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Dans un article récent que je consacrai au thème de l'altérité en traduction (2009), je soulignai qu'il est à présent convenu de considérer le texte à traduire comme une expression de l’altérité que le traducteur doit à tout prix respecter[1]. La traduction se présente comme le lieu d’interaction du moi avec l’altérité, le point d’ouverture à l’autre[2] (Bednarski, 1999 : 126). Son objet par excellence serait l’autre (Renken 2002 : 7) qu’il faut bien se garder d’assimiler à soi[3] (Rosenzweig 1998 : 155). Plusieurs théories de la traduction se présentent plus ou moins clairement comme des stratégies de traduction de l’altérité, lesquelles se veulent le point d’orgue de l’activité de traduction.

Je ne ferai pas ici une généalogie de cette façon de voir la traduction, par ailleurs légitime et, pour ainsi dire, presque naturelle. Disons toutefois que j'ai insisté sur un concept qui m'apparaît essentiel en traduction et qui est celui de l'identité.

De quelle identité parle-t-on? La philosophie distingue l'identité essentielle, c'est-à-dire l'identité des choses qui bien que différentes dans leur forme sont cependant identiques dans leur matière, comme une marguerite est différente d'une rose, bien que les deux soient identiques, entendons que les deux sont des végétaux[4]. L'original et sa traduction se découvrent alors moins en opposition que l'on pouvait le croire de prime abord. En fait, ils partagent un point commun qui les unit, celui d'être tous deux une expression du langage[5]. Les différences spécifiques qui peuvent sembler séparer radicalement l'original et sa traduction se découvrent des différences relatives, car si elles étaient absolues, l'acte de traduire s'avérerait impossible. Ainsi en est-il de certains fragments de langues anciennes retrouvés sur des amphores, et dont on ne peut rien savoir, rien comprendre, ni rien traduire, parce que plus rien ne nous permet de nous lier à cette langue morte et à cette écriture muette. Si on découvrait un jour un élément nous permettant de percer le système linguistique derrière les fragments d'écriture retrouvés, leur traduction et leur compréhension seraient alors possibles. C'est un peu ce qui est arrivé à l'écriture hiéroglyphique qui représentait une altérité absolue – et donc indéchiffrable, intraduisible – jusqu'à ce que l'on découvre la pierre de Rosette. Ces exemples devraient nous convaincre que l'enjeu en traduction n'est pas l'altérité, mais l'identité[6].

Si, donc, il y va de l'identité en traduction, on peut s'interroger sur le sens de cette identité entre l'original et sa traduction. La théorie des équivalences naturelles, par exemple, dit en substance que le sens d'une traduction doit avoir la même valeur, le même sens que l'original. D'une certaine manière, on pourrait dire qu'il s'agit d'une identité entre l'original et la traduction, identité que l'on peut ensuite moduler, comme le fit Eugene Nida, en parlant d'équivalence formelle et d'équivalence dynamique. Ainsi a-t-on pu écrire que “[t]ranslating consists in reproducing in the receptor language the closest natural equivalent of the source-language message” (Nida et Taber 1969 : 12).

Nous savons, en outre, comment la théorie des équivalences représente aussi une réponse au défi posé par le structuralisme. Ici encore le sens commun d'un Mounin, par exemple, devrait nous convaincre que si la traduction est possible c'est parce que les différences structurelles entre les idiomes ne sont pas absolues mais relatives et que la traduction, de nouveau, intervient dans ces points communs où l'altérité se fait identité, c'est-à-dire sur les éléments communs du langage. Du reste, sans ces éléments communs il ne saurait y avoir acte de communication.

Il ne peut être question ici de douter que la traduction soit un lieu d'interaction avec l'altérité, qu'elle manifeste une curiosité envers l'autre, une ouverture envers lui. Dire cela, c'est au fond ne rien dire au sens strict. Ce dont il faut cependant se garder, ce sont des images extrêmes de l'altérité où celle-ci apparaît comme un absolu infranchissable (et donc intraduisible) qui s'oppose à soi, ou encore, comme ce qu'il faut traduire dans un texte. J'estime que traduire l'altérité est une idée de façade qui n'offre aucun exemple historique et, qui plus est, représente une impossibilité pragmatique.

