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Introduction

Portés par le souffle épique de l’Indigénisme, le réalisme social et le réalisme merveilleux de Jacques Roumain et de Jacques Stephen Alexis, pères fondateurs de la modernité littéraire haïtienne, avaient privilégié le pays comme objet – ce dont rend compte, dans leurs oeuvres, la construction d’une iconographie patrimoniale – et l’enchantement comme préfiguration. Le cours pris par l’histoire d’Haïti dans la seconde moitié du vingtième siècle et les conséquences du vécu dictatorial amenèrent le romancier à s’intéresser davantage au sujet et à sa place problématique dans l’espace visible. Depuis les années soixante-dix, le roman haïtien propose une narration innovante qui, du réalisme magique de Depestre au spiralisme [1]de Frankétienne, de Fignolé et de Philoctète, de l’hybridité générique et poétique d’Ollivier à l’écriture démystificatrice de Trouillot, tient à la fois de la tradition orale et du contexte de la post modernité.

Désormais, le récit haïtien se plaît – parfois, se complaît – notamment à multiplier et à entremêler les voix narratives, au point que, comme dans nombre d’autres champs des littératures francophones, le terme de « polyphonie » s’est imposé au critique. C’est pourquoi, face au risque d’un usage galvaudé et dans la perspective d’une contribution à l’épistémologie de la francophonie littéraire, il nous semble nécessaire de revenir au modèle élaboré par Bakhtine (1975) dans Esthétique et théorie du roman, à partir de l’oeuvre de Dostoïevski[2]. La « polyphonie » narrative, telle que la définit Bakhtine, renvoie à l’existence, au sein de l’espace romanesque, d’une pluralité de voix et de consciences distinctes de l’intention auctoriale. Le dialogue entre le discours de l’auteur et des narrateurs – « narration directe, littéraire, dans ses variantes multiformes » et « stylisation des différentes formes de la narration orale traditionnelle, ou récit direct » (Bakhtine, 1987 : 88) –, les paroles des personnages, « stylistiquement individualisé[e]s » (idem), et les genres intercalaires – lettres, journaux intimes, digressions savantes, etc. – s’inscrivent dans le cadre linguistique et discursif du « dialogisme » : nous héritons des mots d’autrui et nos énoncés prennent nécessairement le point de vue d’autrui en considération. De ce « dialogisme » doit émerger « la position socio idéologique différenciée de l’auteur au sein du plurilinguisme de son époque » (ibid. : 121), selon l’idée qu’un énoncé ne prend sens que « sur le fond d’autres énoncés concrets sur le même thème, d’autres opinions, points de vue et appréciations en langages divers » (ibid. : 104).

Or, dans les romans haïtiens que nous nous proposons d’étudier dans le cadre de cet article[3], les effets de brouillage, les décrochages et les interventions d’une énonciation historique dans des narrations à la première personne créent un phénomène de « dialogisation intérieure[4] » qui concerne tant la rencontre avec la parole d’autrui – autre énonciateur du roman ou doxa extérieure à l’espace diégétique – que la construction de l’énoncé sur le « fond aperceptif[5] » de l’interlocuteur.

Souvent qualifié de « social » dans la mesure où il fait référence à la stratification du langage en genres, selon les usages sociaux et professionnels, le plurilinguisme bakhtinien introduit dans le roman une multiplicité de visions sur le monde :

Pareils à des miroirs braqués réciproquement, chacun des langages du plurilinguisme reflète à sa manière une parcelle, un petit coin du monde, et contraint à deviner et à capter au-delà des reflets mutuels, un monde plus vaste, à plans et perspectives plus divers que cela n’avait été possible pour un langage unique, un seul miroir.

ibid. : 226

En ce qui concerne le champ romanesque haïtien, nous souhaiterions revenir à la notion polysémique de « point de vue » – discours argumentatif et situation perceptive – et montrer que le choix de la polyphonie narrative procède de la confrontation de la mimésis avec « l’être au monde » problématique du sujet littéraire haïtien. Cette confrontation présente trois dimensions – référentielle, ontologique et spéculaire – qu’illustrent trois figures de l’imaginaire national : le zombie, l’exilé et le double marassa. Tel est le fondement de notre étude qui vise à mettre en évidence, par une traversée du roman haïtien, l’interaction possible entre un corpus francophone donné et les différentes théories de la polyphonie : le « plurilinguisme » et le « dialogisme » bakhtiniens, mais également la conception lacanienne du sujet être de langage et l’intertextualité définie par Kristeva (1969) à partir des paradigmes de Bakhtine.

Dans un premier temps, il s’agira d’ancrer la polyphonie narrative du roman haïtien contemporain dans l’écriture de l’occulte, cette fameuse « parole de nuit », pour reprendre l’expression de Chamoiseau et Confiant (1994), qui renvoie aussi bien à l’imaginaire des contes et du vaudou qu’au champ du politique. Dans un deuxième temps, nous envisagerons le plan ontologique et la manière dont les mystifications propres au réel dictatorial engendrent chez le sujet haïtien un sentiment de schizophrénie, dont la littérature rend compte en mettant en exergue l’hétérogénéité du langage : la métaphore de la schizophrénie désigne en effet, nous le verrons, tant « l’être au monde » du sujet que la position de l’écrivain confronté à la part d’altérité intrinsèque à son discours. Enfin, dans la troisième partie, il apparaîtra que, sur le plan esthétique, la polyphonie prend la forme de l’intertextualité, puisque la dimension spéculaire des narrations à plusieurs voix souligne non seulement la déconstruction des clichés sociaux, mais surtout la réécriture des topoï littéraires, dès lors que la réalité sociopolitique rend caduque la « Belle Amour humaine » rêvée par Alexis (1971).

