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Cette journée-là, un vent, chaud et humide, survoltait tout mon corps, tout mon visage, pendant que le soleil s’amusait à réchauffer le sable. Candide comme il se doit, l’océan, pour sa part, de son côté, de sa rive, s’imposait par sa puissance, sa beauté, ses mystères impénétrables. J’étais presque rendue au bout de la route, à l’extrême sud des États-Unis, en direction de Key West, dernier archipel des Keys, quasiment à 200 kilomètres de La Havane. Mon âme était légère, loin des préoccupations, loin de mon agenda toujours trop garni et de mon quotidien peu routinier. Mon coeur souriait en écoutant jouer la chanson « Don’t Stop Believin’ » dans la voiture en roulant sur le Seven Miles Bridge lorsque soudain, ma partenaire de vie, avec une seule petite question, ramena mon esprit dans l’instant présent.

Ma partenaire de vie affichait un sourire flamboyant, un regard fébrile, et c’est avec prestance et assurance qu’elle prononça les mots suivants, des mots simples : « Mon amour, accepterais-tu de m’épouser ? » Tout avait été planifié : le pont, l’odeur de la mer, ainsi que bien sûr cette chanson qui fait partie des vestiges immortels des premiers moments de notre passionnée rencontre. Puis, sans réfléchir un seul instant, les larmes aux yeux à cause d’un si grand bonheur, ma réponse fut immédiate : « Oui, je le veux » C’est en partie ainsi qu’il y a deux ans, nous décidâmes d’un commun accord d’unir officiellement nos destinées par l’institution du mariage

Ce n’est qu’un an plus tard que nous avons finalement retenu une date officielle pour l’été suivant et que nous avons entrepris la concrétisation de ce grand évènement. Combien de fois, petite fille, j’avais rêvé de cette journée ? La cérémonie, les chansons, le gâteau, les invités, les voeux, les échanges d’anneaux, et surtout les échanges de baisers. Je m’imaginais fièrement au bras de mon père, remontant l’allée de l’église jusqu’à l’être aimé. Combien de fois je m’étais imaginée en compagnie de ma mère pour planifier cette journée ? Fabriquer les centres de table, choisir ma robe, discuter de la liste des invités et papoter durant des mois et des mois de mille et un petits détails qui rendraient cette journée inoubliable. Bref, un rêve banal qui habite le coeur de bien des jeunes femmes et qui semble si normal dans la suite logique des grands évènements d’une vie. Pourtant, plus les jours avancent et plus ce rêve de jeune fille me fait angoisser

L’endroit choisi pour la cérémonie est féerique, directement sur le bord de l’eau. Le site de la réception est à la fois pittoresque et raffiné, comme dans mes rêves les plus fous. Toutefois, je dors de moins en moins et je suis de plus en plus tourmentée. J’ai peur. J’ai peur du regard des autres sur mon orientation sexuelle, mais je crains particulièrement les réactions homophobes de ma famille immédiate dues à leurs croyances religieuses. J’organise mon emploi du temps pour éviter d’y penser. À mon travail exemplaire et très prenant, j’ajoute trois cours universitaires en droit, trois heures par semaine de bénévolat à l’université, sans parler des séances hebdomadaires de hockey que je me tape deux saisons par année. Je ne veux pas penser, je ne veux pas laisser jaillir ce volcan d’anxiété qui m’habite. Mais au bout d’un certain temps, malgré toutes ces occupations, l’anxiété reprend le contrôle de mon esprit. Parfois, c’est la nuit que tout surgit ; je fais alors des cauchemars et j’arrive à peine à dormir quelques heures. Et c’est là que je réalise que j’ai à nouveau besoin d’aide. Je n’y arriverai pas seule, mais cette fois-ci, je n’attendrai pas d’être trop enfoncée dans cet abîme d’angoisse et de culpabilité qui peut facilement saboter mon bonheur présent. Je me sens coupable de ne pas correspondre à l’image que ma famille souhaiterait tant. Ce mal chronique que je croyais disparu est toujours présent (même après des années), et je réalise qu’il revit dans certaines circonstances, par exemple dans notre projet de mariage. Ce mal chronique, ce mal d’être, nommons-le : « homophobie intériorisée ».

