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La sémiotique est-elle utile pour le développement de l’esthétique? Je propose de répondre ici à cette question ou, du moins, de tracer quelques grandes lignes d’une telle réponse, en considérant les rapports de l’esthétique et de la sémiotique du point de vue esthétique — plus précisément, du point de vue de l’esthétique. Je veux dire que la collaboration de la sémiotique à l’esthétique n’a d’intérêt, du moins à mes yeux, qu’en prenant en compte l’épistémè de l’esthétique, c’est-à-dire la ou, plutôt, les problématiques développées dans son “champ disciplinaire” (au sens de Thomas Kuhn). Cette manière de poser la question des relations entre esthétique et sémiotique exclut le projet de traiter sémiotiquement quelques vagues convictions esthétiques; elle considère plutôt la collaboration de la sémiotique à l’esthétique comme un problème d’épistémologie, au sens propre de la métathéorie des sciences.

Je me placerai donc du point de vue esthétique pour attirer l’attention des sémioticiens sur la complexité de cette discipline que d’aucuns ont tendance à réduire à quelques poncifs (le pire est la réduction de son objet au beau, comme on achève plus facilement l’adversaire quand il est à terre). Je réclame, en revanche, l’indulgence des sémioticiens quant à ma compétence dans leur discipline que je ne pratique qu’occasionnellement — dans la mesure où elle m’aide à préparer ou soutenir le traitement de certains problèmes esthétiques. Or, quand j’éprouve ce besoin, c’est le plus souvent Peirce que je convoque. Son apport alimentera encore cet article, loin toutefois de défendre l’idée ou la doctrine d’une esthétique peircienne; j’abandonne cette revendication, à mes yeux exorbitante, au soutien des excellents exégètes dont bénéficie le sémioticien. De plus, je considère que le modèle du concurrent saussurien convient à la réflexion esthétique sur certains aspects de sa problématique envers lesquels la perspective peircienne, au contraire, se montre plutôt mal à l’aise.

On peut suivre la ligne de conduite de Kant lorsqu’il préconise de commencer par un examen critique pour éviter le dogmatisme, mais pour des raisons différentes des siennes. Moins dans l’espoir de fonder la connaissance sur une théorie de la connaissance (de l’esprit) — c’est comme “vouloir nager avant d’entrer dans l’eau” ironisait Hegel (1951 : 1854) — , que pour écarter d’emblée telle ou telle obédience, en l’occurrence sémiotique, et aborder l’épistémè de l’esthétique dans toute sa compréhension et son extension. Cela suppose évidemment de ne pas se sentir engagé dans les partis pris des obédiences et de les regarder du point de vue de la réalité des problèmes qu’elles posent respectivement, plutôt que de l’attrait de leurs solutions. Prenons, pour commencer, les deux branches de la sémiotique, celle qui s’attache à l’étude des systèmes de signes et celle qui aborde “directement” la définition du signe : de Ferdinand versus Charles S. On peut trouver des arguments qui minimisent l’une du point de vue de l’autre, et réciproquement. Mais, par exemple, l’argument qui consiste à reprocher à la tendance saussurienne de laisser de côté le signe présumé qui n’est pas prévu dans le cadre d’un système préétabli ne fait que convertir en jugement péjoratif le point de vue de pertinence de la problématique de la sémiotique saussurienne. Considérons un tableau : on peut aussi bien le considérer comme l’exemplaire du système d’un médium que comme un objet susceptible de toutes sortes d’assignations sémiotiques imprévisibles à l’aune de ce seul système.

La théorie peircienne du signe repose justement sur le principe que rien n’est signe et tout est signe. Rien n’est signe en soi, tout est possiblement signe. On voit bien qu’une large part de la communication humaine vérifie ce principe. N’importe quel objet de notre environnement est susceptible à un moment ou à un autre, et dans certaines conditions, de fonctionner comme signe : une table, un stylo, un vêtement, une personne, etc. Mais, avant de voir ces conditions, il convient de noter que, d’un côté, certains objets restent sémiotiquement amorphes — ce sont des choses-là, sans plus — quand on les ignore, quand on ne les remarque pas, quand on n’a pas besoin d’elles ou, inversement, quand on les emploie simplement pour leur utilité. Cette chaise qui est dans la pièce à côté, à laquelle je ne pense qu’en écrivant ce texte, ou celle sur laquelle je suis assis en ce moment pour écrire ce texte, sans y penser. D’un autre côté, certains objets sont déterminés à fonctionner comme signe dans la mesure où ils appartiennent à un système qui les destine à cet usage, voire à ce seul usage. On rejoint là la définition saussurienne de la sémiotique (de la “séméiologie”) qui impliquait non seulement les systèmes des signes linguistiques, mais, dans une optique où Lévi-Strauss a identifié le fondement d’une “anthropologie sociale” (1973 : 18 sq.), les systèmes de l’écriture, du langage des gestes, des rituels, des marques de politesse ou de signes militaires, etc. Par exemple, un objet d’art dans un musée est donné d’emblée comme l’exemplaire d’une certaine définition de l’art; son éventuelle valeur sémiotique comme art n’est pas créée par le visiteur; il la reçoit du système contextuel du musée lorsque, évidemment, il en est conscient.

Martin Lefebvre (m’)objecterait qu’une oeuvre d’art peut servir de signe pour repérer la sortie du musée. Cette proposition provocatrice qui nous ramène à la position peircienne — ou à celle de Goodman lorsqu’il dit que “le symbolisme va et vient” — énonce un fait incontestable. N’importe quoi peut signifier n’importe quoi. Mais “peut” dans cet énoncé ne signifie pas n’importe quoi. Ce “peut” exprime la liberté principielle de toute activité sémiotique, en tant que capacité (I can) et éventualité (I may) : chacun de nous a la capacité d’envisager l’attribution à quelque chose d’une valeur sémiotique imprévue — par exemple, une valeur religieuse à un simple bout de bois — , et chacun de nous peut décider, pour son propre compte ou dans le cadre d’une communauté, d’effectuer cette attribution — d’aucun se prosternera devant le bout de bois. Dans certaines situations, on s’interroge, en effet, sur ces sortes d’attributions arbitraires; on en discute aussi, comme on le fait à la sortie du cinéma quand on n’est pas sûr d’avoir compris le scénario. Mais, pour le meilleur comme pour le pire, notre vie n’échappe pas à la routine, en sorte que, dans nombre de cas, nous effectuons les attributions sans broncher, sans y prêter attention, mécaniquement. C’est heureux que nous fassions ainsi un tel usage inconscient et spontané du langage! Imaginons que nous soyons obligés de chercher les mots dans des sacs comme certaines peuplades rencontrées par Gulliver! Loin que l’attribution ready-made ne soit propre qu’au langage : elle a une portée anthropologique générale comme le suggérait de Saussure; il y a, notablement, des raisons d’envisager l’art de ce point de vue.

