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Si l’enfant est aujourd’hui un être humain à part entière qui possède des droits dans le monde occidental, il n’en a pas toujours été ainsi dans l’histoire des sociétés modernes. Au Canada, c’est à la toute fin du 19e siècle que l’on commence à instaurer des mesures de prise en charge de l’enfance délinquante et en danger (Ménard, 2011; Strimelle, 2003). Toutefois, ce n’est qu’en 1908 que le Canada adopte sa première loi officielle encadrant la prise en charge de ces enfants, soit la Loi sur les jeunes délinquants (LJD) (Trépanier, 2015). La LJD regroupait les enfants abandonnés, négligés et/ou maltraités et les enfants délinquants dans une seule et même catégorie, et tous devaient être traités de la même manière en vue de servir leur meilleur intérêt (Bibliothèque et Archives Canada, Documents de W. L. Scott, 27 octobre 1906). Avec l’évolution du concept d’enfance et la montée des droits de l’enfant, et selon le partage des compétences entre le fédéral et le provincial au Canada, les provinces ont pu légiférer en matière de santé et de services sociaux, et donc séparer les jeunes en besoin de protection de ceux ayant commis des actes criminels dans leur prise en charge étatique. C’est ainsi qu’en 1977, le Québec se dote d’une nouvelle loi spécialement dédiée aux mineurs en besoin de protection, la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), marquant du même coup l’adoption d’un système de prise en charge des mineurs bien distinct de celui des autres provinces, et qui fait du Québec un cas particulier en la matière (Joyal, 2005).

Effectivement, avec l’adoption de la LPJ, le Québec fait alors le choix politique et social de mettre sur pied une institution gouvernementale dédiée à la prise en charge des mineurs, soit la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). De tels organismes ou institutions peuvent évidemment exister ailleurs au Canada. Toutefois, la particularité du Québec réside dans le fait que la DPJ est responsable non seulement des jeunes en besoin de protection et pris en charge sous la LPJ, mais elle est également responsable des jeunes accusés et/ou condamnés en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA). Notre objet de recherche se situant à la croisée de ces deux lois, il importe d’examiner davantage le fonctionnement et les mesures qu’elles comprennent et de situer l’intervention de la DPJ dans le processus d’application de ces lois.

Prise en charge des jeunes en vertu de la LPJ et de la LSJPA

La loi sur la protection de la jeunesse, qui fait actuellement l’objet d’une nouvelle réforme à la suite du rapport de la Commission Laurent (2021), s’applique uniquement au Québec et relève entièrement de la DPJ, du signalement initial à la fermeture du dossier. Cette loi est considérée comme intrusive et possédant un caractère coercitif, car elle vise en premier lieu la protection des enfants dont la sécurité et le développement sont compromis ou à risque d’être compromis et elle permet à l’État une intervention imposée, directement dans la vie des familles (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010). Le caractère coercitif de la LPJ varie toutefois en intensité selon les mesures qui sont mises en place pour mettre fin aux situations de compromission avérées ou potentielles. En effet, il est possible de diviser les services de la protection de la jeunesse en trois grandes catégories. D’abord, les services externes sans placement sont ceux qui permettent aux familles de demeurer unies. Ensuite, les services externes avec placement comprennent les mesures qui impliquent le placement d’un ou de plusieurs enfants dans une ressource extérieure aux installations de la DPJ, comme chez une personne tierce significative ou dans une famille d’accueil. Finalement, les mesures de placement interne comprennent le placement d’un ou de plusieurs enfants dans les installations de la DPJ, soit les centres de réadaptation (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010).

Dans la catégorie des mesures de placement en centre de réadaptation, il y a lieu d’étayer l’éventail des types d’hébergement possibles, qui peuvent être positionnés sur un continuum, du milieu le moins contraignant à celui qui restreint le plus la liberté des jeunes. Les foyers de groupes et les unités ouvertes sont les milieux d’hébergement les moins restrictifs de liberté. Les premiers sont le plus souvent situés à l’extérieur des complexes des centres de réadaptation, dans des quartiers résidentiels ou des zones scolaires, alors que les deuxièmes, légèrement plus contraignants pour les jeunes, se situent dans les centres de réadaptation. Finalement, on retrouve des unités sécuritaires appelées unités d’encadrement intensif, qui sont destinées aux jeunes qui se mettent en danger ou mettent autrui en danger par l’adoption de comportements dangereux. Vu le caractère très restrictif de ces unités — portes barrées en tout temps, barreaux aux fenêtres, cour clôturée, horaire quotidien prédéterminé, etc. — les critères qui permettent aux intervenants d’y recourir sont encadrés par la loi. La consommation excessive, la fugue, la violence, l’automutilation, la tentative de suicide et les comportements sexuels problématiques sont les seuls comportements qui peuvent justifier le recours aux unités d’encadrement intensif, et ces comportements doivent être intenses, répétitifs et graves (Fenchel et Lafortune, 2010). D’ailleurs, le placement dans une telle unité doit se terminer dès que les motifs de placement ont disparu et qu’ils ne sont pas susceptibles de se reproduire à court terme, et la durée maximale est de 30 jours avant une révision obligatoire du placement en vue d’une prolongation (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2010).

Outre la protection de la sécurité et du développement des mineurs, la DPJ a aussi le mandat d’appliquer la LSJPA auprès des jeunes de 12 à 17 ans qui commettent des actes criminels. Bien que le système de justice pénale soit responsable du processus judiciaire, de la mise en accusation à l’ordonnance de la peine, c’est la DPJ qui a la charge de déterminer si les jeunes accusés peuvent faire l’objet de sanctions extrajudiciaires, et si ce n’est pas le cas, c’est aussi à elle d’appliquer les peines ordonnées par le tribunal. Parmi l’éventail des peines possibles pour les adolescents, on retrouve les peines à purger dans la communauté, comme l’indemnisation, les travaux communautaires ou encore la probation. On retrouve aussi les peines de mise sous garde, qui impliquent l’enfermement des jeunes, condamnés pour une durée prédéterminée, dans une unité sécuritaire pour jeunes délinquants en centre de réadaptation. Ces unités sont donc un quatrième type d’hébergement en centre de réadaptation, mais qui ne vise que les jeunes condamnés pour des actes criminels. Évidemment, ce sont les unités les plus restrictives de liberté avec les unités d’encadrement intensif.

