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Le rapport de la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (Bouchard et Taylor, 2008) l’a fortement suggéré : le Québec, terre sécularisée, vivrait à l’heure des nations cosmopolites. Et c’est à l’aune de ce constat, confirmant le pluralisme comme état de fait et comme téléologie, que les commissaires ont proposé l’interculturalisme comme rempart et comme vision alternative d’un futur qui en inquiète plus d’un (Vibert, 2007). L’interculturalisme pose l’existence de la cohabitation, mais aussi celle d’une nation commune, du moins d’une commune intention perceptible par de communes références culturelles, politiques et sociales (Rocher et Labelle, 2010). Dans le rapport Bouchard-Taylor, la religion n’a pas véritablement été considérée comme un élément de culture commune de la société québécoise contemporaine, même si on a accordé sans peine au catholicisme une valeur patrimoniale. Ce faisant, les commissaires ont implicitement adopté la chronologie du récit moderniste (Bédard, 2011), voulant que la Révolution tranquille ait marqué la fin du Canada français clérical et la sortie du catholicisme de l’espace public. Dès les années 1960, la société québécoise se serait alors édifiée sur de nouvelles références séculières menant à une accélération du processus de laïcisation (Milot, 2009) – et le rapport au catholicisme en aurait été transformé, comme en témoignerait entre autres la baisse spectaculaire du taux de pratique dominicale.

À l’opposé du rapport Bouchard-Taylor, on retrouve le combat du maire Tremblay, de Saguenay, pour faire reconnaître la légitimité de la prière catholique en ouverture de chaque assemblée du conseil municipal. Pourquoi interdire ce qui relève d’une foi partagée par la très grande majorité de la population de Saguenay, de questionner le maire ? C’est au nom même de l’importance et de la valeur du catholicisme dans la constitution de la société canadienne-française qu’on cherche à faire reconnaître ici la primauté de cette religion dans l’espace public du Québec (Lefebvre, 2005). Religion posée comme étant référentielle et primordiale pour les Québécois, le catholicisme aurait droit, selon le maire, à s’afficher sans qu’il nuise à l’un ou à l’autre ; religion du majoritaire, il n’aurait pas à justifier sa pratique ostensible même dans des lieux séculiers – comme un hôtel de ville. Cette position adopte une tout autre chronologie de l’histoire récente du Québec. C’est en continuité que la référence catholique aurait migré du Canada français clérical au Québec étatique ; c’est en continuité encore, que les valeurs d’hier seraient toujours constitutives d’une part de la nation québécoise d’aujourd’hui (Richard, 2009).

Ces deux exemples tirés de l’actualité récente représentent-ils plus que des cas singuliers ? Sont-ils des témoins d’une tension qui s’efface ou qui, au contraire, va en s’accentuant ? Lors des travaux de la Commission Bouchard-Taylor, force est de reconnaître que peu de gens avaient prévu le retour en force d’une frappe catholique (organisée ou non) au sein des débats (Lefebvre, 2008). Et qui aurait cru pensable une collecte de fonds pour le maintien de la prière catholique lors des assemblées municipales au Saguenay, il y a quelques années encore ? De la même façon, la résurgence d’un discours laïciste au sein de certains groupes d’action sociale et politique (pensons au Mouvement laïque Québécois[1]) semblait peu probable dans les années 1980 – au moment par exemple où le Québec accueillait dans l’enthousiasme le pape Jean-Paul II (Lemieux, 1987). La tension catholique / laïque semblait en un sens subsumée dans une configuration sociale particulière donnant la primauté à la religion catholique sans pour autant que celle-ci ait une véritable préséance dans la conduite effective de la vie politique, économique et sociale. Il faut dire que le catholicisme bénéficia jusqu’en 2005 d’un « concordat implicite » (Meunier et Laniel, 2012) – notamment en matière d’enseignement religieux – lui conférant une position de choix pour la transmission de sa religion (Milot, 1991, 2002). S’il conservait en cela quelque avantage, le catholicisme des années 1960 aux années 2000 n’a eu toutefois de cesse d’épouser une part importante des projets sociaux et politiques du Québec, comme en témoignent, entre autres, maints documents rédigés par l’Assemblée des évêques du Québec (Seljak, 2000). Sur bien des points, nombre de ses membres partageaient avec le reste de la société québécoise les batailles les plus séculières, se présentant alors comme progressistes, humanistes, souvent souverainistes ou même socialistes chrétiens. Ce compromis sociétal original (Turcotte, 1994 ; Meunier et Warren, 2002) avait l’avantage d’établir une certaine paix sociale et amoindrissait ainsi les heurts potentiels hérités du problème théologico-politique (Labelle, 2005). De 1960 aux années 2000, les citoyens du Québec moderne ont progressivement converti le catholicisme d’hier en une religion culturelle, c’est-à-dire en « une religion indifférente aux normes ecclésiales, sans référence communautaire concrète, voire sans Église », mais qui, de préciser le sociologue Raymond Lemieux, « continu[ait malgré tout] d’intégrer la personnalité québécoise dans une sorte de référent commun qui, bien qu’éloigné des normes et des contraintes de la vie quotidienne, rest[ait] disponible en cas de besoin » (Lemieux, 1990, p. 162-163). Active sur les plans culturels et identitaires, l’institution catholique demeurait néanmoins tenue à l’écart des lieux de pouvoir et, malgré son importante appartenance religieuse au catholicisme québécois (83 % au Recensement de 2001), la grande majorité des Québécois concevait ainsi sans peine leur société comme une société sécularisée.

