Corps de l’article

En 2001, l’Assemblée nationale du Québec adoptait la loi 169 qui modifiait le Code des professions en permettant aux membres des ordres professionnels d’exercer leurs activités professionnelles au sein d’une société en nom collectif ou d’une société par actions : il s’agissait d’une loi cadre qui octroyait aux ordres professionnels le soin d’autoriser et d’encadrer l’exercice de leur profession en société. Il faudra attendre 2003 avant qu’un premier ordre professionnel, les comptables agréés, se prévale des nouvelles dispositions du Code des professions. Il sera suivi par les avocats, en 2004. Depuis, de nombreux ordres professionnels ont fait adopter un règlement autorisant l’exercice de leur profession en société. Au 31 mars 2017, 28 des 46 ordres professionnels avaient adopté un tel règlement (Office des professions, 2017).

Bien que les médecins aient dû attendre jusqu’en 2007 avant d’obtenir le droit d’exercer leur profession en société, en 2017, ils constituaient le groupe le plus susceptible d’exercer sa profession en société. Selon les chiffres de l’Office des professions du Québec (2017), 12 990 des 23 030 membres inscrits au tableau du Collège des médecins exerçaient en société en 2017, soit un peu plus de 56 % d’entre eux. Ces médecins représentaient près du tiers (32 %) de l’ensemble des membres d’un ordre professionnel exerçant en société. À titre de comparaison, les comptables agréés et les avocats, qui occupaient les deuxième et troisième rangs parmi les professions comptant le plus de membres exerçant en société, comptaient respectivement pour 19 % et 18 % du total des professionnels exerçant en société. Au sein de ces professions, la proportion de membres exerçant en société s’établissait à 20 % chez les comptables agréés et 28 % chez les avocats.

L’incorporation des médecins a fait l’objet de nombreuses critiques en raison des avantages fiscaux qu’elle procure aux médecins et des pertes de revenus conséquentes qu’elle engendre pour l’État. Dans un mémoire de maîtrise déposé au Département de philosophie de l’Université de Montréal, Guillaume Bélec (2017) se questionne notamment sur les problèmes d’équité soulevés par ce type de pratique. Selon lui, « [e]n permettant l’abaissement du taux effectif d’imposition chez des professionnels bien situés dans l’échelle socio-économique, l’incorporation contrevient notamment à des principes de capacité de payer et à son interprétation possible du sacrifice légal » (Bélec, 2017 : i). Cette préoccupation est partagée par certains spécialistes de la comptabilité et de la fiscalité qui remettent en question la valeur et la pertinence de cette pratique sur le plan éthique (Lafontaine, 2016). En outre, ce sont des arguments semblables qui étaient mobilisés par la Coalition Avenir Québec lorsqu’elle demandait, en 2016, que le gouvernement mette un terme à l’incorporation des médecins, alléguant qu’il pourrait ainsi récupérer 150 millions de dollars qui échappent annuellement aux coffres de l’État et les réinvestir dans les soins de santé et de services sociaux.

La présente note de recherche s’inscrit dans le sillage des réflexions sur l’incorporation des médecins et vise à mieux comprendre la dynamique de l’incorporation chez ce groupe professionnel au Québec. S’appuyant sur les données des recensements de 1996, 2006 et 2016, elle s’intéresse à deux des avantages de l’incorporation, soit l’impôt différé et le fractionnement du revenu avec des membres de la famille ayant atteint l’âge de la majorité, plus spécifiquement les conjoints. De manière plus précise, elle examine le taux de prévalence et les modalités de l’incorporation chez les médecins et explore les conséquences de cette pratique sur leur revenu déclaré et celui de leur conjoint. Elle trouve sa pertinence dans le contexte du débat en cours sur la rémunération des médecins au Québec et, plus largement, des réflexions sur les élites économiques contemporaines et leur rapport à la fiscalité.

L’incorporation

C’est en 2007 que les médecins ont obtenu l’autorisation d’exercer leur profession en société, avec l’entrée en vigueur du Règlement sur l’exercice de la profession médicale (Ménard, 2012). Cette autorisation était obtenue après avoir été refusée dans un premier temps, en 2003. Ce règlement permet l’exercice de la profession au sein d’une Société en nom collectif à responsabilité limitée (S.E.N.C.R.L.) ou d’une société par actions (S.P.A) et énonce les conditions qui doivent être respectées pour ce faire.

D’entrée de jeu, soulignons que le règlement précise que la société doit spécifiquement être constituée aux fins de l’exercice de la profession médicale. Cela n’empêche pas l’exercice d’activités accessoires ou connexes, mais celles-ci doivent découler de l’activité principale et lui demeurer secondaires en matière d’efforts, d’investissements requis ou de revenus générés (Ménard, 2012). À cette fin, le médecin qui désire s’incorporer doit présenter une déclaration de renseignements indiquant la nature des activités qui s’exercent au sein de la société afin d’obtenir l’autorisation du Collège des médecins ; ces renseignements doivent être mis à jour annuellement.

En outre, le règlement énonce les exigences quant à la détention des actions ou des parts sociales de la société ainsi que des droits de vote qui peuvent y être attachés. Concernant les droits de vote, le règlement stipule que :

La totalité des droits de vote rattachés aux actions ou aux parts sociales de la société est détenue : soit par au moins un médecin, soit par une personne morale, une fiducie ou une entreprise dont les droits de vote rattachés aux actions ou aux parts sociales sont détenus en totalité par au moins un médecin, soit à la fois par des personnes, fiducies ou entreprises visées.

