Corps de l’article

Dans l’histoire des rapports entre la bande dessinée et le cinéma, l’adaptation cinématographique du roman graphique de Frank Miller Sin City en 2005 par Robert Rodriguez, Frank Miller et Quentin Tarantino, fait office de cas d’école en matière d’hybridation médiatique. Se situant au confluant de la bande dessinée et du cinéma, une réalisation comme celle de Sin City signerait de manière exemplaire le franchissement d’une étape pour la bande dessinée dans sa quête de légitimité artistique. D’un autre côté, la question posée par Matt Mc Allister (2006) “Blockbusters Meets Super Hero Comic, or Art House Meets Graphic Novel?” suggère que l’adaptation des comics de super-héros au cinéma renvoie à une toute autre dynamique intermédiale. Alors que l’hybridité de Sin City ressortirait de buts d’innovation esthétique, l’adaptation cinématographique des comics de super-héros relèverait d’intérêts purement économiques. En effet, depuis les années 2000, un blockbuster sur trois est une adaptation d’un comics de super-héros. Créé à partir d’un investissement financier colossal et fondé sur des stratégies marchandes comme le merchandising ou encore le saturation booking, le blockbuster est défini comme un produit cinématographique à vocation commerciale. Il vise l’assentiment d’un public mondial et massif, une rentabilité maximale, en mobilisant un imaginaire porteur de valeurs majoritairement partagées et construit à partir de représentations dominantes. Si le blockbuster de super-héros n’est pas nouveau et que l’on peut dater de 1978 avec le Superman de Richard Donner la première occurrence de ce genre (Gordon 2012), nous faisons face depuis ces quinze dernières années à son ascension fulgurante. Le comics de super-héros est ainsi devenu un vivier certain pour l’industrie de l’entertainment hollywoodienne. Et la reconnaissance du potentiel économique du comics ne peut qu’indiquer, ou tout au moins questionner, sa légitimité culturelle. La tendance d’une firme comme celle de Marvel à considérer le contenu narratif comme transcendant ses productions médiatiques amène pourtant à penser les blockbusters de super-héros comme simple actualisation de récits indépendamment de toutes considérations sur la bande dessinée en tant qu’objet culturel singulier. Ce que l’on nomme couramment “la Maison des idées Marvel” développe aujourd’hui “des contenus comme objets pensés pour un licensing intermédial plutôt que comme produits incarnés dans un médium” (Stefanelli Maigret 2007). Ironiquement, les éditeurs de comics, tout particulièrement les leaders du marché DC Comics et Marvel, amoindrissent le rôle et la place du média comics. Le rachat de Marvel Entertainement en janvier 2010 par le premier groupe de divertissement au monde Walt Disney Compagny, dont la renommée tient pour grande partie à la réalisation de films d’animation destinés aux enfants, est édifiant à cet égard. Le récit super-héroïque s’actualise aujourd’hui dans un univers médiatique largement étendu, du cinéma au jeu vidéo en passant par le roman. Et la bande dessinée, pourtant média source, ne devient elle-même qu’un des nombreux supports médiatiques possibles d’un récit transcendant et dominant autonomisé. Quel discours le blockbuster de super-héros porte-t-il donc sur le comics?

Afin de répondre à cette question, nous avons choisi de replacer le blockbuster de super-héros dans une histoire des transpositions du comics. D’une part, et en suivant les théories de l’adaptation et de la traduction qui mettent en jeu leur dimension socio-culturelle (e.g. Lacasse 2000; Carcaud-Macaire Clerc 1995; Bassnett Lefevere 1990), on peut définir le phénomène de transposition – qu’il soit intramédiale ou intermédiale – comme la reconfiguration d’une deixis particulière, c’est-à-dire le déplacement d’un énoncé source porteur de normes et de valeurs, vers et à partir de la situation spatio-temporelle et de l’univers social du sujet de l’énonciation cible. La transposition sera ainsi considérée ici comme une activité réflexive de commentaire ou de critique lisible précisément dans les choix opérés dans le traitement des propriétés de la source, dans sa déconstruction ou sa préservation, – et non pas nécessairement dans des procédés spéculaires ou récursifs – qui sont autant de signes d’un jugement évaluatif porté sur la source et inscrit dans la cible. D’autre part, l’approche diachronique de la transposition comme activité réflexive permettra de dégager à travers les variations socio-historiques des reconfigurations à l’oeuvre l’évolution de la normativité du comics de super-héros. Elle permettra de mieux comprendre en quoi la poétique du blockbuster recouvre un déplacement axiologique dans le rapport que notre société entretient avec le comics.