On peut en même temps admettre l’éventualité qu’une oeuvre d’art fasse office de signe de la sortie du musée et reconnaître que cette affectation sémiotique n’a rien à voir avec celle qui caractérise l’oeuvre d’art comme telle, ni avec celle qui caractérise l’implication de cette oeuvre dans une expérience esthétique. Sur un plan strictement pragmatique, ces diverses attitudes peuvent cohabiter — le plan pragmatique décrit les “heuristiques” plus ou moins brouillonnes par lesquelles nous nous arrangeons avec la réalité de façon à la maîtriser ou, au pire, à éviter d’en pâtir. C’est ainsi que l’on peut fort bien goûter intensément la contemplation d’une oeuvre et interrompre brutalement cette expérience esthétique parce que nous venons de nous rappeler un rendez-vous urgent (ou parce que notre estomac gargouille désagréablement); c’est alors que la proximité de cette oeuvre avec la sortie peut retenir notre attention. Mais nous sommes d’autant plus à même de dissocier le moment précédent de contemplation des conditions de la sortie précipitée, c’est-à-dire l’oeuvre appréciée comme telle de l’oeuvre considérée comme signe pragmatique pour autre chose. Et il faut bien dire que, dans la recherche de la sortie, nous pouvons trouver plus raisonnable de nous fonder sur la signalétique du musée, c’est-à-dire sur le système de signes spécifiquement voué à gérer la circulation des visiteurs — du moins théoriquement, car, dans la pratique, c’est moins évident! Il est donc possible qu’une oeuvre d’art nous soit plus utile dans cette situation, quand la signalétique est absconse, mais on ne saurait se fonder sur cette raison accidentelle pour penser le fonctionnement sémiotique de l’oeuvre d’art (non plus que celle de la signalétique d’ailleurs).

Plus globalement, la perspective sémiotique en quelque sorte généraliste selon laquelle une oeuvre peut comme n’importe quel objet servir de signe pour toute une gamme de situations peu ou prou éloignées de sa vocation apparente est-elle d’une quelconque utilité pour comprendre la manière dont cette oeuvre fonctionne comme signe en tant qu’oeuvre d’art, sur le plan proprement artistique? On peut répondre affirmativement à condition de le prouver. Mais, quoi qu’il en soit, la simple application de telle ou telle analyse sémiotique préétablie n’a aucune chance d’apporter à elle seule cette sorte de preuve. La sémiotique n’est pas censément l’instance qui décide du statut d’art, c’est plutôt le champ de l’art et sa définition sociale; de même, il ne suffit pas d’agir selon un mécanisme sémiotique général pour réussir l’association de ce statut à un objet, laquelle en appelle aux représentations, peu ou prou correctes au regard du verdict social, que nous pouvons mobiliser dans une situation où une oeuvre d’art présumée est concernée.

Il reste à savoir si l’efficace de ces représentations implique, au titre d’instrument cognitif, un mécanisme sémiotique. A-t-on raison de penser que l’identification d’une oeuvre d’art en tant que telle suppose que l’objet considéré est un signe d’art, ou fonctionne comme tel, et que la relation à cet objet mobilise des opérations sémiotiques ou apparentées? On peut espérer répondre en utilisant des concepts sémiotiques dans la description de cette relation, comme le fait Peirce à propos de l’icône : “Nous disons que le portrait d’un personne que nous n’avons pas vu est convaincant. Dans la mesure où, sur la seule base de ce que je vois en lui, je suis conduit à me former une idée de la personne, c’est une icône” (CP. 2.92)[1] . Or, le sémioticien ajoute aussitôt que cette caractérisation est insuffisante en ce qui concerne le portrait :

[…] en fait, ce n’est pas une pure icône, puisque je suis considérablement influencé par la connaissance du fait que c’est un effet, produit, à travers l’artiste, par l’apparence de l’original […]. En outre, je sais que les portraits n’ont que de très faibles ressemblances avec leurs originaux, sinon à l’égard de certaines conventions […].

Ibid.

D’un seul coup, l’aspect iconique du portrait, où on est tenté de le classer de prime abord, se complique d’un aspect indiciel et d’un aspect symbolique, mais, si cet enrichissement du statut sémiotique du portrait est fructueux, il ne nous apprend encore rien quant à son caractère artistique. Un portrait peut être ressemblant, ou sémiotiquement réussi (si l’on peut dire), et n’avoir strictement aucune valeur artistique. S’il y a une sémiotique de l’art, elle est donc ailleurs. Et elle suppose un système de l’art qu’aucune norme sémiotique a priori n’a jamais fondé. On reconnaît ce que représente un portrait en activant simplement des opérations sémiotiques; on reconnaît le portrait comme artistique en activant des représentations sur l’art fondées sur le substrat social de la définition de l’art dans une communauté humaine donnée.

Bien sûr, n’importe qui peut décider de considérer n’importe quoi comme art. Si je dis : “Ce portrait représente A”, alors que, censément, il représente B, il est vraisemblable que l’on me recommandera d’aller consulter un ophtalmologue. Il semble, au contraire, que je puisse m’obstiner à soutenir mordicus que “Ce portrait est une oeuvre d’art” alors même que cette attribution n’a reçu aucune confirmation sociale. L’évolution de l’histoire de l’art depuis le début du XXe siècle ne peut que nous rendre prudent à cet égard : avant les années soixante, la proposition “Une roue de bicyclette sur un tabouret est une oeuvre d’art” n’était pas pensable (elle était potentiellement possible depuis le début du siècle, mais le geste de Duchamp était quasiment passé inaperçu). Cependant, si l’appréciation de l’oeuvre d’art comme art est ouverte aux décisions individuelles — et, en sens inverse, à l’esprit chagrin de quiconque s’offusque qu’une roue de bicyclette sur un tabouret puisse être tenue pour une oeuvre d’art —, il n’en reste pas moins que le dernier mot revient à la société, au système social (historique, culturel, etc.) qui règle la candidature des objets au statut d’art.

Accordons donc à Peirce que l’objet n’est pas hérissé de signes comme s’il avait des étiquettes plantées sur lui, indiquant expressément quoi en faire ou comment l’interpréter. Un récepteur peut évidemment n’y rien voir du tout et passer son chemin, tandis qu’un autre s’arrêtera. Si je vais à un rendez-vous avec une écharpe rouge, la foule des passants n’y prêtera aucune attention — sauf si l’écharpe est vraiment voyante. Roger de Piles n’avait pas tort d’affirmer que la “bonne” peinture “ne permet à personne de passer indifféremment […], sans être comme surpris, sans s’arrêter et sans jouir quelque temps du plaisir de sa surprise. […] nous ne pouvons nous empêcher d’en approcher, comme si elle avait quelque chose à nous dire” (Ibid. 1990 : 20). En d’autres termes, elle nous fait signe — elle ne dit strictement rien, mais c’est comme si elle avait quelque chose à dire… Bref, il y a une sorte d’échange complexe et dynamique entre l’objectif et le subjectif qui constitue subtilement la semiosis : des qualités externes qui doivent être discernables et qui sont plus ou moins ostensibles; des prédispositions des récepteurs, une faculté d’attention également, un intérêt ou une préoccupation, qui les préparent et/ou les déterminent plus ou moins à voir telle qualité ou telle autre. Les esthéticiens qui développent une conception radicalement subjectiviste simplifient cette situation, en négligeant deux parts d’objectivité, celle des qualités externes et celle des prédispositions internes. Suivant la “loi de Bourdieu”, nous avons tendance à être subjectivistes quand il s’agit de nous — j’aime, un point c’est tout — et objectivistes quand il s’agit des autres — il aime ça parce qu’il a le goût de sa communauté.