Force est de constater que le fragile équilibre d’hier a fait place aujourd’hui à l’incertitude. Dans la foulée du 11 septembre 2001, les citoyens issus de communautés ethno-religieuses nouvellement arrivées paieront parfois cher le prix de cette redéfinition identitaire du Québec contemporain (Rousseau, 2007 / 2008 ; Rousseau et Castel, 2006). Si le pluralisme rime parfois avec l’ostentation de symboles religieux exogènes à la culture traditionnelle du Canada français, il semble parfois activer une crainte qui est perceptible autant chez les Québécois qui en appellent à la réaffirmation de la culture catholique, que chez ceux qui réclament une laïcité plus affirmée. La crispation identitaire, dont nous ont parlé Bouchard et Taylor, ne procèderait peut-être pas tant de la soudaine découverte par les Québécois du pluralisme ethno-religieux que d’un sentiment diffus provoqué par l’effritement de la culture commune maintenue en partie par la religion culturelle (Meunier, 2010). Les facteurs de transformation des régimes de religiosité et de laïcité ne sauraient toutefois se rapporter au vecteur unique de l’immigration – bien que celui-ci ait son importance (Eid, 2009 ; Baubérot et Milot, 2011)[2]. L’effritement de la religion culturelle semble faire disparaître le mitoyen, le compromis et l’entre-deux (Roy, 2008), faisant réapparaître du coup des positions plus campées chez les catholiques comme chez les laïcistes. Comme si le Québec devait aller au bout d’un acte qu’il s’était refusé de jouer cinquante ans auparavant.

Pour le Québec, les plus récentes études montrent que la transformation du catholicisme comme religion culturelle semblerait en partie liée avec l’entrée en scène de la génération « Y » (Meunier, Laniel et Demers, 2010 ; Bibby, 2011). Les membres de cette génération se déclarent moins catholiques, moins pratiquants, moins introduits aux préceptes de cette religion, moins désireux d’inscrire leur union ou leur enfant au sein de l’institution par le mariage ou le baptême, et ce, comparativement aux autres générations (« X », « boomer », « pré-boomer ») à la même époque de leur vie. Il importe de constater que ce changement est récent. Il remet d’ailleurs implicitement en question la périodisation usuelle de la sécularisation au Québec, voulant que tout ait été joué dès les premières réformes de la Révolution tranquille. Si le taux de fréquentation à la messe dominicale a rapidement tombé dès les années 1970, l’empreinte du catholicisme dans les croyances, dans certains rites de passage et dans l’appartenance religieuse a, quant à elle, duré beaucoup plus longtemps. Si longtemps en fait, qu’on est en droit de se demander si la rupture attribuée aux années 1960-1970 n’est pas en train de survenir aujourd’hui dans une modalité beaucoup moins spectaculaire, mais plus crispée. La sortie progressive du catholicisme comme religion culturelle signe peut-être la fin d’un état de société où catholicisme et sécularité étaient unis en un même projet national (Grand’Maison, 1970 ; 2010). Comme si l’équation imaginée par les Fernand Dumont, Jacques Grand’Maison, Pierre Vadeboncoeur, tous penseurs de l’arrimage de la tradition à la modernité, n’avait plus la même pertinence, la même force de rassemblement. Une certaine idée du Québec semble aujourd’hui disparaître. Qu’on s’en réjouisse ou qu’on en pleure, le contrat social issu de la Révolution tranquille est mis à mal, et dans cette remise en question, ce sont tous les termes du contrat qui semblent aujourd’hui réévalués.