Collège des médecins, 2007, p. 7

S’agissant des actions et des parts sociales, le règlement indique que « le conjoint, des parents ou alliés d’un médecin détenant les droits [de vote] » (Collège des médecins, 2007 p. 7) peuvent détenir des actions sans droit de vote de la société. Dans Questions-réponses sur l’exercice en société, le Collège précise que les parents sont « toutes les personnes unies à une autre par un lien de parenté, c’est-à-dire les personnes de la famille du médecin associé ou actionnaire dans la société (ex. : père, mère, frère, soeur, enfant, oncle, tante, etc.) » (Collège des médecins, 2020, question 8). Les alliés sont, quant à eux, « les personnes unies par alliance ; l’alliance étant le lien civil que le mariage fait naître entre chacun des époux et les parents de l’autre, c’est-à-dire les personnes comprises dans la famille du conjoint d’un médecin associé ou actionnaire dans la société » (Collège des médecins, 2020, question 8). Il est par ailleurs précisé que « le Collège des médecins entend appliquer le Règlement sur l’exercice de la profession médicale en société de façon à permettre au conjoint de fait d’un médecin de détenir des actions ou des parts sociales sans droit de vote dans la société » et que « la parenté du conjoint de fait peut aussi détenir des actions ou des parts sociales sans droit de vote dans la société » (Collège des médecins, 2020, question 9).

Malgré l’exercice de la profession médicale en société, la responsabilité du médecin découlant de sa propre faute professionnelle est maintenue. À cet égard, le Collège précise ce qui suit :

L’exercice de la profession médicale en société ne change rien pour le public et n’affecte en rien le pouvoir de contrôle et de surveillance exercé par le Collège auprès de ses membres. Les règles déontologiques et civiles demeurent les mêmes, de sorte que ni les recours civils ni les recours déontologiques n’en sont affectés.

Collège des médecins, 2020, question 40

Avantages de l’incorporation sur le plan fiscal

L’incorporation d’une pratique médicale ne modifie en rien l’exercice de la médecine, pas plus qu’elle ne modifie les modes de rémunération ou de facturation. Selon Martel (2006), il ne s’agit que de la mise sur pied d’une structure légale distincte du médecin et qui lui permet d’économiser de l’impôt, ce que reconnaît ouvertement le Collège des médecins lorsqu’il souligne que « les avantages de l’exercice de la profession médicale en société sont essentiellement d’ordre fiscaux et organisationnels » (Collège des médecins, 2020, question 39).

Le médecin dont la pratique est incorporée n’est pas rémunéré directement par la Régie de l’assurance maladie du Québec (RAMQ), à la différence de celui dont la pratique n’est pas incorporée. C’est plutôt sa société professionnelle qui, après facturation à la RAMQ, reçoit les honoraires professionnels : elle rémunère ensuite le médecin, qui est un employé salarié de la compagnie. L’avantage de l’incorporation réside dans l’écart entre les revenus de la compagnie et la rémunération qu’elle octroie au médecin. Rappelons que le taux d’imposition des entreprises est inférieur à celui des particuliers et que celles-ci peuvent bénéficier, sur une partie de leurs revenus annuels, de la déduction d’impôt accordée aux petites entreprises[1] (Martel, 2006). Bref, le salaire que s’octroie le médecin à partir de sa compagnie sera imposé au taux des particuliers, alors que les sommes qu’il ne se versera pas le seront au taux des petites entreprises. Pour illustrer l’avantage fiscal de l’incorporation, Martel (2006) donne l’exemple d’un médecin qui a des revenus de profession de 250 000 $ et qui estime à 175 000 $ le revenu nécessaire pour couvrir les dépenses courantes pour sa pratique et son usage personnel, incluant les impôts. Le calcul est fait en 2006, aux taux d’imposition qui étaient alors en vigueur[2]. Les résultats de la simulation sont présentés au tableau 1. Ceux-ci montrent que les fonds inutilisés (75 000 $) laissés dans la compagnie plutôt que versés en salaire permettent de bénéficier de fonds supplémentaires de l’ordre de 19 635 $. C’est l’utilisation de ces fonds supplémentaires qui s’avère profitable. Selon Martel (2006), il existerait trois stratégies principales d’utilisation de ces fonds : le report d’impôts, le fractionnement du revenu et la constitution d’un régime de retraite individuel.

Tableau 1

Simulation

Simulation
Source : Martel, 2006, p. 38

-> Voir la liste des tableaux

Le report d’impôt permet au médecin de reporter le versement d’une somme au moment où ses revenus seront moins importants – et donc où son taux d’imposition personnel sera moindre (à la retraite par exemple) – mais aussi de la faire fructifier entretemps, par exemple en achetant différents outils de placement financier ou mobilier, ou encore de l’équipement médical (Martel, 2006). Si, à l’instar d’un REER, le report d’impôt cesse lorsque l’argent est distribué au médecin, celui-ci bénéficie néanmoins d’une grande souplesse dans sa rémunération, laquelle peut être versée sous forme de salaire ou de dividende. Rappelons à cet égard que, de manière générale, les dividendes sont moins imposés que les salaires, cependant qu’ils ne donnent pas droit à certains avantages comme le congé parental et la rente du Régime des rentes du Québec (Ménard et Gamache, 2017; Martel, 2006). En somme, comme l’indique Lafontaine (2016, p. 3), « le report d’impôt n’est pas une économie franche, mais permet de générer la facture d’impôt plus tard dans le temps et de conserver les sommes investies, entre-temps, pour en dégager des rendements ».