Il convient, à cet égard comme à d’autres, de bien s’entendre sur les termes. Quand on parle d’appréciation artistique, d’aucuns entendent : “appréciation esthétique”. La confusion est possible, inscrite dans un défaut de rationalité à l’origine même de l’épistémologie de l’esthétique — raison de plus pour la prendre au sérieux… Dans un premier temps, au XVIIIe siècle, l’esthétique a émergé du criticism britannique, du débat sur la connaissance sensible dans la sphère germanique, des discussions sur la gamme des valeurs (beau, sublime, etc.) et, plus globalement, du grand débat de ce siècle sur le goût; dans un second temps, à la charnière du XVIIIe et du XIXe, dans le contexte du romantisme et des universités allemandes, elle s’est tournée vers la théorie de l’art, et on aurait alors préféré l’appeler la philosophie de l’art (Schlegel, Schelling, Solger, Hegel, Schleiermacher). Or, ces deux branches, par-delà les atermoiements de leur cadrage historique, représentent deux axes de rationalité différents : la théorie de l’art, comme son nom l’indique, porte principalement sur l’art; la théorie du goût, elle, porte sur toutes sortes d’objets, le spectacle quotidien, le paysage sauvage, rural ou urbain, les mets et les vins, les rituels sportifs ou religieux, les produits de l’industrie culturelle, d’Internet, l’être humain, ordinaire ou top model, etc., y compris les objets artistiques. Mais cette division ne concerne pas que les catégories d’objets du monde envisagés selon les deux branches. On peut déplacer la même division sur un distinguo autrement paramétré, mais impliquant encore deux ordres de rationalité différents : celle qui est relative au goût en tant qu’il est une attitude humaine et celle qui est relative à l’art en tant qu’il est une pratique humaine; d’un côté, la rationalité d’un sensus communis qui peut être peu ou prou raffiné, spécialisé; de l’autre, la rationalité d’un rôle social auquel certains individus, en se spécialisant, font candidature. On peut enfin considérer que l’esthétique et l’artistique, sur le plan de la rationalité, se distinguent par le fait que la sorte d’expérience que l’on fait esthétiquement d’un objet diffère de la sorte d’expérience qu’on fait d’un objet dans lequel on identifie son caractère artistique (sans même avoir besoin d’invoquer à nouveau le cas particulier des objets d’art qui n’ont aucune qualité esthétique saillante).

Partir de la problématique esthétique, c’est d’emblée faire son deuil de tout espoir de la ramener à un seul point. Sans trop d’effort, néanmoins, on peut la ramener à deux points : c’est quelque chose que son histoire, envisagée comme la quête de son épistémè, a notoirement établi. En bref, il ressort de cette discussion (menée à très grande vitesse) deux domaines d’études bien distincts, même s’ils peuvent collaborer, voire s’amalgamer. D’un côté, celui de l’art, où on étudie, l’oeuvre, l’artiste, les institutions artistiques. De l’autre côté, l’expérience esthétique, où on étudie le goût, l’attitude esthétique, les valeurs esthétiques, l’esthétisation, etc. La sémiotique est-elle indifférente à ce distinguo? Elle ne serait pas la seule. Certains esthéticiens eux-mêmes considèrent que l’esthétique est tout d’un bloc et que les deux secteurs d’études que j’ai distingués la concernent également, sinon indistinctement. C’est l’opinion, notamment, de Monroe Beardsley : il affirme n’avoir “aucune querelle avec ceux qui voudraient préserver une distinction entre ‘esthétique’ et ‘philosophie de l’art’” (1975 : 14), trouvant simplement “le terme le plus court très pratique” (Ibid.) et l’employant “pour recouvrir des sujets que d’aucuns rangeraient sous l’autre” (Ibid.). Cependant, alors même que cette perspective semble ouvrir largement le champ de l’esthétique, cet auteur en défend une version très restrictive, en ne considérant pas comme “problèmes esthétiques” (ni philosophiques) ceux “que l’on peut poser à propos de l’art et des artistes” (Ibid. 1988 : 78) (ce ne seraient que des problèmes de psychologie) et en limitant les “vrais” problèmes esthétiques à “la situation dans laquelle quelqu’un est confronté à une oeuvre achevée, et est en train d’essayer de la comprendre et de décider dans quelle mesure elle est bonne” (Ibid.). Paradoxalement, cette position présuppose l’ouverture de l’esthétique à l’expérience des choses en même temps qu’elle revendique sa fermeture sur l’oeuvre d’art : “Il n’y aurait pas de problème d’esthétique, au sens où je me propose de délimiter ce champ d’étude, si jamais personne ne parlait des oeuvres d’art” (Beardsley 1988 : 71). Au total, cette version de l’esthétique est réduite à l’analyse de la critique de l’oeuvre d’art (non pas la critique d’art au sens professionnel, mais la critique des discussions ordinaires sur l’art).

On abandonnera cette position contradictoire pour une conception distinctive de l’esthétique et de l’artistique, non point pour exclure leur collaboration, mais pour espérer l’asseoir sur une base rationnelle que l’on peut subsumer sous les axiomes suivants :

  1. L’expérience esthétique peut être appréhendée globalement, indépendamment du fait qu’elle porte sur un objet spécifique, comme l’oeuvre d’art;

  2. Il est possible que le sentiment produit par un spectacle naturel ou artificiel soit bien plus esthétiquement intense que celui que provoque une oeuvre d’art;

  3. L’expérience artistique, c’est-à-dire la relation que nous avons avec une oeuvre d’art, peut être esthétique ou ne pas l’être;

  4. L’identification de quelque chose comme oeuvre d’art renvoie à des critères qui ne sont pas nécessairement ou ne sont que partiellement esthétiques.

À l’égard de ces axiomes, le projet de collaboration de la sémiotique à l’esthétique oriente l’esprit dans deux directions différentes. J’ai déjà examiné la direction artistique. Or, l’objet que l’on peut considérer comme esthétique au sens propre, qu’il soit artistique ou non, ressortit à une gamme illimitée, au contraire de celui que l’on peut considérer comme une oeuvre d’art, en sorte que l’on semble fondé, maintenant, à revenir à la théorie du signe comme possibilité pour tout objet de fonctionner sémiotiquement. Toutefois, il ne s’agit pas plus que précédemment de savoir si l’objet considéré fonctionne comme signe; il s’agit de savoir si le supposé objet-signe a la particularité d’être reçu comme esthétique et si la sémiotique nous aide à rendre compte de ce cas de figure. On s’interrogera également sur la coprésence ou l’intersection possible des caractères esthétique et artistique.

