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Depuis l’avènement d’Internet et plus récemment des médias sociaux, le citoyen se voit offrir diverses tribunes pour exprimer ses opinions, commenter celles des autres ou l’actualité et débattre de thèmes qui lui tiennent à coeur. Par la diversité de ses modes de communication (par exemple, commentaire, questionnaire, forum, vidéo, photo, blogue ou micro-blogue) et leur facilité d’utilisation, Internet diminue les coûts de la participation citoyenne en réduisant les contraintes géographiques, temporelles et sociales de la communication (Vedel, 2006). Il permet aussi aux autorités gouvernementales (ci-après autorités) de communiquer à faible coût avec un large public et de le consulter afin de donner plus de légitimité à leurs décisions. Quant à l’explosion des médias sociaux, elle laisse présager une participation citoyenne plus engagée dans l’élaboration des politiques et dans l’amélioration des services publics. En tant qu’espace de conversation ouvert, ces nouveaux médias offriraient la capacité de démocratiser les institutions politiques (Katz et Halpern, 2013).

Bien qu’une majorité de citoyens dans plusieurs pays utilisent régulièrement les médias sociaux, une faible proportion de ceux-ci s’engagent activement dans des forums de discussion (ci-après forums) et autres plateformes de discussion en ligne que les autorités rendent accessibles (Chadwick, 2009). Sur ces plateformes interactives, les citoyens semblent plus disposés à lire les opinions des autres ou à exprimer les leurs, voire à monologuer, qu’à dialoguer (Preece et Shneiderman, 2009) et faire l’effort de comprendre ce que les autres ont à exprimer (Vedel, 2006). Les médias sociaux, comme outils de communication, contribueraient plus à la fragmentation de l’opinion publique et au narcissisme ambiant qu’au développement d’un capital social fondé sur le respect mutuel et la réciprocité des échanges (Dahlberg, 2007).

L’engagement limité des citoyens à dialoguer et à débattre publiquement de questions politiques sur des plateformes gouvernementales ne s’explique pas seulement par un manque d’intérêt, de civisme ou de compétence de leur part. Il traduit aussi une réticence des acteurs gouvernementaux (par exemple, gestionnaires, conseillers et politiciens) à interagir en ligne avec les citoyens. Les autorités feraient, elles aussi, preuve de retenue dans l’utilisation des plateformes interactives de participation citoyenne, en particulier des forums, tant à l’échelle municipale (Bonsón et coll., 2012; Mossberger, Wu et Crawford, 2013), que nationale (Greitens et Strachan, 2011) ou internationale (Katz et Halpern, 2013). Soucieuses d’exercer un contrôle sur l’information et sur la prise de décision, les autorités semblent plus enclines à diffuser des contenus ou faire des sondages auprès des citoyens qu’à dialoguer avec ceux-ci (Mergel, 2012, 2013a, 2013b; Susha et Grönlund, 2014). Quand elles utilisent les médias sociaux, c’est plus pour diversifier leurs canaux de diffusion et prendre connaissance des opinions qui s’y expriment que pour interagir avec leurs usagers. L’exploitation du potentiel interactif des nouvelles plateformes numériques, en particulier les forums, se bute à des règles administratives bien ancrées dans les organisations publiques, notamment l’obligation de recourir à des procédures d’autorisation formelles et à des contrôles hiérarchiques serrés des communications, qui limitent la capacité à interagir rapidement et à innover (Mergel 2013a, 2013b).

Mis à part les récents travaux d’Ines Mergel sur les médias sociaux, peu d’auteurs ont étudié de façon systématique les conditions organisationnelles qui prédisposent les autorités à recourir à certains mécanismes de participation citoyenne en ligne et à en sous-utiliser d’autres. Le présent article vise à combler cette lacune en mettant en lumière les règles de conduite qui guident les autorités dans le choix des mécanismes de participation en ligne et dans l’utilisation qu’elles en font. Il propose aussi des pistes de réflexion pour exploiter le potentiel délibératif et collaboratif des nouvelles plateformes interactives, en particulier les forums.

1. Quelques considérations théoriques

1. 1 Freins organisationnels à la participation citoyenne

Pour plusieurs auteurs, la participation des citoyens a eu jusqu’ici peu d’impact sur le processus de décision gouvernemental en dehors des élections, quel que soit le médium utilisé. Elle s’est apparentée le plus souvent à un exercice de persuasion pour les autorités qui semblent plus portées à échanger l’information qu’à partager le pouvoir. Pseudo-participation (Dunne, 2010), tokenism ou window-dressingritual (Arnstein, 1969), simulacre d’engagement public (Muhlberger, Stromer-Galley et Webb 2011), autant d’expressions pour désigner le caractère essentiellement symbolique de la participation citoyenne. La prise de décision gouvernementale et sa mise en oeuvre sont vues comme un processus opaque pour les citoyens qui y participent, ceux-ci ayant l’impression de s’exprimer plus dans un seau vide que dans une caisse de résonnance (Soon et Cho, 2012). Pour Janssen et Kies (2005), le sentiment de ne pas avoir d’impact sur la décision finale tend à freiner les ardeurs des citoyens dans leurs engagements futurs.

Pour les éclairer, les dirigeants gouvernementaux semblent accorder plus de crédibilité aux arguments des technocrates et aux tractations des groupes influents de la société qu’aux commentaires de simples citoyens (Åström et coll., 2011; Noveck, 2004, 2009). En raison de la méconnaissance que les citoyens ont du fonctionnement de l’État et de la complexité des problèmes auxquels celui-ci est confronté, les commentaires des citoyens apparaissent, aux yeux de certains dirigeants et de leurs conseillers, trop généraux, inappropriés ou trop empreints d’émotion pour s’avérer utiles à la prise de décision (Stromer-Galley, Webb et Muhlberger, 2012; Muhlberger, Stromer-Galley et Webb 2011). Pour Noveck (2004, 2009), le fait d’offrir à plus de citoyens la possibilité de s’exprimer ne garantit pas pour autant la qualité de l’information en vue d’une décision politique éclairée, surtout quand les opinions citoyennes sont recueillies au terme d’un processus peu structuré et autour de thèmes imprécis ou de problématiques abstraites (voir Bekkers, 2004). En diminuant les coûts de la participation citoyenne et en favorisant une démocratie de type « bouton-poussoir » (push-button democracy), Internet tend à augmenter la quantité d’informations à traiter par les autorités au détriment de leur qualité, alourdissant inutilement la prise de décision (Noveck, 2004). Outre les risques d’une surcharge d’information citoyenne, les autorités redoutent la facilité avec laquelle les groupes de pression peuvent, grâce à Internet, détourner à leur avantage les initiatives gouvernementales de participation citoyenne en demandant à leurs supporteurs de procéder à des envois massifs de commentaires ou à faire circuler des pétitions orchestrées dans le confort de leur foyer (Shulman, 2006).