Le fractionnement du revenu consiste à distribuer les revenus de la société par actions entre les membres majeurs de la famille de l’actionnaire. Cela peut se faire par le biais de versements de salaire, de bonis, d’émission d’actions ou le paiement de dividendes. Cette stratégie permet de réduire les revenus de la personne qui paie le plus haut taux d’imposition et d’augmenter ceux des personnes dont le taux est le plus bas. Dans un fascicule visant à sensibiliser les médecins aux bénéfices que peut procurer l’incorporation de leur pratique, Drouin (2010) illustre les économies d’impôts potentielles qui peuvent être réalisées grâce à l’emploi de cette stratégie fiscale. Prenant le cas d’un médecin qui attribue 135 000 $ de son revenu à son conjoint ayant un revenu de 35 000 $ et à deux enfants majeurs ayant respectivement un revenu de 5 000 $ et un revenu nul, Drouin montre que 19 000 $ peuvent ainsi être économisés annuellement. Il ajoute au passage que ces économies, générées au fil des ans, peuvent rapporter des revenus supplémentaires et bénéficier de l’intérêt cumulé pour autant qu’elles soient investies. Cette stratégie n’est toutefois pas toujours possible pour les médecins attendu leur situation familiale, et notamment en raison du revenu du conjoint : plus celui-ci est élevé, moins le bénéfice du fractionnement est important ; il peut même être plus coûteux lorsqu’il excède celui du médecin. La présence d’enfants, l’âge et le revenu de ceux-ci sont également des variables importantes. Pour que le fractionnement soit possible, les enfants doivent non seulement être majeurs, mais bénéficier de revenus peu élevés. Si cette condition est susceptible d’être remplie par les médecins plus âgés, elle l’est moins pour les plus jeunes. Notons cependant qu’il est possible d’embaucher des enfants mineurs aptes à travailler et de leur verser un salaire raisonnable pour divers services administratifs et de secrétariat essentiels à la gestion de l’entreprise ou de la pratique[3] (Martel, 2006).

La constitution d’un régime de retraite individuel (RRI) est une troisième stratégie d’utilisation des fonds inutilisés. À l’instar d’un régime de retraite collectif, un RRI est un régime de retraite à prestations déterminées que la société professionnelle peut établir en faveur du médecin dont la pratique est incorporée, de façon complémentaire à ses placements REER. Selon Martel (2006), il s’agit d’un véhicule financier très intéressant, non disponible pour les travailleurs autonomes qui ne sont pas incorporés. Les sommes maximales annuelles autorisées aux fins d’un dépôt dans un RRI font l’objet de calculs actuariels complexes, mais sont généralement supérieures aux cotisations maximales d’un REER, surtout à l’approche de la retraite. Le principe d’un RRI est assez simple : en tant que prestataire et bénéficiaire, le médecin s’engage, pour une durée déterminée, à y verser annuellement une somme d’argent entièrement déductible de ses revenus personnels et professionnels. Cette somme croît à l’abri de l’impôt. À la retraite, le médecin peut retirer des sommes d’argent de son RRI, qui seront imposées de la même façon qu’un REER.

L’incorporation n’est pas toujours profitable

L’incorporation comporte des coûts importants[4] pour le médecin et n’est pas toujours profitable. Selon Lafontaine (2016) et Ménard (2015), l’un des principes de base du système d’imposition est que le montant d’impôt à payer sur une somme donnée doit être sensiblement le même, peu importe la structure fiscale. Ainsi, il ne devrait en théorie résulter aucun avantage ou inconvénient relativement au taux d’impôt payé, que le revenu soit gagné directement par un particulier ou qu’il le soit indirectement par une entreprise. En pratique, par contre, il existe des différences selon la stratégie adoptée. Comme l’indique Ménard (2015), le professionnel qui choisit de gagner son revenu par l’entremise d’une société et de retirer immédiatement toutes les liquidités de la société en sa faveur est défavorisé, payant au final un peu plus d’impôt que celui qui gagne son revenu directement. En fait, pour que l’incorporation soit intéressante, il faut que le médecin soit en mode épargne et en mesure d’accumuler des actifs hors REER suffisamment importants (Santé inc., 2012). À défaut, ou parallèlement, il doit avoir un conjoint ou un enfant à charge avec qui fractionner son revenu.

La constitution en société ne convient donc pas à tous les médecins (Ménard, 2011; Santé inc., 2012). Elle serait peu souhaitable sur le plan fiscal lorsque le médecin est en début de carrière ou en fin de carrière. En début de carrière, le médecin est non seulement susceptible d’être aux prises avec des dettes d’études, mais aussi de faire face à des dépenses d’installation importantes qui exigent un revenu élevé. En outre, n’ayant pas encore d’enfants majeurs, les possibilités de fractionner son revenu avec des membres de sa famille sont limitées. En fin de carrière, c’est plutôt la durée écourtée pendant laquelle faire fructifier ses actifs au sein de la société qui rend l’opération moins intéressante.

Le fractionnement du revenu avec un conjoint ne peut pas toujours se concrétiser pour les médecins. De fait, comme l’ont montré Côté, Fleury et Mercure (2019), les médecins de famille font de plus en plus partie d’un couple dont les deux conjoints travaillent et marqué par une forte homogamie. En guise d’illustration, notons qu’en 2011, 27 % des hommes et 41 % des femmes médecins étaient en couple avec une personne occupant un poste de cadre ou de professionnel. Si, chez les plus jeunes générations, cette proportion semble diminuer chez les femmes, elle tend au contraire à s’accentuer chez les hommes : en 2011, seulement 22 % des hommes âgés de 50 ans et plus étaient en couple avec une cadre ou une professionnelle en regard de près de 39 % des hommes de 25 à 34 ans. En somme, si l’incorporation de la pratique médicale permet effectivement au médecin d’attribuer une partie de son revenu à son conjoint, il s’avère que cela est de moins en moins intéressant d’un point de vue fiscal, attendu que le revenu personnel du conjoint est souvent trop élevé.

Source des données et méthodologie

Notre analyse des pratiques et des effets de l’incorporation sur le revenu déclaré des médecins spécialistes et des médecins de famille au Québec s’appuie sur les données québécoises des recensements canadiens de 1996, 2006 et 2016, seules données actuellement disponibles permettant d’examiner avec des effectifs fiables les pratiques fiscales des médecins du Québec[5]. Elles contiennent des informations sur le statut d’emploi de l’individu, la composition et la valeur de ses revenus et de ceux du conjoint. Reconduit régulièrement, le recensement permet de documenter les changements induits par l’incorporation des médecins.

