Corps de l’article

Objectifs

Jusqu’au début des années 1990, une vision pessimiste des troubles psychotiques prévalait, nourrie par la perspective kraepelinienne, puisque la description de la démence précoce par Kraepelin et certains de ses prédécesseurs a grandement influencé la formulation des critères diagnostiques de la schizophrénie à partir du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-III). En accord avec cette perspective, la schizophrénie était vue comme une maladie nécessairement sévère, d’origine essentiellement neurodéveloppementale (Murray, 1994) ; le devenir des personnes était inéluctablement déterminé par des facteurs génétiques ou des événements prénataux. Bref, l’espoir du rétablissement était absent, et la survenue d’une évolution favorable amenait une remise en question du diagnostic : ça ne pouvait être « un vrai schizophrène »… Non sans une certaine autodérision, après s’être éloigné de cette vision, Robin Murray, l’un des principaux chercheurs à avoir élaboré cette conceptualisation neurodéveloppementale, l’a par la suite résumée dans la formule doomed from the womb, c’est-à-dire, condamné dès la conception (Murray, 2017).

Heureusement, la vision kraepelinienne a été progressivement mise à mal. Premièrement, plusieurs études de suivi à long terme démontrèrent qu’au moins le tiers des personnes avec un diagnostic de schizophrénie, posé avec rigueur selon les critères contemporains, présentait une évolution favorable allant à l’encontre du prototype kraepelinien (Harding, Brooks, Ashikaga, Strausset Breier, 1987). Deuxièmement, l’arrivée des antipsychotiques de deuxième génération (Marder, 1992), par leur moindre propension à induire des effets extrapyramidaux handicapants, permit à des cliniciens de réaliser qu’un diagnostic de schizophrénie était compatible avec un potentiel de rétablissement. Troisièmement, l’émergence des thérapies cognitivo-comportementales contribua à changer la façon de concevoir la psychose, puisqu’on a démontré qu’il était possible d’atténuer la sévérité de certaines de ses manifestations grâce à une approche basée sur un dialogue socratique (Sensky et coll., 2000). Quatrièmement, alors qu’on pensait que le cerveau changeait peu à partir de la fin de l’adolescence, les neurosciences mirent en lumière sa remarquable plasticité, même chez l’adulte.

C’est dans ce contexte qu’a germé l’idée qu’une intervention rapide et intensive offerte dès le premier épisode psychotique (PEP), adaptée aux besoins spécifiques des jeunes et axée sur le rétablissement, permettrait d’améliorer la trajectoire des personnes concernées (McGorry, 1993). C’est cette idée qui est au coeur des programmes PEP (PPEP), aussi appelés programmes d’intervention précoce. Ainsi, Birchwood et coll. (1998) nommèrent « période critique » la période des premières années de la maladie pendant laquelle l’application d’une telle intervention précoce pourrait durablement améliorer le pronostic des troubles psychotiques. Ensuite, les données de recherche appuyant l’efficacité de l’approche PPEP se sont accumulées (Correll et coll., 2018 ; Petersen et coll., 2005). Ceci mena le Québec, après, notamment, l’Australie, le Royaume-Uni, le Danemark et l’Ontario, à décider d’implanter des PPEP sur l’ensemble de son territoire, et à encadrer cette implantation avec un Cadre de Référence basé sur les meilleures pratiques dans le domaine (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018).

Ainsi s’est cristallisé un nouveau paradigme pour aborder les troubles psychotiques. Or, ce changement de paradigme et l’évolution des pratiques qui en découlent n’ont pas complètement fait disparaître la vision kraepelinienne, qui demeure étonnamment répandue, voire dominante. Ainsi, pour les soignants, ayant été imprégnés de cette vision, le début d’une pratique en intervention précoce peut nécessiter une adaptation considérable. L’objectif de cet article est d’en cartographier les contours, offrant une perspective expérientielle aux propos des autres articles du présent numéro.

