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Dans de cet article, sont décrites l’évolution et les transformations des significations sociales, ainsi que la différenciation des univers d’activités, auxquelles est généralement associée la notion de loisir dans le langage populaire, au Québec, dans le dernier tiers du 20e siècle et jusqu’à nos jours.

Par « significations », on entend ici les référents symboliques associés à des activités de loisir, référents soutenus eux-mêmes par des normes sociales et des valeurs qui les légitiment. Pour le commun des mortels, le loisir a un sens, renvoie à un temps, un espace, des activités, des partenaires et des motivations. Par-delà la multiplicité des situations, les sujets individuels parviennent généralement assez aisément à s’entendre et à se comprendre, à donner une interprétation plus ou moins uniforme à leurs actions et à leurs interactions. Dans des proportions variables, selon les contextes et les activités, selon les générations et les cycles de vie, la participation au loisir recouvre des significations telles que : le plaisir et le divertissement, le défi et l’aventure, la recherche de détente de l’esprit ou du corps, l’évasion par rapport aux obligations quotidiennes, l’importance des activités pratiquées entre amis (sociabilité), l’engagement personnel et la persévérance dans une activité, la recherche de solitude, la volonté d’apprendre et de connaître, la recherche d’expériences nouvelles, la reconnaissance sociale. Cette liste pourrait évidemment s’allonger. Elle n’est présentée qu’à titre indicatif. Mais elle a le mérite de rappeler que le loisir ne peut être réduit à une seule signification, et qu’il faut s’étonner du peu de conflits d’interprétation que cette multitude de significations occasionne. Celles-ci doivent être interprétées de manière plus large, et être rapportées aux transformations dans le système de valeurs des sociétés occidentales, à des normes de comportement et à des structures d’action.

Sur la base des travaux que j’ai menés, j’avance quatre hypothèses quant à l’évolution de l’univers des significations et des activités reliées au loisir. De telles hypothèses s’appuient autant sur les grandes tendances dans l’évolution de l’emploi du temps, que sur les transformations des pratiques culturelles et des significations sociales du loisir[2] :

  • L’univers des significations et des valeurs du loisir s’est considérablement élargi. Il reste à déterminer si des significations autrefois centrales sont devenues marginales, et si des significations autrefois périphériques ont acquis plus d’ampleur ; par exemple les significations relatives à la santé ou l’éducation ont probablement pris plus d’importance, et celles posant le loisir comme simple « passe-temps » ont probablement pris une connotation plus négative ;

  • L’univers du loisir, pour inclure de plus en plus d’activités, s’est à son tour élargi considérablement. Il reste ici à déterminer si des champs d’activités ont vu leur visibilité s’accroître, et si d’autres ont connu un certain déclin ; qu’en est-il par exemple de l’attention accordée aux arts et à la culture, au sport et au plein air et dans les activités quotidiennes et dans leur signification sociale ?

  • Le loisir a pris de plus en plus le caractère d’une norme, au sens où il est devenu indiscutable, sinon obligatoire. Élément d’équilibre entre le travail, les études et la famille, il est devenu de plus en plus inconcevable que, dans des proportions variables, chacun ne puisse pas jouir d’un minimum de loisir ; le loisir fait maintenant partie des grandes valeurs sociales ;

  • La montée des valeurs d’individualité, l’affirmation croissante du « moi », l’attention donnée au respect des libertés individuelles et le déclin des contrôles institutionnels, ont conduit à envisager le loisir de plus en plus dans ses connotations d’épanouissement personnel et de bien-être.

Il faut mettre ces transformations de significations et d’univers d’activités dans leur contexte historique et sociologique. Ainsi, ce n’est pas un hasard si la notion même de « civilisation du loisir » a pris naissance dans la période des « trente glorieuses » et qu’elle a été concomitante à la montée des babyboomers. En fait ce « discours triomphant » à propos des loisirs est daté des années soixante et soixante-dix du siècle dernier : c’est la période de l’explosion du discours populaire sur le loisir. Celui-ci apparaît de plus en plus comme une norme de vie en société ; les grandes études internationales sur les valeurs sociales illustrent bien la place qu’occupe dès lors le loisir dans la hiérarchie des valeurs occidentales. La montée du chômage et la crise économique des années quatre-vingt n’ont pu qu’avoir un effet marqué sur les représentations données au loisir et infléchir le vocabulaire de l’époque.

Mais cette forte intégration du loisir dans nos sociétés, véritable phénomène du vingtième siècle, se heurte au contexte de croissance récente du travail, que l’on peut mesurer objectivement dans les études sur l’emploi du temps. Ce mouvement a débuté un peu plus tard au Québec par rapport au Canada et était également visible en France (Chenu et Herpin, 2002) ; il ne semble pas avéré aux États-Unis (Bianchiet al., 2006). Alors que le temps de travail diminuait régulièrement au siècle dernier dans toutes les sociétés occidentales, on constate maintenant une nette inversion de la tendance dans presque tous les pays. Ce sont particulièrement les plus scolarisés, les professionnels, les cadres et les gestionnaires dont la durée du travail s’est accrue.

En contrepartie, alors que le temps consacré au loisir et à la culture affichait une progression constante, pour la première fois depuis au moins un demi-siècle, celle-ci a été stoppée. Dans l’enquête de 2005 de Statistique Canada, presque tous les indicateurs de temps libre sont à la baisse : le temps consacré aux sorties culturelles, à la lecture, au sport, tout particulièrement (Pronovost, 2007). Au tournant du vingt-et-unième siècle, divers facteurs ont ainsi contribué à des changements importants, dont l’avenir dira s’ils sont durables : allongement de la durée du travail, intensification et précarisation, proportion croissante des rythmes brisés, changements fréquents d’emploi, croissance du travail autonome. Au plan du loisir, peu d’analyses en ont prédit le déclin, pourtant bien étayé dans le cas du Canada et du Québec.

Parmi la population active, il est incontestable que ce sont les parents qui ont fait les frais de cette détérioration du travail et du temps libre. Il devrait en résulter un fort sentiment d’insatisfaction, se manifestant par exemple par l’idée de « manque de temps », par une grande sensibilité aux pressions temporelles induites par la croissance du temps de travail, notamment parmi la génération actuelle des couples bi-actifs avec de jeunes enfants.

Méthodologie

Je m’appuie sur un corpus très diversifié d’entrevues réalisées entre 1971 et 2010, dans des conditions très variées, pour des objets tout aussi variés, mais dont l’unité de ton et de contenu se rattache, en dernière analyse, aux travaux menés sur le loisir tout au long de ma carrière d’enseignement et de recherche[3]. Mon corpus le plus ancien date de la décennie de 1970 ; les entrevues ont été réalisées entre 1971 et 1975[4]. La majorité des informateurs sont dans la trentaine et la quarantaine, le tiers a plus de 50 ans, ce qui permet d’inférer une période de référence qui est celle de la décennie de 1960 (10 entrevues).

Un second corpus de 11 entrevues a été réalisé en 1978. Il portait précisément sur les significations sociales du loisir. La majorité des informateurs ont entre 20 et 30 ans, ce qui permet d’inférer une période de référence qui est bien celle de la décennie de 1970. Un troisième corpus d’entrevues a été réalisé en 1984 (18 entrevues)[5] ; ces entrevues ont le mérite de porter sur des questions qui à l’époque étaient d’actualité : la crise économique, le chômage, notamment ; elles évoquent également des scénarios d’avenir parfois très pessimistes (en rupture comme on le verra avec les représentations des corpus antérieurs). S’y ajoute un quatrième corpus plus réduit composé de 4 entrevues réalisées entre 1992 et 1995.