Le taux de prévalence de l’incorporation est calculé pour l’ensemble des médecins spécialistes et des médecins de famille âgés de 25 à 64 ans qui résidaient au Québec au moment du recensement. L’analyse des effets de l’incorporation sur le revenu des médecins et celui de leur conjoint est pour sa part réalisée uniquement pour les médecins vivant en couple (et leur conjoint), lesquels représentaient 63 % des médecins âgés de 25 à 34 ans, 86 % des médecins âgés de 35 à 44 ans, 81 % des médecins âgés de 45 à 54 ans et 77 % de ceux âgés de 55 à 64 ans. Afin de tenir compte des différences liées aux différentes étapes de la vie professionnelle et familiale, les médecins sont répartis en quatre cohortes selon l’âge qu’ils avaient en 2016 : les 25-34 ans, les 35-44 ans, les 45-54 ans et les 55-64 ans. À défaut de données longitudinales permettant de suivre le parcours des individus à travers le temps – ce qui aurait été l’idéal pour étudier l’incorporation des médecins et ses effets sur leurs revenus – notre étude s’appuie sur la méthode de l’analyse par cohorte (Chauvel, 2002). Cette méthode postule que les individus interrogés à chaque période sont semblables et représentatifs du groupe d’individus nés la même année ou au cours de la même période.

Résultats

Taux d’incorporation

Le questionnaire long du recensement interroge les répondants à propos de leur emploi principal. L’une des questions posées s’énonce ainsi : « Dans cet emploi ou cette entreprise, cette personne travaillait-elle principalement : 1) pour un salaire, un traitement, des pourboires ou à la commission; 2) sans paye ou sans salaire, pour son conjoint ou pour un parent dans une entreprise ou ferme familiale; 3) à son compte sans personnel salarié (seule ou en association) ou 4) à son compte avec personnel salarié (seule ou en association)? » Il était ensuite demandé aux personnes travaillant à leur compte si l’entreprise était constituée en société. Dans la présente analyse, les médecins incorporés sont ceux qui ont déclaré travailler à leur compte et dont l’entreprise est constituée en société. Ces médecins sont comparés à ceux qui ont déclaré travailler pour un salaire, un traitement ou des pourboires ou à la commission – ci-après appelés médecins salariés – et à ceux qui ont déclaré travailler à leur compte et dont l’entreprise n’était pas constituée en société – ci-après appelés médecins autonomes.

Les données des recensements témoignent de la popularité de l’incorporation chez les médecins québécois âgés de 25 à 64 ans (Tableau 2). Alors qu’environ 10 % des médecins déclaraient une pratique en société en 1996 et 2006, un peu plus du tiers (34 %) le faisait en 2016[6]. Une remarque importante s’impose ici : cette proportion est largement inférieure à celle publiée dans les statistiques de l’Office des professions du Québec, qui estimait à près de 52 % la proportion de médecins incorporés au 31 mars 2016 (OPQ, 2016). Cela s’explique à notre avis par le statut d’emploi ambigu des médecins, qui peuvent avoir différents modes de rémunération (FMEQ, 2019), mais aussi par les limites du recensement pour en rendre compte. En outre, il est possible que certains médecins, dont la pratique est incorporée – donc salariés de leur entreprise –, aient déclaré un statut de salarié dans le recensement. Il est remarquable à cet égard que, malgré une diminution importante de la proportion de salariés chez les médecins entre 2006 et 2016, cette proportion atteigne toujours 44 % en 2016, attendu que la rémunération salariale se limite essentiellement en milieu médical aux médecins pratiquant en CLSC, en centre d’hébergement de soins de longue durée, en unité d’enseignement en médecine familiale ou encore aux médecins administrateurs. Notons qu’en 2013-2014, la rémunération à tarif horaire et la rémunération à honoraires fixes représentaient 1,3 % de la rémunération globale des médecins (FMEQ, 2019, p. 17).

Tableau 2

Statut d'emploi des médecins spécialistes et des médecins de famille âgés de 25 à 64 ans, selon la classe d'âge en 2016, 1996-2016

Statut d'emploi des médecins spécialistes et des médecins de famille âgés de 25 à 64 ans, selon la classe d'âge en 2016, 1996-2016

Champ : ensemble des médecins âgés de 25 à 64 ans.

Source : Statistique Canada, Recensements de la population de 1996, 2006 et 2016, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

-> Voir la liste des tableaux

En dépit des limites des données des recensements pour déterminer le statut d’emploi des médecins et mesurer le taux d’incorporation, celles-ci révèlent des différences selon la spécialité et la classe d’âge du médecin. Ainsi, l’incorporation semble toucher davantage les médecins spécialistes (39 %) que les médecins de famille (30 %)[7]. Cela n’est guère étonnant puisque les avantages de l’incorporation s’accroissent avec le revenu : en 2015, la rémunération moyenne des premiers s’établissait à 409 096 $ contre 244 674 $[8] chez les seconds (RAMQ, 2017). Les jeunes sont aussi moins susceptibles d’être incorporés (20 %)[9], tantôt parce que leur formation n’est pas encore terminée, tantôt et surtout parce qu’ils en retirent moins d’avantages à ce stade de leur vie. Chez les médecins de famille, le plus haut taux d’incorporation est observé chez les 45-54 ans (40 % comparativement à 33 % chez les 35-44 ans et 37 % chez les 55-64 ans)[10] ; chez les médecins spécialistes, c’est chez les 35-44 ans (44 %) que le taux est le plus élevé, cependant qu’on ne note pas de différences statistiquement significatives dans le taux d’incorporation entre 35 et 64 ans.