Méthodes

Chacun des auteurs a d’abord dressé une liste exhaustive des éléments caractérisant son expérience de la pratique avec des PEP et la distinguant de ses autres expériences cliniques. Par la suite, ils ont partagé ces enjeux, établissant un consensus quant à ceux qui étaient les plus importants. Ensemble, ils ont regroupé ces défis par thèmes, visant à la fois la parcimonie quant à leur nombre, la cohésion thématique entre les éléments regroupés, et l’exhaustivité, de sorte que tous les éléments retenus se retrouvent sous l’un ou l’autre des thèmes. Ces thèmes sont abordés à tour de rôle, d’abord avec une brève description des aspects qu’ils englobent et par un survol de la littérature pertinente, puis avec une illustration au moyen de vignettes cliniques inspirées de situations cliniques réelles (par souci de confidentialité, les noms des personnes concernées ont été modifiés). Les auteurs ont tenu 6 rencontres et ont eu de nombreux échanges écrits permettant de suivre un processus itératif pour graduellement raffiner les contours de chaque thème.

Les 3 auteurs ont accédé à la pratique en PPEP dans des contextes très différents. Avant de démarrer un PPEP, en 1997, le premier, Marc-André Roy (MAR), pratiquait une psychiatrie traditionnelle, presque asilaire, et il adhérait à la vision kraepelinienne. Il n’avait pas été formé à l’approche PPEP, qui était alors peu balisée ; bref, il a appris « sur le tas ». Le second, David Olivier (DO), est parti du Québec à la fin de sa résidence en 2005, après une initiation dans un PPEP, pour sauter dans le bain de l’intervention précoce à Melbourne en Australie, point central de ce mouvement. Depuis son retour au Québec, un an plus tard, il pratique dans un PPEP en région semi-rurale. Finalement, la troisième, Amandine Cambon (AC), a quitté la France après une formation assez traditionnelle de la prise en charge des psychoses, afin de s’initier à l’intervention précoce avec une équipe bien établie au Québec, pour ensuite retourner en France dans un milieu où elle cherche à démarrer un PPEP. Si le premier auteur avait préalablement prononcé des conférences relatant sa propre expérience, il a été jugé nécessaire d’ajouter la perspective de collègues ayant des parcours différents afin d’élargir la portée du propos.

Résultats

Sept thèmes ont été identifiés. Les 4 premiers concernent des particularités du mode d’intervention en PPEP, le cinquième porte sur les impacts pour les cliniciens en PPEP découlant de l’ampleur des enjeux auxquels ils font face, et les 2 derniers sont relatifs à la place des PPEP dans le système de santé.

1. L’adoption d’une pratique axée sur le rétablissement

L’intervention précoce se base donc sur un paradigme contrastant avec la vision kraepelinienne. Ceci se traduit par une vision différente des personnes traitées, par l’adoption de pratiques axées sur le rétablissement, offertes dans une ambiance optimiste, ce qui oriente la personnalisation des soins en fonction d’un seul objectif, soit l’atteinte des objectifs de vie de la personne (Vigneault, 2019a). Ainsi, l’objectif n’est plus simplement de stabiliser la maladie, mais plutôt de permettre à la personne de retrouver une vie satisfaisante.

L’adoption du rétablissement comme cible des interventions doit s’accompagner d’un style d’interaction favorisant l’autonomie de la personne (empowerment), celle-ci étant au coeur de la définition du rétablissement (Slade et coll., 2014). En effet, l’approche médicale paternaliste, qui s’attend à ce que la personne se comporte en « bon patient » et suive les recommandations du médecin, est vouée à l’échec avec des jeunes comme ceux que l’on rencontre souvent dans les PPEP qui, généralement, ne reconnaissent pas souffrir de psychose, et sont dans une phase d’individuation les rendant moins dociles face à l’autorité. Ainsi, l’intervention précoce est caractérisée par un haut degré de proactivité et un accent marqué sur l’établissement de l’alliance thérapeutique, ce qui implique de se rendre plus facilement accessible et d’adopter un style d’interaction moins formel, le tout dans un esprit d’optimisme thérapeutique (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018). Tout ceci demande une souplesse peu répandue dans nos réseaux de santé : il faut accepter de sortir de sa zone de confort.