Quant aux forums en ligne, les autorités semblent peu disposées à les intégrer dans leurs opérations courantes pour interagir avec les citoyens, en raison du manque de ressources pour les animer, d’une récupération médiatique des critiques des citoyens, de la peur de perdre le contrôle sur le message et sur l’ordre du jour politique, ou de rivalités entre les organisations publiques et à l’intérieur de celles-ci (Chadwick, 2009 : 16-7). L’animation des forums suppose des échanges spontanés, rapides et individualisés qui contrastent avec le traitement vertical de l’information par les organisations publiques et avec le style formel et impersonnel de leurs communications (Mergel, 2013a, 2013b; Leston-Bandeira et Bender, 2013). Le caractère visible et accessible des forums et autres médias sociaux amène les autorités à craindre l’expression sur la place publique de critiques émanant de leaders d’opinion ou de citoyens insatisfaits ainsi que les risques de détournement ou de dérive qu’elles comportent (Muhlberger, Stromer-Galley et Webb 2011). Il n’est donc pas surprenant de voir que la discrétion semble de mise dans l’animation des forums, le rôle des représentants gouvernementaux se limitant le plus souvent à filtrer les commentaires jugés irrespectueux ou hors de propos et, dans une moindre mesure, à les analyser.

1. 2 Quatre types de participation citoyenne

Pour mieux saisir les conditions organisationnelles de la participation citoyenne en ligne, il peut être utile de distinguer diverses formes de participation. Arnstein (1969) fut l’un des premiers à proposer une typologie de la participation citoyenne se déployant sur une échelle à 8 niveaux selon le pouvoir que les citoyens exercent sur la décision, allant du pouvoir passif (manipulation, thérapie) jusqu’au pouvoir réel (partenariat, pouvoir délégué, contrôle citoyen), en passant par l’illusion du pouvoir ou tokenism (information, consultation, placation). Plusieurs auteurs ont tenté d’actualiser cette typologie en y introduisant des éléments de gouvernance qui débordent le cadre institutionnel de la décision gouvernementale, concernant notamment l’influence de la société civile et du marché. D’autres auteurs ont introduit des dimensions plus interactives dans leur modèle. C’est le cas de Rowe et Fewer (2005) qui distinguent trois types de participation selon l’engagement des citoyens et l’intensité des interactions entre ceux-ci et les autorités, à savoir la communication publique, la consultation publique et la participation publique (que nous nommerons participation délibérative). Rappelons les particularités de ces trois types.

Dans la communication publique, les autorités rendent disponibles et diffusent des informations d’intérêt public à l’intention de la population. Les informations circulent dans une seule direction, soit de l’État vers les citoyens. L’engagement requis de la part des citoyens est minimal : il se limite à comprendre le message, les documents ou les données qui leur sont destinés. Les autorités cherchent à informer les citoyens sans intention de recueillir leurs réactions et encore moins d’analyser celles-ci. Si la communication d’informations publiques ne conduit pas nécessairement à un engagement du citoyen, elle demeure essentielle dans les démarches subséquentes de la participation citoyenne. La communication publique vise à informer et à sensibiliser les citoyens sur différents thèmes d’intérêt public ou décisions gouvernementales. C’est le point de départ de la participation citoyenne. Sans elle, le citoyen peut difficilement se prononcer en connaissance de cause sur les décisions gouvernementales et sur le fonctionnement de l’État ainsi que sur certains enjeux sociétaux complexes. Les séances d’information et la diffusion de documents publics (par exemple, rapports d’experts, projets de loi, communiqués de presse, statistiques, rapports annuels) sont des mécanismes de communication couramment utilisés par les autorités pour informer les citoyens. Quant à Internet, il permet la communication d’informations à grande échelle et à un coût relativement faible au moyen, entre autres, de la webdiffusion des séances d’information, de l’indexation et de la divulgation proactive de documents publics sur les sites Web gouvernementaux, de la création de portails de données ouvertes[1] et de l’utilisation d’outils de visualisation permettant d’interroger ces données et de les rendre intelligibles à la population.

Dans la consultation publique, les autorités sollicitent l’opinion ou le vote de la population sur des thèmes, des options ou des décisions. La circulation se fait aussi principalement dans un seul sens, mais cette fois-ci de la population vers les autorités. Ce mode de participation citoyenne, utilisé depuis plusieurs années par les autorités, offre aux citoyens l’occasion d’exprimer leurs opinions, de voter ou de faire des demandes sans être confrontés aux opinions des autres. Si d’aucuns y voient une circulation bidirectionnelle dans la mesure où la consultation est précédée d’une communication publique, ce mode de participation ne permet pas un véritable dialogue entre les citoyens et entre ceux-ci et les autorités. Celles-ci recueillent l’opinion et les demandes des citoyens sans leur offrir la possibilité d’en discuter publiquement. Par sa commodité d’accès, Internet peut contribuer à l’essor de la consultation publique auprès de la population, en permettant notamment la webdiffusion d’audiences ou d’assemblées publiques, la mise en ligne de sondages ou de questionnaires, le dépôt de mémoires sur des sites Web gouvernementaux et le recours à des pétitions électroniques et des référendums en ligne. La consultation publique peut aussi se faire à l’insu des citoyens grâce à des outils de monitorage et de forage qui permettent aux autorités de suivre et d’analyser les médias sociaux et les opinions qui y sont exprimées.