1. Du référentiel occulte/é au choix de la polyphonie narrative

Obscurité d’où surgit la parole du conteur, écran de projection ou négatif de la page blanche, territoire vaudou, la nuit constitue, dans la littérature haïtienne, un motif bien plus important que le rayonnement solaire et ce, depuis le prologue de Compère Général Soleil d’Alexis (1955). De la fuite du « nègre bleu à force d’être ombre » (ibid. : 7) dans le « jus ultra-marin » (ibid.) de la « nuit vorace » (ibid. : 13) aux « Vêpres dominicaines[6] », en passant par les escamotages des nuits de pleine lune ou d’« extermination[7] », le motif nocturne renvoie à l’ambiguïté du référent en même temps qu’il théâtralise la parole qui la désigne.

Il est en effet symptomatique que tous ces récits, qui cherchent à dire ce qui relève de l’implicite et du tabou – le surnaturel de la zombification ou l’horreur des exactions politiques –, renouent avec la tradition orale des lodyans[8]. Dans Les possédés de la pleine lune de Fignolé (1987), la veillée, qui réunit une conteuse et ses petites-filles, constitue, passé le « Cric! Crac! » inaugural, un texte en filigrane que le lecteur repère grâce à l’occurrence « grand-mère », en tête de paragraphe, mais sans majuscule, et sur lequel viennent se greffer les monologues intérieurs et autres discours tenus par les acteurs du drame : le pêcheur Agénor, dont la destinée se confond avec celle d’un mystérieux poisson de rivière, appelé savale, son rival Louiortesse, et sa femme Saintmilia. Dans la fantasmagorie d’un village soumis à l’oppression de la Bête à sept têtes, allégorie de tous les cataclysmes climatiques et politiques, la narration ignore la chronologie, mêle superstitions, légendes et allusions à la dictature. « Voilà. Monsieur, cela commença par un grand coup de vent », annonce le prologue de Rue des pas perdus de Trouillot (1998 : 13). Si la formule évoque tant la rafale, qui, dans les contes traditionnels, transfère le conteur du lieu de l’histoire au lieu de l’énonciation, que le « Vieux Vent Caraïbe », compose de Romancero aux étoiles d’Alexis (1960)[9], le récit ainsi introduit renvoie au réel sociopolitique.

Il est de mise que le tireur delodyans revendique son « pouvoir voir » et son « savoir voir » (Hamon, 1993 : 172-189) de témoin, d’autant plus lorsqu’il s’agit de narrer la zombification d’une jeune beauté blanche ou mulâtre. « Regardez-moi, vieille mangue oubliée au soleil, toute racornie. […] Les yeux sont pourtant bons! […] Je vois très loin et avec une clarté qui étonne le voisinage. Je vois clair même au coeur de la nuit, une vraie chouette frisée, je vous dis », s’exclame la narratrice principale des Chemins de Loco – Miroir de Desquiron (1992 : 9). Dans Hadriana dans tous mes rêves de Depestre (1988), la première personne tente de concilier illusion romanesque et phénomènes extraordinaires. Jacmel, 1938, au coeur du carnaval, Hadriana s’effondre au pied de l’autel, le jour de ses noces. Tel est le récit du narrateur principal, Patrick Altamont, admirateur transi de la belle Française. Quelques années plus tard, celle que toute une ville avait crue morte réapparaît : la « chronique » écrite par la jeune zombie vient alors combler a posteriori les lacunes de la première version. Mais, divers narrateurs secondaires sont également convoqués comme garants de la véracité des faits. Souvenirs d’une cousine, échos de l’impression générale, les points de vue se multiplient, sans que l’on puisse déterminer s’il s’agit de rassembler les morceaux du puzzle ou de brouiller les cartes. Lorsque, par exemple, le récit principal achoppe sur la fuite inexpliquée du commandant Armantus devant le catafalque d’Hadriana, une prolepse évoque l’heureux hasard d’une rencontre à New York, quelque vingt ans plus tard, et insère dans le récit encadrant la version du protagoniste devenu chauffeur de taxi. Car, dans un roman qui cultive l’irrationnel, rien ne doit rester dans l’ombre : on feint de tout élucider pour emporter l’adhésion du lecteur. Ainsi, par un procédé de mise en abyme, les informations données par l’oncle de Patrick sur les phénomènes relatifs aux zombies participent de cette même variation des points de vue et annoncent l’éclairage apporté par le récit d’Hadriana.