Dans le vaste palimpseste intermédial que constitue l’industrie du comics aujourd’hui, on s’est penché sur la transposition du récit des origines du héros phare de Marvel, Spider-Man, à partir des premières traductions françaises censurées à la fin des années 60 jusqu’au blockbuster de Sam Raimi en 2002. L’étude de la traduction, activité résolument réflexive (Berman 1984; Meschonnic 1973), permettra de dégager dans ses partis-pris hypertextuels une certaine pensée de la bande dessinée américaine. Le contexte spécifique de censure mettra en lumière plus clairement la charge idéologique en jeu dans le processus de transposition. Nous considérerons ensuite la retraduction française ou début des années 2000 de ce même épisode de Spider-Man en interrogeant les nouvelles reconfigurations opérées sur le comics et la manière dont elles nous informent sur sa nouvelle valeur culturelle. Nous passerons enfin à l’examen de l’adaptation cinématographique de Sam Raimi en 2002 en portant toujours notre attention sur les modalités de transposition du comics mais en interrogeant plus particulièrement le traitement différencié entre la forme de l’expression et la substance du contenu du comics.

Loin de participer à la reconnaissance du comics en tant que forme artistique, on verra que la transmédiation contemporaine du récit super-héroïque rendrait plutôt compte de l’accession de la figure du super-héros à un statut normatif majoritaire.

Spider-Man ou les origines d’un mythe vigilantiste

Créé par le scénariste Stan Lee et le dessinateur Steve Ditko pour la maison d’édition de comic books Marvel, le personnage de Spider-Man apparaît aux États-Unis pour la première fois en 1962 dans le dernier numéro de la revue de science-fiction Amazing Fantasy. Cet épisode liminaire s’achève sur ce qui deviendra un leitmotiv dans l’univers des super-héros : “With great power must also come... great responsability”.[1]

D’après Cary D. Adkinson (2008), la création par Stan Lee et Steve Ditko d’un univers dans lequel la justice dépend avant tout de l’usage responsable que les citoyens font de leur pouvoir est un objet idéal pour l’étude des relations entre la culture populaire et la justice pénale. Plus précisément, Spider-Man incarne un modèle de justicier bien particulier appelé “vigilante”. Le vigilantisme est défini comme un mode spécifique de contrôle social informel profondément lié à l’histoire des États-Unis, de la conquête de l’Ouest à la culture de l’arme à feu. Originairement, les partisans du vigilantisme soutiennent que le système judiciaire étasunien, du fait de procédures judiciaires jugées trop compliquées et souvent vaines, est incapable de garantir seul la sécurité du citoyen et qu’il est donc nécessaire de s’engager individuellement dans l’exercice de la justice (Madison 1973). De manière exemplaire, la décision de Spider-Man d’agir en tant que justicier masqué dans un cadre extra-judiciaire s’origine dans une tragédie personnelle qui résulte de la faillite du système dans l’arrestation d’un voleur et plus généralement dans la protection et la sécurité des citoyens, mais aussi de sa propre faillite à ne pas y avoir remédié. Si Peter Parker exerce la justice de manière individuelle hors d’un cadre juridique légal, il est tout de même possible de définir, comme le fait Jeff Williams (1994), The Amazing Spider-Man comme un “non-subversive comic with slight counter-hegemonic tendencies”, car le super-héros y est toujours le garant des valeurs de la culture dominante. Le vigilantisme à l’oeuvre dans The Amazing Spider-Man doit ainsi être considéré comme un élément essentiel constitutif d’une spécificité nationale et culturelle dans la manière de problématiser le rapport entre les individus citoyens et l’exercice de la justice.

Traduction

Le personnage de Spider-Man apparaît pour la première fois en France dans le quatrième numéro de mai 1969 de la revue Fantask publiée par la maison d’édition lyonnaire Lug. Fantask est jugée “nocive” dès la parution de son premier numéro en février 1969 dans un compte rendu du 12 mars 1969 de la commission de surveillance et de contrôle rattachée au ministère de la justice, commission mise en place au lendemain de la seconde guerre mondiale et chargée de contrôler le contenu des publications destinées à la jeunesse à partir de la loi du 16 juillet 1949 sur lesdites publications : “Cette nouvelle publication est spécialement nocive par sa science-fiction terrifiante, ses combats de monstres traumatisants et ses récits au climat angoissant, assortis de dessins aux couleurs voyantes” (Joubert 2007). Mise en demeure le 25 avril 1969, la revue Fantask est arrêtée le 4 juin de la même année, après la publication de sept numéros comprenant la traduction des trois premiers numéros de la série The Amazing Spider-Man. Deux nouveaux mensuels de l’éditeur Lug voient le jour en janvier et en avril 1970, respectivement Strange et Marvel.