J’ai eu besoin d’aide puisque mon homosexualité a longtemps été pour moi une source de conflits intérieurs, même si durant les premières années de mon coming out – il y a 19 ans, dans ma jeune vingtaine –, j’offrais l’image d’une femme affirmée, en paix avec son orientation sexuelle, et totalement épanouie. Il en était complètement autrement lorsque j’étais seule avec moi-même. Seule, j’aurais tant voulu être l’image qu’on m’a enseignée, espérant ainsi être aimée inconditionnellement et sainement. J’ai grandi dans une famille protestante pratiquante pour qui l’homosexualité est encore un péché de nos jours. Bien sûr, depuis cette époque, nos relations se sont améliorées. Après beaucoup de temps, ma famille a finalement respecté mon choix, mais ne l’a jamais accepté. Ne jamais obtenir l’approbation parentale pour ce qui est de l’essence même de sa personne cause une grande souffrance intérieure et affecte directement l’estime de soi.

À l’époque, j’étais jeune, sportive, sociable, j’avais déjà voyagé dans plus d’une trentaine de pays avec mon sac à dos, mais plus le temps avançait et plus je fuyais mes émotions, notamment à travers le travail, mais aussi par l’intermédiaire de mille et une distractions futiles et mondaines. C’est au début de ma trentaine que tout explosa. Même si j’étais sortie du placard aux yeux, au su et au vu de ma famille depuis presque une dizaine d’années, je n’avais jamais pu être accompagnée dans ma famille proche ni dans toute ma parenté. Mes parents étaient toujours très heureux de me recevoir, mais en aucun cas, il n’était possible de partager avec eux des éléments de ma vie privée et amoureuse. Ils ne voulaient pas de détails sur ma vie intime et préféraient entretenir une relation superficielle, concentrant les discussions presque uniquement sur mon travail. Comme un prisonnier habitué à vivre derrière les barreaux et se sachant incapable de survivre à une liberté soudaine, cette façon de fonctionner était devenue mon cadre et ma sécurité, quoiqu’avec pour conséquence de ne pouvoir vivre de façon entièrement transparente mon homosexualité.

Mais cette année-là, ma cousine (une grande âme, humaine et sensible) organisa son mariage et prit le soin de m’appeler en insistant sur le fait qu’elle voulait absolument que je vienne accompagnée pour célébrer cette journée-là. Pour elle, c’était sa journée, son lieu de réception et ma famille immédiate n’avait pas à dicter les règles pour célébrer pareil évènement. Pour elle, que je vienne toute seule, non accompagnée à son mariage, n’était pas une option ! J’étais bouleversée. Comment pourrais-je faire face à ma famille ainsi ? Comment pourrais-je réussir à m’afficher publiquement avec une autre femme ? Comment survivre aux regards des autres ? Est-ce que j’allais être rejetée, jugée ? M’afficher, c’était facile pour moi dans le village gai, avec mes amis proches, mais je ne l’avais jamais fait ouvertement dans un évènement familial, particulièrement lors d’un mariage ! Il y avait pourtant eu le mariage de ma soeur, celui de mon frère, mais jamais je n’avais eu la possibilité d’y aller accompagnée. J’avais même reçu un faire-part sur mesure adressé à une seule personne lors de l’un des mariages. Cela m’a blessée énormément, mais je n’ai eu aucune réaction envers ma famille. À l’époque, j’aurais pu, et même j’aurais dû me révolter, mais je ne trouvais pas la force en moi. Comme si son comportement était normal et justifié et que je méritais ce traitement. Mais là, avec le téléphone de ma cousine, je ne pouvais pas maintenir cette situation si absurde. Je devais saisir cette occasion pour m’affirmer et oser être entièrement moi-même.