Dans la participation délibérative, les autorités cherchent à instaurer une communication bidirectionnelle qui facilite un dialogue respectueux avec les citoyens et entre ceux-ci. Les participants sont conviés à discuter et à argumenter librement entre eux, à justifier leurs points de vue en tenant compte de ceux des autres, à trouver des terrains d’entente et des arrangements viables (workable arrangements) en vue de prendre des décisions socialement acceptables, particulièrement pour ceux qui les subiront (Dryzek, 2000). Ce mode de participation à teneur normative s’inscrit dans un processus qui vise à décentrer le citoyen de ses intérêts particuliers et à le sensibiliser à l’intérêt commun par la prise de conscience des discours d’une pluralité d’acteurs, en particulier au sein de la société civile (Dryzek, 2000). Il favoriserait le passage d’une démocratie libérale, marquée par des droits individuels et des opinions polarisées (« I want »), à une démocratie plus forte où les opinions et les décisions seraient davantage orientées vers le bien commun (« We will ») (Barber, 2003 : 200). Conformément aux normes de la délibération, une participation libre, raisonnée, respectueuse, sincère et inclusive entre les autorités et les citoyens conduirait à des politiques publiques légitimes et à des réformes administratives acceptables (Habermas, 1989, 1996). Prenant habituellement appui sur des arguments rationnels, la participation délibérative peut aussi emprunter des formes d’expression plus accessibles, comme les témoignages, les flatteries, les moqueries, la rhétorique, les chansons et les vidéos (Young, 2000). Cependant, selon Dryzek (2000) et Habermas (1996), ces formes de communication plus spontanées ou identitaires doivent au final faire l’objet d’une justification rationnelle pour être légitimes. Bien que la discussion et le débat aient préséance sur le vote et sur la décision dans une démarche délibérative, les premiers peuvent servir de prélude aux seconds en les éclairant (Karlsson, 2012). Le vote peut aussi constituer une mesure permettant d’estimer le poids respectif de certains arguments et d’autres formes d’expression. Lors des discussions, les autorités et leurs représentants peuvent jouer le rôle de modérateur et d’animateur pour faire en sorte que les propos demeurent respectueux et que les discussions ne s’essoufflent pas. Pour établir un dialogue avec (et entre) les citoyens, les autorités peuvent recourir à divers mécanismes, comme les jurys ou panels de citoyens, les « conférences de consensus », les sondages délibératifs et la mise en oeuvre de « communautés de pratique ». Internet peut, là aussi, contribuer au déploiement de la participation citoyenne par le recours à des forums de discussion en ligne et autres plateformes d’expression et d’interaction propres à l’univers des médias sociaux.

Aux trois modes de participation proposés par Rowe et Fewer, nous en ajoutons un quatrième, la participation collaborative, selon lequel les autorités cherchent à mettre à contribution des citoyens et autres acteurs de la société sur la base de leurs compétences ou expériences, en vue de l’amélioration des politiques et des services (Noveck, 2004 , 2009). Bien qu’ayant des points communs avec la participation délibérative (par exemple, la réciprocité et la confiance entre les participants), la participation collaborative s’en distingue par sa mécanique et sa finalité. Plutôt que de viser la formation d’une opinion publique raisonnée, critique et nuancée, la participation collaborative s’inscrit dans le développement d’un capital de collaboration entre des acteurs détenant des compétences diverses. On ne cherche pas tant à amener des citoyens à dialoguer et à trouver des terrains d’entente, qu’à solliciter les connaissances spécialisées de certains d’entre eux en vue de trouver des solutions originales et concrètes à des problèmes complexes. La société est alors perçue comme un bassin d’experts disposés à collaborer et que les autorités ont intérêt à mobiliser. La participation collaborative repose sur les récentes théories de la gouvernance, en vertu desquelles les autorités ne détiennent pas les compétences internes nécessaires pour régler tous les problèmes complexes auxquels elles sont confrontées, d’où l’intérêt de solliciter les compétences disponibles, mais éparpillées dans la société (Preece et Shneiderman, 2009). Dans ce mode de participation, les autorités ne visent pas à entendre le maximum de personnes; elles cherchent plutôt à écouter les bonnes personnes. La qualité des participants prime donc sur la quantité alors que la solution prévaut sur la discussion (Noveck, 2003). La participation collaborative se focalise donc à la fois sur le thème et sur les participants. Bien que discrètes, les autorités n’y jouent pas moins un rôle clé, celui de repérer et de coordonner un réseau de collaborateurs intéressés et compétents. Elles gardent aussi les responsabilités de donneur d’ouvrage et de décideur ultime. Un des principaux défis des autorités consiste à repérer et à mobiliser des citoyens détenant des compétences particulières et à les faire travailler ensemble. Ces compétences peuvent être de nature formelle (par exemple, des connaissances techniques ou scientifiques) ou expérientielle (relatives à des expériences de vie) (Noveck, 2009). Différents mécanismes permettent de mobiliser des réseaux d’acteurs compétents, dont les communautés de pratique, la production participative (crowdsourcing), les hackathons[2] et la recherche ouverte en innovation (living labs). Ces mécanismes de participation peuvent mettre à profit Internet, en utilisant une fois de plus les médias sociaux pour faciliter la création de réseaux d’experts et de communautés d’intérêts et amener ces groupes informels à travailler ensemble à la définition et à la résolution de problèmes.

Ces quatre modes de participation, qui forment des types au sens wébérien du terme, serviront de cadre de référence pour l’analyse de nos matériaux. Cette typologie permet de mieux formuler au plan conceptuel une des principales thèses de cette recherche : si Internet apporte un souffle nouveau aux initiatives gouvernementales de participation citoyenne en matière de communication et de consultation publique, les autorités se montrent hésitantes à exploiter le potentiel interactif des récentes plateformes numériques en ligne, en particulier les forums, en vue de favoriser le dialogue avec les citoyens (participation délibérative) et leur collaboration (participation collaborative). La présente étude vise à faire ressortir les règles de conduite institutionnalisées (par exemple, le contrôle du message) qui poussent les autorités à privilégier la communication publique ou la consultation publique, et à négliger le potentiel délibératif et collaboratif des nouvelles plateformes interactives, en particulier les forums en ligne. Par règles de conduite institutionnalisées, nous entendons des normes spatio-temporellement étendues qui contribuent au maintien d’un système en orientant les conduites des acteurs (Giddens, 1984). Quant aux mécanismes de consultation, il faut les voir comme une matérialisation de ces règles à travers une utilisation récurrente de techniques et d’instruments. Parmi les principaux mécanismes de participation citoyenne, on retrouve la séance d’information, l’audience publique, le mémoire, le sondage par questionnaire et le forum. Enfin, les règles de conduite institutionnalisées ne représentent pas que des contraintes qui réduisent les options disponibles. Elles sont aussi habilitantes, comme le précise Giddens (1984), c’est-à-dire qu’elles rendent possibles et efficaces certaines actions nécessaires au fonctionnement politique et administratif de l’État. C’est ce que nous verrons après avoir présenté notre méthodologie.

