lorsqu’on a appartenu dans son enfance à une famille nombreuse, on se déclare moins proche de sa mère ou de son père, sans doute à cause du plus grand nombre de personnes impliquées dans la relation (Bonvaletet al., 1999). Enfin, même si l’on possède une parenté étendue (42 personnes dénombrées en moyenne chez les couples français), le nombre de personnes avec qui l’on entretient des relations étroites est beaucoup moins élevé, de l’ordre de 5 à 6 personnes (Bonvaletet al., 1999).

  • Les stratégies de sociabilité, les affinités et les échanges diffèrent sensiblement en fonction du milieu socioéconomique d’appartenance : à milieu plus élevé correspondent des espaces de fréquentations plus larges et moins centrés exclusivement sur la famille, et inversement, on compte davantage sur sa famille immédiate en milieu populaire (Fortin et al., 1987 ; Dandurand et Ouellette, 1992).

  • L’urbanisation n’a pas entraîné de dispersion géographique des réseaux de parenté, bien au contraire : à Québec, à Montréal et à Paris, les études sont unanimes pour constater l’étonnante proximité spatiale des réseaux (Fortin et al., 1987 ; Dandurand et Ouellette, 1995 ; Bonvaletet al., 1999). La famille urbaine, surtout celle de milieu socioéconomique modeste, est très enracinée dans son quartier. Elle l’était d’ailleurs déjà dans les années 1960, nous apprend Fortin en s’appuyant sur des travaux antérieurs (Gagnon, 1968). Et si la cohabitation intergénérationnelle dans le même logement est devenue plus rare avec le temps, d’autres stratégies de très grande proximité ont vu le jour, comme par exemple l’occupation de logements distincts dans un même immeuble.

  • Les sociabilités familiales restent l’affaire des femmes, elles sont le « pivot » des relations familiales, ce sont elles qui « tissent le lien ».

Ces constats, dans le cas du Québec du moins, résultent d’observations de type qualitatif sur échantillons pas forcément représentatifs au sens statistique du terme (Fortin et al., 1987 ; Dandurand et Ouellette, 1992). Cela dit, on va le voir, la confrontation de ces données avec celles de l’enquête quantitative que nous avons menée une quinzaine d’années plus tard à Montréal révèle que ces analyses des années 1980-1990 indiquaient des tendances de fond, solidement ancrées encore aujourd’hui.

Le projet « Biographies et solidarités familiales au Québec »

L’enquête « Biographies et solidarités familiales au Québec » menée à Montréal en 2004 avait pour but d’analyser les transformations des solidarités familiales au Québec à travers trois générations, en lien avec les transformations concomitantes du monde du travail et des régimes de protection sociale. Grâce à une méthodologie de collecte pionnière (questionnaire biographique multidimensionnel) mise au point de concert avec des partenaires de l’Institut National d’Études Démographiques (Ined, Paris), elle a permis de reconstituer la trajectoire familiale, professionnelle et résidentielle de 500 hommes et femmes nés au Québec entre 1934 et 1954, celle de leurs parents et celle de leurs enfants. Ces choix méthodologiques nous permettaient de balayer le siècle. En effet, nos répondants, outre d’avoir traversé eux-mêmes un demi ou trois quarts de siècle, nous parlent des générations nées au début du siècle (1900-1934) quand il est question de leurs parents ; leurs enfants eux, sont nés entre 1957 et 1988 ; quant à leurs petits-enfants, c’est entre 1982 et 2004 qu'ils ont vu le jour. La petite enfance de nos répondants, quant à elle, s’est déroulée avant 1960, ce qui signifie que leurs parents n’avaient pas accès à plusieurs services publics aujourd’hui disponibles. Ils sont entrés dans la vie professionnelle entre 1950 et 1970, c’est-à-dire en pleine période de prospérité économique et de changements majeurs dans tous les domaines (familial, professionnel, mise en place de l’État-providence).

Le terrain s’est déroulé durant l’été 2004. Nos répondants ont été sélectionnés par échantillonnage aléatoire de numéros de téléphone. Une vingtaine d’étudiants de la Faculté des arts et sciences de l’Université de Montréal ont été formés à la technique de passation de ce type particulier de questionnaire et à la situation d’entretien en face à face. Les 500 entretiens, d’une durée moyenne d’une heure et demie, ont été conduits pour la plupart au domicile des répondants ou, à l’occasion, à l’université.