Il y a donc neuf ans, lors dudit mariage, pour la première fois, j’ai franchi un mur que moi-même j’avais collaboré à construire. Je quittais donc l’illusion d’un certain confort intérieur dans lequel je m’étais réfugiée pour afficher, sans aucune comédie ni aucun rôle prédéterminé, la personne que je suis. La journée s’est très mal déroulée. Par le plus grand des hasards, je suis arrivée à la cérémonie en même temps que mes parents, ceux-ci ne daignant pas me regarder ni me saluer. Avant la cérémonie, ma propre mère enlaça chaleureusement la copine de mon cousin, mais elle n’était pas arrivée à oser embrasser sa propre fille. Ce fut l’un des moments les plus blessants de ma vie. Elle quitta les lieux, en plein milieu de la cérémonie, prétextant après coup que le fait que je sois accompagnée était trop pénible à supporter pour elle. Elle revint pour la réception, mais tous pouvaient constater à son attitude, son regard, qu’elle était contrariée.

Consciemment ou inconsciemment, ma mère aurait voulu imposer sa loi cette journée-là, et elle s’est assurée de démontrer publiquement son désaccord et son désarroi envers cette situation. Elle voulait que je sache qu’elle désapprouvait entièrement ma présence et celle de ma copine. Il y a des blessures profondes qu’on peut infliger à autrui uniquement avec le silence. Ce jour-là, j’ai vécu un immense rejet et j’ai ressenti une très grande souffrance intérieure, moi qui avais toujours recherché désespérément l’approbation maternelle. Ce fut le début d’une grande période noire

Quelques semaines plus tard, lors d’une magnifique journée ensoleillée, ma copine me trouva dans la baignoire alors que j’étais intérieurement complètement en détresse. Ayant perdu le goût de vivre, je n’arrivais plus à fonctionner. Je l’ignorais à ce moment-là, mais j’étais alors en profonde dépression. Ma copine de l’époque (qui est aujourd’hui l’une de mes meilleures amies) entreprit des démarches pour que je puisse recevoir de l’aide. C’est lors de ses recherches qu’elle découvrit le Centre d’orientation sexuelle de l’Université McGill (ci-après COSUM) qui allait positivement changer ma vie à jamais. Docteure Karine J. Igartua et son équipe m’ont immédiatement offert une prise en charge hebdomadaire. J’ai eu aussi besoin d’antidépresseurs durant un certain temps. Au départ, comme on dit, je ne voyais pas la moindre lumière au bout du tunnel. C’était la grande noirceur. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que je n’avais jamais véritablement accepté mon homosexualité. Cette non-acceptation était l’une des sources importantes de mes conflits intérieurs, et elle entraînait avec elle nombre de conséquences malsaines pour ma vie, notamment pour mon estime personnelle et pour le droit de me permettre d’être heureuse. C’est indéniablement la thérapie individuelle qui fut le plus bénéfique des traitements dans mon cheminement.

On ne formula aucune présomption concernant ma sexualité, mais une fois celle-ci établie, on ne chercha pas à m’aider à découvrir les origines de ma différence sexuelle ni le « pourquoi du comment », comme je l’avais brièvement vécu dans d’autres thérapies entreprises tout au long de mon coming out. La thérapie était plutôt orientée sur mes perceptions, l’identification de mes émotions, mes appréhensions, mes peurs. Bien entendu, lorsqu’on se lance dans une thérapie individuelle, on ne touche pas uniquement à une seule facette, à un seul problème, mais bien à l’ensemble des mécanismes et des comportements d’une personne. C’est ainsi qu’un véritable travail sur ma personne débuta.

Au COSUM, je me sentais en sécurité. Avec le temps, j’ai développé un lien de confiance indispensable, et j’ai pu m’ouvrir et m’abandonner. Doucement, quasiment à mon insu, j’étais sur le chemin de la guérison. Personnellement, vouloir progresser a toujours été essentiel et primordial, mais parfois, il faut des outils, des guides Parfois, on veut aller de l’avant, mais paradoxalement, on est totalement perdu. Malgré l’intelligence, la volonté, la détermination, une boussole est nécessaire. Sans cette thérapie, je ne serais pas la personne épanouie que je suis, et me marier aujourd’hui serait complètement impensable ! Ma gratitude est infinie. Une thérapie individuelle est un investissement important en temps et en énergie, mais elle est tellement plus efficace que de simplement se limiter aux antidépresseurs. Et parfois, comme dans mon cas, on assiste à des miracles J’affirme et le réitère, cette thérapie m’a sauvé la vie.