Le dernier et cinquième corpus est plus récent. Entre l’automne 2010 et mars 2011, 40 entrevues ont été réalisées, réparties ainsi : 10 entrevues auprès de cégépiens autant d’hommes que de femmes, pour connaître leur représentation de l’avenir du travail et du loisir ; 16 entrevues auprès de parents dans la trentaine et dans la quarantaine, qui constituent les acteurs de premier plan et qui vivent le plus intensément ces tensions et ces équilibres difficiles entre les temps sociaux ; 14 entrevues auprès de personnes qui prendront bientôt leur retraite ou sont récemment retraités (autant d’hommes que de femmes), de manière à obtenir leur conception et représentation de la manière dont les rapports entre le travail et le loisir se sont transformés tout au long de leur participation au marché du travail, à l’orée d’une retraite. Elles ont été explicitement réalisées pour mieux saisir la réalité actuelle en rétrospective des entrevues complétées aux autres périodes[6].

Certes ces entrevues n’ont pas toutes été effectuées dans le même dessein. À vrai dire aussi, elles ont été soumises aux aléas des recherches du moment. Mais comme elles ont été réalisées par mes soins ou sous ma direction, une certaine unité de réflexion et de pensée les sous-tend. En les soumettant à une grille d’analyse inspirée du cadre d’analyse ci-dessus présenté, elles permettent d’illustrer concrètement comment, sur quatre décennies, se sont transformés à la fois l’univers des significations du loisir et l’univers de référence, c’est-à-dire les activités pratiquées.

Univers d’activités, significations et tensions[7]

Chez les informateurs rencontrés au début de la décennie de 1970 (le plus ancien corpus) la pratique sportive prédomine assez nettement chez les hommes, et se centre autour de sports « traditionnels », tels que le hockey (comme membres d’une équipe, ou par intérêt pour le hockey mineur), le jeu de « balle molle », le jeu de quilles et la pétanque. Comme il s’agit majoritairement de personnes de milieu populaire, la vie de quartier est fréquemment mentionnée. Les parcs municipaux retiennent l’attention, assez souvent fréquentés, semble-t-il, avec les enfants ou pour une simple détente, leur accessibilité étant vantée. On se déplace de maison en maison pour jouer aux cartes pendant les week-ends. En outre, le camping est en vogue. Entre autres activités, la chasse, la pêche et la motoneige sont mentionnés. Dans le cas des informatrices féminins, les sorties dans les parcs font partie de leur univers ; le bingo de quartier est également nommé ; elles sont les seules à faire référence à leurs émissions de télévision préférées. Hommes et femmes mentionnent encore les parties de cartes ou de dominos. Certains fréquentent les centres communautaires. Allusion est également faite à plusieurs reprises aux soirées du temps des Fêtes et aux soirées en famille. Bricolage et jardinage font aussi partie de cet univers. Les plus âgés sont centrés sur des activités pratiquées à la maison, telles que l’écoute des matchs sportifs ou de téléromans, les jeux de cartes et la lecture.

Au plan associatif, certains hommes ont fait ou font encore partie d’un club de chasse ou de pêche, l’un s’occupe d’une association d’entraide, un troisième s’est impliqué dans le hockey mineur. Dans le cas des informatrices, la participation à des associations telles l’AFÉAS (Association féminine d’éducation et d’action sociale), « Les Filles d’Isabelle » (pendant féminin des « Chevaliers de Colomb ») et des groupes de détente féminine, est mentionnée.

La participation culturelle semble restreinte à l’écoute de la musique à la radio, à des sorties épisodiques au cinéma. La lecture et la fréquentation des bibliothèques publiques ne sont mentionnées que de manière incidente dans le corpus. Certaines femmes de ce corpus déclarent faire de l’artisanat, du tissage.

Par contraste, les informateurs dans la trentaine et la quarantaine rencontrés dans la décennie de 1990 (partie du quatrième corpus), quand ils mentionnent leurs activités sportives, les lient presque exclusivement à des questions de forme et de santé. Le « conditionnement physique », les « exercices », la course à pied (ou la marche) et la baignade, semblent chose courante. Ces activités sont identifiées à des objectifs reliés à la santé et renvoient également à une notion forte, celle du « plaisir » qu’on y retrouve, tant dans la pratique elle-même que dans la sensation ultérieure de bien-être qu’elles procurent. Les activités de plein air mentionnées dans le premier corpus semblaient plus génériques (parc, motoneige, plaisir de la nature), alors que désormais on fait référence à des activités précises, comme le ski de fond et la bicyclette (aucune mention dans les entrevues des années 1970). Hasard ou symptôme, une informatrice dans la cinquantaine déclare avoir délaissé les quilles et la pétanque.

Les activités culturelles semblent plus présentes. En 1970, aller au « théâtre », c’était aller au cinéma ; la participation culturelle n’était mentionnée que de manière incidente, soit parce qu’elle n’était pas importante, soit parce que le loisir n’était pas associé à cet univers. Au contraire, l’univers culturel des informateurs de la décennie 1990 semble très riche. Voici l’exemple de cette femme de 51 ans, mère de trois enfants, interviewée en 1995 : elle mentionne la lecture, la danse (absente du corpus le plus ancien), le théâtre, l’écoute de la musique (notons que dans le corpus plus ancien, on mentionne l’écoute de la radio). La location de films fait partie de l’univers de notre plus jeune informatrice (25 ans). S’ils mentionnent la lecture, nos informateurs de la décennie 1970 le font de manière indirecte, comme au passage, alors que dans les corpus plus récents, la lecture est mentionnée par la majorité des informateurs et semble fortement valorisée pour ses effets tant d’information, que de divertissement et de détente.

Hasard ou non de ce corpus, la vie associative s’est déplacée des clubs sportifs et de l’AFÉAS au bénévolat dans les hôpitaux ou auprès des jeunes.

Les années soixante-dix : une période de transition ? Ou déjà l’entrée dans la modernité du loisir ?

Peu d’informateurs ont été rencontrés dans la décennie de 1990. Certaines tendances apparaissent pourtant clairement dans leurs propos : déclin des activités traditionnelles, spécialisation de la pratique, finalités spécifiques accordées au loisir, légitimation et essor des activités culturelles.

Le hasard des enquêtes a fait en sorte que le deuxième corpus, recueilli en 1978, à mi-chemin entre les corpus plus ancien et le plus récent, comprend surtout des informateurs âgés entre 20 et 30 ans. Mais les propos de quelques informateurs témoignent d’une période transitoire. Ainsi, ce jeune homme âgé de 34 ans, qui est mécanicien d’automobile, après une courte carrière d’instructeur au hockey mineur, décline ainsi ses activités préférées : « Au point de vue loisir, c’est le hockey. L’hiver, c’est mon sport préféré. L’été, c’est la balle, la natation, le hockey ». Son univers de référence en matière de loisir se résume presque uniquement à une pratique sportive fortement masculinisée. Malgré son âge, il tient un discours plutôt passéiste, n’hésitant pas à déclarer : « Ça devrait revenir comme avant ». Il tient également un discours très négatif sur les jeunes, qu’il trouve « gâtés » et peu reconnaissants. Cet informateur, malgré son âge, est de la sorte représentatif d’une période qui n’est déjà plus la sienne. Dans la même veine, un jeune homme de 27 ans, marié, avec enfants, opérateur de machinerie lourde dans un moulin à papier, décrit un univers de loisir presque uniquement centré sur la pratique sportive, autour du hockey, qu’il a pratiqué depuis sa jeunesse, de la balle molle, du billard et du ping-pong. Comme l’informateur précédent, il trouve que les jeunes ont beaucoup moins de loisir que pendant sa propre jeunesse.