Les variables

Les variables retenues dans ce qui suit, pour chaque personne interrogée (Ego), sont :

  • La structure du réseau familial, renvoyant à l’espace de la parenté.

  • Les personnes citées comme étant « proches », renvoyant à l’espace des affinités.

  • La fréquence des contacts (téléphones et rencontres) entre Ego et son entourage immédiat (parents, frères/soeurs et enfants), renvoyant à l’espace des sociabilités.

  • La proximité résidentielle entre Ego et son entourage immédiat, renvoyant à l’espace géographique.

L’espace de la parenté

Les données permettent d’établir l’étendue du réseau de parenté de nos 500 personnes. On peut en déduire la « taille moyenne » du réseau de ces générations nées entre les années 1930 et 1950, qui se monte à 36,5 personnes (total des 18 251 membres du réseau divisé par 500). Sans surprise, le poids de la fratrie est très important, ces personnes nées entre 1934 et 1954 étant issues de celles du début du siècle qui affichent à la fois les indices de descendance finale parmi les plus élevés du 20e siècle (entre 3,6 dans les générations nées entre 1906 et 1915 et 3,9 pour celles nées entre 1916 et 1925) et la proportion la plus forte de femmes sans enfant, de l’ordre de 30 % dans les générations nées entre 1906 et 1915 (Festy, 1976 ; Henripin, 1989). Ainsi parmi nos enquêtés, 85,5 % viennent de familles d’au moins 3 enfants et 16 % d’entre eux, de familles d’au moins 10 enfants. La plus grande fratrie compte 24 frères et soeurs. Il n’est pas étonnant dès lors que la fratrie représente la plus grande portion du réseau familial.

Tableau 1

Structure du réseau familial (pourcentages)

Structure du réseau familial (pourcentages)

1. Conjoints des frères et soeurs ou frères et soeurs du conjoint

2. Conjoints des parents ou parents des conjoints

3. Conjoints des enfants ou enfants du conjoint

Source : Enquête BSFQ, 2004

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Il faut bien voir cependant qu’au moment de l’enquête, une fraction seulement de ce réseau est encore en vie. Aussi lorsque nous avons demandé aux répondants d’énumérer les personnes qu’ils considéraient comme des « proches » (indicateur renvoyant à l’espace des affinités), il est entendu que les membres susceptibles d’être cités étaient ceux encore en vie en 2004.

En définitive, qui cite-t-on le plus souvent comme « proches » à l’intérieur de ce réseau ?

L’espace des affinités

Les données présentées ici sont issues de la question suivante : « Nous allons terminer en vous demandant de nous énumérer les personnes que vous considérez comme vos proches, qu’ils soient des amis ou des membres de votre famille ». Elles renvoient à ce que nous avons appelé plus haut, l’espace des affinités. En effet, le répondant citait librement qui il voulait.

Tableau 2

Composition du cercle de proches (pourcentages)

Composition du cercle de proches (pourcentages)
Source : Enquête BSFQ, 2004

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Tableau 3

Membres de la famille cités dans le cercle des proches (Pourcentages)

Membres de la famille cités dans le cercle des proches (Pourcentages)

1. Conjoints des frères et soeurs ou frères et soeurs du conjoint

2. Conjoints des enfants ou enfants du conjoint

3. Conjoints des parents ou parents des conjoints

Source : Enquête BSFQ, 2004

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Le tableau 2 atteste de la prépondérance des membres de la famille parmi l’ensemble des personnes citées (72,4 % de l’ensemble), mais du poids néanmoins non négligeable des non-apparentés (27,6 %), lesquels sont le plus souvent des « amis », et dans une moindre mesure des « collègues » et « voisins ». Le tableau 3 indique qui on cite le plus souvent du côté de la famille. On notera une fois de plus la prépondérance numérique des frères et soeurs qui représentent 38,3 % de l’ensemble des personnes citées. Suivent les enfants (et beaux-enfants) qui comptent pour 30,7 %, les conjoints pour 10,8 %, les parents et petits-enfants pour un peu plus de 7 % respectivement.