2. Méthodologie

La province de Québec (Canada) est un terrain propice pour mettre en lumière les règles de conduite qui orientent les autorités dans le choix des mécanismes de participation citoyenne en ligne. Plusieurs organismes de juridiction provinciale ou municipale y mènent depuis quelques années des initiatives de participation en ligne. Une étude de cas multiples a été retenue pour cerner le caractère spatio-temporellement étendu de ces règles. Afin de repérer les initiatives gouvernementales de participation citoyenne qui constitueront notre échantillon, nous avons d’abord examiné, entre les mois de janvier et avril 2014, le contenu des sites Web de l’ensemble des municipalités québécoises de moyenne ou grande taille (plus de 10 000 habitants) et des sites des ministères provinciaux et autres organismes publics actifs en matière de participation citoyenne. Au terme de cet exercice de repérage, nous avons pu retracer et documenter 10 importantes initiatives gouvernementales de participation citoyenne en ligne ou hybride (en personne et en ligne) qui se sont déroulées entre 2010 et 2014 (voir tableau 1)[3].

Tableau 1

Initiatives gouvernementales de participation citoyenne à l’étude

Initiatives gouvernementales de participation citoyenne à l’étude

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Cette étape de repérage et de collecte a permis de recueillir des informations de caractère général sur les initiatives gouvernementales et de documenter le fonctionnement général des organismes publics les plus actifs en matière de participation citoyenne au Québec[4]. Elle a aussi permis de brosser un portrait sommaire des initiatives gouvernementales de participation citoyenne en ligne au Québec en montrant la mixité et la diversité des mécanismes de participation ainsi que la timidité des organismes publics dans l’animation des forums.

À l’examen des sites Web se sont ajoutés une trentaine d’entretiens semi directifs conduits entre avril et août 2014 auprès des personnes les plus engagées dans l’une ou l’autre des initiatives à l’étude, dont 3 élus, 10 gestionnaires, 7 coordonnateurs et 9 conseillers/animateurs. Les entretiens ont permis de cerner avec plus de précision le fonctionnement des organismes provinciaux et municipaux en matière de participation citoyenne ainsi que les raisons qui motivent ou freinent ces organismes dans l’utilisation de certains mécanismes de participation. Ayant eu accès au contenu de 5 forums sur 7, nous avons pu évaluer la qualité des interventions des participants.

Les entretiens et plusieurs documents ont fait l’objet d’une analyse thématique transversale (Paillé et Mucchielli, 2008 : 141-159), inspirée de la théorisation ancrée (Glaser et Strauss, 1967), afin de mettre au jour les règles de conduite spatio-temporellement étendues qui orientent l’utilisation des mécanismes de participation citoyenne en ligne par les organismes provinciaux et municipaux du Québec les plus actifs dans ce domaine. Parmi ces règles, notons le souci de neutralité et de rigueur méthodologique, la préservation de la réputation, l’unicité du message, la crédibilité du mécanisme et la qualité du contenu. Toujours en nous appuyant sur les propos de nos répondants, nous suggérons des leviers permettant de mieux exploiter le potentiel délibératif et collaboratif des forums.

3. Résultats

3. 1 Mixité et diversité des mécanismes de participation

Les mémoires, les séances d’information et les audiences publiques constituent, depuis plusieurs années, les principaux mécanismes de participation citoyenne auxquels ont recours les villes, les organismes publics provinciaux et les institutions politiques[5] au Québec. Or, l’utilisation de ces mécanismes soulève un problème de représentativité, comme le soulignent la majorité des répondants de l’étude. « C’est presque toujours des organismes, des professeurs et autres acteurs de la société civile qui déposent des mémoires » (Gestionnaire de l’Assemblée nationale). Quant aux séances d’information et aux audiences publiques, les jeunes adultes et les jeunes familles semblent briller par leur absence : « Notre participant moyen est un homme de 50 ans détenant un diplôme universitaire » (Gestionnaire d’un organisme provincial de consultation). On précise que « 90 % de ceux qui prennent le temps d’écrire des mémoires sont des groupes d’intérêt » (Coordonnateur du soutien aux commissions parlementaires à l’Assemblée nationale). Pour expliquer cette faible participation citoyenne, on invoque la lourdeur du processus de consultation traditionnelle avec audience et mémoire.

Afin d’atteindre un plus grand nombre de citoyens, l’Assemblée nationale et les organismes publics, y compris plusieurs municipalités, font appel à Internet. Les premières tentatives de participation citoyenne électronique au Québec consistent à mettre en ligne des mécanismes de consultation publique traditionnels. Par exemple, plusieurs organismes publics permettent désormais aux citoyens de déposer et d’accéder à des mémoires en ligne. Des municipalités et des organismes provinciaux, dont le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), offrent aussi l’accès par webdiffusion à des audiences publiques, en direct ou en différé. En abolissant la distance entre le lieu de résidence et celui de la consultation, Internet permet d’élargir l’auditoire : « Parfois, on a plus de gens qui écoutent nos audiences publiques sur le Web que de gens en salle » (Gestionnaire d’un organisme provincial). Dans certaines consultations publiques, le nombre d’auditeurs sur le Web dépasse de beaucoup celui des auditeurs en salle : « À chaque séance, c’est cinq à six mille personnes qu’on rejoint par le Web » (Coordonnatrice Web d’un organisme provincial). Depuis la réforme parlementaire de 2009, l’Assemblée nationale permet aux citoyens d’initier et de déposer en ligne des pétitions. En 2011-2012, le nombre total de signatures électroniques a dépassé celui des signatures papier (197 816 contre 191 502). Enfin, l’Assemblée nationale a « recours à la visioconférence afin de permettre à des personnes ne pouvant se déplacer lors des auditions parlementaires de se faire entendre » (Assemblée nationale, 2009 : 18). Ainsi, les initiatives gouvernementales québécoises de participation citoyenne en ligne visent, entre autres, à reproduire les mécanismes de consultation traditionnels dans l’univers du numérique (par exemple, webdiffusion, dépôt de mémoires en ligne et pétitions électroniques).