Afin de se prémunir de la censure, les sept premiers numéros de la revue Marvel font évoluer l’esthétique du comics d’une part par l’adoption d’un petit format (13x18 cm) qui aboutit à une diminution du nombre de cases par planche. D’une planche contenant un gaufrier classique de 3x3 cases pour Fantask, on passe à des planches de 2x2. Cette réduction de l’espace engendre des modifications dans le contenu visuel et textuel comme une retraduction opérant une diminution du nombre de signes ou encore le retrait d’éléments en arrière plan dans certaines cases. Elle implique ainsi des changements certes périphériques au récit, mais aboutit à un appauvrissement quantitatif et qualitatif du média.

D’autre part, la perte d’espace est fortement soutenue par une impression en bichromie. Les sept premiers numéros alternent une page sur deux en bichromie verte ou violette avec le noir et blanc. Si le passage à une impression en bichromie ne semble ici encore qu’atteindre superficiellement le contenu du récit, la transformation des couleurs du costume de Spider-Man modifie pourtant visuellement et substantiellement l’identité du super-héros. En effet Spider-Man, à l’instar de nombreux super-héros, arbore un costume aux couleurs rouge et bleue associées au drapeau américain. Tantôt blanc et violet, tantôt blanc et vert, il n’est ainsi plus possible d’identifier Spider-Man comme un super-héros américain.

Suite à de nombreuses plaintes dans le courrier des lecteurs, Marvel est publiée de nouveau en grand format (17x24) et en couleur à partir du huitième numéro en novembre 1970. Le mois suivant, on pouvait alors lire dans un compte rendu de la commission de surveillance et de contrôle : “Tout n’est qu’horreur et brutalité dans cette publication [...]” (Joubert 2007 : 559). Après des mois de pressions exercées par la commission sur les éditeurs de la maison Lug, la revue Marvel est interdite aux mineurs et cesse de paraître en avril 1971 au treizième numéro.

Conflit interculturel

Avant la censure des revues Fantask et Marvel, les super-héros étaient déjà incriminés par la commission de surveillance et de contrôle. Dans un compte-rendu de 1965, la commission classait les super-héros dans le champ des “atteintes à la dignité humaine” (Joubert 2007 : 559). La censure des comics de super-héros dépassait largement la frontière nationale et s’inscrivait dans un mouvement général et mondial de régulation des loisirs et de la presse destinés à la jeunesse tributaire du climat de reconstruction morale d’après-guerre. Le discrédit porté sur le comic book ne prenait pas uniquement source dans des campagnes et des entreprises morales et éducatives françaises (Crépin 2001) mais prenait également appui sur des analyses soutenant les effets néfastes du média sur le psychisme et le comportement des enfants, comme celles du psychiatre américain Fredric Wertham (1954). Tandis que la France exerçait un contrôle public des ouvrages destinés à la jeunesse après publication par une commission rattachée au ministère de la justice sous couvert de la loi de 1949, la censure étasunienne opérait avant publication par le biais d’une association d’éditeurs de comic books, le Comics Code Authority, organisme d’auto-régulation dont la fonction était de veiller à l’application d’un Comics Code. Selon Jean-Paul Gabilliet (2005), la création du Comics Code Authority aura eu pour principales conséquences d’annihiler les illustrés d’horreur et les crime comics, principalement visés par les censeurs, et de faire la place aux maisons d’éditions qui domineront le marché dans les années 60 telles que Marvel et DC pour ne citer que les plus connus. La renaissance, dans les États-Unis des années 60, du genre super-héroïque qui subissait une baisse de popularité jusqu’alors, peut s’expliquer par la place qui lui était alors laissée libre mais aussi par sa conformité avec des normes sociales dominantes garanties par le CCA. Lorsque les premiers numéros de Amazing Spider-Man sont traduits pour la première fois en France en 1969, ils sont de ce fait déjà passés sous le crible du CCA censé garantir la moralité et la bienséance des contenus. Dépeignant majoritairement le combat de super-héros contre des hors-la-loi, individus déviants venant remettre en cause les normes de la cité, les représentations de la violence n’enfreignaient pas l’article 2 de la loi de 1949 à l’égard duquel elles étaient pourtant jugées : “Les publications visées à l’article 1er ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés crimes ou délits ou de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques ou sexistes».[2] Bien au contraire, les super-héros apparaissent comme des figures venant faire régner l’ordre et la loi à l’endroit où l’exercice de la justice semble faire défaut aux représentants légaux. Le Comics Code, égal en substance à l’article 2 de la loi française, interdisait d’une part la représentation positive du crime : “Crimes shall never be presented in such a way as to create sympathy for the criminal, to promote distrust of the forces of law and justice, or to inspire others with a desire to imitate criminals”, d’autre part la représentation de tout acte de violence considéré comme excessif : “Scenes of excessive violence shall be prohibited. Scenes of brutal torture, excessive and unnecessary knife and gun play, physical agony, gory and gruesome crime shall be eliminated” (Nyberg 1998 : 166). Selon Jean-Matthieu Méon (2004), le débat autour de la régulation de la presse enfantine s’inscrit dans un contexte économique et politique de guerre froide qui va favoriser la stigmatisation du contenu des comics en tant qu’objet culturel étasunien et exacerber la dimension idéologique de ses récits.