Tout à l’opposé de ces deux cas davantage représentatifs de la période des années soixante, du moins si on s’en tient à notre corpus, est cette dame de 62 ans qui semble trouver une nouvelle joie de vivre à la retraite. Après avoir beaucoup joué aux quilles dans sa jeunesse, ce à quoi se résumaient pratiquement ses loisirs, elle déclare faire désormais du conditionnement physique et de la natation, mais pour des raisons de santé et de bien-être ; elle pratique le ski et le patin avec son conjoint et ses enfants. Son univers de référence s’est donc nettement élargi. Après une période d’engagement dans des associations catholiques, elle fait du bénévolat dans le domaine de la santé, sans lien avec une cause religieuse. Elle trouve qu’elle « remplit bien son temps », et juge que les jeunes sont choyés et très ouverts. Ne pas avoir de loisir, « c’est vieillir à petit feu ».

Ces informateurs rencontrés vers la fin de la décennie de 1970 traduisent un peu à leur façon une période de transition entre deux univers du loisir. Certains, comme ces deux jeunes hommes de 27 et 35 ans, en dépit de leur âge, sont intégrés à un univers renvoyant aux années soixante et semblent s’y plaire. D’autres, quel que soit leur âge, sont déjà entrés dans la « modernité ».

Mais comme l’essentiel du corpus est composé de jeunes de moins de 35 ans, on peut y lire assez clairement que l’univers de référence du loisir s’est transformé. En voici quelques exemples.

  • Femme, âgée de 35 ans, mariée, sans enfant, interviewée en mars 1978 : elle pratique la natation, la bicyclette, le ski à roulettes, la randonnée pédestre, va au cinéma, au théâtre et parfois au concerts ; « le camping, c’est très, très occasionnel, ce n’est pas une activité de loisir ». La fête, « ça ne correspond pas à mes goûts et à mes besoins ».

  • Homme, âgé de 24 ans, célibataire : il pratique le ski de fond, le cyclisme, le bricolage (réparation de voitures et de vélos), fréquente le théâtre, va voir des chansonniers et pratique la lecture.

  • Homme, âgé de 32 ans, marié, un enfant : il fait de la radio amateur ; « mes lectures, je ne les lâche pas » ; il vient d’abandonner la chasse et le tir au pigeon d’argile ; il a déjà beaucoup voyagé ; il exprime son intérêt pour le patrimoine historique et culturel au Québec ; il fait partie du comité de parents de l’école ; il s’intéresse « aux besoins énergétiques du futur […] comme l’énergie éolienne ».

Ces exemples ne sont pas purement anecdotiques. On peut y lire l’élargissement de l’univers de référence du loisir, particulièrement chez les jeunes. Même s’ils ont été interrogés en 1978, le champ du loisir traduit déjà ce qui a été observé de manière partielle dans le corpus plus réduit d’informateurs de la décennie de 1990. On délaisse peu à peu les sports traditionnels pour se tourner vers le jogging, le conditionnement physique. La bicyclette, le ski, la natation, sont régulièrement mentionnés. On spécialise ses activités. Les activités de nature, pratiquement absentes chez les premiers informateurs, sont fortement valorisées. Les questions de patrimoine et de culture prennent le relais des activités artisanales. Pour certains, les fêtes traditionnelles sont remplacées par des fêtes de famille plus intimes, pour d’autres, elles sont abandonnées au profit des festivals d’été. Les activités culturelles se révèlent de véritables passions, par exemple chez cette jeune fille de 18 ans qui pratique intensément le dessin et déclare : « J’ai l’impression que ça sort, que c’est moi ». Cet autre pratique la photo, qui devient une activité très populaire. Les animaux font leur apparition : celui-ci pratique l’élevage de chiens, cet autre s’intéresse aux oiseaux qu’il va régulièrement observer et a même développé un goût pour l’observation des plantes. Des dimensions proprement éducatives sont maintenant accordées au loisir, tout particulièrement la lecture, les voyages, la pratique de hobbies.

Les années quatre-vingt : une pause dans la civilisation du loisir ?

Entre ces deux pôles, la période des années quatre-vingt a notamment été marquée par une crise économique sans précédent, un chômage incontrôlé et des baisses de salaire dans la fonction publique. Par rapport aux corpus du début de la décennie de 1970 et celui de 1978, et même celui qui leur est postérieur, les informateurs interrogés en 1984 semblent moins optimistes. Ils sont d’ailleurs nombreux à reporter leurs projets, tout particulièrement le voyage, qui devient un projet de retraite ; les vacances sont moins identifiées au voyage. Il y a certainement ici l’effet de la démarche sous-jacente à la constitution de ce corpus, davantage centrée sur les horaires de travail et l’aménagement du temps. Mais le ton est relativement explicite, et essayons d’y lire, en filigrane, comment s’est reconstitué, provisoirement, l’univers de référence du loisir, dans une conjoncture économique plus trouble.

En premier lieu, l’univers de référence du loisir s’est refermé, alors que le nombre d’informateurs dans ce corpus est pourtant le plus élevé de tous. Les préoccupations reliées au travail et au chômage sont explicites. Le camping est de retour. Le temps libre permet souvent de s’occuper de la maison, de faire du bricolage, de s’adonner au jardinage. Les passions culturelles sont le fait d’une minorité. Élément très révélateur : une éventuelle réduction du temps de travail n’est pratiquement jamais associée à la croissance du temps libre, mais est pensée comme une contribution à la création d’emplois. Sauf pour cette jeune femme avec des enfants, on se méfie du travail à temps partiel, parce qu’en ce cas les revenus nécessaires pour une famille « moderne » ne sont pas suffisants. Nombre d’informateurs déclarent avoir suffisamment de temps libre, et s’ils en avaient plus, ils en profiteraient pour s’occuper davantage de leur famille plutôt que de diversifier leurs activités.

En second lieu, même si les plus jeunes semblent plus optimistes, beaucoup sont craintifs face à l’avenir : ils envisagent des licenciements, du chômage, des pénuries d’emploi pour leurs enfants. Les vacances, sinon le camping estival, remplacent le voyage et presque avec résignation, les projets de voyage sont reportés à la retraite, sans mention explicite des lieux touristiques envisagés (alors que l’Europe est fortement présente dans le corpus de 1978).

Significations et manières de faire

Ces changements, sinon ces mutations dans l’univers de référence des activités de loisir, s’accompagnent d’autres, dans l’univers des significations qui y sont rattachées.

De « l’importance » des loisirs au risque de désoeuvrement

Ce qui frappe dans le corpus plus ancien, c’est une référence plus générale aux loisirs, ramenés à l’élargissement des possibilités d’activités. Le terme plus générique – le loisir – semble peu utilisé. « L’importance des loisirs » donne lieu à de nombreux commentaires, mais peu spécifiques. Ainsi, cette informatrice de 62 ans déclare : « C’est beau de travailler, c’est beau mais ça prend autre chose, ça prend des loisirs ». Un autre déclare : « Y a quelque chose qui s’en vient ». Un troisième avance : « ça devient important les loisirs, ça devient aussi essentiel que d’aller au travail ou d’aller à l’école ». « Faut sortir, des loisirs ça en prend », ajoute cet autre.

Certains y voient une avancée historique, d’autres demeurent encore craintifs. Ainsi, pour un informateur, le loisir a été une sorte d’élargissement de ses horizons, la multiplication des possibilités d’activités. Certains font référence à la plus grande accessibilité des activités, tant chez les plus jeunes que chez les plus âgés. À tel point d’ailleurs que ne pas bénéficier de loisirs est pratiquement devenu impensable. Mais pour cet autre, la réduction du temps de travail, tout particulièrement, risque de faire sombrer dans l’ennui : « Mais il va falloir que les gens, à un moment donné se réveillent avant que ce soit trop tard parce que ça s’en va en détresse, les loisirs ». La détresse pour cet informateur renvoie à un trop-plein de temps qui exige la mise en place d’activités, sinon l’ennui sera au rendez-vous : « Faut organiser des loisirs, les gens vont s’ennuyer ; je me demande ce qu’ils vont en faire ».