Internet contribue non seulement à la mixité du traditionnel et du virtuel, mais aussi à la diversification des mécanismes de participation. Aux séances d’information, audiences publiques, mémoires et pétitions s’ajoutent les commentaires, les questionnaires et les forums. Par exemple, depuis la réforme parlementaire de 2009 au Québec, il est possible de commenter par Internet tout projet de loi ou mandat soumis à (ou initié par) une commission parlementaire. Le questionnaire apparaît lui aussi comme une façon d’atteindre plus de citoyens. La proportion des participants qui choisissent le questionnaire augmente d’année en année pour des raisons de commodité. Il est en effet beaucoup plus simple de répondre à un questionnaire que de participer à une audience et d’y déposer un mémoire. Lors de la consultation publique en commission parlementaire spéciale « Mourir dans la dignité » (de mai 2010 à mars 2011), 6 779 personnes ont répondu à un questionnaire en ligne. C’est la plus importante participation citoyenne en nombre dans l’histoire de l’Assemblée nationale.

Comme le précisent plusieurs répondants, l’augmentation du nombre de citoyens participant aux consultations publiques ne résout pas les problèmes de représentativité et rend hasardeuse toute tentative de généralisation de leurs résultats à l’ensemble de la population. On invoque le nombre insuffisant de participants aux consultations publiques en ligne, leur recrutement volontaire (et donc non aléatoire) et le manque d’informations sur leur identité et leurs caractéristiques. Le caractère anonyme de certaines participations en ligne inquiète aussi des répondants. Pour l’un d’eux, il peut être difficile de savoir si « c’est la même personne qui a fait 10 fois le même commentaire ». Conscients de ces risques, les répondants ne rejettent pas pour autant l’utilité d’une participation citoyenne en ligne. Pour un élu municipal, cette participation permet de valider ce que l’on sait déjà :

La consultation en ligne c’est soit pour validation, soit pour nous alimenter pour d’autres choix dans le futur. On sait pas mal à l’avance vers où on s’en va. On a des conseils d’arrondissement très courus, on se fait interpeller sur nos courriels, notre Facebook.

Même son de cloche d’une conseillère en consultation publique dans une autre ville :

C’est rare qu’on découvre quelque chose de nouveau dans la consultation en ligne. Ça vient confirmer ce que l’on sait déjà.

Quant aux forums en ligne, différents organismes publics en ont fait l’expérience pour élaborer leurs politiques ou pour améliorer leurs services. Tel un groupe de discussion, ces forums permettent aux citoyens de formuler un commentaire et de réagir aux commentaires des autres, notamment en votant (pour ou contre). Plusieurs municipalités et la majorité des organismes provinciaux de l’étude utilisent aussi des médias sociaux grand public, en particulier Facebook et Twitter, pour informer le citoyen et pour être informés par celui-ci : « Ça fait beaucoup d’yeux partout sur le terrain » (Conseiller Web d’un organisme municipal). Enfin, Internet permet de diversifier le format des contributions des participants, lesquelles peuvent prendre la forme d’un message écrit ou sonore, d’une photo et d’une vidéo.

Si la mixité des mécanismes de participation citoyenne et leur diversité tendent à augmenter le nombre de participants et le format des contributions, cette augmentation ne se répercute pas dans l’intensité du dialogue et de la collaboration entre les organisations publiques et les citoyens. À l’instar de ce qui se fait ailleurs, les initiatives gouvernementales québécoises de participation citoyenne en ligne visent essentiellement à diffuser ou à recueillir des informations auprès de la population. Bien que de plus en plus d’organismes publics au Québec mettent en ligne des forums, lieux propices au dialogue et à la collaboration, ces organisations se montrent discrètes dans l’animation de ces plateformes, limitant leur intervention à en effectuer la modération pour veiller à ce que les conversations respectent certaines règles d’usage (nétiquette). Voyons de plus près les raisons qui font hésiter les organismes publics à dialoguer avec les citoyens et à obtenir leur collaboration.

3. 2 Des mécanismes de consultation publique bien ancrés

Une des raisons de cette hésitation tient à l’attachement des organismes publics (et des lobbies) aux mécanismes de consultation traditionnels qu’ils maîtrisent, en particulier la séance d’information, l’audience et le mémoire. C’est le cas des organismes les plus actifs en matière de consultation publique au Québec[6]. Les raisons de cet attachement sont diverses. Pour la majorité des répondants, les récents mécanismes de participation citoyenne en ligne, en particulier les commentaires, les questionnaires et les forums, apparaissent comme insuffisants pour constituer une démarche de participation complète. Ils sont vus comme un complément aux mécanismes de consultation traditionnelle. « Le mémoire est beaucoup plus complet que le questionnaire ou le commentaire puisqu’il permet de déployer l’argumentaire » et quand la personne vient présenter son mémoire, « on a droit à un exercice encore plus complet » (Gestionnaire d’un organisme municipal de consultation). L’attachement est donc fonction de la crédibilité accordée au mécanisme : « Le poids d’un questionnaire ou d’un commentaire en ligne est moindre qu’un mémoire produit par une organisation ou un groupe reconnu qui a pris le temps de le rédiger » (Gestionnaire d’un organisme provincial). L’influence du porteur du message ajoute à la crédibilité du mécanisme : « On n’attribue pas le même poids à une personne qu’à un organisme ou partenaire important » (Coordonnatrice de consultation publique d’un organisme provincial). La participation en ligne fait aussi craindre le noyautage par des groupes de pression : « avec 500 questions, tu peux noyauter le travail d’une commission » (Gestionnaire d’un organisme provincial).