Dans le courrier des lecteurs qui clôturait le dernier numéro de la revue Fantask, un lecteur faisait remarquer : “Pourquoi la censure ne s’attaque-t-elle pas aux bandes dessinées de guerre? On ne voudrait certainement pas enlever, à aucun prix, le goût de la guerre et des récits “héroïques” aux jeunes”.[3] La censure de la violence évoquée dans les comptes-rendus de la commission viserait ainsi davantage un modèle spécifique de violence et non la violence en tant que telle. Comme le souligne l’exemple du traitement différencié entre la bande dessinée de super-héros et celle de guerre, la violence se trouve valorisée lorsqu’elle est perçue comme servant les intérêts étatiques, ou plus largement lorsqu’elle actualise des normes et des valeurs morales qui sont valorisées par l’État. Et la conception d’ “un acte héroïque” ou d’ “un acte criminel” mérite ainsi d’être contextualisé. En l’occurrence, la contre-normativité du contenu vigilantiste dans les comics de super-héros dans la France des années 60 où, pour reprendre des termes wébériens, l’État a toujours eu le monopole de la violence physique légitime, défie la conception nationale et culturelle de la régulation de l’ordre social. Si on ne peut nier par ailleurs que la bande dessinée souffrait alors d’un réel déficit de légitimité culturelle, on ne peut ignorer la valorisation concomitante des productions franco-belges et l’imposition de l’esthétique de la ligne claire. Ce différentiel invite fortement selon nous à spécifier et interroger plus finement les degrés de légitimité à l’intérieur même du champ de la bande dessinée et à l’intérieur même des oeuvres en question, soit au niveau des représentations. Produit de l’industrie culturelle aux États-Unis, le comics de super-héros importé et traduit en France devient alors une production culturelle subversive, porteuse de normes contre-culturelles, et qualifiée de “bande[s] dessinée[s] engagée[s]”.[4] Une production culturelle apparaît en effet comme contre-normative ou contre-culturelle lorsque les normes véhiculées sont dissonantes relativement aux normes dominantes du contexte socio-culturel de diffusion, et ce quelle que soit l’appartenance politique. La censure s’exerçant toujours là où la contre-culture est manifeste, il n’est pas étonnant qu’elle s’exerça là où le vigilantisme était apparent, participant ainsi à l’invisibilisation d’un modèle de contrôle social spécifique et à la dévalorisation du comics de super-héros en tant que média et récit. Par ailleurs, confrontés à des premières traductions ethnocentriques – traductions centrées sur la cible où tout est ramené à la culture, aux normes et aux valeurs de la langue cible dans le refus de ce que Berman (1984) appelait justement l’“épreuve de l’Étranger” – on est en droit de se demander si les lecteurs français de comics à la fin des années 60 n’ont jamais vraiment eu accès à ce que le lectorat américain nomme “comics de super-héros”, mais bien plutôt à une parodie de comics.

Retraduction

En 2002, soit près d’un demi-siècle après la première censure des comics de super-héros, paraît aux éditions Marvel France le premier volume de Spider-Man : L’intégrale comprenant les sept premiers numéros du récit de Spider-Man publiés entre 1962 et 1963. Une “intégrale” est l’équivalent français d’une publication nommée “hardcover” dans l’édition des comics et qui désigne l’édition d’un recueil d’une série sous une forme brochée en grand format et en couverture dure. Chaque volume d’une intégrale reprend ainsi les numéros d’une année entière pour une série. Un bref aperçu des éléments paratextuels nous permet immédiatement de sanctionner une revalorisation concrète du comics.