C’est en rapport au travail que le discours sur le loisir est le plus volubile. En premier lieu, unanimes sur cet aspect, tous font bien entendu référence à la diminution des heures de travail, en se permettant un décompte rapide : « Avant, ils travaillaient 48 heures, 52 heures par semaine, là c’est rendu à seulement 35 heures par semaine, ça veut dire qu’ils ont plus besoin qu’avant des loisirs ». (Dans le corpus de 1984, il est question de réduction du temps de travail dans une tout autre perspective, soit la création d’emplois face à un chômage menaçant). Pourtant, si nombreuses sont les heures maintenant disponibles que guette l’ennui, ce qui amène la production d’un discours sur l’importance de l’organisation d’activités, organisation plus ou moins confusément confiée aux municipalités. Mais l’appel au politique n’est pas très explicite, quoique la demande de parcs, de clubs sportifs ou sociaux, de patinoires, de bibliothèques semble latente. L’émergence de la dimension politique dans le discours sur le loisir se fait encore attendre.

D’autres considérations portent également sur certaines significations spécifiques du loisir. Le discours des décennies ultérieures est encore embryonnaire et renvoie à quelques aspects fondateurs. Ainsi, un travailleur évoque les dimensions d’évasion et de récupération par rapport au travail : « tout ce que je veux après le travail, c’est quelque chose qui ne joue pas sur le brain », déclare ce travailleur de 62 ans. Un autre fait référence aux occasions de sociabilité et de rencontre, voire d’enrichissement culturel.

Le voyage et le rêve de voyage sont fréquemment évoqués. Leur ancêtre fut la balade du dimanche en voiture. « Voir des choses », dit l’un d’eux. La recherche du dépaysement est déjà explicite chez certains. Les uns ont déjà voyagé aux États-Unis, d’autres partent régulièrement en camping.

L’élargissement du discours, la spécialisation des finalités et la montée des « besoins »

De manière analogue à ce qui a été souligné dans le cas des univers des activités, les entrevues réalisées en 1978 contiennent à la fois des propos dont les significations demeurent près de celles qui viennent d’être évoquées pour les informateurs dont la référence est celle de la décennie de 1960, et un discours nettement « moderne ».

La spécialisation des finalités

Les informateurs de la fin de la décennie de 1970 ont nettement évacué les risques de leur vocabulaire et y ont intégré de nombreux autres arguments faisant partie de l’univers des significations contemporaines du loisir. Certaines activités se substituent consciemment à d’autres plus « traditionnelles ». Ainsi l’insistance porte parfois sur l’importance du loisir au plan de la santé physique et mentale, vocabulaire pratiquement absent du corpus plus ancien.

En premier lieu, l’importance accordée au loisir a pris la forme d’une exigence de la vie. La place du loisir constitue une donnée établie, qui va de soi. Elle fait partie de l’évolution de la société, soutient cet homme de 32 ans. La manière de penser les rapports travail-loisir a aussi changé. Les deux sont considérés presque à statut égal : il faut travailler certes, mais le loisir a ses droits : « c’est aussi important que le travail », affirme un informateur. La majorité considère le loisir moins dans un rapport de compensation ou de récupération par rapport au travail que dans son autonomie et ses exigences propres. Il n’est pas indifférent de rappeler ici qu’un tel discours a été longuement développé dans les ouvrages de Joffre Dumazedier, notamment ceux de 1962 et de 1988, dans lesquels il plaide pour l’autonomie du loisir et en fait le vecteur de nouvelles valeurs.

Se met également à poindre un discours sur l’accessibilité. « Ça peut être tant de choses, le loisir. Je pense que tout le monde a sa forme de loisir. Faut vraiment être parasite de l’esprit pour ne faire aucun loisir ». Avec l’accroissement des possibilités qui s’offrent à tous, chacun peut trouver matière à satisfaire ses goûts. Il est impensable, soutiennent plusieurs, de ne pas avoir quelque activité. « C’est quasiment impossible de ne pas avoir de loisirs » (homme de 26 ans). Certains peuvent éventuellement s’exclure, mais il n’y a aucune justification à une telle attitude : « faut pas qu’ils disent que c’est pour les autres ». L’ère du « non-loisir » est révolue, par-delà tout handicap, précise même un informateur.

D’autres notions, considérées maintenant comme « normales », font leur apparition. Tel est le cas de détente. Elle renvoie chez les informateurs à une sorte d’autojustification du plaisir, de la liberté et de l’absence de contraintes. Plus besoin de se justifier de prendre son temps. Il est acquis qu’en situation de loisir, on ne souhaite surtout pas se sentir pressé. Les informateurs de la période plus récente sont plus volubiles sur le sujet. Chez les jeunes de la décennie de 1970, le discours sur la détente commençait à prendre forme, dans un climat changeant où les tenants de la discipline par le sport le criaient haut et fort. Dans un tel contexte, qu’un jeune (24 ans) « ose » dire qu’il aime prendre son temps, qu’il refuse trop de contraintes, qu’il souhaite moins d’organisation, régulièrement identifiée à une forme d’embrigadement par les adultes, pouvait être assimilé à la recherche de la facilité et parfois servir de contre-argument. C’est pourquoi les affirmations en ce sens sont moins soutenues, ne sont qu’évoquées au passage. Deux décennies plus tard, chez les informateurs rencontrés au début des années quatre-vingt-dix, ni le regret, ni le remords ne sont au rendez-vous.

La montée des « besoins »

La notion de besoin fait également surface. On justifie ses activités de loisirs très souvent parce qu’elles correspondent à des besoins essentiels et irréductibles. Ainsi cette jeune femme dans la trentaine, qui pratique plus souvent ses activités en solitaire, déclare que l’ensemble « répond à un besoin fondamental de l’individu », et que chacune de ses activités en particulier (ski de fond, bicyclette, cinéma, etc.) « répond à des besoins bien particuliers ». Elle ajoute : « je les aime toutes, je les pratique selon ce que je pense et puis selon mes besoins aussi » (cette entrevue fait partie du corpus de 1978). Il y a d’ailleurs une très forte identification à certaines passions sportives ou culturelles. Ainsi cette jeune fille de 18 ans, déjà citée, passionnée de dessin déclare : « Je me réalise. C’est ce que je pense au plus profond de moi qui sort. Je trouve que c’est bon ».

Cette notion est parfois jumelée à celle de développement de la personne. « C’est important pour le développement d’une personne d’avoir des loisirs. Cela fait partie du développement intégral d’une personne » (homme, 32 ans, un enfant). Un discours personnalisé a ainsi pris place. Le loisir est présenté comme favorisant un certain équilibre de chacun, tant au plan physique que mental. En d’autres termes, le loisir s’est intégré au sein d’une compréhension de la société qui fait place à une multitude d’activités présentées comme naturelles sinon essentielles, et qui contribuent de manière significative, sinon fort active, au développement et à l’expression de soi, ce à quoi renvoie justement cette notion courante de besoin largement retrouvée dans le discours des années soixante-dix.

De plus, les finalités spécifiques mentionnées relèvent d’un nouveau registre, celui d’une forte identification entre le loisir et le moi, laissant d’ailleurs apparaître à quelques reprises un discours soucieux des intérêts personnels de chacun dans la mise en place d’organisation de quelque forme que ce soit.

On mentionne bien entendu la bonne condition physique, mais celle-ci est plus souvent évoquée à travers les notions de « santé et bien-être », sinon d’équilibre entre les activités de nature intellectuelle et les activités mettant le corps en jeu. Ici d’ailleurs, il y a une nette dissociation d’avec les activités sportives « traditionnelles » : il s’agit autant de l’exercice, de la gymnastique, de la détente en pleine nature. La notion de santé a pris le pas sur celle de l’activité physique pure, représentée dans le corpus plus ancien comme « occupationnelle » particulièrement dans le cas des jeunes.