Mais, la polyphonie affichée dans Hadriana dans tous mes rêves ne vise qu’à conforter le narrateur principal dans sa prééminence de témoin privilégié et doué d’ubiquité. Nous en voulons pour preuve l’utilisation des genres intercalaires comme éléments objectivés. Le narrateur cite trois articles de journaux. Les deux premiers articles ne valent que par leur faiblesse, eu égard au témoignage autrement véridique de Patrick Altamont. L’un des deux écrits présente un cas intéressant d’intra-textualité, puisque son auteur y fait allusion à une autre héroïne de Depestre, Isabelle Ramonet, figure solaire d’Alléluia pour une femme-jardin (1981). Appartenant à un même univers, le personnage narrateur du roman, Patrick Altamont, et celui de la nouvelle, Olivier Vermont, se cautionnent l’un l’autre, par l’entremise de ce collage, sous la vigilance de l’auteur dont ils sont tous deux des doubles. Quant au troisième article, la Lettre de Jacmel (Depestre, 1988 : 113) de Claude Kiejman, parue dans Le Monde en avril 1972, il il justifie le désir d’écriture. Comme l’indique la mise en abyme d’« une interview imaginaire au Jardin du Luxembourg » (ibid. : 120), le narrateur se fait romancier pour raconter ce que l’article ne dit pas, ce que « des témoins aussi bien placés que [lui] pour informer une journaliste sur les événements de 1938 » (ibid. : 118) n’ont pas dit. Enfin, entre les pages 125 et 133, ce même narrateur s’essaie vainement à une réflexion théorique sur le phénomène de la zombification et sur la métaphore politique qu’il recouvre. S’il s’agit d’abord de donner une base scientifique au récit, le « plurilinguisme social », introduit dans l’espace romanesque par la référence à l’ontologie vaudou et à la pharmacopée zombifère, ainsi qu’aux genres du récit de voyage et de l’essai politique, fait la démonstration a contrario de l’efficacité poétique du réalisme magique que déploie le discours du narrateur principal. Dans le roman de Depestre, la hiérarchisation des instances narratives réduit donc les narrateurs secondaires au statut de faire-valoir du narrateur principal, lui-même double de l’auteur : la polyphonie narrative et le « plurilinguisme social », bien que nourris d’une culture du vu et du dit, se réduisent donc à de simples prétextes énonciatifs et esthétiques.

De fait, le référentiel occulte – zombification et autres transformations – ou occulté – les mystifications du politique – oblige à complexifier le rapport entre situation énonciative et situation perceptive du sujet littéraire. Parce que, pour évoquer la zombification, Desquiron (1992) n’a pas fait, comme Depestre, le choix d’un récit d’outre-tombe a posteriori, le passage de l’autre côté du miroir procède d’un point de vue difficile à déterminer. L’histoire de l’amour impossible entre la mulâtresse Violaine et le Noir Alexandre fait l’objet d’une narration à quatre voix : aux discours des deux protagonistes s’ajoutent le récit de Cocotte, domestique et confidente de Violaine, et la version contradictoire de l’amoureux éconduit, Philippe Édouard. Mais, aucun des quatre personnages narrateurs ne peut être témoin de la séquence dans laquelle ordre est donné au sorcier, au bòkò, d’engager le processus qui conduira à la zombification de la trop scandaleuse Violaine. Le passage crée donc, dans la structure polyphonique, un écart qui vise à inscrire l’occulte dans le champ du visible. L’énonciation historique reprend en effet ses droits, sans qu’il soit possible d’identifier un personnage focalisateur :

C’est le moment où la nuit se met lentement à basculer vers la lisière du jour. On le sent à cette lueur insaisissable qui circule sous la peau des ténèbres. Les yeux grands [sic] ouverts, [Tante Tika] fixe le vide devant elle, la vieille chouette. Elle attend.

La nuit ici n’est jamais en repos, la nuit jérémienne n’est que stridulations, chuintements, tintements, nuit de mica peuplée de la vie frémissante des bêtes, du frôlement d’ailes mystérieuses, vrombissantes, de souffles rauques, on ne veut pas savoir ce que c’est!

Dans un coin de la terrasse, on devine une forme roulée en boule sur une natte.

Desquiron, 1992 : 161

Le personnage mentionné ne peut être le foyer perceptif d’un tableau dont il fait partie. Si la première occurrence du pronom indéfini renvoie à une vérité générale, la troisième est problématique. À en croire les marqueurs spatiaux, elle désigne le point de vue d’un narrateur intérieur à l’histoire, mais non identifié, et permet de montrer au lecteur une scène dont aucun des quatre narrateurs personnages n’a eu connaissance. Il s’agit de ce que Jost (1987 : 113) a nommé « focalisation spectatorielle » au cinéma et, par analogie, « focalisation lectorielle » en littérature qu’il faut distinguer de l’absence de point de vue perceptif[10].

Il nous semble que la spirale propose une variante scripturale, voire graphique, intéressante de cette indétermination. C’est par l’humour que Fignolé (1987) révèle le potentiel dialogique des lodyans. L’auteur des Possédés de la pleine lune se moque de l’illusion référentielle dans une narration où la première personne alterne avec la troisième personne sans procédés démarcatifs. Il détruit toute distinction entre la perception directe et le souvenir ou les fantasmes, entre le réel et sa représentation littéraire, et donne au personnage le pouvoir d’inventer le réel en le nommant et au lecteur, celui de reconstituer librement la trame narrative. Dans un village où un poisson de rivière peut devenir le double d’un pêcheur borgne, où l’on recherche vainement le corps manquant d’un dénommé Raoul, où une arrestation politique devient une illusion d’optique, les témoignages oculaires, qui convoquent les superstitions et l’allégorie, se contredisent sans qu’il faille y attacher une quelconque importance. Dans cette perspective, que les faits décrits soient attribués à la pleine lune, aux vapeurs d’alcool, au génie dramaturgique d’Agénor ou à la folie vengeresse de Louiortesse, c’est l’effet de distanciation créé par la structure spiraliste qui est souligné. La narration repose sur le principe de la répétition, avec variations, de différentes scènes que le regard du lecteur abandonne et retrouve, semble-t-il, de façon aléatoire.