La première page de L’intégrale comprend des indications jusqu’ici négligées dans les publications précédentes. A côté des noms de Stan Lee et Steve Ditko, est spécifié le nom de la traductrice Geneviève Colomb. Cette information cumulée à la présence sur la page de couverture de la tranche temporelle “1962-1963” met en avant un nouveau travail de traduction basé sur une source spécifique que sont les comics originaux étasuniens. La publication de L’intégrale n’est pas l’occasion d’une réédition des traductions précédemment proposées mais bien la nouvelle traduction des comics originaux. L’intégrale comporte également une préface de Stan Lee qui, tout en ajoutant un argument d’autorité à la nécessité d’une telle édition, ne comporte aucune information sur la censure des comics. Sous couvert d’une nouvelle traduction, s’opère ainsi de fait un procès de dénégation d’une histoire spécifique de la réception française des comics. En proposant des informations telles que le nom du traducteur ou encore en insérant une préface à l’ouvrage, le comic book est ainsi métamorphosé et revalorisé par l’assimilation de codes éditoriaux empruntés à l’univers du livre.

Ensuite, L’intégrale opère pour la première fois dans l’histoire de la traduction des récits de Spider-Man en France une édition des épisodes suivant une logique narrative et non pas éditoriale. De manière significative, le premier épisode proposé à la lecture n’est pas le premier épisode de la série Amazing Spider-Man (1963) mais l’épisode “Spider-Man” contenu dans le dernier numéro de la série Amazing Fantasy (1962). Ce premier épisode n’avait jusqu’ici été traduit en France qu’isolement dans deux revues, Iron Man (1980) et Strange Spécial Origines (1981). De même, alors que la revue Fantask (1969) ne proposait que les trois premiers numéros de la série Amazing Spider-Man, et que la revue Marvel (1970) proposait les traductions des dix-huit premiers épisodes en faisant l’impasse sur les épisodes 4, 6, 7 et 8, L’intégrale conserve pour la première fois un enchaînement chronologique respectant le déroulement du récit. Alors que la publication en format kiosque ou “single”, fragmentée et étalée dans le temps impliquait jusqu’ici une lecture morcelée, une lecture intensive est désormais possible.

Non seulement l’édition d’une intégrale permet au média comics de prendre une place légitime dans une bibliothèque, puisqu’en accédant au format livresque il s’assimile à un média dont la reconnaissance culturelle n’est plus à refaire, mais le récit accède à une légitimité certaine en fonctionnant non plus sur un mode sériel mais sur le modèle de l’oeuvre d’art. S’il est de plus en plus reconnu que la pratique de la lecture sérielle relève de compétences spécifiques qui ne sont pas moins complexes que celle d’une oeuvre classique, la production en série est liée historiquement à l’apparition d’un mode de production médiatique industriel fondé sur le principe de la reproductibilité technique applicable au livre en tant qu’objet médiatique mais également au récit en tant que forme du contenu. Autrement dit, une série comme Amazing Spider-Man se définit comme produit de l’industrie culturelle parce qu’elle bénéficie entre autre d’un tirage élevé d’exemplaires similaires édités à partir d’une matrice calibrée, mais aussi parce qu’elle procède d’une stratégie narrative fondée sur la redondance d’un schéma narratif canonique standardisé ancré dans des représentations et des normes largement partagées (Adorno 1964; Eco 1994). La publication d’une intégrale déconstruit en partie la chaîne de la reproductibilité au niveau du contenu en recréant une diachronicité. Le passage du “single” au “hardcover” relève ainsi d’une identification des produits mass médiatiques aux objets de culture dite “classique” et sous-tend un processus de normalisation culminant du comics de super-héros. Gardons toutefois à l’esprit qu’on ne peut pas pour autant conclure qu’on a affaire ici à autre chose qu’à une autre traduction ethnocentrique du comics dans la mesure où on procède encore une fois ici, même s’il s’agit ce faisant d’intégrer le comics dans la sphère des objets de culture dominants, à une annexion du sens par l’oblitération de l’histoire de la traduction. Il ne faut donc pas confondre normalisation et légitimation.

Adaptation

Cette réévaluation de la bande dessinée américaine dans le domaine de l’édition française s’accompagne d’un processus de visibilisation mondiale du récit super-héroïque passant par sa remédiation. Avec une recette de 403,7 millions de dollars, l’adaptation cinématographique de Sam Raimi Spider-Man sortie le 3 mai 2002 aux États-Unis et 12 juin de la même année en France est le film qui a été le plus vu mondialement au cinéma l’année 2002. Transposant sur grand écran le récit des origines de Spider-Man, Spider-Man emprunte à l’univers du comics du dernier numéro de Amazing Fantasy aux premiers numéros de Amazing Spider-Man. Les événements narratifs majeurs permettant la constitution de l’identité du personnage telles que la morsure de l’araignée, la découverte des super-pouvoirs et la mort de l’oncle Ben sont présents. L’intervention de Stan Lee dans le processus de production en tant que producteur exécutif ainsi que sa brève apparition dans le film lors de la première apparition du bouffon vert, personnage choisi dans l’univers Spider-Man pour incarner dans le film le rôle du super-vilain, apporte un surplus de légitimité à l’adaptation. La référence discrète à des produits développés à partir de l’univers Spider-Man participe également à garantir l’authenticité de l’adaptation. L’insertion du célèbre thème du dessin animé créé en 1967 par Grantray, Laurence and Kraz Animation, chanté dans un style folk par un mendiant dans le métro, inscrit définitivement Spider-Man dans un réseau intermédial dominé par un hypotexte fondateur.