Problématique

De prime abord, il existe deux types d’unités sécuritaires en centre de réadaptation au Québec, selon le type de clientèle qu’elles visent : les jeunes en besoin de protection ou les jeunes condamnés pour des actes criminels. Toutefois, les unités d’encadrement intensif, normalement dédiées aux jeunes en besoin de protection, ont un statut légal très particulier. En effet, ces unités sont dites à triple mandat, c’est-à-dire qu’elles peuvent légalement héberger des jeunes suivis en vertu de la LPJ, mais aussi en vertu de la LSJPA et de la Loi sur les services de santé et les services sociaux (LSSSS). Ainsi, les groupes de jeunes qui vivent dans ces unités sont particulièrement hétérogènes. On y retrouve des jeunes qui ne sont pas tous hébergés en unité sécuritaire pour les mêmes raisons ni sous la même loi, mais qui sont finalement tous soumis à une même programmation et aux mêmes types d’interventions dans un même milieu restrictif de liberté et relativement contigu. Cette situation, nommée mixité légale dans le peu de littérature scientifique francophone sur le sujet (Conseil permanent de la jeunesse, 2004; CDPDJ, 2011; Lavoie, 2013), ne se produit pas qu’au Québec, mais bien dans la plupart des pays où il existe des unités sécuritaires en protection de la jeunesse (Crowe, 2016; Goldson, 2002, 2007; Lebrun et Noël, 2011; O’Neill, 2001; Pösö et al., 2010; Secure Care Working Group, 1998). Par contre, des raisons différentes semblent expliquer la situation selon le pays étudié. On note cependant un manque important de données empiriques sur ce sujet, surtout en ce qui concerne la situation particulière de la mixité légale dans les centres de réadaptation du Québec, la présente étude étant la seule à s’être intéressée directement au sujet de la mixité légale. Toutefois, certaines études ont abordé ce sujet dans des projets aux visées plus larges ou dans le cadre d’examens généraux des services en protection de la jeunesse, comme ce fut le cas pour la Commission des droits de la personne et des droits des jeunes (CDPDJ) en 2011.

Ces études relevaient notamment la possibilité que la mixité légale dans ces unités puisse être néfaste au niveau de la réponse aux besoins de tous les jeunes hébergés ainsi qu’au niveau du respect des droits fondamentaux qui sont garantis aux jeunes par la Charte des droits et libertés, la LPJ et la LSJPA. Elles recommandaient d’ailleurs :

« d’apprécier les besoins spécifiques de la population desservie par les unités à vocation flottante et les impacts de la cohabitation des jeunes d’âges variés, pris en charge en vertu de la LPJ, avec d’autres pris en charge en vertu de la LSJPA et d’autres ayant des problèmes de santé mentale ». Elles recommandaient également que « le MSSS évalue les effets de la mixité de cadre légal sur les conditions de vie des jeunes qui y cohabitent étant donné que la LPJ, la LSJPA et la LSSSS ont des objectifs distincts et des fondements juridiques qui leur sont propres ».

CDPDJ, 2011

Ce sont justement ces recommandations qui ont permis de circonscrire l’objectif principal du présent projet de recherche à l’étude des impacts subjectifs de la mixité légale dans les unités d’encadrement intensif du Québec. Les éducateurs et les intervenants qui travaillent au quotidien dans ces unités exprimaient d’ailleurs eux aussi une volonté que le phénomène de la mixité soit étudié et questionné par la communauté scientifique (Lavoie, 2013). La littérature scientifique sur la mixité légale en unité sécuritaire produite à l’international a ensuite permis de déterminer les objectifs spécifiques de l’étude, qui étaient de comprendre la conception qu’ont les intervenants et les gestionnaires des clientèles en encadrement intensif et de comprendre quels peuvent être les impacts perçus de la mixité légale sur les jeunes eux-mêmes, puis sur les intervenants et le travail clinique ensuite.

Recension des écrits

État de la situation et enjeux au Québec

Le portrait de la mixité légale dans les unités d’encadrement intensif du Québec est difficile à établir, mais un rapport de 2011 de la Commission des droits des personnes et de la jeunesse (CDPDJ) sur la mise en oeuvre de la LPJ fournit quelques données quantitatives. Le rapport révèle notamment que les situations de mixité légale ont connu une augmentation dans les unités d’encadrement intensif du Québec entre 2007 et 2010. En effet, on comptait cinq unités dans lesquelles il n’y avait pas de mixité légale en 2007, alors qu’il n’en restait que deux sur un total de 28 unités en 2010.

Sur le plan des impacts de la mixité légale en unité d’encadrement intensif du Québec, les commissaires chargés du rapport de la CDPDJ indiquaient également être préoccupés par les impacts négatifs potentiels de la mixité légale sur les conditions de vie des jeunes, la capacité des intervenants à répondre aux besoins de tous les jeunes et l’adéquation des services offerts à ces jeunes. D’ailleurs, les responsables d’un rapport du Conseil permanent de la jeunesse publié en 2004 avaient déjà soulevé ce même type d’inquiétudes en allant recueillir le point de vue des jeunes sur les situations de mixité légale. Dans ce rapport, les jeunes comparaient notamment ces situations à la mixité que l’on trouve dans la société en général ou encore à celle que l’on retrouve avec les détenus adultes en milieu carcéral. Par rapport aux impacts de la mixité légale, les jeunes interrogés dans le cadre de cette étude se sont principalement exprimés sur l’influence négative que les jeunes en protection et en délinquance peuvent exercer les uns sur les autres. Sur ce point, leurs avis sont mitigés. Certains jeunes disent que c’est à eux de ne pas se laisser influencer par les autres, tandis que d’autres expliquent que l’adoption de comportements délinquants permet aux jeunes en protection de la jeunesse d’être acceptés par les jeunes identifiés comme délinquants qui partagent leurs unités. De manière générale, le constat qui ressort de ce rapport est que la mixité légale dans les unités sécuritaires peut avoir des impacts négatifs importants sur les jeunes en protection de la jeunesse, comme l’apprentissage de la délinquance et l’adoption d’une identité délinquante, qui suivent ensuite ces jeunes longtemps dans leur parcours de vie (Conseil permanent de la recherche, 2004, p.16). Une étude de Lavoie (2013) va d’ailleurs dans le même sens que les deux rapports mentionnés précédemment. Selon les intervenants et les gestionnaires rencontrés dans le cadre de cette étude, la mixité légale aurait un impact important sur l’atmosphère dans les unités et sur la manière dont ils doivent intervenir auprès des groupes de jeunes qui composent les unités. Toutefois, aucune explication supplémentaire n’est formulée par les intervenants et les gestionnaires, qui semblent en somme avoir un avis mitigé sur le bien-fondé de la mixité légale en unité d’encadrement intensif.

Finalement, l’étude de Lavoie (2013) a permis d’identifier deux raisons qui expliqueraient les situations de mixité légale au-delà du double mandat des unités d’encadrement intensif, dont la première serait d’ordre économique. Effectivement, des jeunes identifiés comme délinquants seraient parfois placés dans les unités d’encadrement intensif afin de rentabiliser les places réservées aux jeunes en protection qui sont laissées vacantes. La deuxième explication serait quant à elle d’ordre clinique, c’est-à-dire que les jeunes identifiés comme délinquants et les jeunes en protection placés dans les unités d’encadrement intensif présenteraient des profils et des besoins très semblables, justifiant ainsi le fait de les placer dans les mêmes unités.