Parfois, cependant, le soutien au rétablissement peut nécessiter des interventions coercitives, qui sont un peu un contre-emploi pour des cliniciens axés sur le rétablissement ; elles doivent, évidemment, être utilisées le moins possible (Quintal, 2013a), mais les passer sous silence risquerait de brosser un portrait trop idyllique de l’intervention précoce.

GARDER SA COULEUR (AC) :
« Avant de faire une première manie psychotique, Céline finance ses études universitaires par des emplois de serveuse qui donnent lieu à de nombreuses fêtes, consommations et rencontres. Elle connaissait déjà la bipolarité à travers le parcours de sa mère depuis ses 10 ans, entre soins imposés, refus de traitement et conséquences familiales dévastatrices. Durant la première année de suivi, Céline vient à ses rencontres avec l’équipe une à plusieurs fois par semaine. Avec son case manager et son médecin, elle traverse la colère initiale et s’approprie les ressources pour éviter une nouvelle décompensation au moment de ses examens ou lors d’une rupture, profitant ainsi du bénéfice de l’application directe des outils de prévention de la rechute. Elle poursuit ses études et pour la première fois valide son année. Elle maintient la vie sociale riche et festive qu’elle souhaitait tout en considérant ses propres limites. »

LE SOIGNÉ DEVENU SOIGNANT (DO) :
« Philippe subit un abus sexuel puis vit plusieurs épisodes psychotiques successifs, marqués par des délires mystiques et des hallucinations auditives. Il agresse même physiquement sa mère pendant l’un d’eux et doit être hospitalisé. En cours de participation au PPEP, des changements s’opèrent progressivement chez lui. Il cesse la consommation de drogues et réalise l’importance de maintenir la prise d’antipsychotiques afin de retourner sur le marché du travail. Une décennie plus tard, lui qui rêvait d’être policier, travaille maintenant comme agent de sécurité et s’est réconcilié avec sa famille. Il peine à rencontrer l’âme soeur et entend encore parfois la vierge Marie s’adresser à lui, mais il est très satisfait de sa vie et il est fier du chemin parcouru, en particulier quand ses employeurs l’assignent à la sécurité… d’une unité de soins psychiatriques ! »

CONTRAINTE ET RÉTABLISSEMENT, PARFOIS COMPATIBLES (MAR) :
« Rodrigue avait été référé à notre clinique, mais il ne s’est pas présenté au rendez-vous offert. Au second rendez-vous, j’ai accepté de rencontrer ses parents sans lui, ce qui était vu, pour la plupart des professionnels, comme impossible, pour des raisons de confidentialité. Ils m’ont décrit un tableau compatible avec celui d’un PEP. À la demande des parents, je me suis présenté au domicile, où Rodrigue a finalement accepté de me rencontrer, ce qui m’a permis de constater qu’il était effectivement en psychose. À la suite de cette rencontre, nous avons pu le traiter grâce à l’obtention d’une ordonnance d’autorisation de soins (c.-à-d. un jugement autorisant un établissement de soins à prescrire un traitement à une personne contre son gré, généralement pour une durée de 1 à 3 ans). Sous traitement, il a pu reprendre sa vie sociale, il occupe un emploi qu’il aime, et se dit maintenant satisfait de sa vie. »

SAVOIR PATINER (DO) :
« Malgré le bon lien avec l’équipe de soins et en particulier avec son intervenante pivot (case manager) qui se déplace chez lui et l’aide dans ses démarches de recherche d’emploi, Zachary refuse la pharmacothérapie et présente un nouvel épisode maniaque avec caractéristiques psychotiques. Durant l’hospitalisation qui s’ensuit, il maintient son refus et une demande d’ordonnance d’autorisation de soins malgré son refus est envisagée. Amateur de hockey sur glace, il arrose régulièrement la patinoire dans la cour de l’établissement où il est hospitalisé. Un jour, Zachary et son psychiatre conviennent d’aller jouer au hockey en fin de journée sur “sa” patinoire. Au fil des passes échangées et des opportunités de compter que l’un offre à l’autre, tous deux prennent un plaisir authentique à jouer ensemble. Cela marque un point tournant dans la relation et Zachary accepte la prise de médication et les recours légaux sont écartés. Deux ans plus tard, l’alliance thérapeutique reste solide et, bien que doutant toujours d’avoir souffert de psychose, Zachary adhère au traitement pharmacologique et chaque rendez-vous médical est une occasion de se remémorer cette rencontre sur la patinoire. »