Les finalités proprement éducatives et culturelles des loisirs sont ici présentes ; elles se retrouvent dans les corpus ultérieurs, signe de leur intégration à l’univers des significations du loisir. C’est presque de manière incidente que les informateurs de notre corpus plus ancien font allusion à des activités culturelles, mais à partir des années soixante-dix, pour une majorité d’informateurs, la chose est prise comme allant de soi. Les gens veulent apprendre, font preuve de curiosité. Pour ce faire, la lecture, le théâtre, certaines émissions de télévision et de radio apparaissent comme des activités phare. Elles sont parfois relayées par des activités scientifiques pratiquées en amateur, tout à fait absentes du corpus plus ancien.

Pour certains, la civilisation du loisir est à nos portes…

Par rapport à ce qui précède, le corpus plus restreint, composé d’informateurs rencontrés au début de la décennie de 1990, se distingue essentiellement sous trois aspects.

En évoquant ses activités de loisir, il n’y a plus traces de risque, de défiance, d’inquiétude, ni de culpabilité. De la plus ponctuelle à la plus intensément pratiquée, toute activité trouve sa justification. Le vocabulaire s’étend davantage pour évoquer les raisons, motivations, significations, attraits attribués à ses activités. Les informateurs des années soixante-dix, tout en ayant déjà un vocabulaire plus large que leurs prédécesseurs, font preuve de discrétion, achoppent parfois sur les manières de parler de leurs activités. Mais pour les informateurs des années quatre-vingt-dix l’abondance des termes est au rendez-vous.

Un autre aspect est la dissociation fréquente entre une activité et sa signification. La spécialisation des finalités, très nette dans les années soixante-dix et peut-être quatre-vingt, était associée à une certaine spécialisation des activités : le sport pour la forme ou la discipline ou la santé mentale, la lecture pour l’évasion, etc. Or celles-ci cèdent progressivement la place à un découplage entre la finalité et l’activité.

De plus, le loisir est considéré comme un phénomène normal, nécessaire, alors qu’il faisait encore l’objet de fortes aspirations dans le corpus des années quatre-vingt. Un informateur déclare même : « Moi, j’ai jamais assez de vacances. J’ai un mois et une semaine et j’en prendrais encore ». Cette autre soutient que « dans ma vie je trouve que j’en n’ai pas assez [de loisir] », estimant qu’elle est en retard comparativement à la moyenne des gens pour ce qui est de la panoplie et de l’intensité de ses activités. Reflet partiel, peut-être déformé ou amplifié par les caractéristiques du corpus, la majorité des informateurs ne disent pas que « quelque chose s’en vient », comme il en était question vers la fin des années soixante, mais semblent tenir pour acquis de se trouver comme devant un fait accompli. C’est même devenu une norme de vie. « Il faut que chacun se consacre du temps pour ses loisirs », affirme une informatrice. « Le contexte idéal pour moi serait que j’aie du temps chaque jour », ajoute une autre, n’hésitant pas à affirmer : « Moi, je ne pourrais pas seulement travailler, j’en mourrais ». Norme de vie, donc, mais aussi norme temporelle, au sens où chacun s’attend à pouvoir quotidiennement, ou presque, s’adonner plus ou moins intensément à une quelconque activité de loisir. La contrepartie, c’est la montée d’un discours sur les frustrations et les contraintes de la vie quotidienne !

… Pour d’autres, il faudra attendre la retraite

En contraste, le discours tenu dans les années quatre-vingt, au plus fort d’une crise économique, se partage entre quelques optimistes, généralement des jeunes ou des employés qui ont connu une carrière régulière sans problème notable, et une majorité de pessimistes qui se voient contraints de reporter leurs projets à l’âge de la retraite. Un univers plus restreint d’activités compose avec des significations qui mettent l’accent sur le repos et l’absence d’obligations. « S’évader, relaxer, ne penser à rien », rapporte cet informateur. « Être bien avec le moins d’efforts possible », déclare cet autre. Certains, dans la quarantaine, se préoccupent de leur santé, et toute diminution éventuelle du temps de travail sera justifiée par cette question. La notion d’équilibre fait son apparition ; elle est absente de tout autre corpus. Elle renvoie à un équilibre entre le travail et la liberté de temps, entre le travail et la famille, et fait parfois référence à « un équilibre plus normal au niveau de la santé ».

Comme on y a déjà fait allusion, ici « se reposer » c’est vraiment exprimer un sentiment de fatigue, et non faire référence à une norme positive associée à la pratique de telle ou telle activité de loisir. Ces informateurs veulent tout simplement « respirer, ne penser à rien ».

La civilisation du loisir devra attendre. On a l’impression que pour certains, l’horizon est fermé jusqu’à la retraite. « Le temps libre commence à 65 ans », déclare ce retraité. C’est à la retraite qu’il a pu enfin profiter de la vie.

À l’aube de ce siècle : nouvelles tensions entre le travail et le loisir, conflits de générations

Les quatre premiers corpus qui viennent d’être brièvement analysés datent de la deuxième moitié du vingtième siècle. Compte tenu des changements importants survenus depuis une quinzaine d’années (significations du travail, diminution du temps de loisir, enjeux de conciliation famille-travail, etc.), il est apparu intéressant et nécessaire de procéder à une cinquième vague d’entrevues pour tenter de déceler ce qu’il était advenu de ces représentations du loisir et des univers d’activités auxquels il était associé. Pour ce faire, tel que précisé, un corpus assez large a été constitué faisant appel à trois générations d’informateurs : des jeunes adultes dans la vingtaine (composés d’étudiants de cégep), des parents dans la trentaine et la quarantaine ayant de jeunes enfants, des retraités et des préretraités.

Les collégiens : entre tradition et modernité

Tous nos informateurs de niveau collégial se caractérisent par la pratique intense d’une passion. Une telle intensité se manifeste par la régularité de la pratique, parfois même par la participation à diverses compétitions à caractère informel ou organisé (autant dans le domaine sportif que culturel). Elle se manifeste également au sein de temporalités diversifiées : la passion peut être de longue date ou avoir surgi parfois au hasard d’une amitié, d’une activité parascolaire ou à l’incitation de frères, de soeurs ou même de parents. En règle générale, le discours entretenu sur cette passion fait appel à sa poursuite dans un avenir proche, parfois dans la longue durée (en raison notamment des projets d’études universitaires et des choix professionnels envisagés). En d’autres termes, comme il s’agit d’un âge de la vie où les projets professionnels se dessinent assez clairement, la passion principale des informateurs s’inscrit dans la même durée, elle est insérée dans une perspective d’avenir (ce qui n’est pas nécessairement le cas des quelques informateurs célibataires dans la trentaine qui ont été interrogés). Elle oscille entre une pratique en amateur jumelée à des aspirations professionnelles et une pratique professionnelle future déjà anticipée. À notre connaissance, il s’agit du cheminement typique des cégépiens.

Un univers numérique en sourdine

Un autre fait significatif à noter : malgré l’importance du temps consacré au numérique chez les jeunes (bien décrite par les études récentes menées par le CEFRIO), à l’exception de l’informateur de 19 ans qui s’intéresse à l’actualité, les mots Internet, ordinateur, écoute de la musique, blogues, chats n’apparaissent nullement dans l’univers des passions juvéniles. En s’inspirant des travaux classiques de Kubey et Csikszentmihalyi (1990), on relève que l’utilisation du multimédia est souvent davantage fonction des horaires et de la disponibilité que du contenu, que le niveau de concentration et de défi exigé est faible. Parlant de la télévision, les mêmes auteurs faisaient remarquer que son écoute est considérée comme la plus relaxante des activités, qu’elle se situe presque au bas de l’échelle pour ce qui est de la motivation affective et le niveau d’engagement exigé.