Enjeux et impacts de la mixité légale : l’exemple du Royaume-Uni

À l’international, les deux études les plus importantes sont celles de Goldson (2007) et d’O’Neill (2001), réalisées au Royaume-Uni. Cependant, l’étude de Goldson (2007) ne s’intéressait pas uniquement au phénomène de la mixité légale, et les résultats qu’il rapporte quant à ce phénomène sont majoritairement quantitatifs. Selon son étude, 35 % des unités sécuritaires dans les centres de réadaptation du Royaume Uni avaient des ententes avec le système légal pour adolescents afin d’accueillir de jeunes délinquants avec les jeunes en protection de la jeunesse. Aussi, entre 1991 et 2001, le nombre d’admissions de jeunes en protection de la jeunesse en unité sécuritaire a diminué de 26 % à 17 % des admissions totales, alors que les admissions de jeunes identifiés comme délinquants dans les mêmes unités ont augmenté de 74 % à 83 %. On constate donc qu’en l’espace de 10 ans, le phénomène de la mixité légale a pris de l’ampleur au Royaume-Uni, tout comme au Québec.

L’étude d’O’Neill (2001), quant à elle, s’intéressait à deux phénomènes de mixité, soit la mixité de sexe et la mixité légale, aussi dans les unités sécuritaires du Royaume-Uni. Cette étude visait entre autres à « examiner l’expérience que font les jeunes du régime de vie dans les unités et des soins offerts et à étudier leur vision de l’efficacité de ces soins et leur perspective sur la mixité entre garçons et filles et entre délinquants et non-délinquants dans ces unités » (O’Neill, 2001, p.13). À partir d’entretiens qualitatifs réalisés avec des jeunes, des gestionnaires, des intervenants et des travailleurs sociaux, O’Neill rapporte que les jeunes expriment le sentiment d’être tous traités comme des délinquants, alors que plusieurs sont dans ces unités sécuritaires pour leur propre protection. Aussi, les jeunes en protection disent craindre de subir des dommages physiques et psychologiques de la part des jeunes identifiés comme délinquants, et ils expliquent avoir l’impression d’être moins en sécurité en situation de mixité légale. Du côté des jeunes identifiés comme délinquants, ces derniers nomment être victimes d’intimidation de la part des autres jeunes selon le délit qui les a menés en unité sécuritaire, particulièrement quand il est question de délits sexuels. De plus, ces derniers expliquent qu’il est difficile pour eux de tisser des liens avec d’autres jeunes quand ils sont condamnés à de longues sentences, alors que les jeunes en protection de la jeunesse ne font que de courts séjours dans les unités sécuritaires. Finalement, les jeunes rencontrés dans le cadre de cette étude expriment des préoccupations quant à certains aspects de la vie en unité sécuritaire qui sont gérés de manière différentielle selon le statut légal des jeunes, notamment concernant l’offre de sorties progressives de l’unité, auquel les jeunes identifiés comme délinquants n’ont pas accès. Une considération organisationnelle préoccupe aussi les jeunes identifiés comme délinquants, qui expliquent que les jeunes en protection occupent des places dans les unités sécuritaires qui, selon eux, devrait leur être dédiées, car eux risquent de se retrouver dans le système pénal pour adulte si les places manquent en unités sécuritaires pour mineurs.

Quant à la perspective des intervenants et des gestionnaires, elle permet aussi de mieux comprendre les enjeux de la mixité légale sur le plan clinique. Tout comme les jeunes, les intervenants et les gestionnaires interrogés par O’Neill (2001) nomment les dangers que représente le placement conjoint de jeunes en protection et de jeunes identifiés comme délinquants dans les unités sécuritaires, notamment les dangers de contamination, d’apprentissage de la délinquance, de violence et de dommages physiques et psychologiques pour les jeunes en protection. Ils soulèvent aussi la difficulté pour les jeunes délinquants de nouer des amitiés et de tisser des liens avec des jeunes qui ne font que transiter dans les unités sécuritaires. Par rapport à la durée des placements, les intervenants et les gestionnaires rapportent observer également une baisse du moral et de l’estime de soi des jeunes identifiés comme délinquants qui voient les jeunes en protection gagner davantage de mobilité rapidement, alors qu’eux doivent rester dans les unités sécuritaires pour de longues périodes sans avoir accès à des sorties progressives, et ce même s’ils s’impliquent dans les activités de réadaptation. Aussi, les intervenants et les gestionnaires reconnaissent que les jeunes identifiés comme délinquants placés à la suite de délits graves et violents sont souvent traités plus durement que les autres jeunes. D’ailleurs, les intervenants expriment vivre des tensions importantes entre protection et contrôle en situation de mixité légale, sans toutefois expliquer ces tensions. Ils disent aussi avoir beaucoup de difficulté à faire comprendre aux jeunes en protection qu’ils ne sont pas placés en unité sécuritaire pour être punis, mais bien pour les protéger, même s’ils se retrouvent au même endroit que des jeunes qui ont commis des crimes et qui sont dans ces unités en conséquence de la perpétration de ces crimes. Les intervenants indiquent aussi que le sentiment de culpabilité que ressentent souvent les jeunes en protection face à leur retrait de leur milieu familial est renforcé par la mixité légale et leur impression d’être punis.

Finalement, le thème du paradoxe entre protection et contrôle s’avère aussi central dans la littérature scientifique sur la mixité légale, et plus largement sur les unités sécuritaires à vocation protectionnelle (Crowe, 2016; Goldson, 2002; 2007; Lavoie, 2013; O’Neill, 2001; Pösö et al., 2010; Roesch-Marsh, 2014; ). Ce thème permet d’ailleurs de mieux comprendre le contexte légal et clinique dans lequel survient le phénomène de la mixité légale, ainsi que l’influence de ce contexte sur la mixité et sur la réponse des intervenants à cette situation. D’abord, la restriction de liberté des enfants ou des adolescents est souvent controversée, voire contestée, notamment par la Commission des droits de la personne et des droits des jeunes au Québec (2015; 2017), et ce surtout quand il s’agit d’enfermer des jeunes pour leur propre protection, et non parce qu’ils ont été condamnés pour des actes criminels (Goldson, 2007). L’objectif premier qui justifie ici le recours aux unités sécuritaires est celui de la protection des jeunes les plus vulnérables qui se mettent eux-mêmes en danger. Toutefois, dans des unités où l’on retrouve aussi bien des jeunes en besoin de protection que des jeunes condamnés pour des actes criminels, le contrôle semble apparaitre comme un aspect nécessaire au bon fonctionnement des unités, et ce peut-être au détriment des besoins affectifs des jeunes.

D’ailleurs, dans un rapport du Secure Care Working Group en Colombie-Britannique (1998), les auteurs rapportent que les intervenants rencontrés voient la notion de contrôle comme un mal nécessaire dans des situations où les jeunes deviennent incontrôlables ou se mettent en danger et mettent les autres en danger. Cependant, ce rapport permet aussi de comprendre que si les intervenants considèrent le contrôle comme une partie essentielle de leur travail, ils sont souvent mal à l’aise avec cet aspect. En effet, les auteurs rapportent avoir dû changer le terme « security » dans leurs questions pour le terme « safety », car pour les intervenants consultés, le terme « security » ne reflétait pas la dimension thérapeutique de leur travail (Secure care working group, 1998). De plus, il semble que ce malaise chez les intervenants face à la conciliation de la protection et du contrôle dans leurs interventions se manifeste aussi chez les jeunes qui font l’objet de ces interventions, dans le sens où ils ont parfois l’impression d’être punis plutôt qu’aidés pendant leur passage dans les services de protection de la jeunesse. Ce résultat fait d’ailleurs écho à ceux présentés par O’Neill (2001).