Mais voilà que depuis le début de notre projet de mariage, la peur de sombrer à nouveau dans un état dépressif a refait surface. Je vis des moments d’angoisse très forts. Alors que je croyais être complètement guérie depuis quelques années, de vieux fantômes revenaient me hanter. C’est donc dans ce contexte que j’ai contacté le COSUM afin d’être de nouveau accompagnée. Durant ma première séance, j’ai posé une question : « Comment cette situation va-t-elle se terminer ? », et j’ai été marquée par la réponse : « Cette situation peut faire régresser, stagner ou encore être un levier pour grandir et évoluer. » Je n’ai pas encore la réponse, mais je mets tout en oeuvre afin que la troisième option se concrétise.

Il y a presque dix ans, je ne pouvais même pas m’imaginer aller accompagnée à un mariage alors que cet été, bientôt, c’est moi qui célébrerai mon mariage avec une femme ! Comment cela est-il possible ? Jamais je n’aurais pu imaginer un jour un tel scénario. Me marier était pour moi aussi improbable que de gagner à la loterie ! Plus le temps avance et plus je réalise à quel point la thérapie a été bénéfique pour mon homophobie intériorisée. Bien que toujours présente, elle n’a désormais plus le contrôle absolu sur ma personne.

Depuis des mois, j’anticipe l’envoi des faire-part, notamment à ma famille et à ma parenté. J’ai passé en revue tous les scénarios possibles. Est-ce que j’invite les membres de ma famille ? Mais si jamais ils décidaient de venir, comment je réagirais ? Est-ce que je serai capable de vivre pleinement mon amour sous leurs yeux ? Comment vais-je réagir ? Et si je devenais complètement figée durant la cérémonie ? Et s’ils ne venaient pas ? Serais-je capable de supporter ce rejet ? Plus de 180 invitations ont été envoyées ; est-ce que je serai réellement capable de supporter autant de regards sur nos échanges de baisers ? Présentement, donc, je n’ai vraiment plus aucun contrôle sur les faire-part envoyés. Après des mois de réflexions bien mûries, j’ai choisi volontairement d’inviter les membres de ma famille. D’une part, je souhaite qu’ils refusent d’être présents au mariage par peur d’être confrontée à l’homophobie que je ressens dans leur regard ; d’autre part, leur probable absence m’entraîne inévitablement dans un très grand processus de deuil. Le deuil de ce rêve de remonter l’allée centrale au bras de son père et de vivre de la complicité avec sa mère, ce qu’une fille est en droit de s’attendre à l’occasion d’un tel évènement. Les deux possibilités me font vivre une panoplie d’émotions. Mais je me prépare aux deux éventualités. D’un côté comme de l’autre, je grandirai

C’est fou comment un même évènement peut faire vivre des émotions diamétralement opposées ! D’emblée, je suis si heureuse, fébrile et submergée de bonheur lorsque je suis dans les préparatifs, mais à la fois envahie d’une grande anxiété en pensant à ma famille. Au moment où j’écris ce billet, les invitations ont déjà été envoyées, mais comme une bouteille jetée à la mer, je ne connais pas encore leur destin. On peut anticiper, espérer, angoisser, mais une fois que s’est fixé notre destin, tout est désormais hors de notre contrôle, et il ne nous reste qu’à être uniquement en mesure de composer avec tout ce qui pourra arriver, les nombreux inattendus.

D’ici peu, entourée des gens qui auront choisi en toute sérénité de venir partager mon bonheur, je lèverai les yeux vers le ciel, je remercierai la Vie de pouvoir unir ma destinée à celle qui fit chavirer mon coeur. Je proclamerai haut et fort tout mon amour à ma dulcinée. Je respirerai chaque seconde de ce grand bonheur, et mon regard sera entièrement rivé sur celle que j’ai choisie.