Dans Les affres d’un défi, Frankétienne (2000) fait de la bourgade de Bois-Neuf, soumise à la terreur du oungan Saintil, une synecdoque d’Haïti, et de la zombification de Clodonis, une métaphore de la passivité collective à l’oppression dictatoriale. Or, c’est dans l’entrelacs de trois typographies que l’allégorie se déploie sur plusieurs niveaux. Les caractères romains permettent de suivre le fil de la trame narrative, tandis que s’inscrit, en caractères gras et italiques, le flux de conscience d’un « nous » indéfini en attente du soulèvement : au sein des paragraphes en caractères gras, les barres de séparation correspondent à une représentation fragmentée du visible ; le texte en italiques décrit en filigrane un univers nocturne, une zone intermédiaire entre le rêve et le réel, un lieu où mettre en question l’origine de la parole et la perception. Philoctète (1989), quant à lui, recourt aux parenthèses pour apporter au discours principal le contrepoint d’un discours sous-jacent, ce qui revient à souligner la nécessité de la polyphonie quant à l’émergence d’une vérité. Ainsi, dans Le peuple des terres mêlées, lorsque la narration évoque le massacre des « vêpres dominicaines » selon la perspective de l’histoire officielle, les parenthèses ménagent, dans le flux textuel, des interruptions où s’exprime la perception d’une victime.

Selon que, dans l’écriture de l’occulte, le réalisme magique l’emporte ou non sur la dimension politique – comme c’est le cas pour Hadriana dans tous mes rêves – qui nous semble plus essentielle dans les oeuvres spiralistes –, le recours à la polyphonie narrative tient lieu de prétexte esthétique ou se trouve complexifié par une phénoménologie de la perception propre à rendre compte de « l’être au monde » du sujet littéraire haïtien. Et si nous avons évoqué ici le roman de Desquiron, c’est parce qu’il offre un exemple de configuration problématique des situations perceptive et énonciative. Mais, nous montrerons, dans la troisième partie de cette étude, que le passage cité relève de l’exception et que la structure polyphonique des Chemins de Loco – Miroir sert, dans l’intertextualité même, d’alibi à une version exotique du réalisme magique. En revanche, ce que la spirale figure dans la répétition d’une même scène selon des points de vue différents ou dans la superposition des discours, c’est l’étrangeté au monde ressentie par le sujet haïtien que d’autres écrivains expriment dans le rapport schizophrénique de l’énonciateur avec ses propres énoncés, dans l’exacerbation de ce que Bakhtine a nommé « dialogisation intérieure ».

2. La polyphonie, comme poétique d’un sujet littéraire schizophrène

Si, selon Lahens (1990), l’exil caractérise la situation de tout écrivain et l’entrée de la littérature dans la modernité, tout écrivain haïtien est de surcroît schizophrène. La schizophrénie littéraire n’est pas une position solipsiste, mais l’expression langagière et poétique de la part d’altérité que le sujet porte en lui. Écrivain de la diaspora, Émile Ollivier brossait à Jean Jonassaint l’autoportrait suivant : « Haïtien la nuit, Québécois le jour, […] je suis coupé de la réalité haïtienne, mais je le suis également de la réalité québécoise » (Jonassaint, 1986 : 88). Jean-Claude Fignolé, écrivain de l’intérieur, quant à lui, parle d’une « poétique de la schizophrénie ». Désormais, nombreuses sont, dans le champ romanesque haïtien, les écritures du « je »[11] qui associent la quête identitaire, d’une part, à l’écriture de l’histoire et de la mémoire collective, d’autre part, à une réflexion sur l’acte narratif et sur le langage :

Grâce à cette aptitude d’un langage qui en représente un autre de résonner simultanément hors de lui et en lui, de parler de lui, tout en parlant comme lui et avec lui, et, d’autre part, à l’aptitude du langage représenté à servir simultanément d’objet de représentation et de parler par lui-même, on peut créer des images des langages spécifiquement romanesques.