D'abord, l'altérité n'a aucun sens en soi. Elle doit toujours se trouver en opposition au même. Si nous étions tous autres, nous serions tous pareils, un peu comme ces jeunes gens qui s'habillent selon la mode pour être différents et qui se retrouvent, pur paradoxe, tous identiquement différents. Si je veux traduire l'altérité du texte (en admettant que cela soit possible), je ne peux le faire qu'en regard de ma propre identité et c'est en relation à celle-ci que je choisis ce qui me semble autre dans le texte que j'entends traduire et que je veux rendre. On voit assez simplement que le fait même pour un traducteur de procéder à un choix de traduction implique que ce choix soit déterminé par le traducteur, c'est-à-dire par son identité, qui est ce qu'elle juge être l'altérité d'un texte. L'altérité est donc toujours déterminée par l'identité[7].Tournez la chose tant que vous voudrez, aussi longtemps qu'un traducteur procède à des choix de traduction, il choisit à partir de ses catégories et celles-ci déterminent ses choix. Si vous prenez un texte en demandant à deux traducteurs d'en traduire l'altérité, vous aurez deux textes différents, aucun des deux ne voyant l'altérité au même endroit. Pourquoi? Parce qu'aucun n'a des critères de jugements identiques de ce qu'est l'autre puisque l'autre est tel par rapport à moi et non par rapport à lui. L'altérité ne se traduit jamais que dans les articles des professeurs. Au Bureau de la traduction ou chez Gallimard, cela n'existe pas. Ce qu'offre l'existence, ce sont des choix de traduction, des altérités modifiées par des identités. En ce sens, et à titre d'exemple, la non-traduction du Coran (c'est-à-dire le fait que seul l'original fait office de texte sacré) est une idée hautement cohérente, dans la mesure où l'altérité absolue d'Allah ne saurait se réduire (ni être commensurable) à l'identité relative du traducteur. Les suspicions envers les traductions du Coran sont donc tout à fait légitimes, du moins d'un point de vue religieux. D'un point de vue laïque, elles peuvent toutefois sembler l'expression d'un colonialisme spirituel – ce dont il s'agit de facto; d'un point de vue plus théorique – qui est ici le mien – ces défiances sont l'expression que l'identité est bien le sens de l'altérité car la suspicion envers le texte sacré en traduction représente un refus de voir le même (l'identité) redéfini par l'autre (l'altérité).

Le sixième chapitre de la Phénoménologie de l'esprit de Hegel, section B, s'intitule “Der sich entfremdete Geist. Die Bildung – L'esprit devenu étranger à lui-même. La culture”. Hegel y montre de brillante façon que la culture est un processus d'extériorisation de soi où le même devient peu à peu étranger à lui-même, mais que c'est par cette extériorisation, par cette Entfremdung, qu'il se gagne finalement lui-même, mais à un niveau supérieur, celui de la culture. Le passage par l'autre est une étape de la possession de soi, un moment dans la connaissance du même. Le résultat de l'acquisition de la culture est la connaissance et le résultat de toute connaissance est l'annihilation de l'étranger, qui n'est plus tel justement parce qu'il est connu[8]. À présent, puisque la traduction comme activité pragmatique vise à faire connaître, elle ne peut, sans se dénaturer, viser une préservation de l'étranger ou d'une altérité d'autant plus chimérique qu'elle n'est autre que pour soi. Il faut voir dans les ambitions postcoloniales et dans les tournants culturels de la traductologie une influence du politique plutôt que la recherche théorique de ce qu'est – ou peut être – l'activité traduisante. Cela apparaît d'autant plus clairement que l'on examine les concepts. Ces ambitions et ces tournants m'apparaissent comme ce que Hegel, pour évoquer de nouveau ce philosophe, nommait la “conscience malheureuse”. Le relativisme culturel, qui tend à mettre sur le même pied la tente du bédouin et le château de Versailles, mène nécessairement à la perte de toute valeur universelle à laquelle le soi peut s'identifier, perte à l'origine de la conscience malheureuse.