Un débat a constamment animé les discussions au sein de la discipline esthétique : celui qui oppose les subjectivistes aux objectivistes. Là encore laissons les obédiences et considérons l’identité des problèmes. Hume proposait, à juste titre de considérer qu’“aucun sentiment ne représente ce qui est réellement dans l’objet”, mais exige “une certaine conformité ou relation entre l’objet et les organes ou facultés de l’esprit” (1974 : 82-83); il considérait à juste titre que la possibilité du sentiment repose sur les propriétés de l’objet, mais que son effectivité dépend d’une disposition d’esprit — ce qui explique la différence des sentiments et l’attachement de chacun à la “vérité” ressentie de son sentiment. L’objectivisme s’arrête à la possibilité, le subjectivisme, à l’effectivité; l’un et l’autre ne font qu’une moitié du chemin, sans espoir de jamais se rencontrer. Le point de vue peircien contient la pensée de cette rencontre : identifier un signe, c’est à la fois sélectionner un aspect des choses sans lequel rien ne se passerait et activer un mécanisme mental sans lequel l’identification de cet aspect comme signe ne saurait aboutir. La réception esthétique des choses sélectionne des aspects de ces choses et mobilise un mécanisme mental pour leur identification comme esthétiques — l’objet dans la terminologie peircienne.

Les discussions esthétiques, à cet égard, mettent l’accent sur le fait que l’interprétant esthétique, c’est-à-dire ce qui convertit une chose en objet esthétique en vertu de tel ou tel aspect, fonctionne d’une façon particulière en ce qu’il met entre parenthèses toutes sortes de manières de prendre en compte la chose concernée : celle qui plie la chose à un usage pratique, celle qui l’appréhende pour une finalité cognitive et celle qui l’implique dans une relation psychologique. On parle, à cet égard, de distance, de concentration, voire de désintéressement — une notion qui fait également l’objet de débats intenses et qui n’est acceptable que si elle désigne le fait qu’on considère la chose pour le seul intérêt de ressentir un sentiment à l’occasion de sa contemplation. Peirce rend assez bien compte de cette sorte de réaction au signe avec sa notion d’“interprétant émotionnel” qui est parfois, dit-il, le seul effet propre produit par le signe : “Ainsi, l’exécution en concert d’une pièce de musique est un signe. Elle communique, et elle est faite pour communiquer les idées du compositeur de musique; mais celles-ci consistent généralement en une série de sentiments” (5.475). Cet “interprétant émotionnel” diffère de l’“interprétant énergétique”, un effort musculaire ou mental, et de l’“interprétant intellectuel”, la production d’un concept général. Doit-on restreindre l’esthétique à l’émotionnel, au fait brut d’éprouver la “série de sentiments” que la musique nous communique? On peut, en effet, hésiter à considérer que la relation esthétique concerne plutôt l’émotionnel que l’énergétique, puisque la musique que j’écoute en ce moment me donne la chair de poule, ou, de même, l’intellectuel, puisque j’ai choisi d’écouter tel morceau parce que je sais qu’elle ressortit à une catégorie de musique qui me procure habituellement du plaisir. L’expérience esthétique, comme toute expérience est complexe — mais la question revient, lancinante : pourquoi la nomme-t-on parfois esthétique, parfois non?

Il convient de distinguer la source du sentiment et son contenu, ou encore les conditions de l’expérience esthétique et le moment proprement esthétique de cette expérience. L’un des problèmes classiques de la discipline permet de préciser ce distinguo : la question de la norme du goût, du standard of taste. Pour raisonner à la manière de Hume (à nouveau exemplaire sur ce point), tandis que l’indiscutable “vérité” du sentiment esthétique individuel rend possible la divergence infinie des goûts, on constate une certaine convergence, la formation, par un mouvement empirique de solidification des verdicts individuels, de normes du goût. Cette norme ou ces normes nous renvoient à nouveau à la sémiologie saussurienne : elles fonctionnent comme des systèmes assignant a priori à certaines choses une valeur déterminée. Reprocher à cette thèse la transposition illicite du modèle linguistique aux autres sphères humaines (on a même parlé d’impérialisme linguistique), c’est méconnaître non seulement la portée anthropologique de la sémiologie saussurienne, mais encore la complexité des discussions au sein même du domaine linguistique. Benveniste (1966 : 49 sq.) note que F. de Saussure formule de deux manières contradictoires le fameux arbitraire linguistique : d’une part, puisque le signifiant correspondant au signifié ‘boeuf’ diffère d’un côté à l’autre de la frontière : boeuf d’un côté, Ochs de l’autre, “le lien unissant le signifiant au signifié est arbitraire”; d’autre part, “la nature du signe est arbitraire parce qu’il n’a avec le signifié ‘aucune attache naturelle dans la réalité’”. Ainsi, dans le premier cas la question de l’arbitraire concerne simplement la relation entre signifiant et signifié, mais, dans le second, “le raisonnement est faussé par le recours inconscient et subreptice à un troisième terme, […] la chose même, la réalité” (Ibid.). Or, affirme Benveniste, “entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire; au contraire, il est nécessaire”, puisque “le concept (‘signifié’) ‘boeuf’ est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble phonique (‘signifiant’) böf” : “Ensemble les deux ont été imprimés dans mon esprit; ensemble ils s’évoquent en tout circonstance” (Ibid.). On peut transposer à notre problème les deux points de vue : la norme du goût fixe arbitrairement (culturellement, plus ou moins épisodiquement) l’association des choses et des verdicts, mais, dans la conscience du récepteur-esthète, le lien est “nécessaire”, d’autant plus ressenti comme tel que la “vérité” du sentiment s’impose à lui dans son effectivité. On dépasse là encore le conflit stérile de l’objectivisme et du subjectivisme…

Le lecteur attentif aura évidemment remarqué qu’après avoir affirmé la différence de l’artistique et de l’esthétique, je recours à l’idée du système qui surdétermine plus ou moins la relation aux signes esthétiques exactement comme je l’avais fait pour les signes artistiques. Il convient tout d’abord de noter que “système” ne renvoie pas ici au systématique (un ensemble discursif fortement structuré), mais au systémique qui s’applique à toutes sortes de regroupement de choses, physiques ou intellectuelles, présentant un certain degré d’organisation interne et d’interaction avec l’extérieur, et considéré dans son dynamisme autant que dans sa structure. L’extrapolation du système linguistique à d’autres systèmes anthropologiques n’est coupable que lorsque l’on attribue à ces derniers des caractéristiques spécifiques au premier, notamment la grande stabilité des langues. De même, le système de la norme esthétique et le système du statut artistique ont des caractéristiques propres, censément différentes. Ils ont commencé à se distinguer lorsqu’on a pris conscience que certaines sources du plaisir esthétique ne relevaient pas des critères de l’art, que les sources du plaisir artistique et du plaisir esthétique ne se confondent pas, voire même qu’elles sont antinomiques.