Évolution du revenu de marché de l’ensemble des médecins

Les recensements renseignent sur la valeur et la provenance des revenus reçus par les répondants au cours de l’année civile ayant précédé le recensement. En 1996, les données sur le revenu étaient principalement collectées par auto-déclaration (Statistique Canada, 2019). En 2006, deux méthodes de collecte ont été utilisées : l’auto-déclaration et les données administratives. Les répondants pouvaient en effet choisir d’autoriser Statistique Canada à utiliser les fichiers de données fiscales fournis par l’Agence du revenu du Canada (Statistique Canada, 2019) : 85 % des répondants québécois ont accepté, parmi lesquels 90 % des dossiers ont pu être extraits (Statistique Canada, 2008). En 2016, les données administratives étaient la seule et unique source de données pour les variables de revenu (Statistique Canada, 2019). 

Nous nous intéressons au revenu de marché des médecins vivant en couple et de leur conjoint au cours de l’année civile ayant précédé le recensement (1995, 2005 et 2015). Par revenu de marché, nous entendons la somme des revenus d’emploi et des revenus de placement. Les revenus d’emploi sont les revenus reçus sous forme de salaires et traitements, de revenu net de l’exploitation d’une entreprise non agricole non constituée en société et/ou de l’exercice d’une profession et de revenu net provenant d’un travail autonome agricole. Les revenus de placement comprennent les intérêts perçus au titre des dépôts dans des caisses populaires, des banques, des sociétés de fiducie, des coopératives, des caisses de crédit mutuel, etc., les intérêts des certificats d’épargne, des obligations garanties et non garanties ainsi que tous les dividendes reçus d’actions d’entreprises canadiennes et étrangères et de fonds mutuels. Ils comprennent également les autres revenus de placements provenant de sources canadiennes ou étrangères tels que les revenus nets provenant de la location d’une propriété, les intérêts sur les prêts et les hypothèques, le revenu régulier provenant d’une succession ou d’un fonds en fiducie et les intérêts sur les polices d’assurance. Ils excluent les gains ou pertes en capital.

Il apparaît que le revenu de marché moyen de l’ensemble des médecins a connu une augmentation importante entre 1995 et 2005, celui-ci étant passé de 141 800 $ à 189 500 $ (en dollars de 2015), soit une augmentation de près de 34 % (Tableau 3). Cette augmentation est largement supérieure à ce qui ressort des statistiques de la RAMQ (2006a et b), lesquelles permettent d’estimer à près de 14 % (hors inflation) l’accroissement de la rémunération moyenne des médecins entre 1998 et 2005[11]. Outre la période couverte qui n’est pas la même, cet écart peut s’expliquer par l’inclusion des revenus de placement dans nos calculs, mais aussi par le fait que les revenus de 1995 étaient auto-déclarés, alors qu’ils étaient tirés des données fiscales pour la plupart des répondants en 2005. En revanche, le revenu de marché moyen déclaré par les médecins a diminué d’un peu plus de 2 % entre 2005 et 2015, passant de 189 500 à 185 000 $ (dollars de 2015). En guise de comparaison, les statistiques de rémunération des médecins de la RAMQ (2006b et 2017) indiquent qu’au cours de la période, la rémunération moyenne est passée de 199 125 $ (232 281 $ de 2015) à 331 415 $ entre 2005 et 2015, soit une augmentation, hors inflation, de près de 43 %.

Tableau 3

Évolution du revenu de marché moyen de l’ensemble des médecins selon la classe d'âge en 2016 et le statut d'emploi, 1995-2015

Évolution du revenu de marché moyen de l’ensemble des médecins selon la classe d'âge en 2016 et le statut d'emploi, 1995-2015

Champ : ensemble des médecins âgés de 25 à 64 ans se déclarant en couple.

Source : Statistique Canada, Recensements de la population de 1996, 2006 et 2016, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse de l’évolution des revenus selon le statut d’emploi et le groupe d’âge permet d’éclairer les résultats obtenus pour la période 2005-2015. D’entrée de jeu, il apparaît que le revenu de marché moyen a augmenté pour la cohorte qui était âgée de 35 à 44 ans en 2016 (+ 62 %) et celle qui était âgée de 45 à 54 ans, quoique plus faiblement (+ 3 %), alors qu’il a diminué pour la cohorte des 55 à 64 ans (- 3 %). Ces évolutions distinctes sont explicables, en partie, par les phases de vie différentes des médecins : la cohorte des 35-44 ans, qui était âgée de 25 à 34 ans en 2006, donc en début de carrière, a vu ses revenus s’accroître au fur et à mesure qu’elle s’insérait de manière durable dans la profession ; en revanche, la cohorte des 55-64 ans a amorcé sa transition vers la retraite et il n’est pas impossible que certains de ses membres aient réduit leur temps de travail. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que c’est chez les 55-64 ans que s’observe la plus forte diminution du temps de travail chez les médecins de famille (Côté, Fleury et Mercure, 2019).

Ces explications demeurent toutefois insuffisantes et il s’avère intéressant d’observer ce qui se passe dans les différentes catégories de statut d’emploi. Peu importe la cohorte, on constate que le revenu de marché moyen déclaré s’est accru chez les médecins salariés (+ 71 % chez les 35-44 ans, +10 % chez les 45-54 ans et +10 % chez les 55-64 ans) et chez les médecins autonomes (+57 % chez les 35-44 ans, + 24 % chez les 45-54 ans et + 9 % chez les 55-64 ans), alors que celui des médecins incorporés a fortement diminué (-17 % pour l’ensemble des médecins pratiquant en société). L’ampleur de la diminution s’accroît avec l’âge, passant de 9 % pour la cohorte âgée de 35 à 44 ans à 20 % pour celle âgée de 55 à 64 ans. Il n’est pas impossible que ces différences soient attribuables à des effets de composition, les médecins pratiquant en société en 2016 n’ayant pas nécessairement les mêmes caractéristiques que ceux qui le faisaient en 1996 ou 2006[12]. Cela étant, il faut remarquer ici que, dans la plupart des groupes d’âge, les médecins qui pratiquent en société affichent des revenus inférieurs à ceux de leurs homologues salariés ou travailleurs autonomes. Chez les 45-64 ans, leur revenu représente entre 86 et 87 % de celui des salariés et entre 66 et 71 % de celui des travailleurs autonomes. Chez les moins de 45 ans, le revenu déclaré des médecins incorporés est également plus faible que celui des travailleurs autonomes (il représente entre 80 % et 82 % du revenu des travailleurs autonomes), mais plus élevé que celui des salariés (126 %). Rappelons toutefois ici qu’une partie des médecins salariés sont probablement salariés de leur propre compagnie.