Dans l’ensemble, il apparait que la mixité légale soulève aussi des enjeux et des préoccupations ailleurs dans le monde, et qu’elle semble prendre de plus en plus d’ampleur dans les unités sécuritaires, notamment celles du Royaume-Uni, comme c’est le cas au Québec. En considérant que les intervenants eux-mêmes, qui sont au coeur de la vie dans ces unités et qui partagent leur quotidien avec les jeunes, ne sont pas à l’aise avec l’opposition constante entre protection et contrôle, il est légitime de se demander pourquoi des situations de mixité légale se produisent encore et comment les intervenants composent avec ces situations au quotidien. D’ailleurs, si tel n’était pas l’un des objectifs de la présente étude, la question des contextes dans lequel se produit la mixité légale au Québec, au-delà du simple fait que la loi le permet, est naturellement ressortie dans les entretiens auprès des participants à l’étude. Nous exposerons ces résultats inattendus dans cet article, et présenterons les différents impacts de la mixité légale perçus par les intervenants et les gestionnaires en unité d’encadrement intensif.

Méthodologie

Dans la présente étude, nous avons utilisé un devis qualitatif, et le choix a été fait de réaliser l’étude en s’intéressant au point de vue des intervenants et des gestionnaires plutôt qu’à celui des jeunes. En effet, des contraintes éthiques rendaient difficile l’accès aux jeunes[1], et notre objectif était de fournir un premier portrait des situations de mixité légale dans le centre de réadaptation de la Capitale-Nationale. Malgré le choix de ne pas interroger des jeunes, le fait de rencontrer des intervenants et des gestionnaires nous a tout de même permis d’obtenir des informations sur le déroulement du travail clinique et l’organisation de la programmation en fonction de la mixité légale dans les unités d’encadrement intensif. Dans le futur, il sera toutefois nécessaire d’explorer le point de vue et la perception des jeunes eux-mêmes afin d’avoir un portrait plus global des situations de mixité légale en unité d’encadrement intensif au Québec.

Échantillonnage

Notre échantillon est tiré d’une population composée de délégués jeunesse — intervenants responsables du suivi des jeunes qui ont été condamnés pour des actes criminels — et de gestionnaires et d’intervenants qui travaillent en unité d’encadrement intensif dans le centre de réadaptation de la Capitale-Nationale. Ce centre de réadaptation en particulier a été choisi en fonction de sa situation géographique qui permettait une collecte intensive de données sur une courte période, et en fonction du fait que ce centre possède des unités d’encadrement intensif autant pour les garçons que pour les filles.

Parmi les critères d’inclusion, les participants devaient avoir de l’expérience de travail avec les jeunes en protection de la jeunesse et avec les jeunes identifiés comme délinquants. Ils devaient aussi occuper actuellement un poste de gestionnaire d’unité d’encadrement intensif ou d’une équipe d’intervention en délinquance, de délégué à la jeunesse, d’éducateur ou de spécialiste en activité clinique en unité d’encadrement intensif. Effectivement, ce sont ces professionnels qui sont les plus à même de fournir de l’information sur les impacts de la mixité légale en raison de leur proximité avec les jeunes placés en unité d’encadrement intensif. Le choix d’inclure les gestionnaires d’une équipe d’intervention en délinquance et les délégués jeunesse était motivé par le principe de diversification, et par le fait que les délégués jeunesse demeurent présents dans le suivi de leurs jeunes LSJPA, même si ces derniers sont transférés en unité d’encadrement intensif pendant la durée de leur sentence. La technique d’échantillonnage boule-de-neige a été utilisée pour constituer l’échantillon. Finalement, nous sommes parvenus à rencontrer trois gestionnaires en encadrement intensif, deux délégués jeunesse, une spécialiste en activité clinique et deux intervenants en unité d’encadrement intensif dans le centre de réadaptation de la Capitale-Nationale.

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon (n=8)

Caractéristiques de l’échantillon (n=8)

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Collecte de données : l’entretien semi-structuré

Nous avons décidé de privilégier l’entrevue semi-structurée pour la collecte des données. Pour déterminer les grands thèmes à explorer dans notre protocole d’entretien, nous nous sommes d’abord inspirés des connaissances scientifiques sur le sujet de la mixité au Québec et à l’international. Ainsi, pour répondre à notre premier objectif spécifique, nous avons inséré deux questions au début du protocole portant sur la conception que les intervenants et les gestionnaires ont de la mixité légale en unité d’encadrement intensif et de leur clientèle de manière plus générale afin de nous assurer que tous ont la même compréhension du phénomène et qu’ils y voient une réelle problématique. De ce fait, le phénomène exploré est le construit des intervenants et des gestionnaires de ce phénomène, et non la perception que le chercheur pourrait en avoir sans être allé lui-même directement sur le terrain. En lien avec le deuxième objectif spécifique de l’étude, une question demandait aux participants d’identifier et d’expliquer les impacts perçus de la mixité légale sur leur travail clinique. Par rapport au dernier objectif spécifique, une autre question était formulée de la même manière, mais concernait les impacts de la mixité légale sur les jeunes. Deux à trois relances étaient prévues pour chaque question.

L’ensemble des entretiens a été réalisé directement dans l’environnement de travail des participants. Ainsi, huit entretiens ont été menés, d’une durée moyenne de cinquante minutes. Les entretiens se terminaient lorsque la saturation des informations avait été atteinte, soit quand les participants n’avaient plus de nouvelles informations à ajouter.

Stratégie d’analyse

La stratégie d’analyse de données utilisée dans notre étude est l’analyse thématique, qui consiste à repérer et à regrouper les thèmes abordés dans un corpus de manière systématique, pour ensuite en faire l’examen discursif (Paillé et Mucchielli, 2016). L’analyse thématique revêt ainsi deux fonctions qui justifient notre choix d’utiliser cette technique, soit une fonction de repérage et une fonction de documentation. Cette dernière fonction consiste à documenter des liens d’opposition ou des divergences entre les différents thèmes repérés (Paillé et Mucchielli, 2016). À la fin de ce processus analytique, il nous a été possible de construire un arbre thématique qui permet de schématiser les grandes tendances du phénomène à l’étude. Pour créer cet arbre, c’est la démarche de thématisation en continu qui a été retenue. Bien que cette approche soit plus complexe et demande plus de temps, elle permet une analyse plus approfondie et plus riche qu’une analyse par thématisation séquencée (Paillé et Mucchielli, 2016). Une fois l’analyse des données terminée, un processus d’accord interjuge inspiré de l’analyse consensuelle présentée par Hill (2012) a été réalisé pour obtenir la plus grande validité possible dans les thèmes repérés et les liens établis entre eux.