Dans cette dialectique la traduction se présente comme un exercice d'occultation de l'autre, d'impérialisme culturel qui doit être condamné car elle rompt avec le relativisme culturel. Naissent alors les discours sur l'Étranger, sur la traduction comme acte de colonisation culturelle et, de façon générale, nombre de considérations qui ont plus à voir avec la politique qu'avec une activité qui met avant tout en cause des textes. Je me demande d'ailleurs si ces théories, en particulier celles liées au postcolonialisme, ne sont pas autant d'instruments pour mener à bien une entreprise de contestation des valeurs occidentales sous couvert d'études sur la traduction.

L'emploi du mot “traduction” gagne lui-même en signification et tend à dépasser le rapport textuel pour se concentrer sur les relations entre les personnes. La traduction se fait alors sociologie. Il s'agit moins d'analyser un rapport entre des textes que de définir la nature du sujet social qui traduit. La traduction semble ici englober ce que l'on nommait jadis les rapports et les échanges sociaux et culturels. Le concept de traduction gagne ici en extension ce qu'il perd en compréhension.

Il est troublant de remarquer, en outre, un lien entre l'homme conçu par le multiculturalisme et la vision du traducteur par certaines théories du tournant culturel de la traductologie. L'homme multiculturel est celui qui est en perpétuel état d'ouverture à l'autre; il ne peut revendiquer aucune identité nationale sans être taxé d'exclusion. Il se trouve dans des limbes identitaires. Le traducteur des études culturelles s'identifie à un individu hybride résultant d'un mélange. Il n'appartiendrait pas à une culture originale, puisque toutes les cultures seraient le résultat d'un phénomène d'hybridation. On peut bien se demander à partir de quel point de vue il peut alors faire son travail. Cette vision culmine chez Bhabha (2007), pour qui le traducteur se trouve dans une position intermédiaire, à la frontière des cultures. Mais c'est justement parce qu'un traducteur fait partie d'une culture définie qu'il peut traduire; ses erreurs de traduction et les “modes” historiques dans la façon de traduire trahissent cette appartenance originaire et essentielle. La traduction d'un texte est un acte d'appropriation. Il ne s'agit pas de détruire ce qui s'y trouvait, mais de le faire sien à partir de ses propres catégories (sinon, comment traduire?) et à partir de son point de vue. Ce sont eux, d'ailleurs qui sont à l'origine des choix de traduction. À partir de quoi un traducteur “hybride” pourrait-il décider de choisir de traduire tel ou tel texte? Ce n'est pas dans le flou identitaire de l'hybridation que naît le choix de traduire mais dans la singularité culturelle du traducteur qui trouve dans tel ou tel texte des éléments qu'il veut faire siens, des concepts qui lui parlent, dans une autre langue, et qu'il entend désormais domestiquer[9].

Mais revenons à notre débat entre le même et l'autre. D'un point de vue froidement logique, il suffira de rappeler d'éviter le dualisme en traduction – et la position du problème de l'altérité crée un dualisme – car on ne peut élever une théorie unitaire à partir d'une opposition des prémisses. Parler de la traduction en termes d'altérité, d'étranger, d'impérialisme linguistique et de colonialisme littéraire, c'est inscrire la traduction dans une sorte de manichéisme qui n'aide pas sa cause. Mais la logique n'est pas l'essentiel de notre vie. Pour la plupart, elle représente une partie négligée, la moindre part quand elle n'est pas tout à fait absente in ceteris vitae partibus (Cicéron) – du reste de la vie. Dans l'existence concrète d'un être humain, l'autre en tant qu'autre n'est qu'un concept. On ne peut appréhender autrui qu'avec ses propres catégories. L'autre n'est jamais vécu sous le mode de l'autre mais sous le mode du moi. Concrètement, je ne peux éprouver la souffrance d'autrui comme il la ressent lui-même mais j'ai cependant une façon personnelle de le faire : la compassion. La compassion représente la façon de ressentir la souffrance d'autrui sous le mode du moi. De la même façon, bien que l'autre me soit fermé, je puis comprendre qu'il est un autre tel que moi, qu'il fonctionne à partir de catégories semblables, qu'il a les mêmes forces et les mêmes faiblesses. Ainsi le pardon, l'humilité, la prudence, la force, la justice répondent en moi à la limite de l'autre et me servent à le saisir. Les vertus humaines naissent essentiellement des limites que l'existence d'autrui m'impose. Je ne puis me mettre parfaitement à la place de l'autre, mais du moins ai-je en moi des approximations d'autrui que sont les vertus.