L’attachement des organismes publics aux mécanismes de consultation traditionnels tient aussi au fait que ces organisations cherchent à garder la maîtrise du processus de participation qu’elles veulent le plus neutre et prévisible possible afin d’éviter les risques de dérapage. Cette crainte s’applique particulièrement au forum dont les animateurs (aussi appelés modérateurs) sont conviés à répondre à des questions et, parfois, à prendre position lors de discussions. Pour la majorité des répondants, les autorités sont là pour écouter ce que les gens ont à dire et non pour commenter ce qu’ils ont dit. Plusieurs répondants dépeignent la participation citoyenne, en particulier les consultations publiques, comme une démarche technique qui vise à recueillir des informations et à traiter celles-ci le plus objectivement possible. Ce principe de neutralité administrative guide d’ailleurs le fonctionnement du Service de la recherche à l’Assemblée nationale du Québec.

Le Service de recherche intervient dans à peu près toutes les étapes du mandat de consultation avec un souci de neutralité et d’objectivité. (…) C’est un défi de s’en tenir à notre rôle administratif. Toute commission parlementaire a un contenu politique.

Gestionnaire de l’Assemblée nationale

Le souci de neutralité se reflète aussi dans les mécanismes de participation en ligne privilégiés par les organismes publics québécois. Le questionnaire ou sondage est le mécanisme le plus utilisé par les municipalités et les organismes provinciaux pour consulter la population à distance. Lorsqu’ils font des consultations, ces organismes préfèrent les questions fermées aux questions ouvertes car elles permettent de limiter les réponses, de traiter celles-ci statistiquement et de diffuser rapidement les résultats.

Au début il y avait plus de questions ouvertes. La charge de travail pour les traiter était énorme. (…) Avec des questions fermées, il est plus facile d’avoir les données dans un fichier Excel et d’en extraire des graphiques. Le temps de l’analyse est réduit d’autant.

Coordonnateur du soutien aux commissions parlementaires

Alors que les questions fermées se prêtent à une analyse statistique qui conforte les autorités dans leur principe de neutralité, les questions ouvertes mettent dans l’embarras les équipes de recherche qui doivent procéder à une analyse qualitative des commentaires.

Quel commentaire gardé, quel élément doit-on faire ressortir? Si on prend 100 réponses ouvertes et on en écarte 10 : « Pourquoi vous écartez les 10 autres?». Il y a un travail qui est difficile à faire pour un service qui se veut neutre.

Gestionnaire de l’Assemblée nationale

3. 3 Une animation discrète des forums en ligne

Bien que de plus en plus utilisés par les organismes publics, les forums sont perçus par plusieurs répondants comme des lieux d’expression libre qui s’avèrent plus difficiles à contrôler et à analyser que les questionnaires et les mémoires. Malgré le contenu diffus et décousu de certains forums, les participants de ces plateformes interactives s’attendent à ce que les autorités et leurs représentants ne se contentent pas d’écouter. Comme le souligne un animateur de forum, les participants souhaitent que nous « répondions à leurs commentaires ou que nous relancions les discussions ». Or, les animateurs n’ont parfois ni les réponses, ni le pouvoir de répondre, ni le temps de s’en occuper. La majorité d’entre eux affirment vouloir rester discrets et ne pas avoir à trancher dans les débats ou à relancer ceux-ci. On suit avec intérêt les discussions, mais on interagit peu.

Si on se fait poser des questions, c’est là que c’est difficile parce que c’est une conversation qui s’engage. (…) On ne veut pas avoir à jouer à l’arbitre à l’intérieur du forum. (…) C’est pourquoi on n’allume pas les conversations. On doit sécuriser nos autorités. (…) On fait attention pour ne pas se mettre dans le trouble.

Responsable des communications d’un organisme provincial

En plus de mettre à l’épreuve la neutralité de l’État, le recours aux forums fait craindre une perte de contrôle, sur la place publique, du message et de l’image de l’organisme responsable de l’initiative. Les plus fortes résistances à l’utilisation des forums viennent des responsables des communications, tant municipaux que provinciaux. Préoccupés par l’unicité du message et par une gestion contrôlée des communications, ces responsables utilisent les médias sociaux pour diffuser des informations factuelles ou officielles plutôt que pour discuter avec les citoyens.

La direction des communications est le gardien de l’image ministérielle. Notre rôle, c’est d’être rassurant et de mettre en place les actions qui ne vont pas mettre dans le pétrin le ministre. (…) Les médias sociaux sont beaucoup utilisés comme un fil de presse ou d’actualités pour faire tourner nos informations. (…) Tout cela doit être coordonné pour s’assurer que les réponses qui sont données soient la même et la bonne (sic)

Responsable des communications d’un organisme provincial

L’hésitation à utiliser le potentiel d’interaction des forums ne tient pas qu’au désir des organismes de contrôler la démarche, le message et l’image. Elle peut aussi être liée à un déséquilibre entre les compétences des participants et celle des animateurs. Par exemple, à quelques reprises dans les deux forums les plus animés, les participants se sont montrés des experts plus aguerris que les employés qui les animaient. Alors que les participants peuvent être des spécialistes ou des citoyens avertis, la majorité des animateurs sont d’abord des conseillers en communication (6 sur 8).

Les gens qui prennent le temps de nous écrire un commentaire peuvent connaître beaucoup ça. (…) Il y a une profondeur dans les propos. (…) Nous sommes des gens de communication, pas des experts. (…) Ce ne sont pas les gens de communication qui peuvent répondre à ça.

Conseiller/animateur de forum

La majorité de ces conseillers affirment avoir appris « sur le tas » leur métier d’animateur tant au plan de la technique que du contenu.

On a eu dans le forum beaucoup de spécialistes, des gens très intéressés par le domaine. Ça été un défi, parce que on était en train d’apprendre en même temps qu’on le faisait.

Conseiller/animateur de forum

Les animateurs et leurs supérieurs se montrent particulièrement frileux quand il s’agit de répondre à des questions qui relèvent de décisions stratégiques ou de choix politiques.

Notre forum devenait de plus en plus une tribune aux considérations politiques, et ça faisait partie des raisons de sa fermeture.