On peut sans doute transposer les mêmes remarques pour l’utilisation du numérique dans son ensemble, à l’exception, rappelons-le, des cas d’intérêts marqués pour les nouvelles internationales ou l’engagement politique. En fait, Internet sert de relais à des passions principales, il alimente en informations additionnelles un intérêt culturel de base.

L’investissement féminin dans le champ sportif

Généralement les activités culturelles sont davantage un domaine féminin et les activités sportives relèvent de l’univers masculin. Mais les témoignages recueillis permettent d’ajouter une nuance importante : par-delà le fait que les pratiques culturelles demeurent un terrain essentiellement féminin, les jeunes filles ont envahi l’univers sportif masculin, alors que les garçons ont peu fait de même pour la culture. J’avais observé un mouvement analogue dans mon étude sur les trajectoires culturelles des jeunes du secondaire ; d’ailleurs les parents sont souvent des acteurs de premier plan. Nombre d’entre eux, s’ils initient très tôt leur fille à l’univers culturel, désignent certaines activités culturelles comme l’analogue d’une activité sportive (tout particulièrement la danse[8]), et veillent à ce que des intérêts sportifs soient assurés au sein d’activités parascolaires, alors que l’on stimule beaucoup plus rarement les jeunes garçons du secondaire à des activités culturelles. Si la socialisation familiale est nettement sexuée, les parents incitant les jeunes filles à s’adonner intensément à des pratiques culturelles et les jeunes garçons à nourrir une passion sportive, ce n’est que dans le cas des jeunes filles que le milieu familial insiste sur une forme de contrepartie sportive essentiellement scolaire, alors que la contrepartie culturelle est pratiquement absente de l’univers masculin (Pronovost, 2010b).

Influences : entre sociabilité, ordre scolaire et autoconstruction de soi

Les informateurs se partagent presque également entre des sources d’influence reliées aux amis et un discours valorisant l’autonomie des choix. Questionnés sur les circonstances ou les personnes qui les avaient incités à s’engager dans leur activité préférée, les cégépiens de notre corpus répondent souvent que c’est sous l’influence d’un proche ami. D’autres, au contraire, soutiennent qu’il s’agit d’un choix personnel. Le milieu familial apparaît parfois en filigrane. En d’autres termes, la représentation que l’on donne des origines d’une passion oscille entre la reconnaissance de liens d’amitié ou de simple sociabilité et l’affirmation de choix autocentrés. Par ailleurs, dans un grand nombre de cas, le rôle de l’institution scolaire est remarquable ; très souvent les passions sont assouvies grâce aux possibilités qu’offre le cégep, ou encore elles prolongent l’ordre scolaire collégial. Il ne s’agit pas d’un hasard. Dans d’autres travaux (Pronovost, 2010b), j’ai montré que les adolescents actifs en matière de loisir et valorisant l’autonomie de leurs choix étaient parmi ceux qui savent le mieux profiter des ressources du système d’éducation pour leur permettre de soutenir l’intensité de leurs pratiques.

Au plan des motivations, on ne peut pas vraiment parler de déplacement du centre de gravité. Certaines motivations sont nettement le fait de cette classe d’âge, par exemple une plus grande insistance accordée au défi et au dépassement, ce qui se retrouve beaucoup plus rarement dans le cas des autres générations, tout particulièrement chez ceux dans la trentaine et dans la quarantaine. On y relève aussi des motivations plus générales, présentes également dans les catégories plus âgées de la population : évasion, détente, santé, etc. Mais le discours à la fois large et spécialisé noté dans certains corpus antérieurs demeure présent.

Jeunes parents : les nécessaires compromis au sein d’une offre culturelle abondante

Pratiquement toutes les personnes dans la trentaine et la quarantaine concluent très facilement, et très rapidement, qu’à leurs yeux l’offre culturelle actuelle est plus importante qu’autrefois. Elles affirment également que l’accessibilité a été accrue grâce tout particulièrement au numérique, et que de plus en plus de gens de leur génération pratiquent des activités culturelles.

Il est peu probable que de telles représentations soient dues à une sorte de décentration historique que manifesteraient les jeunes parents, à un jugement critique et documenté, voire à une déduction tirée d’une analyse serrée. Il s’agit sans doute d’un jugement qu’une génération porte sur elle-même. Le regard porté fait référence à une période de la vie où il a fallu mettre en sourdine certaines activités. Si on reconnaît disposer objectivement de moins de temps libre, conséquence des responsabilités parentales, cela ne doit pas mener à un jugement négatif sur ses intérêts et ses passions, seulement mises entre parenthèses pour un temps. Peut-être projette-t-on sur soi l’image de l’adolescent dynamique et actif d’hier et que l’on ne veut pas abandonner ; cela est d’autant plus plausible que la majorité des informateurs de cette génération font remonter leurs passions au temps de leur adolescence, ou encore à leur milieu familial, et occultent le rôle de l’institution scolaire.

Compromis et choix parentaux

Tous les informateurs de cette génération qui ont des enfants évoquent les nécessaires compromis qu’ils doivent faire. Des informateurs à la retraite évoquent également leurs obligations quand ils avaient de jeunes enfants. Dans des travaux antérieurs (Pronovost, 2005, chap. 8 et 9), j’avais illustré, à l’aide des enquêtes de budget-temps, que les jeunes familles sont celles qui bénéficient de moins de temps total de loisir. Elles troquent le loisir et le temps libre pour du temps parental. Elles assistent moins à des spectacles et voient leur univers social se rétrécir. Il est donc naturel qu’elles évoquent explicitement les compromis à faire. Le compromis le plus important, tel que rappelé, porte sur une restriction des activités et des sorties ; cela est vécu avec regret. Par exemple, il arrive de troquer les sorties en salle pour du cinéma maison, ou encore se permettre une sortie pendant le temps où les enfants sont à la garderie plutôt qu’en soirée. Cette autre s’identifie à une « conductrice de taxi » qui conduit ses enfants à diverses activités. Nombreux sont ceux qui déclarent limiter, voire abandonner les sorties auxquelles ils étaient habitués. Généralement on souhaiterait être plus actif, aller plus souvent au musée ou au cinéma par exemple, mais les responsabilités parentales ont raison de telles aspirations. Cela va jusqu’à délaisser des activités pratiquées de longue date. Il est aussi question des restrictions associées au coût des activités ; ces jeunes familles sont en début de carrière et très consciemment se privent de certains plaisirs pour faire face à leurs responsabilités financières accrues (voiture, logement, frais occasionnés par la venue des enfants, etc.). Les attentes parentales infléchissent également les choix d’activités ; la majorité des parents sont soucieux de pratiquer des activités avec leurs enfants.

Des choix de motivations conséquents

Au plan des motivations, l’évasion, le divertissement, la relaxation et la détente ont pris une grande importance. Comparativement aux cégépiens, les motivations de défi et de dépassement demeurent en sourdine et ne sont pas évoquées. Les célibataires de cette génération sont les seuls à parler de l’importance de leur réseau social comme motivation ou contexte de pratique de loisirs. Les motivations d’accomplissement, d’expression, d’investissement culturel, présentes chez les aînés, sont mises entre parenthèses. Bref, de manière transitoire sans doute, compte tenu du contexte historique dans lequel se trouvent les jeunes parents, l’univers des motivations semble s’être rétréci, ils ont délaissé l’aventure et le défi, ils n’insistent pratiquement plus sur la réalisation de soi et le développement personnel, pour se retrancher, en quelque sorte, dans ce qui est la contrepartie d’obligations familiales et de contraintes professionnelles ou financières : l’évasion et la sortie hors du temps.

Retraités : plus de temps pour soi et pour les autres

De nombreux babyboomers interrogés dans le corpus le plus récent font référence aux contraintes et aux compromis évoqués par nos informateurs dans la trentaine et la quarantaine.