Bakhtine, 1987 : 175

Ainsi, à la diversité des narrateurs, Ollivier ajoute l’hésitation incessante entre la première et la troisième personne, dans des récits structurés par une quête mémorielle : Mère -Solitude, Passages et Mille eaux. Parfois, l’anamnèse recourt, par un emboîtement des récits, au dit des autres. Telle est la narration de l’exilé Normand Malavy, recomposée post mortem dans la trame binaire de Passages et dans les multiples actes de remémoration : de la voix de l’habitante Brigitte Kadmon, rendant compte des visions et des paroles d’Amédée Hosange, et de l’enregistrement de ce témoignage par Normand, surgit le drame d’un groupe de boat people dont le rêve s’est échoué sur une plage de Floride, tandis que le travail de deuil de la veuve et de la maîtresse de Normand et le récit encadrant d’un ami reconstituent la géographie mentale du disparu, sujet partagé entre les cauchemars du pays natal et l’archipel des pays de l’errance. De même que le lecteur apprend après-coup que le « monsieur » auquel s’adresse Brigitte n’est autre que Normand Malavy, de même la voix qui orchestre les différents récits ne se fait entendre que par intermittences pour révéler la fabrication du tissage narratif, comme on dénonce l’illusion théâtrale : « À l’image du souffleur qui, de son trou, voit les acteurs en scène et peut rendre compte de leurs omissions, de leurs ajouts et de leurs retraits, de cette partition à plusieurs voix, je sais tous les rôles » (Ollivier, 1994b : 48).

Dans Mère - Solitude, les souvenirs d’Absalon Langommier, descendant d’un oungan doué du don de double vue, mais aussi nouvel avatar du devin Tirésias, servent de révélateur au discours du je Narcès. Nous avons bien affaire à la coexistence de deux voix dans une même énonciation – ce que Bakhtine nomme « discours bivocal » (1987 : 145) –, puisque la voix d’Absalon, détenteur de la mémoire, se distingue difficilement de celle de Narcès, double de l’auteur, pour reconstituer les puzzles de l’histoire nationale et de l’histoire familiale et pour confronter les images de torture, celées par les murs épais de Fort Dimanche, aux cauchemars personnels. L’énonciation « bivocale » extériorise le dédoublement énonciatif et perceptif du sujet, inhérent à toute anamnèse, en même temps qu’elle révèle un rapport schizophrénique au monde : « Où suis-je lorsque je contemple cette scène ? […] Comment dire le flou des couleurs, le demi-jour d’images qui s’effacent, le déferlement des sensations d’antan ? » (Ollivier, 1999 : 14-15).

Chez Jan J. Dominique, la schizophrénie, signifiée par l’oxymore du titre, Mémoire d’une amnésique, fonde le récit dialogique de Lili Paul qui, dans une première partie consacrée aux souvenirs d’enfance en Haïti, choisit la narration à la troisième personne mais recourt à la première personne pour commenter l’acte d’écriture, dans l’espace des caractères italiques :

J’ai commencé à écrire le texte à la troisième personne, pour me cacher, et je sais ce camouflage ridicule, mes doigts racontent "elle", "lui", ce que ma tête pense "je", "Paul", "Paul". Entre les deux, le blocage! Mais il ne suffit pas d’écrire "je" pour que tombent les multiples bâillons, la couche successive de masques dont j’affuble les personnages.

Dominique, 2004 : 15

Souvent, l’écriture d’une scène se double d’un second récit prospectif, variation sur le processus mémoriel qu’isolent alors les caractères gras. La narratrice cherche à se départir du langage que son père lui a imposé et à décliner au féminin le prénom masculin qu’il lui a donné, Paul. Contre la doxa du « on (qui est souvent la moyenne) […] (mais “on” ne pense pas) » (ibid. : 28), elle se voudrait la voix de toutes les femmes rencontrées, mères de substitution, amies ou amantes, car « je suis trop nombreuses [sic] à porter le bâillon » (ibid. : 62). Dans la seconde partie, située à Montréal, l’alternance des pronoms est remplacée par une farandole de prénoms qui, en tête de chapitres, désignent les multiples réfractions du « je » en l’autre. Dans le dialogue avec celui qu’elle a choisi pour rentrer en Haïti, Eli, et dans les lettres envoyées à Liza, la narratrice tente de trouver un langage qui soit celui de Lili, en vain semble-t-il :

Je m’aperçois tout à coup qu’un deuxième passé se met à exister, pourtant, je n’ai pas encore fait l’inventaire complet du premier, celui de Lili. Depuis douze ans, je suis Paul et j’ignore quel prénom va me coller au corps une fois descendue de cet avion […]. Paul existe, Lili m’échappe encore.

ibid. : 211

Métaphore ou pathologie, la schizophrénie met en exergue ce que la linguiste Authier-Revuz (1982), inspirée par les théories lacaniennes concernant le sujet parlant, nomme « l’hétérogénéité constitutive du langage » : pour exister, le sujet parlant doit délimiter dans son discours la part de la parole d’autrui et celle qui lui est propre. Ainsi en va-t-il de l’héroïne de Trouillot (2000), Thérèse Décatrel, schizophrène depuis l’âge de vingt-six ans, personnalité partagée entre une vie conjugale policée et la violence langagière du corps, identité dédoublée entre une Thérèse socialement raisonnable et une Thérèse qui « dé-parle », qui déraisonne parce que son langage contrevient aux bonnes moeurs. Le titre du roman, Thérèse en mille morceaux, met l’accent sur l’individu, sur la narratrice d’un récit encadré par un prologue et par un épilogue qui établissent la situation d’énonciation. Les mille morceaux suggèrent l’identité brisée, éclatée comme un miroir : « Thérèse en mille morceaux, Thérèse en sainte, Thérèse en tante, Thérèse comme tue et révélée entre l’ordre et l’excès, parlant et dé-parlant, immobile et où vont les vents. Thérèse en mille morceaux, comme autant de fragments répondant à un même prénom » (Trouillot, 2000 : 17). Mais ce sont aussi les feuillets du journal que Thérèse a écrit, les feuillets qu’elle abandonne finalement au vent, car « les mots nous piègent et nous libèrent » (ibid. : 118).