Responsable des médias sociaux d’un organisme municipal

De l’avis de plusieurs animateurs, animer un forum en ligne peut être une opération non seulement délicate au plan politique mais demandant beaucoup d’efforts. « Parfois, il fallait suivre près d’une dizaine de discussions de front » (Conseiller/animateur de forum). Les participants peuvent aussi publier de longs textes : « Des fois on avait des romans avec plusieurs thématiques abordées. C’est long à traiter » (Conseiller/animateur de forum). Il n’est pas étonnant de constater que dans la majorité des forums étudiés (5 sur 7), le travail des animateurs consistait principalement à jouer le rôle de modérateurs pour empêcher la publication de propos jugés déplacés ou offensants, rôle qui s’est avéré discret puisque presqu’aucun commentaire n’a été jugé inapproprié par les animateurs interrogés. Quant aux deux forums à l’animation plus interactive, un seul a vu ses animateurs poser des questions pour relancer ou orienter les discussions. Dans la majorité des forums, une stratégie d’autogestion a prévalu, qui consistait à laisser les participants se réguler entre eux par leurs commentaires et par un système de votes déterminant la popularité des propos et leur ordre d’apparition. Or, « un forum sans animateur est un forum qui s’essouffle » (Conseiller/animateur de forum). Sans animation, précisent des répondants, les participants finissent par mettre en doute le sérieux de la démarche et perdre l’intérêt de participer. La qualité des propos peut en être affectée et donner lieu à des banalités peu inspirantes.

Les commentaires des participants devenaient de plus en plus redondants. (…) [Ç]a s’essoufflait. (…) Il faut dire que durant les derniers mois, nos réponses étaient simples. (…) C’était notre choix de laisser aller la plateforme.

Responsable des relations avec les médias d’un organisme municipal

3.4 Quelques pistes de réflexion pour une gestion des forums

Si un forum a besoin d’une animation active pour éviter l’essoufflement, de quelle façon les autorités doivent-elles animer ces plateformes pour permettre une participation citoyenne engagée de qualité? Chose certaine, la gestion des médias sociaux suppose une réponse rapide aux questions des citoyens. « On ne peut pas demander à quelqu’un d’animer et de valider chacune des phrases qu’il écrit », souligne le coordonnateur d’un forum. Afin de répondre rapidement, les organismes peuvent recourir à diverses techniques. L’une d’elles consiste à préparer à l’avance des réponses, que les animateurs nomment des « lignes », pour réagir à des commentaires qui reviennent de façon récurrente. Comme le précisent certains répondants, des répertoires et schémas de réponses peuvent être utiles pour les animateurs de forums et rassurants pour les gestionnaires qui les supervisent. Cependant, certains commentaires commandent une réponse personnalisée pour laquelle un répertoire de réponses préétablies se montre peu utile.

Une meilleure gestion des forums passe aussi par la précision des thèmes abordés. Tout comme les réponses, les questions peuvent être structurées de manière à orienter les propos des participants vers des problèmes concrets et des solutions pratiques. Plus la discussion est focalisée et structurée, plus elle est susceptible d’engendrer des propos de qualité (Bekkers 2004; Loukis et Wimmer, 2012), et plus il est aisé de repérer les éléments d’information pertinents à traiter. L’importance de bien orienter les discussions trouve écho auprès de certains répondants.

Lancer des grandes questions en l’air, comme on l’a fait, on reste dans les banalités. (…) Si l’on veut que les gens nous fournissent du contenu utile et utilisable, il faut leur amener un problème précis et concret. Autrement ça part dans tous les sens. (…) Si c’était à refaire, j’aurais ciblé dès le départ des thèmes plus précis.

Élu provincial

Certains thèmes suscitent plus d’intérêt que d’autres. « Plus on est proche des gens, plus ça parle au monde » (Élu provincial). Comme l’affirment des répondants, alors que les projets liés à l’aménagement urbain, aux services publics et aux impacts environnementaux suscitent l’intérêt de la population, les politiques publiques intéressent peu le citoyen ordinaire. Une autre façon d’éveiller l’intérêt des citoyens pour les politiques publiques consiste à donner une place aux politiciens dans l’animation des forums. Un rôle d’animation même minime rempli par un politicien peut avoir un effet significatif sur la participation.

Cette année-là, c’est le ministre qui lançait les questions dans le Forum. (…) C’est l’année où on a eu le plus grand achalandage. Près de 15 000 personnes. Les autres années tournaient autour de 2 à 5 000.

Comme nous l’avons vu, les animateurs d’un forum n’ont souvent pas la compétence ou le pouvoir de répondre à un commentaire ou d’engager le débat. Pour gérer efficacement leur forum, ainsi que le soutiennent des répondants, ils doivent compter sur un réseau de collaborateurs internes, sans avoir à passer par les voies hiérarchiques. Cette collaboration a, entre autres, pris la forme d’une petite équipe qui a accompagné l’animateur d’un des deux forums actifs dans ses interventions au quotidien. La collaboration interne peut aussi prendre la forme d’un réseau de contacts que mobilise au besoin l’animateur afin de mettre à contribution divers experts ou décideurs dans l’organisation.

Parfois, on devait passer par nos départements d’ingénierie, d’exploitation ou de planification ou par notre service à la clientèle pour pouvoir répondre. J’ai mes points de contact dans l’organisation. (…) Ça me permettait d’aller plus en profondeur sur certaines questions de notre clientèle.

Des collaborations externes avec des experts non gouvernementaux peuvent aussi se révéler utiles pour solutionner des problèmes complexes auxquels l’État fait face (Noveck, 2004, 2009). La tenue de deux forums sur lesquels s’est penchée la présente étude, portant l’un sur les transports collectifs et l’autre sur le gouvernement ouvert, a permis à des experts d’échanger des idées suffisamment longtemps entre eux pour constituer des communautés virtuelles et susciter chez ces dernières le désir de participer à la recherche de solutions. De l’avis de certains répondants, la qualité des collaborateurs est plus importante que leur nombre.

Le forum de discussion n’a peut-être rejoint qu’une communauté de 300 personnes, mais ce sont 300 bonnes. (…) Ça ne cherchait pas à être grand public. Je cherchais des leaders et des spécialistes du domaine.