Un discours ample sur soi-même

Les informateurs de cette génération partagent avec les jeunes parents l’idée que l’offre culturelle est plus abondante et que l’on est plus actif qu’autrefois en matière de loisir. Il y a plus de ressources disponibles, l’information est abondante et accessible, les gens sont plus actifs (tant au plan culturel que sportif à leurs yeux). Nombreux sont ceux qui insistent par exemple sur le fait que les villes investissent davantage dans le domaine sportif et culturel : l’accessibilité des services et des équipements s’est accrue. La population à son tour devient plus exigeante. Bref le discours est encore plus élaboré que celui de la génération précédente. Mais contrairement aux informateurs de la trentaine et de la quarantaine, ce discours des babyboomers sur leur propre génération renvoie à l’image d’une génération qui se représente comme véritablement plus active que les autres.

Comme il est possible de s’investir fortement dans certaines passions, ce que les jeunes parents ne peuvent faire à cause de leurs responsabilités familiales et professionnelles, on tend à donner de soi-même l’image d’une génération phare en matière de loisir et de culture. Il est remarquable également que ces babyboomers en imputent souvent la source aux études classiques dont ils se disent fiers. Certains en profitent pour insister sur leurs modestes origines ouvrières. En d’autres termes, la génération des babyboomers se représente le temps présent comme l’aboutissement d’une trajectoire qui a pris naissance dès les études secondaires (alors que les plus jeunes font plutôt référence à la période de l’adolescence, moins au système scolaire), idéalement dès les études classiques, et ce, en dépit d’un milieu familial peu scolarisé. Elle se représente dans le cadre d’une trajectoire de mobilité sociale. Elle s’oppose subtilement à la génération des personnes encore plus âgées dont elle souhaite se démarquer étant donné l’image péjorative qui y est associée ; elle se situe plutôt par rapport à la génération des jeunes parents, dont elle dit comprendre le retrait pour l’avoir elle-même vécu.

Des investissements intenses dans le loisir

Que faire de tout le temps libéré par la retraite ? D’abord s’investir dans une ou plusieurs passions. Ensuite, pour certains, consacrer plus de temps à des activités de bénévolat.

Pour ce qui est de l’intensification des pratiques de loisir, celle-ci est réelle, bien sentie, bien exprimée, sinon vécue dans la joie ! Ainsi cette dame âgée de 63 ans, peut enfin s’adonner très fortement à sa passion : la danse en ligne ! Celle-ci est pratiquée plusieurs fois par semaine. Mais elle fait aussi de la lecture, du vélo et de la marche. Cet autre informateur de 66 ans peut enfin assouvir sa passion pour le théâtre et pour ne rien manquer, suit assidument l’actualité artistique ; afin de maintenir le rythme, il a pris un abonnement au théâtre ; il est boulimique en matière de lecture. Dans certains cas, l’univers gravite autour d’une passion intense qui accapare l’essentiel des jours de la semaine. Ainsi cette informatrice de 66 ans s’est mise depuis à peine un an à faire du théâtre amateur ; « j’en mange et ça va peut-être se calmer », dit-elle ; elle lit beaucoup, participe à des ateliers d’écriture, est abonnée au cinéma campus de sa région et va assister régulièrement à des pièces de théâtre montées par des amateurs. Pour décrire sa nouvelle passion, la même informatrice l’assimile à un renouveau, à une rupture avec son passé.

Deux cas de figure peuvent être ici évoqués : ou bien on revient à des intérêts mis entre parenthèses au moment où on avait des responsabilités familiales, ou bien la retraite est l’occasion de nouvelles passions. Il semble que la continuité des intérêts soit dominante, plutôt que la rupture ou le développement de passions inédites ; une telle continuité ne signifie pas nécessairement la poursuite des activités pratiquées au temps de sa jeunesse ou de la parentalité ; elle se manifeste par la pérennité d’intérêts pour un champ d’activités, qu’il soit sportif, culturel ou social.

Ce temps à soi se double aussi chez certains d’un temps pour les autres. Les données sur le bénévolat indiquent une augmentation des taux de participation chez les personnes de 55 ans et plus. Par exemple, deux retraités récents, à l’invitation d’un ami, ont accepté de sièger bénévolement au conseil d’administration d’un centre régional d’expositions. Ni l’un ni l’autre n’ont vraiment de penchant pour le domaine artistique, mais à titre de « service à la collectivité » ils ont accepté de mettre leurs talents professionnels à la disposition d’associations artistiques (compétences de gestion, contacts avec les milieux d’affaires par exemple). Une autre porte assistance à un professeur dans son bénévolat auprès de personnes démunies. L’engagement peut parfois être très fort, l’un des informateurs assurant que « l’engagement en culture, c’est rendu ma vie ». En contrepartie, il est significatif que les informateurs de la génération précédente sont beaucoup moins impliqués dans des activités de bénévolat (nous n’en avons rencontré qu’un seul).

Motivations : entre plaisir, évasion et expression de soi

Les motivations avancées par les plus âgés, en ce qui concerne la pratique des loisirs, sont également significatives. Certes les motivations classiques de détente, plaisir, divertissement, évasion, sont présentes tant pour des activités « populaires » (comme la danse sociale) que pour des activités à plus forte légitimité culturelle (comme le théâtre et l’écriture). Mais s’y ajoutent des représentations très fortes en investissement personnel dans une passion nouvelle ou retrouvée, un souci très net d’apprentissage et de nouvelles connaissances, voire de développement d’habiletés nouvelles. Certains se mettent à l’écriture. D’autres suivent des cours.

Après avoir sélectionné minutieusement un corpus d’entrevues significatives, réalisées dans les quatre dernières décennies du 20e siècle, on constate que l’univers de référence du loisir, en termes d’activités, s’est nettement élargi et spécialisé, des années soixante aux années quatre-vingt-dix, avec un horizon qui s’est provisoirement rétréci au tournant des années quatre-vingt dans un contexte de montée de l’inflation et du chômage. Cet élargissement se traduit notamment par l’emploi de termes de plus en plus précis pour nommer ses activités personnelles : alors que dans les années soixante, on utilise plutôt la notion d’activités sportives ou de sport, pour décrire ce que l’on fait dans ses temps libres, on devient progressivement plus précis dans la nomenclature, identifiant des activités spécifiques, tels le ski et la bicyclette. L’abandon des sports traditionnels (hockey et baseball notamment) est notable. L’élargissement de la notion de sport à celles d’activités reliées au conditionnement physique, avec des significations ayant trait à la santé et à l’équilibre, en constitue un autre exemple. De plus, l’univers général de référence du loisir s’est élargi à la culture, à des activités éducatives, au patrimoine et aux loisirs scientifiques ; pratiquement absentes des entrevues recueillies au début de la décennie de 1970, ces activités sont quasiment omniprésentes, nettement affirmées, chez les jeunes informateurs en 1978.

Paradoxalement, l’âge des informateurs ne constitue pas toujours une variable significative, des « jeunes » rencontrés en 1978 pouvant tenir un discours qui s’apparente à celui des quinquagénaires rencontrés en 1971, des sexagénaires rencontrés en 1984 pouvant tenir un discours plus « moderniste » que des plus jeunes.

Au plan des significations du loisir, il était prévisible qu’entre 1960 et 1990 elles se mettent à se diversifier. L’analyse permet d’étayer de tels changements. En particulier on remarque l’éclosion du discours populaire sur le loisir, avec une variété croissante des termes utilisés pour en parler, une familiarité de plus en plus grande avec diverses notions courantes. L’élargissement du vocabulaire du loisir porte non seulement sur la panoplie croissante des termes employés, mais aussi sur des raffinements de perspective, ainsi qu’une intégration dans le discours quotidien de la réalité du loisir, au point de régulièrement l’identifier comme un « fait de société », pour certains comme un phénomène historique ayant d’ailleurs donné naissance à l’expression « civilisation du loisir », que ne mentionne aucun de nos informateurs, mais qui a été abondamment utilisée dans le discours scientifique des années soixante et soixante-dix. Autour de la notion de « besoin », d’équilibre, le moi s’affirme davantage, chacun prend librement position sur ses choix et ses préférences, les organisations sont même invitées à tenir compte des options individuelles.