Dans le journal de Thérèse, les première et troisième personnes alternent dans une réflexivité du regard, qui procède tant de la pathologie schizophrénique que de l’écriture qui la sublime. La figure du miroir induite par le titre souligne en effet la spécularité du roman, en articulant la voix et l’image, l’écriture et la quête identitaire. Car le projet de Thérèse est de se raconter pour rassembler les morceaux épars de sa personnalité, pour rendre univoques ces voix de mille Thérèse inventées à la manière des hétéronymes de Fernando Pessoa. S’écrivant, Thérèse se met à commenter le choix des mots dans une amplification de la figure de correction : « Peut-être devrais-je enlever l’adverbe brusquement, aucun événement particulier n’ayant provoqué ce besoin de me nouer, de me mettre en personne. J’utilise l’expression comme on dit qu’un auteur s’est lui-même mis en scène » (ibid. : 15-16).

Le mal-être de Thérèse résulte moins de ces autres qui parlent en elle que de leur confrontation avec la Thérèse raisonnable, créée par la mère. Ce qui est inconfortable, c’est l’entre-deux : « Tout Thérèse n’a été qu’un vieux tas d’expressions du type mi-chaud, mi-froid, entre chien et loup, mi-figue, mi-raisin » (ibid. : 15). La libération ne viendra donc pas d’une unité obtenue par l’activité d’écriture, mais au contraire de la dispersion assumée, dispersion de l’être, dispersion des feuillets écrits, dispersion des voix. Aux voix des deux Thérèse se mêlent en effet d’autres voix qui disent d’autres vérités. Toutes les formes marquées de « l’hétérogénéité montrée[12] » se retrouvent dans la polyphonie de la schizophrénie. Le discours rapporté direct se déploie sur plusieurs pages pour raconter l’histoire cachée des parents de Thérèse ou pour insérer la lettre du notaire signifiant la faillite. Il peut aussi se réduire aux phrases marquantes par lesquelles Élise défend d’abord sa soeur des médisances, avant de la maudire à son tour par une parole à valeur performative : « elle répond que "ma soeur n’a jamais dit ça" » (Trouillot, 2000 : 20), « "Tu es morte, tu es morte. Ne viens jamais chez moi" » (ibid. : 61). Les guillemets et le croisement hybride du discours indirect avec le discours direct participent d’une distanciation ironique. Car la particularité du monologue de Thérèse est de rendre compte, en modalisation autonymique, des mots que, selon les autres, elle aurait prononcés : « "Thérèse a baisé comme une chienne avec Joël et Alexandre, les jumeaux de Mme Garnier", c’est mon parler canaille. "Mon petit papa, c’est aujourd’hui ta fête…", voilà Thérèse en mal d’enfance » (ibid. : 16). Il est en définitive difficile de distinguer la voix de Thérèse de celle de l’opinion bien pensante. Thérèse n’adviendra à l’existence que lorsque les guillemets encadreront une parole objectivée par l’écriture, par la littérature. C’est ainsi que le roman se clôt sur la première phrase du livre de Thérèse : « "J’ai choisi un matin pour naître. Sur une route. Je portais ce jour-là ma robe la plus légère …" » (ibid. : 119).

Le passage d’une structure narrative polyphonique à une polyphonie discursive témoigne de l’évolution récente de la littérature haïtienne vers une substitution du « je » au « nous » et de l’écriture de soi à l’écriture de l’histoire. De fait, pour l’écrivain haïtien que le vécu dictatorial, l’expérience de l’exil ou la réalité sociopolitique de ces dernières années ont placé dans une position schizophrénique, le choix de la polyphonie, c’est-à-dire l’inscription du discours autre, conduit naturellement à remettre en question les textes fondateurs de la modernité haïtienne et à revisiter l’histoire littéraire.

3. Polyphonie, intertextualité et histoire littéraire

Kristeva (1969) s’appuie sur les théories de la polyphonie pour expliciter la notion d’intertextualité et évoque « une découverte que Bakhtine est le premier à introduire dans la théorie littéraire : tout texte se construit comme mosaïque de citations, tout texte est absorption et transformation d’un autre texte ». Ainsi le roman de Desquiron (1992) relève-t-il, dans le champ littéraire haïtien, du sous-genre du récit de zombification, inauguré par la « Chronique d’un faux amour » de Jacques Stephen Alexis (1960). Or, l’intertextualité s’immisce jusque dans les dons de conteuse de l’héroïne. Violaine se plaît en effet à jouer pour ses amis les amours contrariées d’une belle jeune fille avec un poisson nommé Tézin. La légende a sans doute inspiré l’histoire de Violetta et de la savale, dans Les possédés de la pleine lune, et est également rapportée par Depestre dans la nouvelle « Alléluia pour une femme-jardin », version dans laquelle la jeune fille se nomme Lovéna. On ne peut que remarquer la parenté sonore des trois prénoms, Lovéna, Violetta et Violaine. Si le deuxième est le pendant féminin de Narcisse, le premier évoque l’attitude du serpent. Or, en racontant son histoire, Violaine se métamorphose en anguille en dansant le yanvalou. De même que le poisson du conte est le reflet que le miroir de l’eau offre au désir de la jeune fille, de même le lwa Damballah, dieu vaudou, est à la fois couleuvre et divinité aquatique, tandis que son vèvè, son emblème, représente deux serpents face à face.