En témoigne, par exemple, la reconnaissance du plaisir lié à des paysages qui sont douteux à l’aune du critère du beau — ils retrouveront leurs lettres de noblesse lorsqu’on leur collera l’étiquette du sublime, laquelle n’est pas loin d’avoir ultérieurement surpassé en légitimité celle du beau… La valse des étiquettes est essentiellement celle des interprétants. Mais cela ne signifie toujours pas que n’importe quoi puisse signifier n’importe quoi (comme Goodman l’a prétendu imprudemment). Il y a des registres d’interprétance sur lesquels il est plus ou moins pertinent de jouer, suivant le cas considéré. Rien n’est plus inexact, à cet égard, que de confondre la valeur esthétique d’un paysage avec le fait qu’il est “fait avec art”, du moins tant qu’on n’a pas précisé ce que cela veut dire. Kant prévenait qu’une oeuvre peut être faite avec art mais manquer d’âme (1995 : § 49), celle-ci étant, dans son système, l’ingrédient nécessaire au libre jeu de l’esprit qui permet à l’imagination de s’épanouir sans être bridée par l’entendement. Cependant, ce n’est pas à cette condition subjective que l’on pense lorsque l’on discerne la systémique de l’art de la systémique esthétique. Kant raisonne aussi bien sur un poème que sur un sermon ou un service de table. La systémique de l’art ne concerne pas tout ce qui est “fait avec art”, quelle qu’en soit la catégorie, mais une certaine catégorie d’objets (tableau, poème, film, installation, morceau de musique, etc…) dont la classification comme art est sanctionnée par la société et dont le critère d’évaluation est fixé par l’histoire de l’art ou, plus généralement et plus précisément à la fois, par l’histoire de l’artistique. Le fait que ce critère proprement artistique gère, entre autres choses, des valeurs du goût (les modes et les tendances d’une époque, l’une préférant le beau, l’autre le sublime, etc.), n’autorise aucunement à confondre les deux plans.

On notera que si la systémique proprement esthétique, appliquée à un objet reconnu ou non comme art, semble faire plutôt pencher la balance du côté subjectif, si l’expérience esthétique semble manifester d’emblée, telle que nous la vivons, une sorte de subjectivisme spontané, que confirme, ailleurs, le repli sur notre “bon plaisir” (j’aime cela, un point c’est tout!), c’est que nous avons tendance et intérêt à oublier le background sans lequel notre subjectivité ne serait qu’une coquille vide — c’est une tendance de la théorie esthétique pure et c’est un intérêt de l’esthète qui se pense comme pur sujet. En fait, il n’y a pas d’expérience esthétique sans contenu psychologique (et pas seulement psychique : des formes, des schèmes, etc…), c’est-à-dire sans foison d’images mentales, de métaphores enfouies, de fantasmes, etc., et sans leur amalgame ou leurs associations. Des aliments cognitifs sont sans nul doute nécessaires, (le savoir sur l’histoire de l’art, par exemple, qui, dit Danto (1968), “fait voir” quelque chose comme art), mais leurs accents affectifs priment dans la réaction esthétique. Tout le problème est ce statut d’accent les spécialistes de l’image mentale parlent de ‘relief affectif’. Peut-on développer une sémiotique de l’accentuation? Par exemple, en s’intéressant à la logique de la connotation? Cela permettrait sans doute d’expliquer pourquoi une chose qui, aux yeux de l’un, est neutre, aux yeux d’un autre se charge d’affects violemment négatifs ou puissamment positifs. Sans ce chapitre de notre étude, on ne comprendrait rien au plaisir esthétique.

La distinction du bagage esthétique et du moment esthétique est fondamentale. Quant au moment, on peut parler d’intuition, mais en la considérant comme une opération que rend possible l’accumulation de données mentales et qui opère comme si elle pouvait s’en passer. Il n’y a donc pas d’incompatibilité entre une conception cognitiviste et une conception intuitionniste de l’expérience esthétique : la première caractérise un état qui la rend possible, l’autre, l’acte qui l’accomplit. En insistant sur l’immédiation du moment intuitif de l’expérience esthétique on ne fait aucunement retour à quelque obscurantisme métaphysique ou autre. On entend rendre compte de ce qui se passe réellement dans l’acte esthétique, sans pour autant confondre la charrue avec les boeufs. Certains aspects de l’esthétique de Peirce peuvent être considérés comme une contribution utile au traitement de cet aspect du problème.

D’aucuns, en effet, parlent aujourd’hui de ‘l’esthétique de Peirce’. Admettons qu’elle existe — ou, plus précisément, qu’il y ait, dans l’immense corpus des textes sortis de ce grand cerveau, un sous-ensemble suffisamment consistant pour mériter l’étiquette — , on peut s’y intéresser de trois façons. La première est purement exégétique et vise à reconstituer le discours que forme potentiellement le sous-ensemble dit “esthétique de Peirce”, en grappillant çà et là dans le corpus peircien les textes peu ou prou développés qui concernent le sujet, et en formant par leurs associations argumentatives un discours cohérent. Je n’ai rien contre cette recherche; bien au contraire, je souhaiterais qu’elle existât si tel n’était pas le cas. Mais je ne suis pas vraiment enclin à m’y adonner, et je me réjouis qu’elle existe puisque c’est le cas[2]. La seconde façon me semble déjà un peu plus intéressante — au vrai, parce qu’elle me rapproche de la troisième qui représente mon principal intérêt philosophique. Il s’agit de tester le sous-ensemble en question à l’aune des potentialités de l’ensemble du système de Peirce. Celui-ci assigne à l’esthétique une place bien précise, celui d’une branche de la ‘science normative’. La troisième façon, celle vers laquelle je tends ici, consiste à se demander quel est l’apport, explicite ou non, de Peirce à l’esthétique conçue comme une discipline finalisée par une problématique spécifique, par un ensemble structuré de problèmes posés envers un type spécifique d’objet, et non pas seulement par la doctrine du ‘maître’.

Mais, aussitôt avancée cette intention non point d’exposer l’esthétique de Peirce, mais d’évaluer l’apport de Peirce à l’esthétique comme domaine constitué, on découvre de nombreuses raisons de se décourager. D’abord, non seulement la constitution de l’esthétique n’a pas attendu le ‘grand génie’, mais, lui-même, de son côté, ne lui a rien apporté historiquement. L’esthétique a poursuivi son petit bonhomme de chemin, commencé avant Peirce, et en l’ignorant totalement. Ensuite, il faut bien constater qu’il y a apparemment peu de grain à moudre pour l’esthéticien (pour sa boîte à outils familière) dans cet édifice intellectuel pourtant colossal du sémioticien qui, d’ailleurs, connaissait ses limites dans le domaine[3], même s’il disait faire des efforts pour s’améliorer comme on verra plus loin. Enfin, la place qu’il assigne à l’esthétique dans son système relève d’un découpage cognitif largement dévalué, du moins à l’aune de la problématique esthétique. Il lui fit, certes, honneur (comme Hegel fit honneur à l’art en le tenant pour la première marche vers l’esprit absolu) en l’intégrant dans son epistêmy[4], à l’étage des sciences normatives qui disent ce qui devrait être (“what ought to be”, 1.281), tels “les arts du raisonnement, de la conduite de la vie et des beaux-arts (fine art)”, ou “les trois doctrines qui distinguent le bien du mal” (5.36), ou les disciplines qui explorent “les lois universelles et nécessaires de la relation des phénomènes […] à la Vérité, au Droit et à la Beauté” (5.121), etc. Or, de ce registre de la théorie peircienne, par-delà ses versions, c’est peu dire qu’il est singulièrement vieillot au regard des philosophies ou des esthétiques modernes. Même dans le contexte systématique très sophistiqué où elle réapparaît, la vieille triade du Vrai, du Bien et du Beau ne parvient pas à reprendre des couleurs; et, à l’aune du standard of taste de Hume, la version peircienne de la normativité de l’esthétique paraît bien fruste.