Tableau 2

Arbre des codes par thématique

Arbre des codes par thématique

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Limites de l’étude

Les principales limites de la présente étude se situent sur le plan de l’échantillonnage. En effet, dû à des contraintes de temps et de ressources, seul un centre de réadaptation a été visé dans la constitution de l’échantillon. Au total, huit participants ont été interrogés sur un objectif de dix à douze. En effet, l’arrivée de la COVID-19 a mis fin au terrain de recherche prématurément. La réalité dépeinte par les résultats de la présente étude ne peut donc pas être généralisée à l’ensemble des centres de réadaptation du Québec, ces derniers présentant tous des situations et des pratiques différentes par rapport à l’encadrement intensif et à la mixité légale. De plus, les résultats représentent davantage la situation vécue par les intervenants et les gestionnaires en encadrement intensif du centre de réadaptation visé. D’autres participants représentant d’autres professions auraient pu faire ressortir de nouveaux thèmes, ce qui justifie une certaine prudence quant à la généralisation des résultats à tous les professionnels qui travaillent dans les unités d’encadrement intensif.

En dehors des limites de l’étude liées à la pandémie de COVID-19, il importe aussi de mentionner que les deux centres de réadaptation dans lesquels a eu lieu la collecte de données ne peuvent à eux seuls représenter l’ensemble des centres de réadaptation du Québec. En effet, chaque centre de réadaptation possède ses propres procédures internes ainsi que des ressources financières et organisationnelles différentes, ce qui les rend difficilement comparables entre eux. De ce fait, il est impossible de généraliser les résultats de la présente étude à l’ensemble des centres de réadaptation du Québec. Pour pouvoir remédier à cette limite, d’autres études semblables devront être menées dans d’autres régions du Québec où les centres de réadaptation présentent des caractéristiques différentes de celles des deux centres visés par la présente étude.

Résultats

Quatre contextes de mixité légale

Au-delà du simple fait que les unités d’encadrement intensif soient des unités flottantes qui possèdent le double mandat de la protection de la jeunesse et de la justice juvénile, les résultats de notre étude semblent indiquer que cette double désignation répond à des besoins bien réels dans les milieux de pratique. En effet, quatre contextes différents qui peuvent expliquer une situation de mixité légale selon qui ou quoi impose cette situation ont été identifiés dans le discours des intervenants et des gestionnaires, soit les contextes légal, organisationnel, clinique et créé à l’interne. Ces contextes seront présentés en fonction du rôle des intervenants et des gestionnaires dans la décision de créer ou non une situation de mixité légale.

Le premier contexte, soit le contexte légal, est celui au sein duquel les intervenants et les gestionnaires en unité d’encadrement intensif ont le moins de pouvoir. Effectivement, dans le contexte légal, il est question d’une mixité imposée par le système de justice, avant même que les jeunes n’arrivent en centre de réadaptation. Il s’agit par exemple des cas de jeunes qui ont commis des délits avec des complices. Dans une telle situation, les jeunes complices peuvent tous être condamnés à une peine de mise sous garde, mais avoir aussi un interdit de contact entre eux, notamment pendant la durée de leur peine. Ainsi, pour respecter cette condition imposée aux jeunes par un juge, ces derniers ne peuvent être hébergés dans les mêmes unités. Toutefois, la plupart des centres de réadaptation ne possèdent qu’une seule unité de mise sous garde, et les unités d’encadrement intensif deviennent alors la seule option des centres de réadaptation avant d’en venir à déplacer l’un des jeunes complices dans une autre région que la sienne. De ce fait, des jeunes qui ont commis des actes criminels se retrouvent hébergés avec des jeunes en besoin de protection dans les unités d’encadrement intensif, sans quoi ils contreviendraient aux conditions de leur peine. Ce contexte de mixité est donc imposé par des acteurs externes au centre de réadaptation. De ce fait, les intervenants et les gestionnaires n’ont pratiquement aucun contrôle sur ce type de situation dans leurs unités d’encadrement intensif.

Les trois autres contextes de mixité légale relèvent directement des centres de réadaptation, mais le plus éloigné du travail des intervenants et des gestionnaires est le contexte organisationnel. Dans ce contexte, des situations de mixité légale sont imposées dans les unités d’encadrement intensif par l’organisation du centre de réadaptation, notamment pour des considérations économiques ou de disponibilité des ressources. Effectivement, la réalité économique et architecturale des centres de réadaptation ne permet pas à la plupart d’entre eux d’avoir plus d’une unité de mise sous garde et d’une unité d’encadrement intensif par genre. Cette réalité est d’autant plus prégnante considérant la diminution marquée, au Canada et au Québec, du nombre de jeunes contrevenants placés condamnés à des peines de placement sous garde (Webster, Doob et Sprott, 2019), tendance qui limite l’ouverture d’autres unités de mise sous garde. Un gestionnaire en encadrement intensif parmi nos participants explique bien cet enjeu et son malaise face à la mixité légale imposée par l’organisation des centres de réadaptation quand il lui a été demandé ce qu’il percevait comme étant le plus problématique dans les situations de mixité légale :

« On comprend là qu’on ne fait pas exprès pour les mettre ensemble… mais des fois, c’est faute de places… faute de ressources… donc ça, ça arrive… donc, moi à mes yeux à moi, ça c’est les pires cas ».

P-400, gestionnaire

Il apparait dans cet extrait que le participant n’est pas en accord avec le placement de jeunes condamnés pour des actes criminels en encadrement intensif sans motifs cliniques, ou seulement pour des considérations financières, notamment quand il dit que pour lui, ce sont les pires cas de mixité légale. Qui plus est, les considérations organisationnelles ne sont pas seulement à l’origine de certaines situations de mixité légale, mais aussi à l’origine d’une mixité régionale :

« Dans le monde dans lequel on est, dans notre réalité régionale ici où est-ce que t’es beaucoup évalué sur un volet de performance financière, tu peux pas avoir 12 places pis… exemple (Nom d’une région administrative) ils en ont pas d’unité sécuritaire pour fille… Parce qu’écoute, il y aurait à peu près 10 filles par année, fait que tu peux pas justifier ça, donc ils nous les envoient… Donc nous ici on a une mixité de clientèle puis une mixité de région en plus »

P-200, gestionnaire

Comme le nomme bien ce participant, l’organisation exige un certain niveau de performance financière qui, dans la situation actuelle, semble entrer en conflit avec le bien-être des jeunes. En effet, un changement de région peut être très déstabilisant pour eux, et si en plus on ajoute une cohabitation forcée avec de jeunes condamnés pour des actes criminels dans leur nouveau milieu de vie éloigné et restrictif de liberté, le traumatisme risque d’être encore plus important. De plus, il faut mentionner que cette réalité semble toucher davantage les filles que les garçons, comme l’exprime un autre participant ici :

« Le problème nous ici à (région administrative), c’est que la (région administrative) n’ont pas d’encadrement intensif ou une unité sécuritaire filles, donc c’est nous qui reçoit ces filles-là […] Mais, moi si pour une raison X je souhaite séparer des filles… bien ça impliquerait que je les enverrais beaucoup trop loin… »