De fait, le choix de la polyphonie narrative dans Les chemins de Loco - Miroir vise à développer le discours sur la gémellité, mythe que Laroche considère comme « figure incarnant les rapports des noirs et des mulâtres » (1988 : 74). Dès les premières pages du roman, les regards croisés de Cocotte, enfant de la campagne, et de Violaine, fille de la ville de Jérémie, proposent au lecteur une description en diptyque des univers urbain et rural, par l’artifice de deux voyages symétriques : au séjour de la petite mulâtresse dans le sanctuaire vaudou de sa famille répond l’arrivée de la jeune restavec dans la maison de sa jumelle mystique. Les deux tableaux mettent en évidence les liens économiques et familiaux des deux lieux, mais trahissent également leur visée esthétique. Le paysage décrit par Violaine instaure explicitement la référence picturale : « Mon premier souvenir d’enfance ressemble vraiment à une peinture naïve : une grande jungle trop verte avec des taches de couleur trop stridentes » (Desquiron, 1992 : 18) et permet de lire la scène de marché peinte par Cocotte comme une réécriture d’un des passages obligés de la littérature indigéniste : « la place grouillait littéralement de monde : les marchandes venues des villages voisins vantaient leurs denrées à grands coups de gueule, se querellaient, riaient à gorge déployée » (ibid. : 22).

Lorsque la structure binaire du roman propose deux portraits symétriques des fillettes, le discours sur la gémellité renvoie bien au culte des marassas dont, rappelle Alfred Métraux, « Herskovits fait remonter [les] usages à la croyance, si répandue en Afrique occidentale, selon laquelle les jumeaux auraient une seule et même âme » (1977 : 134). Mais le ressassement est révélateur : « deux filles marassas, jumelles dossou-dossa » (Desquiron, 1992 : 15). Il est ici question d’une gémellité construite, dans la diégèse, par l’alliance des familles, et dans le discours, par la structure en miroir :

Une image surgit qui tremble dans la buée de ma tête : les deux fèves de l’amande jumelle reposant dans le secret gémellaire de leur coque … […] Ce jour-là, j’ai contemplé les deux parties réconciliées de notre être composite, incomplet et soudain fécond, comme on capte un reflet dans l’eau obscure d’une mare,

Elle me regarde de ses yeux de tigre orangés, comme il y a longtemps sous le péristyle. Et moi, mes yeux d’argent lui entrent dans l’âme. […] Elle, le feu, moi, l’eau.

ibid. : 20 et 24-25

Les portraits traduisent donc la revendication d’un lien mystique au-delà des différences physiques. Mais le principe de complémentarité se trouve perverti, puisque, d’emblée, Violaine s’approprie l’image de sa jumelle noire pour y projeter son propre désir de négritude. À force de revendiquer une haïtianité que le préjugé de couleur semble lui refuser, Violaine nie celle de Cocotte en lui substituant une identité fantasmée par un regard exotique et anachronique : « Elle m’apparaît soudain lointaine, venue d’ailleurs, princesse arrachée à l’Afrique, petite pharaonne méroïtique en exil » (ibid. : 57).

Le discours du personnage pourrait être différencié des intentions de l’auteur, n’était qu’il se trouve réfracté par un réseau de métaphores et de comparaisons, qui ne relève aucunement, nous semble-t-il, du dialogisme attendu dans le traitement des stéréotypes et des clichés, formes non marquées de « l’hétérogénéité montrée » (Authier-Revuz, 1982). Certes, aux regards des deux jeunes filles s’opposent les regards masculins de l’amant et du rival. Aux voix des mulâtres, Violaine et Philippe Édouard, porteurs et victimes des préjugés de leur caste, répondent les discours critiques des Noirs, Cocotte et Alexandre, issus l’un du peuple urbain, l’autre de la paysannerie. Le dispositif semble naturellement favorable au fameux « plurilinguisme social » que Bakhtine définit en ces termes : « Le roman c’est la diversité sociale de langages, parfois de langues et de voix individuelles, diversité littérairement organisée » (1987 : 88). Or, il n’en est rien. Le classement des tropes en fonction des instances d’énonciation ne montre aucune différenciation socioculturelle. Prenons l’exemple de Cocotte que les caractérisations donnent comme restée proche de ses origines paysannes. La fécondité stylistique de son discours reflète non seulement son statut narratif privilégié, mais une étrange aptitude à évoquer aussi bien le soleil « tartinant [les mornes crépus] comme de gelée de goyave » (Desquiron, 1992 : 152) que la rébellion des jeunes filles « profanant avec ferveur tous les tabernacles d’or du Nouveau Monde, arrachant tous les harnais dont on [les] affublait, dénouant tous les cilices dont on [les] torturait » (ibid. : 35). Dans l’ensemble du récit, quatre isotopies – la métaphore du magnétisme, l’isotopie animale opposée à celle de la contre-nature, la vision stéréotypée de l’Afrique – constituent un entrelacs où s’élabore l’image de Violaine, sur la ligne de partage de la ségrégation raciale et sociale, entre la culture - nature vaudou et la culture - artifice occidentale, au carrefour des clichés littéraires ou historiques et des projections fantasmatiques.