Comme le souligne Wilson Koh (2009), malgré les récentes réinterprétations de Spider-Man dans la série Ultimate Spider-Man qui projette le récit au coeur du 21ème siècle, Sam Raimi ancre son récit dans l’univers premier du comics et offre un “nostalgia film” en privilégiant notamment les couleurs vives, chaudes et saturées appartenant à l’esthétique du comics des années 60 ou encore des références contextuelles datées. D’après l’acception de Fredric Jameson (2011), le “cinéma de nostalgie” est exemplaire de l’esthétique postmoderne du pastiche, parodie vide du passé fonctionnant par historicisation, c’est-à-dire par la création de représentations stéréotypées du passé à travers un jeu d’allusion, d’accumulation d’images et d’emprunt. La référence historique réelle s’efface au profit d’une projection dans un univers visuel imaginaire idéalisé et hyperstylisé. Selon Jameson, l’intertextualité constitutive de notre postmodernité démontre notre incapacité à faire l’expérience active de notre histoire présente par le façonnage de représentations de notre propre existence et achève tout sens historique. Selon Koh ainsi, Sam Raimi puise dans l’univers visuel du comics des années 60 afin de dessiner un temps utopique préservé des événements de notre histoire récente.

Sorti 8 mois après les attentats du 11 septembre 2001, Spider-Man serait toutefois profondément lié, selon Joseph Michael Sommers (2012), à notre histoire récente. En outre, la perte de l’oncle Ben et le deuil de Spider-Man refléteraient le traumatisme du 11 septembre et il faudrait lire l’ensemble de la trilogie de Sam Raimi (2002-2007) comme une réflexion indirecte sur le 11/09. L’absence de références explicites aux attentats s’expliquerait par la nécessité de ne pas raviver une expérience traumatique trop récente et de se prémunir de toute attaque de commercialisation des événements. Si le tournage de Spider-Man (2002) a bien eu lieu avant les attentats du 11/09, la perspective de Sommers met en exergue le processus de recontextualisation en jeu dans la transposition médiatique. Par exemple, la réinterprétation des caractéristiques identitaires de l’araignée non plus radioactive mais génétiquement modifiée entre en résonance avec un type de menace plus pertinent pour un public de 2002. En outre, la première bande annonce du film dans laquelle figurait une toile d’araignée tendue entre les tours jumelles a cessé d’être diffusée après les attentats. De même, la première affiche du film sur laquelle les yeux de Spider-Man reflétaient le World Trade Center a été retouchée. Toutefois, Sam Raimi décide de réintroduire les plans des tours jumelles dans les vues d’ensemble de la ville de New York en hommage aux victimes des attentats. L’univers référentiel du comics source ne s’actualise pas uniquement dans le processus de création du film cible compris comme acte de réception d’un objet de culture antérieur. Il s’actualise aussi par la réception du média cible dans un contexte socio-culturel de diffusion particulier qui va également moduler sa signification discursive. Qu’elles soient plus ou moins discrètes, les références aux World Trade Center ont pour effet immédiat de créer un lien herméneutique direct entre le film de Sam Raimi et les attentats du 11/09. Si Koh privilégie l’interprétation nostalgique dans son analyse de Spider-Man, il relève cependant que deux scènes font référence aux attentats du 11/09. Tandis que dans la première scène, des new-yorkais aident Spider-Man à lutter contre le bouffon vert en lui jetant des pierres et des bâtons, la deuxième, scène finale du film, montre Spider-Man triomphant devant un drapeau américain : “The Green Goblin is reinterpreted by Raimi as an airborne terrorist who, unlike in real life, is handily defeated by sticks, stones, and Spider-Man. The waving flag indicates that truth, justice, and a particular American way have prevailed” (Koh 2009 : 744). À l’instar de nombreuses productions culturelles post-9/11, Spider-Man proposerait ainsi une réflexion sur les modalités d’action face aux attaques terroristes qui trouve sa résolution ici dans le célèbre aphorisme «With great power comes great responsability”. La symbiose des deux univers référentiels, à la fois celui du comics des années 60 et du film post-9/11, confère au discours vigilantiste une résonance quasi prophétique.