P-400, gestionnaire

Ainsi, l’exigence de performance financière et les contingences économiques dans les centres de réadaptation du Québec semblent désavantager les jeunes filles qui se retrouvent en unité sécuritaire, que ce soit sous la Loi de la protection de la jeunesse ou sous la LSJPA. Non seulement les situations de mixité légale sont-elles plus susceptibles de se produire du côté des jeunes filles vu ce manque de ressources évident, mais l’éloignement régional est aussi plus susceptible de se produire dans leur cas. Ces résultats font d’ailleurs écho à ceux de Goldson (2007), qui rapportait qu’au moment où le nombre d’admissions de jeunes en besoin de protection dans les unités sécuritaires à vocation protectionnelle diminuait, de plus en plus de jeunes ayant commis des actes criminels y étaient placés. Il est plausible de penser que tout comme au Québec, on utilise les places vacantes dans ces unités pour y héberger des jeunes condamnés pour des actes criminels afin de rentabiliser leur existence, et/ou par manque de place dans le système judiciaire anglais.

Le prochain contexte de mixité légale identifié dans le discours des participants se rapproche beaucoup plus de leur travail quotidien. En effet, il est question du contexte clinique, dans lequel la mixité légale découle le plus souvent des décisions prises par les gestionnaires et les intervenants en unité d’encadrement intensif. Les participants expliquent notamment que plusieurs facteurs cliniques reliés aux jeunes envoyés en unité de mise sous garde peuvent justifier de les placer plutôt dans une unité d’encadrement intensif pour y purger leur peine. En effet, les gestionnaires des unités de garde et d’encadrement intensif peuvent prendre la décision de placer les jeunes qui arrivent en centre de réadaptation dans l’une ou l’autre de ces unités en fonction de divers facteurs. Le premier de ces facteurs est l’âge des jeunes condamnés pour des actes criminels. Quand ces derniers sont très jeunes, par exemple entre 12 ans et 14 ans, plusieurs gestionnaires et intervenants jugent qu’il est préférable de les placer dans une unité d’encadrement intensif, où l’âge moyen des jeunes est plus bas qu’en unité de mise sous garde.

« Souvent ce qu’on faisait à (nom d’une unité d’encadrement intensif), hum… les détentions, ou les gardes, hum… 14-15 ans… souvent on va privilégier (nom d’une unité d’encadrement intensif). Puis écoute, cliniquement ça s’appuyait beaucoup sur, bon, plus jeune, en contact avec les jeunes en protection, en encadrement intensif… donc peut-être moins de dommages collatéraux pour les jeunes en encadrement intensif… »

P-200, gestionnaire

On dénote donc ici une volonté de protéger les adolescents les plus jeunes de l’expérience de la détention et de l’exposition à des jeunes plus âgés, structurés, et engagés dans la délinquance. Par rapport à ces deux aspects, un participant insiste sur le fait que le placement de jeunes adolescents âgés de 12 ou 13 ans en unité de mise sous garde est une exception, quand les délits ayant mené à leur condamnation sont trop graves :

« Autoriser des détentions pour des 12-13 ans là… C’est vraiment parce que c’est quelque chose de gros pis qu’on ne peut pas refuser là… Parce que ça fait une grosse différence… Ils peuvent avoir juste cinq ans, mais c’est un gros cinq ans… Fait qu’idéalement non, on n’aime pas ça… […] Un jeune, on va le mettre à (nom d’une unité d’encadrement intensif) ».

P-201, gestionnaire

Toutefois, il est important de comprendre que l’âge est une variable indépendante par rapport au statut légal des jeunes. En effet, ce n’est pas le fait que les plus vieux placés en mise sous garde soient des délinquants qui est ici pris en compte par les gestionnaires, mais bien seulement le fait qu’ils soient plus âgés. Cette idée est très bien expliquée dans le discours d’un gestionnaire en encadrement intensif :

« Pis en même temps, tu sais, des fois à (nom d’une unité d’encadrement intensif) on a quatre jeunes en encadrement intensif qui ont 17 ans et trois quarts, et qui ne sont pas [des jeunes délinquants]… qui… [ont des] troubles de comportement ou… et qui risquent d’avoir eux autres aussi de l’impact sur notre petit de 14 ans ».

P-200, gestionnaire

Le participant insiste donc ici sur l’importance de conserver des groupes de jeunes d’un âge similaire dans la mesure du possible, plutôt que sur la prise en compte du statut légal des jeunes dans chacune des unités.

Si le contexte clinique de mixité légale implique une décision des gestionnaires et des intervenants en unité d’encadrement intensif, un dernier contexte apparait comme relevant directement des intervenants et de leur quotidien avec les jeunes dans les unités d’encadrement intensif, soit le contexte de dénonciation. Il est ici question d’intervenants qui, après une accumulation de comportements non dénoncés, ou quand ils n’arrivent plus à gérer la violence d’un jeune, en viennent à déposer une plainte contre ce dernier et à faire intervenir dans sa vie le système de justice pénale pour adolescents.

« À un moment donné, le personnel est tanné… Pis quand c’est des menaces très dirigées, ils vont porter plainte… Donc ça va nous faire des jeunes PJ criminalisés à l’interne… […] On va laisser plein, plein de situations… Mais quand un agent d’intervention se fait mordre ou se fait cracher au visage… On peut comprendre pourquoi il porte plainte »

P-201, gestionnaire

Évidemment, la dénonciation de comportements délictueux à l’interne n’implique pas nécessairement une situation de mixité légale, car les jeunes qui étaient en unité ouverte avant d’être dénoncés peuvent simplement obtenir une peine de mise sous garde et être placés dans une telle unité. Cependant, ce que nous avons identifié comme un contexte de mixité légale se produit plutôt quand le jeune dénoncé l’est pour des comportements adoptés lors d’un passage en encadrement intensif, ou quand il est transféré en encadrement intensif avant de passer devant un juge et de recevoir sa peine. Néanmoins, la mixité légale qui résulte de ces situations soulève bon nombre de questions quant à la division dichotomique que le concept de mixité légale induit entre les jeunes en besoin de protection et les jeunes délinquants, nous ramenant à notre question de départ sur la conception qu’ont les intervenants et les gestionnaires de ce phénomène et de leur clientèle en général. Un gestionnaire en encadrement intensif expose d’ailleurs une situation qui démontre bien comment la frontière entre la protection et la délinquance est fragile et parfois simplement artificielle :

« À la limite, une jeune rentre en encadrement intensif pour des motifs de, elle se met en danger pour X motifs, puis elle agresse des éducateurs à un tel point qu’un moment donné elle se fait donner une peine de garde, bien à part le matin elle est en encadrement intensif, elle revient le soir elle est en LSJPA ».