On peut penser que cette prépondérance numérique des frères et soeurs est due en bonne partie à leur poids réel beaucoup plus important que celui des autres catégories. En effet, dans le réseau de parenté, les frères et soeurs sont proportionnellement plus nombreux et donc plus susceptibles d’être cités comme proches (tableau 1). Par ailleurs, au moment de l’enquête, en 2004, 82 % d’entre eux sont encore en vie[1]. À l’inverse, on constate que les enfants sont proportionnellement beaucoup cités alors qu’ils ne représentent qu’une fraction assez faible du réseau de parenté. Dans une moindre mesure, on peut faire la même observation à propos des conjoints.

C’est pour annuler cet effet de disproportion des catégories que nous avons calculé, pour chacune d’elles, la proportion de membres cités par rapport au total de ceux qui étaient susceptibles de l’être (tableau 4).

Sont cités comme faisant partie du cercle de proches :

  • 53,4 % des parents,

  • 37,8 % des frères et soeurs,

  • 78,4 % des enfants,

  • 97,4 % des conjoints.

Les frères et soeurs sont donc moins souvent cités, par rapport à leur poids réel, que les enfants ou même les parents. Il reste néanmoins qu’on cite 37,8 % de ses frères et soeurs, ce qui est très appréciable. Le conjoint, lui, remporte la palme (97,4 % des conjoints sont cités comme « proche »), ce qui est sans doute rassurant : on divorce beaucoup, certes, mais quand il y a conjoint, il est bien là.

Qu’en est-il maintenant des sociabilités entretenues avec ces parents, frères/soeurs et enfants ?

L’espace des sociabilités

La fréquence des rencontres et des échanges téléphoniques est un indicateur intéressant de l’intensité des contacts concrets, renvoyant à l’espace des sociabilités. Nous avons ici deux graphiques qui synthétisent à quelles fréquences on se rencontre et on se téléphone (quotidiennes, hebdomadaires, mensuelles, annuelles).

Graphique 1

Fréquences de rencontres (pourcentages)

Fréquences de rencontres (pourcentages)

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Graphique 2

Fréquences des téléphones (pourcentages)

Fréquences des téléphones (pourcentages)

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Rencontres et téléphones présentent des courbes similaires bien qu’à des niveaux différents. Cela veut dire que les deux marchent de pair : on rencontre et on échange au téléphone ou bien on ne fait ni l’un ni l’autre. Par ailleurs, si l’on prend par exemple la fréquence « hebdomadaire », la plus contrastée, on constate que c’est avec les enfants, puis les parents et enfin les frères et soeurs que les contacts et échanges sont les plus suivis. Les rencontres avec ces derniers sont, sans grande surprise, des rencontres annuelles, fêtes de Noël, etc.

Regardons maintenant où résident nos répondants et leur entourage immédiat.

L’espace géographique

La carte suivante indique où étaient concentrées les personnes enquêtées en 2004. Cette concentration correspond à celle de la répartition générale de la population francophone à Montréal selon le recensement de 2006 (Ville de Montréal, 2010).

Carte des arrondissements de résidence des 500 enquêtés

Carte des arrondissements de résidence des 500 enquêtés

Cette carte représente la densité des lieux de résidence de nos enquêtés à Montréal. Elle a été réalisée à l’aide de l’atlas interactif de l’Agence des services sociaux de Montréal (2009). Plus un territoire est foncé, plus grand y est le nombre de répondants.

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Rappelons qu’un des critères d’échantillonnage était le fait qu’Ego devait résider à Montréal au moment de l’enquête. Par ailleurs, 48 % seulement de notre échantillon avait Montréal pour lieu de naissance, 52 % des personnes enquêtées étant nées à l’extérieur, dans l’une des 16 autres régions administratives du Québec[2]. Nous connaissons également le lieu de naissance des parents, ce qui permet d’établir que ces 48 % de personnes nées à Montréal descendent de parents qui pour une part importante d’entre eux, étaient nés eux aussi hors de Montréal : 40 % seulement de nos enquêtés nés à Montréal ont leurs deux parents natifs de Montréal. Au départ donc, nous avons un réseau géographiquement très étendu sur le territoire québécois (Van Pevenage et Kempeneers, 2009).