Ainsi, les éléments métatextuels présents dans Spider-Man enferment moins le récit dans un passé utopique qui échappe à tout présent, qu’il n’assoie par une rhétorique mêlant fidélité et concurrence médiatique la légitimité de l’appropriation et la contemporanéité du discours vigilantiste.

Transmédiation ou le silence médiatique

Si l’approche mythologique des super-héros relève aujourd’hui du sens commun, la situation actuelle du récit super-héroïque sur l’échelle des valeurs socioculturelles mondiales lui permet d’accéder à un statut similaire. Comme le souligne Barthes (1957), le mythe se définit moins par la nature spécifique de son contenu que par la congruence à un moment donné dans une société donnée entre un discours et un système de croyances partagées et des pratiques socialement valorisées. Le lien étroit entre la production culturelle et l’idéologie dominante établi par les industries culturelles font de celles-ci des outils de création de métarécits par excellence. Mais si le mythe se définit bien par sa fonction de légitimation et de transmission de croyances, principes moraux et règles pratiques censés garantir le vivre ensemble (Eliade 1963), Barthes, à la suite de Lévi-Strauss (1955), insiste sur le caractère à la fois exponentiel, multiforme et diffus du mythe dont l’incarnation plurielle a pour fonction de rendre manifeste sa structure fondamentale. Autrement dit, la création d’une mythologie est toujours aussi celle d’un art total.

Le “repurposing” désigne justement une pratique des industries culturelles qui consiste à capturer une propriété d’un média dans le but de sa réutilisation dans un autre média : “The entertainement industry defines repurposing as pouring a familiar content into another media form; a comic book series is repurposed as a live-action movie, a television cartoon, a video game, and a set of action toys” (Bolter Grusin 2000 : 68). Les spécificités formelles du média ne sont pas appropriées dans un autre média, mais sont préservés uniquement des aspects narratifs. Le repurposing respecte ainsi le principe de reproductibilité caractéristique des industries culturelles en procédant par saturation des possibilités médiatiques d’un contenu. En ce qui concerne Spider-Man, la reprise de l’esthétique du comics des années 60 concerne ainsi moins la forme de l’expression du comics (le propre du comics en tant que média) que sa substance (tout indice conférant au récit sa matière propre). D’autre part, l’insertion sous la forme de mise en abyme d’un hypomédia sonore ou visuel, qu’il s’agisse des affiches à l’effigie de Spider-Man dans la chambre de Peter Parker ou du thème “Spider-Man” (1967), est toujours suffisamment discrète pour ne pas troubler l’accès au récit.[5] La diffusion du récit à travers différents médias va en effet de pair avec la proscription de toute opacité médiatique. Selon Jay David Bolter et Richard Grusin, le repurposing repose sur l’idée que l’insertion de discontinuité expressive par la présence d’un hypomédia perturberait la continuité narrative et l’illusion d’immédiateté. Un principe de transparence médiatique gouverne la dissolution hypomédiale au nom de la promotion d’un intertexte fondamental sans cesse réitéré. Encore, le média doit être transparent afin de laisser place à une parole claire et explicite.

Le repurposing est donc moins un procédé d’hybridation que de transmédiation. Alors que la première pratique concerne des phénomènes de fusion entre les médias au sein d’une même production, la seconde procède par diffusion d’un même récit à travers différentes productions médiatiques. À ce sujet, Bolter et Grusin (2000 : 273) écrivent : “Together, these products constitute a hypermediated environment in which the repurposed content is available to all the senses at once, a kind of mock Gesamtkunstwerk. (…) The goal is literally to engage all of the child’s senses”. L’incarnation immédiate et démultipliée de l’intertexte met ainsi à contribution le récepteur dans le simulacre de la reconstitution synesthésique d’une unité transcendante à laquelle il adhère de facto. Le repurposing rappelle ainsi la théorie de l’art total par l’intervention des sens dans la fusion des arts, mais aussi par la dimension politique qu’elle confère à la production culturelle.