P-200, gestionnaire

Dans une situation telle que celle qui est décrite ici par le gestionnaire, il y a lieu de se questionner sur l’existence réelle de la frontière qui existe dans nos esprits entre protection de la jeunesse et délinquance. En effet, si nous pensions d’abord au concept de mixité légal seulement en termes d’opposition entre deux lois, nos résultats semblent indiquer que la réalité sur le terrain est beaucoup plus complexe, nuancée et abstraite. Par exemple, dans la situation exposée ci-dessus, il est évident que la jeune qui arrive en encadrement intensif pour des motifs de protection, et qui se retrouve le soir même sous la LSJPA, n’est pas devenue une autre personne entre ces deux moments. Elle demeure la même personne, avec les mêmes carences psychologiques et émotionnelles, les mêmes problématiques et le même bagage affectif. Toutefois, aux yeux de la loi et du personnel des centres de réadaptation, cette jeune fille deviendra une jeune délinquante.

Des impacts anticipés

Outre l’identification de quatre contextes de mixité légale, la présente étude visait d’abord à comprendre les impacts que peut avoir ce type de situation dans les unités d’encadrement intensif. D’ailleurs, certains impacts de la mixité légale sont effectivement ressortis dans le discours des participants, mais d’une manière qui n’avait pas été anticipée au départ. En effet, les intervenants et gestionnaires rencontrés identifient certains impacts qu’ils perçoivent dans les situations de mixité légale, à commencer par les impacts que l’on peut qualifier de relationnels. Ces derniers découlent des relations qui se tissent entre les jeunes placés sous la LPJ et les jeunes identifiés comme délinquants, qui peuvent mener, toujours selon les intervenants et les gestionnaires, à une influence négative des uns sur les autres — le plus souvent des jeunes identifiés comme délinquants envers les jeunes placés sous la LPJ dans le discours des participants — voire à une mise en danger des plus vulnérables, comme le mentionne ces participants :

« Mais, quand… Ce qu’on remarque, nos vrais là… C’est quand il va rentrer un délinquant… Là ils vont rapidement cliquer pis… Se jumeler… Ça veut dire il va… Le délinquant va sentir qu’il peut pas se comparer aux jeunes qui font des petites crises, aux immatures, aux irréfléchis… Mais il y a malheureusement des contacts qui se font… Qui durent une fois qu’ils sont sortis… Parce que quand ils sont sans surveillance on les retrouve ensemble… Fait que des amitiés qui se créent… T’as un peu d’apprentissage de la délinquance ou… De cette pensée-là… Ils font des… Ils sont en relation après… »

P-201, gestionnaire

« J’ai vu en encadrement intensif des filles qui avaient plus un profil de proxénète avec des filles qui étaient victimes d’exploitation sexuelle… Donc à partir du moment qu’on tombe dans une dynamique de domination ou peu importe… quelqu’un qui a un ascendant sur quelqu’un d’autre… Je trouve que cliniquement, on s’éloigne de notre mandat de sécurité pis de protéger ces enfants-là ».

P-400, gestionnaire

En plus des impacts de type relationnel, les intervenants et les gestionnaires rencontrés mentionnent des impacts de la mixité légale qui sont plus directement reliés à leur rôle et à leur travail clinique quotidien dans les unités d’encadrement intensif. Notamment, les participants soulignent ce qu’ils perçoivent comme une diminution de l’intensité clinique qui devrait selon eux être offerte aux jeunes placés sous la LPJ et hébergés en unité d’encadrement intensif, qui serait causée par leur réflexe de vigilance plus élevée lorsque des jeunes identifiés comme délinquants sont aussi présents dans ces unités. Le participant suivant mentionne à cet effet qu’il doit consacrer une partie de son énergie à gérer le risque perçu dans la présence de jeunes identifiés comme délinquant, tout en répondant aux besoins importants des jeunes placés sous la LPJ :

« Un gars qui est structuré pis tout ça… faut que je pense plus vite que lui… Fait que là mon cerveau il a 50 % d’énergie de qu’est-ce qu’il fait, à quoi il pense, on a-tu une porte de débarrée, on a-tu des affaires… Tandis que mon négligé lui, bien je vais peut-être bien le négliger pour dire, là… Faut que je m’assure de ce côté-là, un violent, mettons… Mettons qu’on aurait un violent dans l’unité, je m’assure que lui est correct… Et là ça se peut bien que mon petit qu’il a rien que ses objectifs à travailler, mais qui est low profile parce que c’est un petit gêné… à soir, pis demain soir, pis mercredi dans le jour, j’irai peut-être pas le voir malheureusement… Tandis qu’ici on devrait le voir, faire lui, quand même faire ses objectifs, qu’il continue à travailler ».

P-301, intervenant

Pour les intervenants et les gestionnaires en unités d’encadrement intensif, les impacts présentés ci-haut sont bel et bien réels, et ils expriment d’ailleurs que ces derniers influencent leur pratique quotidienne, par exemple en adaptant leur degré de vigilance et de contrôle sur le groupe quand des jeunes identifiés comme délinquants sont présents. Toutefois, quand on se penche davantage sur le discours des participants, on constate que les impacts de type relationnel, bien qu’alarmants, ne semblent exister qu’en majorité dans le discours et non dans la pratique quotidienne. En effet, les participants semblent parler davantage d’impacts anticipés du placement de jeunes en besoin de protection et de jeunes identifiés comme délinquants dans les mêmes unités sécuritaires que d’impacts avérés, observables et quantifiables. Pourtant, ces impacts anticipés ont de réelles conséquences sur la pratique, car les intervenants et gestionnaires changent ou adaptent leur pratique, selon eux au détriment des jeunes les plus vulnérables, en fonction d’impacts qui ne s’actualisent pas dans les milieux.

Discussion

Il est possible d’analyser les résultats présentés selon une perspective constructiviste, qui assume la réalité comme appréhendable sous la forme de constructions multiples et intangibles qui dépendent, dans leur forme et leur contenu, des individus ou des groupes d’individus qui portent ces constructions (Guba et Lincoln, 1994). En effet, plusieurs résultats de la présente étude semblent indiquer qu’il est possible que certains impacts de la mixité légale soient en fait des construits sociaux plus que des faits observables dans la pratique quotidienne. D’abord, on sait qu’un des quatre contextes de mixité légale identifiés dans le discours des participants, soit le contexte de dénonciation, soulève des questions importantes sur la porosité des frontières entre jeunes en besoin de protection et jeunes identifiés comme délinquants. Aussi, on comprend dans l’analyse du discours des participants que les impacts de type relationnel, notamment les influences négatives entre jeunes et la mise en danger des plus vulnérables, sont bien plus anticipés que factuels. Ainsi, il y a lieu de se demander pourquoi les intervenants et les gestionnaires anticipent des impacts aussi importants dans les situations de mixité légale.