Conseiller à l’animation

Cependant, des répondants regrettent que les communautés virtuelles n’aient pas survécu à l’initiative gouvernementale qui les avaient créées. Selon eux, les autorités perdent un capital de collaboration utile pour de futures réflexions et décisions. En revanche, comme le suggère Bekkers (2004), les autorités peuvent miser sur des communautés virtuelles déjà constituées, économisant ainsi sur les coûts de démarrage.

4. Discussion

La présente étude jette un éclairage original sur les conditions organisationnelles de la participation citoyenne en ligne. Cette originalité réside notamment dans la mise en lumière d’un ensemble de règles de conduite qui orientent les pratiques gouvernementales en matière de participation citoyenne, à savoir le souci de neutralité et de rigueur méthodologique, la préservation de l’image et de l’unicité du message, la crédibilité du mécanisme et la qualité du contenu. Ces règles bien ancrées dans le fonctionnement des organisations publiques amènent celles-ci à privilégier une gestion hiérarchique des mécanismes de participation citoyenne. Elles incitent aussi les organisations publiques à jouer de prudence avec les plateformes de participation interactive, en particulier les forums, en sous-exploitant volontairement leur potentiel délibératif et collaboratif. Imprévisibles et déstabilisants, les forums mettent à rude épreuve les règles bureaucratiques des organisations publiques, particulièrement lors de l’animation de ces plateformes.

Par ailleurs, l’étude montre qu’Internet a contribué à la consolidation des mécanismes de communication et de consultation publiques, et ce de deux façons différentes : d’une part, par une conversion numérique des mécanismes traditionnels (par exemple, webdiffusion des séances d’information et des audiences, mémoire en ligne et pétition électronique) et, d’autre part, par une diversification des mécanismes de participation (par exemple, questionnaires ou sondages, commentaires et forums). Du point de vue de la communication et de la consultation publiques, Internet offre des avantages indéniables, dont la possibilité pour les autorités de diffuser et de recueillir de l’information à faible coût auprès des citoyens. Il permet aussi aux citoyens de s’informer et de s’exprimer sans avoir à se déplacer.

La diversification des mécanismes de participation citoyenne ne semble pas avoir affecté l’importance accordée aux mécanismes de participation traditionnels, en particulier les séances, les audiences et les mémoires. Pour les autorités, ces mécanismes donnent accès à un contenu de qualité à l’intérieur d’une démarche planifiée et ordonnée. Quant aux nouveaux mécanismes de participation en ligne, en particulier les commentaires, les questionnaires et les forums, ils sont vus comme des compléments intéressants en ce qu’ils permettent de valider ce que les autorités savent déjà ou de justifier ce qu’elles entendent faire.

Si le recours à des forums par les autorités québécoises est de plus en plus fréquent, l’animation de ces plateformes demeure timide. Pourtant, un forum sans animation a tendance à s’essouffler; les discussions s’espacent et la pertinence des propos va en diminuant. Afin de mieux exploiter le potentiel interactif des forums, l’étude propose divers leviers, notamment la structuration des réponses et des thèmes, la participation accrue des politiciens et l’instauration de réseaux de collaborateurs, internes ou externes. Si les réseaux de collaborateurs apparaissent comme un levier particulièrement stratégique, leur mise en place ne va pas de soi pour les organisations publiques. Pour ce faire, celles-ci doivent intégrer à leur fonctionnement hiérarchique des règles propres à une autre logique, celle du réseau. Habituées à exercer le rôle de gardien de l’information, les organisations publiques doivent aussi jouer celui de diffuseur et d’entremetteur afin de s’assurer de la fluidité des communications entre des agents compétents (experts, décideurs, citoyens avertis), sans avoir à passer par les voies hiérarchiques et par diverses étapes de vérification et d’autorisation. Un assouplissement des règles bureaucratiques s’avère nécessaire pour assurer la fluidité des échanges et la rapidité des interventions. Cet assouplissement peut aussi être requis au moment de la conception des mécanismes de participation citoyenne. Par exemple, lors de la conception d’un des forums, l’organisme responsable a dû entreprendre de multiples démarches administratives avant de se voir accorder l’autorisation de mettre en ligne son forum, lequel se démarquait des normes gouvernementales en vigueur notamment au plan de son rendu visuel.

On ne voulait pas avoir les en-têtes et pieds de page des sites gouvernementaux. (…) On veut parler à des jeunes et si on fait trop formel ou gouvernemental, ils vont virer de bord. Ça prend un site le fun.

Gestionnaire d’un organisme provincial

Cet assouplissement réglementaire souhaité ne signifie pas pour autant une absence d’encadrement, au contraire. Les autorités ont intérêt à donner une direction claire à leur initiative de participation citoyenne afin d’orienter les commentaires, les discussions et les propositions vers des thèmes pertinents et des problèmes précis. Ainsi, elles auront plus de facilité à suivre et à analyser les propos des citoyens.

S’appuyant sur des règles administratives bien établies, plusieurs autorités publiques au Québec, incluant les municipalités, maîtrisent avec efficacité les mécanismes de communication ou de consultation publique. Cependant, ces règles se montrent peu efficaces, voire contraignantes, quand il s’agit de participation délibérative ou collaborative. L’assouplissement de certaines de ces règles et l’ajout de nouvelles s’avèrent nécessaires si les autorités souhaitent mieux exploiter le potentiel délibératif et collaboratif des plateformes interactives de participation citoyenne, en particulier les forums. En même temps, les autorités ne peuvent se passer des règles administratives en vigueur qui confèrent une certaine qualité et neutralité aux mécanismes de participation citoyenne et, donc, au processus démocratique. Or, ce dualisme représente un important défi de gouvernance pour les autorités, celui de trouver le bon dosage de formalisme par le haut et de flexibilité par le bas dans la gestion des mécanismes de participation citoyenne. Une chose est sûre, les autorités devront désormais compter non seulement sur l’efficacité de la hiérarchie pour informer et consulter les citoyens, mais aussi sur la flexibilité du réseau si elles veulent engager un véritable dialogue avec ceux-ci et obtenir leur collaboration dans la recherche de propositions acceptables. L’idée d’une gouvernance hybride constitue un terreau des plus intéressants pour de futures recherches sur les mécanismes de participation citoyenne à l’ère du numérique.