Qu’en est-il en 2004 ? Parmi les parents encore vivants, près de la moitié (43 %) demeuraient à Montréal. On en retrouve une proportion un peu plus importante parmi les enfants adultes d’Ego (57 % vivent à Montréal) alors que ses frères et soeurs s’y retrouvent dans une proportion d’un tiers (29 %). On observe donc là encore une relative dispersion. Mais si l’on s’attache à la fraction montréalaise de ces réseaux, on observe alors une étonnante concentration de ceux-ci. En effet, 6 % des parents d’Ego cohabitent avec celui-ci et par ailleurs, 53 % habitent dans le même arrondissement ou dans un arrondissement limitrophe[3]. Quant aux enfants adultes (19 ans et plus), 18 % cohabitent encore avec Ego et 50 % demeurent dans le même arrondissement ou dans un arrondissement limitrophe. Enfin, les frères et soeurs sont 58 % à vivre dans le même arrondissement ou limitrophe (Van Pevenage et Kempeneers, 2009).

Quand les espaces s’entrecroisent

Enfin, nous avons croisé plusieurs des variables dont il vient d’être question afin de tester quelques-unes des associations[4] déjà mises en évidence par Fortinet al. (1987) et Bonvaletet al. (1999).

Cinq constats majeurs ressortent de la démarche :

  1. Les femmes tissent le lien. En effet, celles-ci citent un plus grand nombre de proches que les hommes ; elles rencontrent plus fréquemment leur mère ; elles téléphonent plus souvent que les hommes à leurs frères et soeurs et à leurs enfants ; enfin, elles ont plus fréquemment un parent ou un enfant dans un arrondissement limitrophe.

  2. Être en couple n’isole pas du réseau, au contraire. Les personnes en couple citent plus de proches appartenant uniquement au réseau familial ; par ailleurs, elles citent plus souvent leur père dans le cercle des proches.

  3. Moins de frères et soeurs va de pair avec une activation plus intense des liens avec ceux-ci et une proximité géographique plus grande avec les parents. Les personnes issues de familles peu nombreuses citent et rencontrent plus souvent leur mère ; elles téléphonent plus souvent à leur père et elles voient plus fréquemment tous leurs frères et soeurs.

  4. À un niveau d’éducation élevé correspond un cercle de proches plus étendu mais moins centré sur la famille. Les personnes très éduquées citent en effet moins souvent des proches membres de la famille ; elles ont en outre moins souvent des frères et soeurs dans le même arrondissement.

  5. Un cercle de proches étendu va de pair avec des sociabilités intenses. Autrement dit, le fait de « citer » des proches renvoie à de réelles sociabilités avec ceux-ci, on les rencontre et on leur téléphone plus souvent que si l’on n'a qu’un cercle restreint.

Cette exploration des données de l’enquête « Biographies et solidarités familiales au Québec » (2004) vient illustrer, à l’échelle de la population de Montréal, la nécessité de faire éclater la notion de corésidence pour saisir la complexité des réalités familiales contemporaines. Il faut rappeler que ces données ont été recueillies en vue de saisir la dynamique des solidarités familiales, entendues au sens d’échanges concrets de biens et de services dans la famille, laquelle famille n’était pas définie au départ. C’est Ego, notre répondant principal (500 personnes nées au Québec entre 1934 et 1954 et résidant à Montréal en 2004), qui a lui-même délimité les différents univers familiaux susceptibles d’être mobilisés dans des occasions précises. Ces univers, que nous considérons ici comme étant les espaces préalables à la mise en oeuvre de solidarités concrètes, de quoi sont-ils faits à échelle que l’on peut qualifier de « représentative » ? Le résultat le plus intéressant est sans aucun doute le fait que l’on retrouve ici les principaux constats établis par Fortin, ainsi que Dandurand et Ouellette il y a une vingtaine d’années en langage plus qualitatif, à savoir entre autres que les liens familiaux s’expriment dans différents espaces qui incluent, mais débordent largement, l’entité nucléaire, que la ville a eu tendance à rapprocher plutôt que disperser géographiquement les réseaux, que la réduction de la taille des familles n’entraîne pas forcément un affaiblissement des liens, et enfin, que les femmes restent le pivot de ces liens. Ces quelques données invitent à approfondir les recherches sur la dynamique des réseaux familiaux et qui sait, à susciter chez les instances administratives et statistiques, des manières différentes de conceptualiser la collecte de données dans le domaine de la famille.