Plusieurs numéros spéciaux sur la religion au Québec ont été publiés depuis les années 2000. Notons, entre autres, celui du Bulletin d’histoire sociale sur la laïcité au Québec et en France, en 2005 – dirigé par Micheline Milot ; celui de la revue Sociologie et sociétés – dirigé par Yolande Cohen et Solange Lefebvre portant sur le thème « Religion et politique dans les sociétés contemporaines », en 2006 ; celui de la revue Globe. Revue internationale d’étude québécoise portant un regard croisé sur l’intrigue moderne de la religion au Québec, en 2007 / 2008 – dirigé par Robert Mager et É.-Martin Meunier ; et, récemment encore, celui de la revue Diversité urbaine sur la diversité religieuse, en 2009 – dirigé par Micheline Milot et David Koussens. L’originalité du présent numéro est de penser ensemble les termes de la question religieuse et nationale, question à laquelle on avait donné une première réponse au sortir de la Révolution tranquille et qui, depuis quelques années, semble en profonde redéfinition. Le but de ce numéro est de proposer de nouvelles modalités interprétatives à partir de divers foyers d’analyse qui, tantôt, cherchent à comprendre les transformations actuelles du catholicisme québécois, tantôt, tentent de mieux cerner la spécificité des enjeux de la laïcité contemporaine. Tout en portant un regard sur l’un ou l’autre de ces deux thèmes, l’ensemble des huit articles de ce numéro spécial ont cherché à mieux élucider la nature de la tension entre catholicisme et laïcité au sein de la société québécoise d’aujourd’hui.

La première contribution est celle de É.-Martin Meunier et de Sarah Wilkins-Laflamme qui réexaminent la notion de sécularisation, notion fondamentale sur laquelle s’appuient aujourd’hui nombre de nouvelles revendications quant à la régulation du religieux dans notre société. Le portrait statistique doublement comparatif offert par Meunier et Wilkins-Laflamme – comparaison avec le catholicisme au Canada et avec l’Église anglicane du Canada et l’Église Unie au Canada – nuance grandement la thèse univoque de la sortie de la religion, tout en proposant une relecture des transformations récentes à la lueur de la notion de régime de religiosité. Pour ces auteurs, le catholicisme au Canada serait travaillé par différents régimes de religiosité, eux-mêmes tributaires d’évolution différenciée selon les régions. Le Québec vivrait aujourd’hui les prolégomènes d’une transformation en profondeur de la configuration socioreligieuse dominante depuis la Révolution tranquille.

Ce diagnostic est partagé par le sociologue bordelais Jacques Palard qui, revenant à l’esprit de ses premières recherches sur le pouvoir dans l’Église (Palard, 1985, 1997), propose ici une réflexion sur les pratiques et les discours des évêques du Québec à partir d’entretiens menés auprès d’eux. Le portrait est saisissant. Fidèle à sa méthode, c’est-à-dire celle de placer les acteurs et leurs systèmes d’action au centre de l’analyse, Palard tente de replacer en contexte les positions récentes de l’épiscopat à partir de leurs perceptions et de ce qu’ils entrevoyaient au moment où des décisions parfois importantes étaient prises pour l’avenir de l’Église au Québec. « L’épiscopat, dit-il, se montre impuissant non seulement à faire front, mais également à dégager en son sein une position qui lui est clairement commune. » Cette indétermination est la marque, selon lui, que Dieu change au Québec (2010) pour reprendre le titre de son plus récent ouvrage. S’il y a toujours eu des tiraillements au sein de l’épiscopat, la situation actuelle témoignerait de la difficulté à trouver un nouveau modèle d’Église autre que nationale. Les positions du cardinal Marc Ouellet n’en seraient ici qu’une des expressions.

Cette difficulté de sortir d’un modèle hérité est exploré à sa façon par Jean-Philippe Perreault à travers une relecture de la recherche-action sur les jeunes et la religion menée par Jacques Grand’Maison et son équipe dans les années 1990. Perreault y décèle toute l’importance des sacro-saints postulats de la sécularisation qui, selon lui, viennent colorer la plupart des diagnostics, laissant peu de chance à d’autres interprétations de pouvoir émerger et expliquer une part du comportement et des discours des jeunes interviewés. Sans surprise, déculturation, crise du croire, crise de la transmission forment les constats attendus et la religiosité de la jeunesse ne semble pas explicable autrement que par le « paradigme de la perte » (Hervieu-Léger, 1996). Pour la compréhension du catholicisme et du changement social au Québec, Perreault propose plutôt de réfléchir sur les conditions actuelles de l’innovation religieuse – que celle-ci se présente sous forme de métamorphose, recomposition ou redéploiement. Il nous convie ainsi à « passer d’une sociologie sécularisée de la religion […] à une sociologie de la sécularisation qui tente de saisir la configuration contemporaine du religieux et des religions ».