Il ne faut évidemment pas rester sur cette mauvaise impression. Il y a, en effet, dans ce contexte même, quelque chose d’inattendu qui suscite au moins la curiosité. Organisant sa triade au niveau d’un arbre des connaissances, Peirce avance que la distinction de la vérité et de la fausseté logiques est un cas particulier de la distinction du Bien et du Mal moraux, et surtout que cette dernière est, à son tour, un cas particulier de la distinction entre la bonne et la mauvaise qualité esthétiques (5.110). L’inattendu ne réside pas ici dans le fait que le dualisme du what ought to be se retrouve dans chaque plan, mais que ces différents plans s’organisent suivant une hiérarchie qui place l’esthétique au fondement de la logique via la morale. Encore une promotion de l’esthétique, semble-t-il… Comme chez Hegel, l’esthétique se hisse sur la première marche… Dans deux de ses conférences à Harvard (5.93 sq., 5.120 sq.), Peirce accumule divers arguments à cet égard qui convergent vers l’idée que la logique est la connaissance des inférences valides qui, pour passer à l’acte du choix de telle ou telle d’entres elles, a besoin du distinguo du bon et du mauvais que lui fournit la morale — la logique devient ainsi une “critique des arguments” (5.108, 5.130) —, tandis que la morale (ou l'éthique son étude) qui règle la norme en fonction des objectifs de l’action, a besoin de s’appuyer sur un distinguo idéal que fournit l’esthétique puisqu’elle détermine “ce qu’on doit admirer délibérément per se en soi-même indépendamment de ce à quoi cela peut conduire et indépendamment de ses rapports avec la conduite humaine” (5.36). Pour admettre cela, il faut se convaincre que le renvoi de la morale à l’esthétique n’est pas une affirmation hédoniste (c’est même tout le contraire dit Peirce) et il faut aussi que l’idée d’un distinguo esthétique du vrai et du faux surmonte l’argument du “de gustibus non est disputandum”, etc.

Une fois explicitée, cette manière d’organiser la carte des trois sciences normatives n’est pas plus convaincante que leur distinction par la triade du Vrai, du Bon et du Beau. L’idée que l’esthétique fournisse la base de l’éthique et celle-ci la base de la logique ressortit davantage à une préoccupation architectonique (en cela, Peirce ressemble fortement à Kant) qu’à une conception acceptable de ces différentes dimensions et, en particulier, de l’esthétique. Toutefois, la préoccupation architectonique n’a de cesse de s’étendre à l’ensemble du système qu’elle produit et c’est par cette tendance proliférante même qu’elle a paradoxalement des chances de s’avérer féconde, par-delà son formalisme. Il en va ainsi chez Kant où, en même temps que l’unité des Trois critiques ne cesse de l’obséder, le déploiement du discours engendre des foules de propositions ou de remarques pertinentes et, en ce qui concerne l’esthétique, parlantes (car, répétons-le, on demande à cette discipline qui concerne notre expérience de l’évoquer un tant soit peu!). Elles sont plus rares chez Peirce, mais elles existent quand même. Singulièrement, elles procèdent toutes du souci de maintenir constamment l’analogie entre les trois ordres de la science normative et la triade des catégories phénoménologiques; ainsi, la logique ressortit de la troisième catégorie (Thirdness), l’éthique de la seconde (Secondness) et l’esthétique de la catégorie première (Firstness). Si l’esthétique peut offrir à la morale le fondement d’un dualisme idéal, pris en lui-même, indépendamment de sa relation à une fin, c’est qu’elle ressortit à la catégorie première. Elle ne comporte ni la conscience intellectuelle du troisième niveau, ni le rapport à l’acte du second. Elle offre la norme à l’état pur, pas encore réfléchie et libre de toute efficacité. Cela se tient ou, du moins, cela se tient mieux quand on renvoie la chaîne des sciences aux catégories (là encore, Peirce rejoint Kant lorsqu’il suit scrupuleusement sa table des catégories logiques pour former l’Analytique du beau).

Avec le repli sur les catégories phénoménologiques, on atteint un niveau de la définition de l’esthétique beaucoup plus subtil que précédemment. On peut donc entrevoir l’espoir de retrouver ce que nous suggère l’examen (plus haut) de la problématique esthétique dans sa complexité même (notamment, la dualité de l’esthétique et de l’artistique). Peirce, on l’a vu, examine les trois catégories de jugement normatif en maintenant constamment la tension entre le postulat dualiste (bien/mal) et les spécificités de chacun des trois niveaux discernés. Triadisme oblige? On peut autant s’inquiéter de son rigorisme que regretter que le dualisme des valeurs de base n’ait pas lui-même évolué vers un triadisme — Duchamp demanderait qu’entre le bon et le mauvais goût on introduise l’indifférence de goût qui sied si bien au ready-made… De même, on a envisagé des logiques trivalentes (Lukasiewicz) qui font disparaître le principe du tiers exclu… Quant à l’éthique, elle nous apprend qu’il y a des actes par-delà le bien et le mal… Ce serait là une première piste à explorer, une piste axiologique riche en conséquences.

Je m’intéresserai à un autre aspect du développement peircien qui à la fois précise ce que l’on a déjà considéré et, en même temps, dirige l’esprit dans une tout autre direction. Dans les conférences d’Harvard, la logique sert de support au raisonnement. Le logicien ne peut pas argumenter sans avoir dans l’idée l’ensemble des inférences possibles; il exerce sur ce domaine un self-control, à la fois en possédant la bonne gamme d’inférences, et en choisissant parmi elles celle qui convient dans l’argumentaire considéré; c’est ce choix critique qui induit la présence sous-jacente des catégories morales du bon et du mauvais. En d’autres termes, ceux de la cinquième conférence à Harvard, il n’y a pas d’inférence sans assentiment (approval) (5.130). La morale exerce l’approbation non plus par une décision intellectuelle, mais par un acte volontaire qui vise une certaine fin. On douterait que l’on puisse reproduire le même schéma au plan esthétique, mais, en partant du plan éthique, on peut surmonter cette hésitation :

[…] j’ai quelques doutes tenaces sur le fait qu’il y ait une quelconque science normative du beau (beautiful). D’un autre côté, la fin ultime d’une action délibérément adoptée — c’est-à-dire, raisonnablement adoptée — doit être un état de choses qui est lui-même raisonnablement recommandé en lui-même, indépendamment de toute considération ultérieure. Il doit être un idéal admirable, possédant la seule sorte de bonté qu’un tel idéal peut avoir; à savoir le bien (Goodness) esthétique. De ce point de vue il appert que le moralement bon est une espèce particulière de l’esthétiquement bon.