L’intégration du loisir comme norme de vie dans le système des valeurs contemporaines apparaît également en filigrane des corpus étudiés. Cette norme, au départ à peine exprimée, s’affirme de plus en plus de manière insistante, au point qu’il est inconcevable de trouver des personnes sans un quelconque loisir. Loin d’être un privilège, le loisir est perçu par un grand nombre comme faisant partie de plein droit de la vie en société. Dans un contexte difficile, une telle norme oblige à reporter à plus tard la réalisation de projets que d’autres ont la chance d’accomplir dans le temps présent (le voyage en constitue le prototype) ; on n’en réaffirme pas moins son importance, exigeant au minimum, à court terme, un certain équilibre de vie qui fait référence tout autant au loisir qu’au travail et à la famille.

Effets générationnels et empreinte du temps[9]

Le fil conducteur de l’analyse est l’importance de la période historique dans laquelle se retrouve un informateur pour comprendre sa propre trajectoire personnelle. En résumant très sommairement, voici ce qui ressort.

« L’entrée dans la modernité » du loisir correspond au développement économique et technique des années cinquante à soixante-dix et est portée par des individus issus de plusieurs générations différentes : de jeunes gens peuvent s’inspirer de références renvoyant autant à des caractéristiques « modernes » du loisir qu’à un univers en déclin, des personnes dans la cinquantaine peuvent vivre intensément cette nouvelle « ère des loisirs ». La pause dans le discours triomphant est nettement associée à la crise économique des années quatre-vingt, mais elle n’a pas interrompu une trajectoire qui donne au loisir à la fois sa dimension normative, son irréversibilité et le rapproche de plus en plus du mouvement général d’individualisation des pratiques.

Ces effets générationnels se traduisent d’une autre manière dans le corpus plus récent.

Ainsi, l’univers des étudiants de niveau collégial est en partie dominé par leurs projets d’insertion sur le marché du travail et par leur avenir professionnel (rien de tout cela n’apparaissait chez les étudiants en 1978). Ils ne sont pas tournés vers le passé, la trajectoire qui les a amenés à s’intéresser à telle ou telle activité a peu d’importance et est même occultée. Dans leurs choix d’activités, ils privilégient souvent celles qui sont en lien avec leurs intérêts professionnels ou qui leur permettent un contact intense avec leur milieu social. Ils ont tendance à présenter leur trajectoire comme autocentrée, relevant de leur propre initiative. Ils sont habiles à utiliser les ressources du milieu scolaire pour leurs loisirs. Les choix d’activités ne supposent pas nécessairement une révolution culturelle du temps libre (Dumazedier, 1988), mais sont tributaires de l’offre existante. Au plan des motivations, ils sont majoritaires, et pratiquement les seuls, à mettre l’accent sur les significations en parlant de défi et de compétition.

Chez les informateurs dans la trentaine et la quarantaine, indéniablement, les responsabilités parentales et professionnelles infléchissent les choix d’activités de même que les motivations qui leur sont associées. Il s’agit de la génération qui a le moins de temps de loisir. Mais cela n’est pas nécessairement vécu de manière négative, plutôt comme une salutaire nécessité en regard de leur rôle de parents soucieux de bien « éduquer » les enfants en tenant compte de leurs intérêts de loisir et de participer avec eux à leurs premières incursions dans le champ sportif et culturel. Le retrait sur quelques passions adolescentes est manifeste. Les motivations de plaisir, évasion et divertissement ont pris le pas sur celles de défi et de dépassement. L’ordre scolaire est occulté ; on fait généralement débuter à l’adolescence la trajectoire de ses intérêts, projetant l’image d’une génération soucieuse de l’éducation de ses enfants, qui n’a fait que mettre entre parenthèses pour un temps le dynamisme qu’on lui reconnaissait il y a quelques années à peine. On exprime très clairement un projet de transmission intergénérationnelle de ses propres intérêts. Les perspectives d’avenir sont nuancées, oscillant entre un retour aux passions adolescentes et un engagement tranquille dans des intérêts existants.

Quant aux babyboomers, ils se présentent comme la génération la plus active d’entre toutes, avec une trajectoire historique typique : origines ouvrières modestes, études classiques, investissement culturel très fort. Qu’il s’agisse de l’ouverture à de nouvelles passions, de la reprise d’activités culturelles et sportives qui avaient été, pour un temps, mises à l’écart, les motivations s’affirment fortement et renvoient autant à des significations classiques de détente, d’évasion et de divertissement, qu’à une insistance accrue sur le plaisir de l’activité, la réalisation de soi et l’accomplissement personnel.

Affirmation de soi, identité et projet réflexif

En mettant en relation ces différents corpus, l’un des changements majeurs qui apparaît concerne l’affirmation de soi, la construction de l’identité et le projet réflexif propres aux sociétés postmodernes. Le loisir en constitue un champ privilégié. Par-delà les connotations d’épanouissement personnel et d’investissement personnel, c’est la revendication de l’affirmation de sa propre identité qui est fondamentale, comme obligation morale d’être soi.

Selon Anthony Giddens (1990, 1991), le soi est défini comme un projet réflexif dont chacun a la seule responsabilité. Selon certaines affirmations, notamment chez les collégiens et les babyboomers, chacun prend à sa charge son propre parcours, au point de minorer les influences qui pèsent sur eux. Un discours autocentré est souvent la règle dans leurs récits. Même ceux qui reconnaissent l’influence de leur milieu familial ou de leurs amis tiennent un discours d’autonomie dans leurs choix, certains allant même jusqu’à faire référence à une pulsion intérieure.

Cette réflexivité du soi est continue. L’adolescent, le collégien, le jeune parent, le nouveau retraité n’ont de cesse de raconter leur propre histoire pour donner un sens à son déroulement. La construction de l’identité présuppose ainsi une démarche narrative. Chacun a l’obligation de se construire lui-même, de se dire à lui-même et aux autres ce qu’il est ou entend être, voire de se situer au sein de la dynamique des rapports entre les générations. Le « défi moral » du soi est notamment la reconnaissance de son authenticité à ses propres yeux et du point de vue d’autrui.

Le soi prend aussi la forme d’une trajectoire entre le passé, le présent et le futur anticipé. En ce sens, les rapports au temps sont fondamentaux. À l’adolescence, une certaine centration sur le temps présent est évidente, au point que la narration prend appui sur le présent pour parfois oublier certains traits de l’enfance. La jouissance du temps présent constitue une donnée importante de ce rapport au temps. Mais un certain nombre de jeunes ont aussi appris à se projeter dans l’avenir et portent des jugements non seulement sur les choix d’activités ou de passions qu’ils envisagent à l’âge adulte, mais aussi sur leurs projets de carrière professionnelle ; c’est tout particulièrement le cas dans le corpus d’étudiants des cégeps. Au mi-temps de la vie, la coexistence de deux générations, parents et enfants, les ambitions scolaires très fortes des parents à l’égard de leurs enfants, font en sorte que le parcours personnel est infléchi au profit d’une dynamique de socialisation de ses propres enfants, d’une très grande attention aux intérêts de ceux-ci pour que, progressivement l’enfant devienne lui-même ; le discours du respect de l’enfant, de la préservation de sa liberté et de son authenticité est très fort, se heurte parfois aux nécessaires contraintes de l’éducation ; ici la construction autonarrative s’exerce moins à l’égard de soi-même qu’à l’égard de celle de ses enfants. À la retraite, la stratégie narrative met l’accent sur la reconquête d’intérêts et de passions qui ont traversé le temps, parfois sur un renouveau de soi ; le baby-boomer affirme haut et fort son identité retrouvée.