L’article d’Alma Mancila est sensible à cette dernière dimension, tout en lui ajoutant la perspective de la régulation du religieux. Posant que la notion de laïcité devient aujourd’hui de plus en plus « un élément central du discours à l’égard du religieux », Mancilla en explore la signification pour mieux comprendre ce qui émerge. Pour ce faire, l’auteure présente une genèse de la notion de laïcité au Québec en procédant à l’analyse sociohistorique des grands jalons qui en marquent l’affirmation dans l’espace public. Si, selon elle, il est clair que le religieux devient désormais de plus en plus objet de gestion publique, il demeure étonnant que l’ensemble des réflexions récentes n’ait pas encore débouché sur une « politique de laïcité ».

Dans la foulée de ses travaux portant sur la représentation de la laïcité (Milot et Koussens, 2009), David Koussens propose une réflexion originale très complémentaire à la précédente, mais en en renversant les termes : il ne s’agit pas tant de définir la laïcité que de définir les conceptions du religieux qui sont véhiculées par le droit au Québec et en France. Ce portrait comparatif fouillé révèle, entre autres, qu’au-delà des nombreuses différences, le Québec et la France empruntent bien souvent des positions similaires devant le fait religieux, comme si malgré leur histoire respective, les questions posées par la diversité religieuse contemporaine appelaient l’élaboration d’une laïcité au processus polymorphe certes, mais aux contours comparables.

S’il est une oeuvre qui présente justement cette tension entre le religieux et le séculier, c’est bien celle du sociologue et théologien Fernand Dumont qui, sa vie durant, s’est efforcé de « tenir les deux bouts de la chaîne » comme le disait le philosophe Emmanuel Mounier (Mounier, 1945 / 1965, p. 33). L’article que présente ici la théologienne Anne Fortin est d’une grande actualité pour qui veut comprendre non seulement la teneur de la religiosité contemporaine au Québec, mais aussi la nature de la cohabitation entre la foi et la culture, cohabitation présente tant dans l’oeuvre de Fernand Dumont qu’au sein d’une part de la société québécoise post-révolutionnaire tranquille. À partir d’une relecture critique de l’oeuvre dite religieuse de Fernand Dumont, Fortin rend compte de sa théologie tout en faisant des ponts avec sa sociologie. Pour elle, impossible de comprendre celle-ci sans celle-là – et vice versa. Et contrairement à certaines écoles d’interprétation de la pensée du sociologue de Laval, Fortin propose qu’il « est impossible de rejeter les essais religieux de Fernand Dumont en dehors de son oeuvre ». Fortin lance ici un débat sur plusieurs plans : culturel, religieux, historique et épistémologique.

Le dernier article de ce numéro partage avec celui d’Anne Fortin l’idée de déplacement des enjeux usuels et de l’entendement commun du sort de la religion au Québec. Dans ce grand article, le politologue Gilles Labelle reprend à son compte les questions laissées en friche par la Révolution tranquille et ses suites à la lumière, cette fois, du problème théologico-politique. De Groulx jusqu’à la contre-culture, Labelle propose une lecture d’ampleur de l’histoire des idées contemporaines au Québec en identifiant ce qu’il nomme les partis de l’hétéronomie et de l’autonomie. Comment les penseurs du Québec ont-ils tenté de répondre aux problèmes de la transition d’un ordre à un autre ? Quels en ont été les points de tension ? Comment peut-on comprendre le relatif succès et le relatif échec de la Révolution tranquille à l’aune de cette structure de fond ? Avec en fin de parcours, une réflexion sur la rémanence du problème théologico-politique dans notre société libérale maximaliste, comme contradiction interne de la nature de la transition opérée des années 1960 à nos jours. Réflexion qui fournit en bout de piste des voies d’explication fort pertinentes pour qui cherche à comprendre la résurgence et le renouvellement à nouveaux frais de la tension entre laïcité et catholicisme dans le Québec des années 2000.

Finalement, le numéro spécial se clôt sur une note critique rédigée par Jean-Philippe Warren portant sur l’un des livres d’histoire des idées les plus remarquables de l’année, celui de Florien Michel. Portant sur les transferts et les réseaux et échanges intellectuels dans les cercles catholiques en Europe, au Canada et aux États-Unis, l’ouvrage de Michel (qui fait plus de 600 pages) regorge de détails sur la sociabilité intellectuelle catholique des années 1920 à 1960. Si Warren salue l’ouvrage, il demeure néanmoins critique sur divers aspects – notamment la méconnaissance d’une part de l’historiographie québécoise par l’auteur. L’ouvrage centré sur les grandes figures intellectuelles catholiques de l’époque donne l’occasion à Warren de revenir sur la question de l’influence du philosophe néo-thomiste et personnaliste Jacques Maritain au Québec.

Chacun à leur manière, les écrits de ce numéro spécial invitent le lecteur à déterminer les points de tension de la situation sociale et religieuse contemporaine, afin de mieux comprendre les configurations religieuses dominantes et les particularités du mode de régulation sociale au Québec.