Ibid.

On est revenu là à la partie désuète de la conception peircienne du jugement de goût. Dans la quatrième conférence, le même raisonnement sur les sciences normatives donne tout autre chose — quelque chose qui, pour Peirce, est parfaitement cohérent avec ce qui précède, mais qui, pour nous (du moins, pour ceux d’entre nous dont la préoccupation principale n’est pas le système), font véritablement écho à l’expérience esthétique concrète :

[…] tout verdict en Bien ou en Mal ressortit certainement à la Catégorie du Second; et pour cette raison un tel verdict sourd de la voix de la conscience selon une dualité plus absolue que celle même que nous trouverions en logique; et bien que je sois un parfait ignorant en esthétique, je me hasarde à penser que l’état d’esprit esthétique est le plus pur quand il est parfaitement naïf sans aucun verdict critique, et que la critique esthétique fonde ses jugements sur l’effet que produit le repli sur un tel état naïf, — et le meilleur critique est l’homme qui s’est entraîné lui-même à le faire le plus parfaitement.

5.111 [je souligne]

Il y a beaucoup de choses dans ce simple texte : outre la dénégation (je suis incompétent, mais je suis sûr de ce que j’avance), une définition forte de l’état d’esprit esthétique, comme régression à la naïveté, et le retour paradoxal, vis-à-vis de lui, de la posture critique. Ce paradoxe mérite d’être souligné : l’état naïf est “sans verdict critique (without any critical pronouncement)”, mais c’est à cela que s’entraîne le meilleur critique. Peirce saisit là un aspect fondamental de l’expérience esthétique, une capacité de considérer la réalité différemment, comme si on la découvrait pour la première fois, une capacité qui sur le moment semble jaillir spontanément, mais qui en même temps s’acquiert par l’exercice répété, par l’entraînement — quelque chose comme une seconde nature. Un peu plus loin dans la quatrième conférence, il excipe de cette sorte de training pour fonder sa propre compétence qu’il compare aussitôt, mais partiellement, à celle de l’artiste :

Car je suis passé par un cursus systématique d’entraînement à reconnaître mes sentiments. J’ai travaillé intensément de nombreuses heures par jours pendant de longues années à m’entraîner moi-même à cela; et c’est un entraînement que je recommanderais pour vous tous. L’artiste a cette sorte d’entraînement; mais le plus gros de son effort vise à reproduire dans une forme ou une autre ce qu’il voit ou entend, ce qui est dans chaque art un métier difficile, tandis que je me suis simplement efforcé de voir ce que c’est que je vois. Le fait que cette limitation de la tache soit d’un grand profit est, pour moi, démontré par le constat que la majorité des artistes sont extrêmement étroits. Leurs appréciations esthétiques sont étroites; et cela procède du fait qu’il ont simplement le pouvoir de reconnaître les qualités de leurs percepts dans certaines directions

5.112

Ce genre de passage atteste, chez Peirce, un balancement entre le départ de l’esthétique d’avec l’artistique et leur confusion. L’artiste bénéficie d’un entraînement esthétique, mais se spécialisant dans un art particulier, il ne l’applique qu’à un domaine restreint. Il va sans dire que le cadre de spécialisation de l’artiste comporte des apprentissages poïétiques (au sens de Valéry) qui sont généralement inaccessibles au profane. L’esthétique de cette poïétique n’est pas comparable à l’expertise esthétique du seul point de vue de la réception. En fait, Peirce n’en reste pas à cette vision restrictive de l’artiste. Dans la perspective de la spécialisation, il dit qu’il y a “trois classes d’hommes”, les artistes, les hommes d’affaires et les scientifiques, les premiers étant “ceux dont le premier objet est les qualités des sentiments”; pour “ces hommes de la première classe” qui “créent l’art”, ajoute-t-il, “la nature est un tableau (a picture)” (1.43). Ailleurs, après avoir noté que “la mauvaise poésie est fausse; mais rien n’est plus vrai que la vraie poésie”, il écrit : “Et laissez-moi dire aux hommes scientifiques que les artistes sont de bien plus fins et de bien plus justes observateurs qu’ils ne le sont, sauf dans les menus détails que cherche spécialement l’homme scientifique” (1.314). Ailleurs encore, il découvre une sorte d’analogie entre les deux types :

Le travail du poète et du romancier n’est pas si complètement différent de celui de l’homme scientifique. L’artiste introduit une fiction; mais elle n’est pas arbitraire; elle manifeste des ressemblances auxquelles l’esprit accorde un certain assentiment (approval) en les trouvant (in pronouncing them) belles qui, s’il n’est pas exactement le même que le verdict disant que la synthèse est vraie, est quelque chose du même type général. Le géomètre qui dessine un diagramme, qui n’est pas exactement une fiction, est au moins une création […].

1.383

J’ai souligné ici le vocabulaire dans la mesure où il réintroduit ce qui semblait auparavant avoir été exclu ou, du moins, réservé au verdict intellectuel et scientifique armé par le dualisme moral sous-jacent. Le texte où cette version apparaît mériterait d’être approfondi dans la mesure où il discute le distinguo kantien de l’analytique et du synthétique. En laissant de côté, en tout cas, cet aspect technique de la discussion, on peut souligner que la conception peircienne de l’esthétique oscille sans cesse entre ces pôles de l’analytique et du synthétique : d’un côté, le discernement des petites nuances (Hume parlait de “multiples petits ressorts”), tantôt l’assignation à ces nuances ou à leur réunion d’un sentiment synthétique — “Je dirais, avance-t-il par exemple, qu’un objet, pour être esthétiquement bon, doit avoir une multitude de parties ainsi reliées les unes aux autres qu’elles transmettent une qualité positive, simple et immédiate à la totalité possible” (5.132). On trouve donc là des arguments pour la conception du moment intuitif de l’expérience esthétique (sur la base de prédispositions et, peu ou prou, d’un bagage d’expert).

Le lien établi par Peirce entre l’esthétique et l’immédiation de la relation sémiotique est l’aspect le plus connu de sa théorie (celui, en tout cas, qui a frappé les commentateurs qui se sont penchés récemment sur son cas). Cette théorie inclut l’objectif de rendre compte du fait pour quelque chose d’être présent à l’esprit, de sa simple presentness (5.44) — ce dont on peut créditer Hegel qui, toutefois, se serait mépris à considérer l’immédiateté comme abstraite, aveuglé qu’il était par le concret qu’il avait pourtant devant les yeux —, c’est-à-dire du phénomène de conscience qui saisit “un simple caractère positif” (sans association, relation, et en tant que tout), par exemple une odeur. Or, ce phénomène définit la faculté esthétique qui, écrit Peirce, est :

cette faculté rare de voir ce que l’on a devant soi, juste comme cela se présente soi-même, sans le substitut d’une quelconque interprétation, sans la complication de la considération de telle ou telle circonstance supposée modificatrice. C’est la faculté de l’artiste qui voit par exemple les couleurs apparentes de la nature telles qu’elle apparaissent. Quand, sur le sol couvert de neige, le soleil brille intensément sauf là où l’ombre s’étend, si vous demandez à un homme ordinaire quelle couleur apparaît, il vous répondra le blanc, un blanc pur, plus blanc sous le soleil, légèrement grisâtre dans l’ombre. Mais ce n’est pas ce qui est devant ses yeux tandis qu’il décrit; c’est sa théorie de ce qui doit être vu. L’artiste lui rétorquera que les ombres ne sont pas grises mais d’un bleu terne et que la neige sous le soleil est d’un jaune riche. Le pouvoir observationnel de l’artiste est ce qui est le plus demandé dans l’étude de la phénoménologie.