En somme, tout indique que l’incorporation des médecins est effectivement utilisée comme stratégie fiscale par les médecins plus âgés et, dans une certaine mesure, par les plus jeunes. Mais avant de pouvoir conclure à l’existence d’un telle stratégie, nous devons nous assurer que ces différences ne sont pas attribuables à des stratégies de conciliation travail-famille différentes selon le statut d’emploi du médecin. Il se pourrait en effet que les médecins exerçant en société aient un régime de travail différent de celui des autres médecins. Pour le vérifier, nous avons procédé à une analyse de régression linéaire multiple prédisant le revenu de marché des médecins en 2015, en tenant compte du statut d’emploi, du sexe, des heures et des semaines travaillées, du type de spécialité ainsi que du revenu du conjoint. En raison de la distribution asymétrique des revenus et de la possibilité de revenus nuls ou négatifs, ceux-ci ont été transformés selon la méthode de la racine cubique. Le tableau 4 présente les résultats de cette analyse. Les coefficients de régression s’interprètent par rapport à la catégorie de référence (marquée « ref. ») dont la valeur est 0. Un coefficient négatif signifie que, par rapport à cette catégorie de référence, la modalité est liée à un revenu plus faible; un coefficient positif signifie quant à lui que cette modalité est liée à un revenu plus élevé, toujours par rapport à cette catégorie de référence. Pour les variables continues (heures et semaines travaillées, revenu du conjoint), la catégorie de référence est la valeur 0 et le coefficient s’interprète comme étant l’effet de l’augmentation d’une unité de cette variable sur le revenu. Pour chaque classe d’âge, deux modèles sont ajustés : le premier n’inclut que le statut d’emploi comme prédicteur du revenu, alors que le second tient également compte du sexe du médecin, des heures et des semaines travaillées, du type de spécialité ainsi que du revenu du conjoint. Cette façon de procéder a pour but d’observer l’effet brut du statut d’emploi sur le revenu (modèle 1) et de voir si cet effet se maintient (effet net) une fois que l’on intègre les autres variables dans le modèle d’analyse (modèle 2). Trois cas de figure sont possibles : 1) l’effet disparait (les coefficients de régression associés aux différents statuts d’emploi s’approchent de 0 et sont non statistiquement significatifs), 2) l’effet se maintient (les coefficients de régression sont similaires dans les modèles 1 et 2 et statistiquement significatifs), et 3) l’effet se renforce (les coefficients de régression s’éloignent de 0 et le niveau de signification statistique augmente). Dans le premier cas, on conclut que l’effet du statut d’emploi s’expliquait par les nouvelles variables introduites dans le modèle 2 (cas d’explication); dans le deuxième cas, on conclut qu’il est réel et indépendant de ces variables (cas de confirmation) ; dans le troisième, on conclut que l’effet est réel et en partie masqué par les variables introduites dans le modèle 2 (cas de dissimulation).

Tableau 4

Modèles de régression linéaire prédisant le revenu de marché des médecins en 2015

Modèles de régression linéaire prédisant le revenu de marché des médecins en 2015

Note : Les coefficients statistiquement différents de 0 sont marqués au moyen d’astérisques selon les seuils suivants: *** p<0,001; ** p<0,01 et * p<0,05. En l’absence d’astérisque, le coefficient n’est pas statistiquement différent de 0.

Champ : ensemble des médecins âgés de 25 à 64 ans se déclarant en couple.

Source : Statistique Canada, Recensements de la population de 1996, 2006 et 2016, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse confirme les résultats précédents. Peu importe le groupe d’âge, les médecins incorporés déclarent des revenus moindres que les médecins autonomes (modèle 1). Cela n’est pas attribuable à un régime de travail différent dans la mesure où les différences se maintiennent, voire s’accentuent, lorsqu’on tient compte du sexe, du nombre d’heures et de semaines travaillées, de la spécialité et du revenu du conjoint (modèle 2). Les médecins incorporés déclarent également des revenus plus faibles que les médecins salariés, mais seulement lorsqu’ils sont âgés de 45 ans ou plus (modèle 1). Ici aussi, les différences se maintiennent, voire s’accentuent légèrement, lorsqu’on tient compte du sexe, du nombre d’heures et de semaines travaillées, de la spécialité et du revenu du conjoint (modèle 2). Chez les moins de 45 ans, les médecins incorporés déclarent toutefois des revenus plus élevés que les salariés (modèle 1). Cette différence s’explique en partie par un régime de travail différent, puisque l’effet s’affaiblit lorsqu’on intègre le sexe, le nombre d’heures et de semaines travaillées, la spécialité et le revenu du conjoint (modèle 2).