Tout autre est la réécriture des topoï chez Trouillot (1998). Dans Rue des pas perdus, la structure romanesque entrecroise trois trames narratives qui procèdent de trois situations perceptives et énonciatives différentes : un chauffeur de taxi plongé, malgré lui, au coeur des violences de 1986, un intellectuel resté en retrait au nom du droit à l’individualité et une tenancière de maison close assistant aux événements depuis les fenêtres de son établissement. Mais, si, avec treize séquences, la voix de cette détentrice de la mémoire nationale l’emporte sur les deux autres, le « pouvoir voir » garant du discours devient problématique : « Voyez-vous, monsieur, de ma fenêtre je regardais la nuit flamber, mes yeux n’y voient plus très clair » (Trouillot, 1998 : 60). La solution proposée consiste à mettre le regard hors jeu, puisque la nuit « ne fait point obligation de voir les choses dans leurs détails » et « se déroule dans l’indéfini, vaste hors-champ [sic] moqueur et mélancolique de toute contrainte chronologique » (ibid. : 18-19). Quelle valeur peut d’ailleurs avoir le témoignage oculaire dès lors que la mémoire est défaillante au point de ne pouvoir distinguer le réel du virtuel ?

Si l’on considère que la tradition romanesque haïtienne associe la représentation de la femme à celle du pays, le choix d’une tenancière de maison close comme narratrice principale, dans Rue des pas perdus, va de pair avec le refus des images exotiques du Time magazine. L’histoire nationale devient ainsi celle d’un terroir géographique et littéraire progressivement dégradé, réduit et occulté. Dans la mémoire de la locutrice, se succèdent trois physionomies du pays, trois époques, mais également trois moments de la tradition romanesque. La formule caractéristique des récits mythologiques et des cosmogonies – « qu’y avait-il au commencement ? » – introduit une énumération de toponymes et de plantes – « la grande plaine de Yaguana, le maïs et les flamboyants » –, qui renvoie à la représentation des civilisations précolombiennes dans le roman paysan d’orientation indigéniste. Le survol d’un relief érodé renouvelle ensuite le motif de la malédiction et le topos de la sécheresse, présent dès lors que le personnage focalisateur tourne ses regards vers la campagne, de l’incipit de Gouverneurs de la rosée de Jacques Roumain aux Urnes scellées d’Émile Ollivier : « du vieux bec racorni de la Pointe à Raquette au dôme calciné du môle Saint-Nicolas, rien que la raie bleuâtre des massifs desséchés » (ibid. : 82). Enfin, les temps modernes témoignent d’une double substitution, celle du milieu urbain à l’espace rural et surtout celle de l’ostentation occidentale à la réalité économique et politique d’Haïti.

Pour Trouillot, il ne s’agit plus seulement de se demander comment décrire le réel opacifié par les mystifications politiques, mais comment en donner une image authentique quand la distance, c’est-à-dire l’étrangeté, inhérente à l’écriture comporte le risque de sombrer dans le cliché. Par leurs regards, les narrateurs de Rue des pas perdus s’opposent aux personnages prétextes ou aux doubles de l’écrivain que sont les héros fondateurs du roman haïtien moderne. Du mage, il ne reste que des figures dérisoires : un jeune garçon surnommé « Létoilé » en raison d’un hypothétique don de voyance, un ancien militant de gauche survivant dans le culte d’idéologies dépassées et un fou que le chauffeur de taxi sent en lui et qui superpose en vain une carte du ciel au cadastre de la ville.

Conclusion

Le choix de la polyphonie narrative, dans nombre de romans haïtiens, procède donc de l’ambiguïté du référent (la « zombification », la « nuit de l’extermination »), que vient alors redoubler celle du témoignage oculaire et de ses mises en scène. Thème de Thérèse en mille morceaux, le sentiment d’étrangeté à l’égard du réel s’exprime tant dans la quête mémorielle de l’exilé, dans toute l’oeuvre d’Ollivier, que dans la confrontation de l’écrivain à l’hétérogénéité du langage, chez Dominique (2004) et Trouillot (1998, 2000).

Ce parcours de quelques romans haïtiens nous a permis d’opposer une polyphonie prétexte, qui réduit l’occulte au sensationnel et au cliché, révèle un discours univoque et refuse la rupture avec les constructions de l’Indigénisme, à une polyphonie authentique, qui subvertit les traditions orales et les règles de la mimésis pour rendre compte d’un réel inextricable, cultive l’indétermination dans l’exploration des possibles énonciatifs et perceptifs et conçoit l’objectivation du discours de l’autre comme une fin à atteindre, non comme un préalable.

C’est en ce sens que le corpus haïtien, caractérisé par une forte spécularité, invite à une reconfiguration des paradigmes bakhtiniens : au « plurilinguisme social » s’ajoute une polyphonie ontologique. Nonobstant, par leur flexibilité, les théories de la polyphonie narrative, du sujet parlant et de l’intertextualité constituent des outils pertinents pour ce qui est d’évaluer le lien de ce qui relève d’un choix narratologique avec la représentation d’un « être au monde ».