Quel est le rapport de cela avec la traduction? Si nous ne parvenons pas dans la vie affective, qui est au plus proche de nous, à saisir autrui comme autrui, comment pouvons-nous prétendre le faire dans des activités pratiques ou à travers des textes? Si je ne puis rendre parfaitement dans mes mots la souffrance de l'autre, comment prétendre pouvoir traduire l'étranger en tant qu'étranger, l'autre en tant qu'autre, etc.? Si je ne puis exprimer parfaitement la souffrance concrète, comment penser pouvoir le faire avec la souffrance textuelle? Cela peut se faire dans des articles et, probablement, dans des notes de bas de page, mais dans une traduction concrète cela est impossible. Cependant, de même que nous avons dans la vie affective des vertus qui sont des outils pour saisir ce qu'éprouve autrui, de même dans le domaine de la traduction il existe des outils qui nous aident à saisir ce qu'il veut dire. Ainsi les procédés de traduction : l'emprunt, le calque, la transposition, la modulation, etc. Les procédés de traduction sont à la traduction ce que les vertus sont à la vie affective : une façon de mettre un peu le moi à la place de l'autre, de le lui faire ressentir imparfaitement, de lui permettre d'en parler, mais avec sa propre voix, ses propres mots, son propre accent. Nulle traduction n'est parfaite puisque nulle langue n'éprouve le monde comme une autre, ne le met en jeu comme une autre, ne le remet en discussion comme une autre. Une traduction est l'approximation du discours de l'autre, l'illusion consciente de pouvoir résoudre l'identité dans la diversité. Les théories traductologiques de l'altérité ont perdu, selon moi, cette conscience de l'illusion; elles versent dans des thèses métaphysiques, dans l'idéologie politique, dans l'exploitation universitaire de la mauvaise conscience postcoloniale. Il est indubitable qu'en des temps de ténèbres pour la culture, temps hélas pas si lointains, on a traduit des auteurs orientaux ou africains de façon à ce que leurs idées siéent mieux aux préjugés culturels de l'Europe. Il est probable aussi que l'on ait tant traduit nos propres auteurs que l'on soit venu bien près d'éradiquer les littératures locales, ou bien de les inféoder à la nôtre. Mais il est tout aussi certain que dans une grande partie du monde règnent la censure, l'exécration des Lumières et de l'Europe, que sévissent le terrorisme des consciences, la haine de la lecture et de la science, que les nations où règne cet état d'esprit sont indépendantes, qu'elles siègent à l'ONU et qu'elles considéreraient nos appels à la démocratie et à la liberté de conscience (pour ne nommer que ces deux points cardinaux de la vie bienheureuse) comme un sursaut de néocolonialisme. La traduction est absente de nombreux pays, non à cause de nos lois sur le copyright (qui empêcheraient la libre diffusion des oeuvres et leur traduction), mais par absence consciente, planifiée et voulue de la liberté elle-même.

Placer le débat de la traduction autour de la question du même et de l'autre, c'est-à-dire poser le problème de la traduction en termes dualistes, contraint ensuite à postuler des paradigmes, à faire intervenir des schèmes et des grilles d'analyse, selon les modèles de construction typiques des études littéraires, car il faut ou bien mettre en lumière les raisons de ce dualisme ou bien expliquer ses implications pratiques. À partir de ce moment, l'attention est dévolue davantage à la construction et à la cohésion du système explicatif qu'à l'étude de la chose expliquée elle-même. Le nombre saisissant de théories de la traduction qui ont vu le jour depuis une vingtaine d'années parle en faveur de cette hypothèse. Ce n'est d'ailleurs pas sans humour qu'Anthony Pym termine son petit ouvrage Exploring Translation Theories par une postface qui, après le parcours d'une vingtaine de théories bigarrées, sonne comme une injonction : “Write Your Own Theory.

