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Avec cet ouvrage, Frédéric Parent propose ce qu’il appelle une « étude ethnologique » d’une communauté rurale située aux confins de la Beauce et de la région Centre du Québec. Après un chapitre de considérations méthodologiques, l’auteur consacre un chapitre à l’histoire de cette collectivité qu’il qualifie de « colonisée », mais il montre à travers une histoire divisée en trois grandes périodes comment elle devient progressivement en mesure d’aménager son avenir selon le modèle du développement endogène. Les deux chapitres suivants nous amènent au coeur de la « civilisation familiale paroissiale », soit une société locale dont l’Église, la religion et les liens de parenté sont, si on peut dire, les acteurs principaux. Deux autres chapitres décrivant la dynamique économique et politique locale complètent l’ouvrage. Les principales dimensions de l’étude, qui nous a semblé plus sociologique qu’ethnographique, d’une communauté locale se trouvent traitées en profondeur. Tout en étant détaillé, le propos ne traîne pas en longueur; il est à la fois riche et bien circonscrit.

La monographie a connu une longue histoire au Québec, de Gauldrée-Boileau à Léon Gérin et jusqu’aux anthropologues américains venus ici étudier une folk society. L’étude de Saint-Denis de Kamouraska par Horace Miner, élève de Robert Redfield, est un classique du genre, comme celles réalisées par les Québécois Marcel Rioux, Gérald Fortin et nos premiers anthropologues spécialistes des autochtones (Marc-Adélard Tremblay, Paul Charest, etc.), et jusqu’à Douceville de Colette Moreux. On pensait peut-être ce genre révolu, alors qu’il peut nous apporter une connaissance fine et profonde des dynamiques sociales. D’autres méthodes sont devenues à la mode grâce à la disponibilité de diverses statistiques sociales mesurées sur des ensembles assez petits. Le pari est tenu et comme en témoigne le grand connaisseur de la sociologie québécoise qu’est Marcel Fournier dans sa préface, la monographie de « Lancaster » réussit à se placer dans cette impressionnante lignée des grandes monographiques sociologiques québécoises.

Il fallait donc une certaine dose de témérité de la part de Parent pour s’inscrire dans une tradition sociologique qui semblait en voie de disparition et ce, dans un contexte où les informations, outre celles d’une observation participante portant sur un seul village, sont beaucoup plus nombreuses de nos jours et accessibles au bout des doigts grâce aux banques de données géoréférencées disponibles sur Internet.

La monographie de Lancaster me semble passablement différente de ses illustres devancières au sens où l’analyse des rapports sociaux locaux tant dans le domaine culturel qu’économique est enrichie des connaissances plus globales ou générales de l’auteur. C’est un peu comme si celui-ci était conscient que ses observations locales ne pouvaient se comprendre d’elles-mêmes. Pour les rendre intelligibles, il porte à notre attention les connaissances sociologiques accumulées. Ce recours à la littérature était-il vraiment nécessaire, dans la mesure où la monographie doit nous amener à comprendre le mode d’expression locale de ces déterminants plus globaux?

Cela semble toutefois un avantage décisif lorsque l’auteur propose ce qui est le plus souvent escamoté dans les autres monographies, soit l’analyse de la dynamique économique locale et celle de la dynamique de la gouvernance locale. Sur le plan économique, la production agricole, une composante importante de l’économie locale est plutôt bien expliquée. Mais cela tient au fait que l’auteur rappelle des mécanismes classiques de l’agriculture québécoise, comme la gestion de l’offre et les quotas laitiers : des processus qui rendent compte de la dynamique agricole locale mais qui resteraient incompréhensibles par une observation strictement locale.

Un point fort de cette monographie, et qui la différencie des monographies classiques, concerne ce que j’appelle la gouvernance locale, soit les rapports sociaux qui se nouent autour des prises de décision concernant les affaires locales, en prenant en compte la place et le rôle des acteurs sociaux en présence. L’analyse de cette dynamique sociopolitique est particulièrement éclairante, notamment pour la mise en évidence des liens forts qui existent entre les acteurs économiques dominants et les acteurs politiques locaux, et des effets déterminants, bien qu’invisibles à première vue, exercés par les liens de parenté sur la possibilité de se faire élire ou non au conseil municipal ou à d’autres niveaux de pouvoir. Si j’ai bien aimé la pertinence et la finesse de son analyse sur ce point, je ne suis pas certain que l’auteur lève entièrement, comme l’avance son préfacier, « le voile sur un mystère, celui de la grande région de Québec, qui, majoritairement rurale, a tendance à voter “ conservateur ” ». Celui-ci poursuit ainsi (et là je suis d’accord) :

Le Québec rural que découvre Frédéric Parent est une société qu’il qualifie de « tranquille », à la suite du politologue Pierre Drouilly, et qui après avoir traversé la période très agitée de la Révolution tranquille, a dû, depuis les années 1980, s’adapter, non sans résister, à tout un ensemble de changements liés aux politiques de régionalisation qui se traduisent, au plan local, par une plus grande intervention de l’État. Si « conservatisme » il y a c’est principalement dans l’opposition qu’une partie de la population manifeste à une telle intervention de l’État.

Marcel Fournier dans la préface, p. XII

Il ne faut pas confondre la résistance à une plus grande intervention de l’État avec le conservatisme qui se méfie de l’État et qui milite pour l’entreprenariat individuel et une certaine forme d’auto-organisation hors de la contrainte étatique. Personnellement, je pense qu’on a affaire ici à une différence entre ruraux et urbains : alors que le développement socio-économique repose pour les ruraux sur une capacité d’exercer ses responsabilités sociales et citoyennes, pour les urbains, il reposerait plutôt sur une capacité d’exercer ses droits comme individu et comme citoyen. On peut penser que les rapports de propriété sont en cause ici, et ils déterminent les visions du monde selon qu’on a accès ou non à la propriété, ce qui est généralement le cas des ruraux.

La grande question que pose la monographie est celle de la généralisation des connaissances mises au jour par l’étude d’un cas particulier à l’ensemble des collectivités comparables à celle retenue pour l’étude monographique. Les dynamiques socio-économiques propres à la communauté de Lancaster (mais on pense aussi à des villages de la haute Beauce ou de Lotbinière) se retrouvent-elles ailleurs, dans des villages de même configuration? Les partisans de la monographie en sont fortement convaincus. Comme disait un de mes professeurs : « Quand on a vu un paysan, on les a tous vus », ce qu’on pourrait paraphraser ainsi : « Quand on a vu un village, on les a tous vus ». Comme Parent, je me range du côté de celles et ceux qui pensent que la monographie, si elle est réussie, offre un fort potentiel d’intelligibilité des réalités sociales. La monographie de Lancaster nous apporte une grande connaissance du Québec rural dont un trait caractéristique est d’être constitué de collectivités de petite taille comme celle étudiée par Frédéric Parent. Cet ouvrage s’impose comme lecture nécessaire pour qui veut comprendre la ruralité québécoise.