La réponse à cette question peut être apportée sous le regard de la théorie de l’étiquetage (Becker, 1963; Lacaze 2008) dont le postulat principal est que la déviance serait en fait un construit social découlant des règles formelles et informelles que les sociétés créent elles-mêmes pour maintenir l’ordre et établir les normes à respecter. Selon cette théorie, une personne déviante ne l’est pas du fait de ses actes déviants, mais bien comme conséquence de l’application des règles sociales et des sanctions qui y sont associées par les autres membres de la société. Ainsi, s’il est impossible de nier que la mixité légale amène les intervenants et les gestionnaires à modifier leurs pratiques dans les situations de mixité légale, il est possible de penser que ce ne sont pas les impacts de la mixité qui entraînent ces changements de pratique, mais bien les étiquettes apposées aux jeunes par les systèmes social et pénal. En entrant dans le système de la protection de la jeunesse par la voie de l’intervention sociale, soit sous la LPJ, les jeunes se voient d’ores et déjà apposer une étiquette de « jeunes en besoin de protection », associée à une perception de plus grande vulnérabilité aux yeux des intervenants, comme exprimé dans leurs discours. Au contraire, les jeunes qui entrent en centre de réadaptation par la voie judiciaire, sous la LSJPA, se voient apposer une étiquette de « jeunes délinquants », qui vient quant à elle avec la perception d’un plus grand risque, d’une menace pour autrui, aux yeux des intervenants. Ici, ce ne sont pas en soi les actes des jeunes qui font d’eux des « jeunes délinquants », mais bien le fait que la société réponde à ces actes par une prise en charge par le système pénal. D’ailleurs, les participants à la présente étude démontrent bien cette idée quand ils s’expriment sur le fait que les jeunes identifiés comme délinquants et les jeunes en besoin de protection auraient finalement les mêmes besoins et souvent les mêmes trajectoires de vie.

Ces étiquettes créées par la loi qui prend en charge la situation d’un jeune semblent ensuite être renforcées, ne serait-ce que par la comparaison ou la dichotomie que créent les situations de mixité légale en contexte sécuritaire. Dans un tel contexte, le paradoxe entre aide et contrôle est encore plus évident, comme soulevé dans la revue de la littérature, et le contrôle semble ici prendre le dessus sur la base du risque perçu que représentent les jeunes étiquetés comme délinquants pour les intervenants et les gestionnaires. Finalement, il est possible d’avancer que la mixité légale en unité d’encadrement intensif a effectivement des impacts importants sur le travail clinique des intervenants et des gestionnaires. Toutefois, ces impacts ne relèvent pas du placement mixte en lui-même, mais plutôt d’un processus d’étiquetage qui se déclenche dans la vie des jeunes dès leur entrée dans le système social et pénal et qui se poursuit lors de leur arrivée en centre de réadaptation, et plus particulièrement en unité sécuritaire. Il demeure cependant que des impacts de la mixité légale avaient été soulevés par les jeunes eux-mêmes dans la littérature scientifique sur le sujet en dehors du Québec. Il serait donc nécessaire de mener d’autres études qui prendraient en compte le point de vue des jeunes Québécois placés en unités d’encadrement intensif, ce qui nuancerait éventuellement l’interprétation des résultats effectuée ci-dessus.

Conclusion

Notre objet d’étude, la mixité légale en unité d’encadrement intensif, provenait d’abord d’intérêts personnels, mais une recension des écrits a ensuite démontré qu’il faisait aussi l’objet d’intérêts scientifiques et professionnels dans plusieurs pays occidentaux et au Québec. En effet, plusieurs débats et controverses entourent les mesures restrictives de liberté auprès des jeunes suivis en protection de la jeunesse. Dans certaines études présentées précédemment, les auteurs se sont penchés plus spécifiquement sur le phénomène de la mixité légale dans l’un de ces milieux restrictifs, soit les unités sécuritaires en protection de la jeunesse. Les articles publiés au Royaume-Uni démontraient la présence de plusieurs impacts négatifs de la mixité légale dans les unités sécuritaires en protection de la jeunesse de ce pays. Nous cherchions donc à vérifier si ces impacts existaient aussi dans les unités d’encadrement intensif du Québec, selon le point de vue des gestionnaires et des intervenants qui y travaillent, et si d’autres impacts que ceux identifiés par la littérature scientifique découlaient de ces situations. Les objectifs spécifiques de la présente étude étaient donc formulés selon cet objectif principal Ilsconsistaient à comprendre la conception qu’ont les intervenants et les gestionnaires de la mixité légale et de leur clientèle, et à identifier les impacts de la mixité légale sur les jeunes ainsi que sur le travail clinique des intervenants.

II apparait effectivement que le phénomène de la mixité légale, bien qu’il se soit révélé être en partie un construit social, est conçu comme problématique par les professionnels qui travaillent en unité d’encadrement intensif, qui vont parfois jusqu’à dire que cette situation ne devrait pas se produire dans les centres de réadaptation. Cette problématique perçue par les intervenants et les gestionnaires en unité d’encadrement intensif se traduit par l’anticipation et la crainte d’impacts néfastes sur les jeunes et sur leur travail clinique, comme les mauvaises influences exercées par certains jeunes sur d’autres plus vulnérables, la mise en danger des jeunes en protection, la négligence de certains jeunes causée par un besoin accru de sécurité et de surveillance, ainsi que la comparaison entre les interventions selon le statut légal des jeunes qui en font l’objet et le manque de formation des intervenants. D’ailleurs, ces craintes et ces appréhensions se basent sur la conception qu’ont les intervenants et les gestionnaires de leur clientèle, qui est elle-même influencée par les étiquettes de jeunes en protection et de jeunes délinquants qui sont profondément ancrées dans la culture organisationnelle des centres de réadaptation. De plus, nous avons pu identifier quatre contextes de mixité en unité d’encadrement intensif, en fonction du système ou de l’individu qui impose cette situation aux jeunes, soit le système judiciaire, les professionnels des centres de réadaptation dans le cas de judiciarisation à l’interne et dans le cas de placement en unité d’encadrement intensif sur la base des profils des jeunes ainsi que l’organisation représentée par les centres de réadaptation. L’ensemble de ces résultats offre pour la première fois un portrait de la mixité légale en unité d’encadrement intensif, et permet de comprendre la perception qu’ont les intervenants et les gestionnaires de ce phénomène et des jeunes qu’ils traitent parfois différemment en fonction des étiquettes apposées à ces jeunes.

Sur le plan pratique, cette nouvelle compréhension du phénomène de la mixité légale en unité d’encadrement intensif, sous le regard de la théorie de l’étiquetage, nous enseigne que l’utilisation des étiquettes en centres de réadaptation revêt une grande importance dans le travail des intervenants et des gestionnaires. Effectivement, le travail clinique des intervenants ainsi que les approches et les cibles d’intervention semblent découler bien souvent d’une conception des jeunes fondée sur les étiquettes qui leur sont apposées et non sur leurs caractéristiques ou leurs besoins individuels. Ainsi, il y aurait probablement des modifications ou des adaptations à apporter du côté clinique afin de mieux cibler les besoins particuliers de chacun des jeunes, sans les supposer en fonction de la loi sous laquelle ils sont pris en charge. Pour reprendre les mots d’un participant, il serait pertinent « d’arrêter d’essayer de faire entrer les jeunes dans nos petites cases, et de créer des cases pour eux » (P-300), et de se baser plutôt sur le discours des jeunes eux-mêmes pour planifier leur suivi clinique.