Pour ma part, je n'entends pas contribuer au grand jeu des théories. Je ne vois pas la traduction en termes dualistes, car j'estime qu'agir ainsi c'est aussi faire du texte de départ la cause du texte d'arrivée. Toutefois, l'effet est toujours prévisible de façon univoque par sa cause. Or, si un effet est toujours déductible de sa cause, une traduction donnée, elle, ne peut être déduite du texte de départ. Le texte allemand de Lichtenberg, par exemple, ne contenait pas ce que pouvait devenir ma traduction française de ce texte, ni ne pouvait prévoir mes choix et le résultat qui s'ensuivit. On pouvait certes prévoir jusqu'à un certain point ce qu'aurait pu être la traduction française du texte allemand, mais cette prévision était limitée par une foule d'autres causes (la formation du traducteur, sa culture, son éloignement historique ou culturel, etc.) qui influencent l'effet ou, pour le dire autrement, le texte traduit. À présent, on peut bien faire une analyse circonscrite de ces autres causes et développer des angles d'attaque : culturel, social, politique, linguistique, etc., mais on doit tenir compte que ces différents paradigmes, en tant que points de vue, n'offrent qu'une vision limitée et déterminée de l'ensemble du phénomène. C'est le propre de tout paradigme d'être limité. Or, nous avons dit plus haut qu'une traduction n'est pas déterminée par l'original, pas dans le sens où un effet est déterminé par sa cause. Il faut donc a fortiori conclure à l'aspect limité des différents paradigmes pour approcher la traduction[10], autant qu'il est important de bien voir que l'approche dualiste n'est pas fructueuse pour comprendre la traduction.

Je propose de renverser la donne. Ne peut-on pas suggérer que l'on comprend autant une traduction à partir du texte original que le contraire, c'est-à-dire que les traductions servent à comprendre le texte dont elles sont la traduction? Autrement dit, plutôt que de voir une traduction comme un effet se rapportant à une cause, pourquoi ne pas la considérer comme un moyen de comprendre un texte de départ? Il faudrait voir la traduction comme l'une des lectures possibles de l'original et, en tant que lecture, qu'elle entretient un dialogue avec celui-ci. Si le rapport que nous entretenons avec un texte intervient par la lecture, c'est elle qui permet au sens de se faire jour, c'est elle qu'il faut étudier, sans dualité et approches politico-idéologiques. Mieux encore : une traduction, au fond, est l'une des expressions possibles de l'original, elle ne s'en distingue pas essentiellement, elle est ce que le texte aurait pu être dans une autre langue. Il y a ici une illusion. Quand on a dans les mains la traduction d'Hamlet, ce que l'on a dans les mains, au fond, ce n'est pas tant une traduction que d'abord Hamlet. Pour quelqu'un qui ne parle pas l'anglais, la traduction d'Hamlet tient lieu d'original. L'opposition entre l'original et la traduction est le fait des lecteurs bilingues, de ceux qui, d'une façon ou d'une autre, peuvent placer en opposition l'original et la traduction. Mais pour moi, si je ne parle pas anglais, la traduction d’Hamlet est l'original. Plus encore, si je puis lire plusieurs traductions d’Hamlet dans ma langue, ce sont autant d'originaux qui me sont accessibles, c'est-à-dire que j'ai accès à quelque chose qui manque au lecteur qui lit l'original; cette chose est la pluralité des lectures d’Hamlet. D'où je conclus que la traduction n'est pas tant une affaire de même et d'autre, ou d'original et de reproduction, mais de différentes lectures d'un même texte. S'il y a une opposition à exploiter dans notre réflexion sur la traduction, elle me semble résider dans l'existence, en même temps, d'une multiplicité de traductions d’Hamlet, multiplicité de lectures à laquelle le lecteur dans la langue originale n'a, la plupart du temps, pas du tout accès. Si bien que je puis suggérer que l'on comprend davantage une oeuvre dans sa traduction que dans sa forme originale, car étant donné que le rapport originaire que nous entretenons avec un texte passe, toujours et déjà, à travers la lecture, c'est elle, lorsqu'elle est documentée (et une traduction est en quelque sorte le carnet de bord d'une lecture attentive d'un texte), qui offre et permet le déploiement de la polysémie du texte original[11].

C'est Wittgenstein qui disait, dans son Tractatus, que ce dont on ne peut parler il faut le taire. Transformons un peu l'adage en le rendant un peu plus volontaire : ce dont on ne veut parler il faut le taire. Je me condamne donc au silence, car de pareilles idées se développent dans un livre et non dans un article, et mon aversion pour les articles est chose plus célèbre encore que l'adultère dans les comédies de Plaute, quoique moins amusante, bien entendu.