Dans L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Walter Benjamin (2000) soutenait qu’à l’esthétisation de la politique opérée par l’industrie culturelle devait être opposée une politique de l’art ouvrant la masse à son émancipation. Loin d’aboutir à l’appel nostalgique à un art auratique, authentique par son unicité, cette dialectique ouverte par la reproductibilité technique de l’art tournait une page dans l’histoire de ses conceptions. Si l’art se définissait soit par sa fonction religieuse, soit par sa fonction esthétique, il serait désormais pratique politique. Ce qui semble se poser entre Sin City et Spider-Man c’est alors la question, à travers leur poétique intermédiale, du rapport politique qu’ils instaurent et de l’idée du monde, de la culture, et partant, de la bande dessinée, qu’ils soutiennent. L’hybridité et la transmédialité ne seraient-elles pas simplement deux stratégies médiatiques qui s’élaborent au nom du réel?[6]

Concernant la retraduction française du récit de Spider-Man et l’adaptation cinématographique de Sam Raimi, la concomitance entre l’absence de variations notables au niveau narratif et discursif relativement à l’hypotexte, et l’acquisition d’une visibilité médiatique, sous-tend un changement socio-culturel important. De la censure des récits de Spider-Man à la fin des années 60 au blockbuster de 2002, s’opère le passage d’un objet de culture dévalorisé, minorisé et contre-culturel à un objet fortement valorisé mondialement, produit d’une industrie culturelle dite de “masse”. Comme évoqué rapidement précédemment, ce mode de production de la culture suppose non seulement une technique particulière de reproduction mais surtout un contenu consensuel censé garantir une adhésion majoritaire. Selon Adorno (1964), l’industrie culturelle créerait, par son adéquation avec des modèles de comportements dominants, par son conformisme, une anti-démystification comparable à un anti-Aufklärung qui trompe les masses et garrotte les consciences.

La position d’Adorno révèle le caractère nécessairement normatif des produits de l’industrie culturelle sur quoi repose son système économique. En ce qui concerne plus spécifiquement la production des comics, Williams (1994 : 142) fait remarquer : “It is interesting to note that the more subversive comics are published by independents and are less accessible to the general public than the mainstream comics”. Sa typologie des comics établie à partir du degré de subversion des représentations fait apparaître deux grandes catégories : d’un côté les comics subversifs publiés par des maisons d’édition indépendantes, de l’autre les comics non subversifs produits par des grandes firmes comme Marvel et DC qui représentent aujourd’hui à eux seuls environ 71 % des parts de marché de la vente des comics dans le monde. Si certains comics semblent faire aujourd’hui voler en éclat une telle typologie et si Williams conclut sur la nécessité de considérer un aspect plus hétérogène de la production contemporaine, les “mainstreamcomics”, en tant que production qui vise avant tout l’assentiment du plus grand nombre peuvent être majoritairement compris comme des objets de culture propagandistes, étendards de la culture dominante assurant la reproduction sociale.[7] Si l’on a tendance à expliquer de manière tautologique le succès financier des comics par l’investissement économique, on délaisse quasi systématiquement la dimension socio-culturelle de celui-ci et les normes dominantes sur lesquelles il s’appuie. Alors que l’analyse du blockbuster a longtemps été laissée aux soins de la discipline économique, ce produit cinématographique est interrogé depuis quelques années d’un point de vue plus historique et plus culturaliste (e.g. Cucco 2010; Stringer 2003) en des termes qui rappellent bien souvent l’analyse idéologique des industries culturelles opérée par Adorno. Or, si l’étude de l’idéologie à l’oeuvre dans les blockbusters est aujourd’hui de plus en plus courante dans l’analyse du phénomène, trop peu d’études à notre connaissance interrogent les normes esthétiques qu’il charrie. Le blockbuster est non seulement porteur de normes sociales, mais il est également porteur, dans cette esthétique hypermédiale qui lui est propre, d’une pensée dominante de la forme, de sa forme certes (Odello 2013) mais aussi de celle des autres médias qui l’entourent et qu’il dévore.

L’étude de la transposition comme phénomène réflexif permet de démontrer selon nous la manière dont le blockbuster se sert des autres médias comme faire valoir pour tenir un discours idéologique consensuel tout en niant leur matérialité et leur historicité propre. La faible présence expressive du comics dans l’adaptation de Sam Raimi, qui fidélise bien plus un public de fan du genre qu’il ne satisfait l’esthète bédéiste, tout autant que la dénégation de son histoire culturelle dans la retraduction proposée au début des années 2000, marquent un relatif désintérêt pour le comics. Relatif donc car ces indices mettent tout autant en évidence l’adéquation contemporaine entre le contenu idéologique porté par le comics de super-héros et l’environnement social normatif dominant. Pour reprendre encore une dernière fois des termes bermaniens, l’analyse des transpositions du comics de super-héros, qu’il s’agisse des premières traductions françaises ou de l’adaptation de Sam Raimi, révèle un irrespect de la lettre du comics qui indique un rapport d’assimilation et non d’expérience véritable et de rencontre avec un objet médiatique, artistique, culturel spécifique.