5.42

Il y a, censément, dans ce lien entre l’esthétique et l’immédiation de la relation sémiotique quelque chose qui fait penser à la théorie de l’oeil innocent très en faveur chez les artistes, notamment impressionnistes. On lui a souvent opposé l’idée du bagage culturel qu’exigerait toute relation esthétique (tel Panofsky, préoccupé qu’il était de mettre en avant le contenu iconographique et iconologique des oeuvres). En fait, la théorie de l’oeil innocent renvoie à l’idée du “pouvoir observationnel de l’artiste” dont parle le sémioticien, c’est-à-dire à une forme d’expertise particulière puisqu’elle suppose un entraînement, un raffinement, une sorte de savoir par conséquent (pour employer successivement les termes de Peirce, de Hume et de Panofsky) dont le but est d’affranchir l’esprit de la seule référence à “ce qui doit être vu”; on dit aussi, parfois, libérer le vu du su. L’artiste dirait en quelque sorte : regardez comme je vois et non comme vous êtes prédisposés à voir. En esthétique, dit Kant, “on veut soumettre l’objet à ses propres yeux” (1995 : § 8); l’attitude dite du désintéressement, qui, pour lui, libère des intérêts pratiques et cognitifs, peut être considérée comme propice à ce regard neuf. Mais on peut tout aussi bien y voir une manière de réaliser l’intérêt spécifiquement artistique. C’est ainsi que Nietzsche interprète le désintéressement comme une position d’observateur théorique, désintéressé parce que non intéressé, et lui oppose l’intérêt artistique fondé sur une relation intime à l’oeuvre. La conversion à cette faculté de sensibilité à la pure présence ou à des qualités inaperçues représenterait, en ce sens, les conditions d’une communication entre l’artiste-expert et son spectateur. Il s’agirait de l’intéresser à cette nouvelle sorte de communication (de communiquer au spectateur quelque chose du vécu de l’artiste) plutôt que de l’inciter au désintéressement, même si le moment de la communication, de même qu’il appelle une opération intuitive, suppose la suspension des intérêts parasites (par exemple, la valeur marchande d’une toile ou son adéquation à un genre).

Cependant, à l’aune de la théorie peircienne ou de manière générale, il resterait à expliquer comment s’établit le passage du discernement des qualités à l’évaluation. Je distingue a et b, en l’occurrence deux qualités, mais qu’est-ce qui me permet de ranger l’une sous la valeur X et l’autre sous la valeur Y et, plus encore, l’une sous la valeur + et l’autre sous la valeur -? N’est-ce pas parce que la dualité éthique est déjà présupposée sous la dualité esthétique? Prises en elles-mêmes les qualités sont ce qu’elles sont; elles sont là, présentes, sans plus. Si l’évaluation consiste à superposer des valeurs au discernement, disons, pour rester neutre, + ou -, on ne comprend pas très bien ce qui peut, au plan de la pure presentness, fournir le critère distinctif de ces valeurs. L’artiste qui identifie une autre qualité de la neige que le commun ne propose rien de mieux que ce dernier; il propose quelque chose de différent. En tout cas, son acuité ne devient une norme du goût, au sens de Hume, que si, comme le dit le philosophe, le résultat de ses opérations de discernement est établi par la société et par l’histoire comme critère d’évaluation pour l’ensemble de la communauté. La norme du goût, le standard of taste, est, en fait, un standard of fine tastefine taste étant mieux traduit par “goût délicat” que par “bon goût” (plus, voire trop, normatif) —, c’est-à-dire le résultat socialement et historiquement sanctionné de l’exercice d’expertise (Hume le nomme raffinement). Ainsi, au lieu de dire que l’évaluation est sous-tendue par le discernement esthétique, il semble plus pertinent d’admettre qu’elle introduit dans la différenciation opérée par l’expertise un critère extérieur (social) qui, en quelque sorte, la “moralise”, c’est-à-dire l’érige peu ou prou arbitrairement en norme. Sans ce critère sociologique, et l’abandon, à l’instar de Hume, de toute perspective théorique fondée sur des “raisonnements a priori” appliqués aux choses esthétiques (et particulièrement aux oeuvres), il semble difficile d’envisager l’art comme un renoncement à “ce qui doit être vu” et, en même temps, l’esthétique comme une science normative, une science du what ought to be. On conçoit que Peirce ait pu avoir “quelques doutes tenaces sur le fait qu’il y ait une quelconque science normative du beau”… Mais la beauté de son propre système avait ses propres exigences…

Par ‘beauté du système’, il faut entendre le critère de validité interne à ce système même par opposition à un critère de vérité externe, c’est-à-dire d’adéquation, autant que faire se peut, à l’objet (indépendant de la théorie) dont on parle. En revanche, les considérations sur l’esthétique que Peirce accroche à la priméité relèvent des deux critères à la fois. Ou, si l’on veut, quand on évalue son apport en partant de l’esthétique, du corpus de faits et d’idées qui la concernent épistémologiquement, la ‘science normative du beau’ paraît inadéquate, là où la faculté de la presentness est pertinente et éclairante. On peut faire le même test d’une autre manière en comparant l’apport de X (Peirce, par exemple) au discours esthétique ancien comme nouveau. De ce point de vue encore, on constate que la réduction du système de valeurs esthétiques au couple beau-laid est dissonante avec le discours proprement esthétique (qui naquit de la reconnaissance, à côté du beau, d’un nombre sans cesse croissant de nouvelles valeurs : sublime, nouveau, bizarre, etc., y compris le laid comme valeur positive), tandis que l’accent sur la presentness résonne du côté des théories de l’expertise esthétique, comme faculté à la fois analytique et synthétique, raffinement par l’expérience, phénoménologie spécifique, etc.

La sémiotique est-elle utile pour le développement de l’esthétique? Je peux répondre affirmativement, non sans confirmer le parti pris que j’ai adopté en commençant pour lancer le traitement de cette question : la sémiotique est utile pour le développement de l’esthétique à condition qu’on considère celle-là du point de vue de pertinence (objet, critères) de celle-ci. La sémiotique qui prétend absorber ou régenter l’esthétique est toujours réductrice aux yeux de l’esthéticien. Je ne suis pas sûr, en outre, qu’elle intéresse un tant soit peu le sémioticien qui a d’autres chats à fouetter…