Outre ces résultats, l’analyse révèle, sans surprise, que le revenu du médecin dépend largement de la nature de la spécialité (les spécialistes déclarent des revenus plus élevés que les médecins de famille), du nombre d’heures et de semaines travaillées (le revenu s’accroit avec le nombre de semaines et d’heures travaillées) (modèle 2). De même, il ressort que les hommes déclarent des revenus plus élevés que ne le font les femmes et que le revenu du médecin est associé positivement à celui de son conjoint. Le pouvoir explicatif de l’ensemble de ces variables est supérieur à celui du statut d’emploi comme l’indiquent les R2 des différents modèles. Il demeure néanmoins que dans la plupart des groupes d’âge, 5 à 7 % de la variance du revenu est expliquée par le statut d’emploi, une proportion qui atteint 20 à 25 % chez les 25 à 34 ans.

En somme, les plus faibles revenus déclarés par les médecins incorporés ne semblent pas s’expliquer par un régime de travail différent chez ces derniers. Cela tend à renforcer l’hypothèse selon laquelle l’incorporation des médecins est effectivement une stratégie permettant de réduire les revenus, en les reportant à une année ultérieure ou en les fractionnant avec des membres de la famille. La prochaine section s’intéresse à cette dernière stratégie et examine de manière plus particulière l’évolution du revenu de marché des conjoints des médecins au cours de la période 1995-2015. Nous avons choisi de ne pas étudier le fractionnement au profit des enfants adultes car seule une partie de cette réalité pouvait être captée par les données de recensement, soit les situations où ces enfants adultes faisaient partie du même ménage que le médecin.

Évolution du revenu de marché des conjoints

Les données des recensements révèlent que le revenu de marché moyen des conjoints des médecins incorporés s’est accru de 21 % entre 2005 et 2015, alors qu’il n’a augmenté que de 8 % pour les conjoints des travailleurs autonomes et est demeuré relativement stable pour les conjoints des salariés (Tableau 5). Cela contraste avec ce qui s’observait entre 1995 et 2005, où les conjoints des médecins incorporés avaient connu la croissance la plus faible (24 % contre 29 % en moyenne). La croissance du revenu des conjoints des médecins incorporés entre 2005 et 2015 est particulièrement forte chez les 35-44 ans (60 % contre 53 % en moyenne) et les 45-54 ans (64 % contre 26 % en moyenne).

En outre, il apparait que chez les moins de 45 ans, ce sont les conjoints des médecins incorporés qui affichent les revenus de marché les plus élevés, ce qui n’était généralement pas le cas pour les cohortes précédentes au même âge. Ainsi, le revenu des conjoints des médecins incorporés âgés de 25-34 ans en 2015 est de 32 % plus élevé que la moyenne, et celui des conjoints des médecins incorporés âgés de 35 à 44 ans de 15 % plus élevé que la moyenne. Chez les 45-54 ans, le revenu des conjoints des médecins incorporés est toutefois plus faible que celui des conjoints des travailleurs autonomes, alors que chez les 55 à 64 ans, il est légèrement inférieur à celui des conjoints des salariés.

Tableau 5

Évolution du revenu de marché moyen des conjoints des médecins selon la classe d'âge en 2016 et le statut d'emploi du médecin, 1995-2015

Évolution du revenu de marché moyen des conjoints des médecins selon la classe d'âge en 2016 et le statut d'emploi du médecin, 1995-2015

Champ : ensemble des conjoints des médecins âgés de 25 à 64 ans se déclarant en couple.

Source : Statistique Canada, Recensements de la population de 1996, 2006 et 2016, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse descriptive du revenu des conjoints des médecins semble révéler un lien entre le statut d’emploi du médecin et le revenu déclaré par son conjoint. Cela tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle l’incorporation des médecins a permis à ceux qui en ont profité de fractionner une partie de leur revenu avec leur conjoint. Cette stratégie semble avoir été employée par les plus jeunes médecins, mais semble un peu moins claire pour les plus âgés. Cela pourrait s’expliquer par le fait que ces derniers pouvaient également fractionner leurs revenus avec leurs enfants adultes, ce que nous n’avons pas pu vérifier dans la présente étude. Ici aussi, il faut toutefois s’assurer qu’il ne s’agit pas d’une stratégie de conciliation travail-famille différente selon le statut d’emploi du médecin. Pour ce faire, nous avons procédé à une analyse de régression linéaire multiple prédisant le revenu de marché du conjoint, en tenant compte du statut d’emploi du médecin, de sa spécialité, de son nombre d’heures et de semaines travaillées et de son revenu de marché, ainsi que du sexe du conjoint, de son âge[13] et de sa profession. Comme nous l’avions fait pour l’analyse du revenu du médecin, deux modèles ont été ajustés : le premier n’inclut que le statut d’emploi du médecin comme prédicteur du revenu du conjoint (effet brut), alors que le second tient également compte des autres variables (effet net). En raison de la distribution asymétrique des revenus et de la possibilité de revenus nuls ou négatifs, ceux-ci ont été transformés selon la méthode de la racine cubique. Le tableau 6 présente les résultats de cette analyse. Les coefficients s’interprètent de la même façon que ceux présentés au tableau 4. Mis à part le statut d’emploi, le choix des catégories de référence a été fait de façon à faire ressortir les contrastes entre les différentes modalités des variables.

Tableau 6

Modèles de régression linéaire prédisant le revenu de marché des conjoints des médecins en 2015

Modèles de régression linéaire prédisant le revenu de marché des conjoints des médecins en 2015

Note : Les coefficients statistiquement différents de 0 sont marqués au moyen d’astérisques selon les seuils suivants: *** p<0,001; ** p<0,01 et * p<0,05. En l’absence d’astérisque, le coefficient n’est pas statistiquement différent de 0.

Champ : ensemble des conjoints des médecins âgés de 25 à 64 ans se déclarant en couple.

Source : Statistique Canada, Recensements de la population de 1996, 2006 et 2016, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

-> Voir la liste des tableaux

L’analyse confirme que les conjoints des médecins incorporés déclarent des revenus plus élevés que les autres, et ce, dans toutes les classes d’âge (à l'exception des 45-54 ans où l’écart avec les travailleurs autonomes n'est pas statistiquement significatif) (modèle 1). Bien que l’effet du statut d’emploi s’affaiblit légèrement lorsque les caractéristiques du conjoint sont prises en compte (modèle 2) et que son pouvoir explicatif (R2) demeure relativement faible (notamment chez les 45-64 ans) eu égard aux autres variables, il demeure largement significatif. En somme, il y a effectivement une relation entre le statut d’emploi du médecin et le revenu déclaré par son conjoint. Cette relation est indépendante des autres caractéristiques du médecin et de son conjoint prises en compte. Ce résultat tend à confirmer l’hypothèse selon laquelle l’incorporation est utilisée par les médecins pour fractionner leur revenu avec leur conjoint. À cet effet, il est assez frappant de constater que l’activité professionnelle du conjoint est assez peu liée à son revenu (modèle 2). Mis à part la catégorie des professionnels, le type de profession occupée par le conjoint s’avère un faible prédicteur de son revenu. Cela vient renforcer, encore une fois, l’hypothèse selon laquelle une partie du revenu des conjoints provient du fractionnement du revenu des médecinsincorporés. Cette hypothèse est d’autant plus plausible que, comme l’indique le tableau 7, la part des revenus de placements dans le revenu de marché total des conjoints des médecins incorporés est presque trois fois supérieure à celle des conjoints des médecins salariés ou autonomes, soit un peu plus de 30 % en moyenne, comparativement à tout au plus 10 % dans les autres groupes.

L’analyse des modèles 2 du tableau 6 révèle par ailleurs que la nature de la spécialité de la médecine ne semble pas liée au revenu des conjoints, sauf pour les 45 ans et plus, les conjoints des spécialistes de ce groupe d’âge affichant un revenu supérieur aux conjoints des médecins de famille. Les nombres d’heures et de semaines travaillées par le médecin ne sont pas liés, eux non plus, au revenu des conjoints, sauf chez les 35-44 ans dont les heures travaillées sont associées négativement au revenu du conjoint (plus le nombre d’heures est élevé, moins le revenu est élevé), ce qui peut traduire une stratégie de conciliation travail-famille. Enfin, le revenu du conjoint est lié positivement au revenu du médecin chez les moins de 45 ans, alors qu’il n’a pas d’effet significatif chez les 45 ans et plus une fois que l’on tient compte de la profession.

Tableau 7

Part des revenus de placement (en %) dans les revenus de marché total des conjoints des médecins selon le statut d’emploi et la classe d’âge (en 2016) des médecins, 2015

Part des revenus de placement (en %) dans les revenus de marché total des conjoints des médecins selon le statut d’emploi et la classe d’âge (en 2016) des médecins, 2015

Champ : ensemble des conjoints des médecins âgés de 25 à 64 ans se déclarant en couple.

Source : Statistique Canada, Recensements de la population de 1996, 2006 et 2016, fichiers maîtres, calculs des auteurs.

-> Voir la liste des tableaux

Cette note de recherche avait pour ambition de jeter un premier regard sur l’incorporation des médecins québécois à partir des données des recensements canadiens de 1996, 2006 et 2016. L’analyse permet de confirmer l’attrait de l’incorporation chez les médecins du Québec et ses effets sur leurs revenus déclarés. Comme le reconnait le Collège des médecins, l’incorporation est une stratégie qui permet aux médecins de défiscaliser une partie de leurs revenus, au moyen du report d’impôt et du fractionnement du revenu. Cela explique sans doute pourquoi le revenu déclaré des médecins incorporés a peu évolué au cours de la période 2005-2015, contrairement à celui des médecins autonomes et des médecins salariés, et que ces médecins tendent à déclarer des revenus moindres que ne le font les médecins non incorporés. Cela explique sans doute également pourquoi leurs conjoints déclarent des revenus plus importants, constitués par une part plus importante qu’ailleurs de revenus de placement.

Mais l’analyse montre aussi que l’incorporation n’est pas nécessairement intéressante pour tous les médecins. Comme l’ont indiqué de nombreux spécialistes de la fiscalité, pour qu’elle soit fiscalement intéressante, l’incorporation nécessite des revenus supérieurs à ceux nécessaires pour subvenir aux besoins de son ménage, ou un conjoint, et/ou des enfants adultes avec qui fractionner son revenu. Ces conditions semblent plus difficiles à réunir chez les jeunes médecins, ce qui explique sans doute pourquoi ceux-ci s’incorporent moins que ne le font les autres groupes d’âge. En outre, le fait que les médecins vivent de plus en plus au sein de couples homogames constitue une limite au fractionnement du revenu, le conjoint jouissant bien souvent de revenus similaires, voire supérieurs, à celui du médecin.

Beaucoup reste néanmoins à faire pour éclairer la question de l’incorporation des médecins. D’une part, faute de données longitudinales, il n’a pas été possible de déterminer avec précision dans quelle mesure les médecins qui se sont incorporés déclarent des revenus moindres qu’ils ne le faisaient avant l’incorporation, pas plus qu’il n’a été possible de déterminer dans quelle mesure le revenu du conjoint permet de prédire la probabilité d’incorporation. D’autre part, l’imprécision des données des recensements ne permet pas de déterminer l’ampleur des sommes qui n’ont pas été versées en impôts. D’autres données seraient nécessaires pour réaliser ces analyses. Par ailleurs, il n’a pas été possible d’analyser le fractionnement du revenu au profit des enfants adultes, stratégie qui est susceptible d’être employée par les médecins plus âgés. Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que l’impact de l’incorporation n’a été étudié que pour les médecins vivant en couple et que, faute d’informations suffisamment précises sur le secteur de pratique des médecins dans les recensements, cette variable n’a pas été prise en compte dans les analyses. Ces limites invitent à la prudence dans la généralisation des résultats à l’ensemble des médecins du Québec.