2. La transdisciplinarité et le métissage des expertises

La multiplicité des dimensions sur lesquelles l’approche PPEP doit intervenir pour optimiser son soutien au rétablissement des personnes se reflète dans la diversité des approches utilisées, qui doivent nécessairement reposer sur un certain degré de transdisciplinarité. En effet, il est impossible, pour un même professionnel, de maîtriser complètement des champs aussi divers que la pharmacothérapie, le soutien à l’emploi, la thérapie cognitivo-comportementale, l’intervention familiale, etc. Ainsi, il doit y avoir un métissage des expertises au sein des équipes, entre autres, par la voie (voix) des pairs-aidants qui apportent l’indispensable expertise propre au vécu expérientiel (ministère de la Santé et des Services sociaux, 2018). Ce métissage doit aller au-delà des équipes de soins, notamment avec les partenaires du réseau ou des organismes communautaires, ainsi que les familles. Ceci nécessite, pour tous les membres de l’équipe, une bonne dose d’humilité et d’ouverture. Pour le médecin, en particulier, le leadership qu’il exerce, eu égard aux responsabilités qui lui incombent, doit s’accompagner d’un soutien à l’autonomie de chaque professionnel.

HENRI AU COEUR DE L’ÉQUIPE (AC) :
« Après 2 années de consommations de drogues et d’instabilité, Henri est isolé, déprimé et se sent rapidement persécuté. Créer la rencontre a été le premier défi. Les rencontres initiales avec le pair aidant de l’équipe ont permis d’accéder à des échanges informels avec son case manager puis à la participation aux groupes, initialement impossible, après des années de grande précarité. La rencontre avec sa famille a été déterminante pour nourrir le désir d’Henri de se stabiliser et de construire un projet à moyen terme. L’équipe du lieu de vie a été intégrée au plan de soins et les accompagnements extérieurs ont été privilégiés, permettant à Henri de traiter l’anxiété sociale résiduelle en s’exposant aux autres, et sa consommation de drogues a été réduite par l’intégration à l’emploi stable. L’intrication des problématiques d’Henri a nécessité une vision globale constamment réactualisée et a été pour l’équipe un défi de créativité dans les démarches d’aides. La mise en commun de tous ces acteurs a exigé des échanges constants entre eux et avec Henri. »

ENRICHIR SES COMPÉTENCES (DO) :
« Claudia est ergothérapeute en région. On lui offre de devenir intervenante pivot du PPEP à temps complet. Elle hésite à délaisser sa pratique plus traditionnelle de l’ergothérapie. Elle craint de perdre sa spécificité comme ergothérapeute et que son ordre professionnel lui reproche de s’intéresser à des enjeux qui n’ont pas fait partie de sa formation, tels que la médication psychotrope et les enjeux systémiques des patients, qui sont primordiaux pour une intervenante pivot. Quelques années plus tard, elle considère que les compétences transversales que lui ont transmises d’autres membres de l’équipe sont de puissants leviers pour permettre à ses patients d’atteindre leurs objectifs de rétablissement, et elle apprécie que ses collègues reconnaissent ses compétences spécifiques dans l’évaluation fonctionnelle des jeunes du programme. »

3. Les changements quant à l’approche pharmacothérapeutique

Traditionnellement, la pharmacothérapie des troubles psychotiques met l’accent sur l’efficacité, en particulier en ce qui a trait aux symptômes positifs (Iyer et coll., 2013a). Ceci contraste avec la priorité des personnes concernées, qui est de se rétablir sur les plans fonctionnel et personnel, ce qui est particulièrement vrai chez les jeunes avec un PEP, qui ne se sont pas résignés à ne pas y arriver (Iyer et coll., 2013b). Ainsi, pour les PEP, la pharmacothérapie doit adopter une vision globale, visant à soutenir le rétablissement et, surtout, à ne pas lui nuire par des effets indésirables (Quintal, 2013b). L’actualisation de cet objectif est rendue plus difficile par le fait que les données probantes qui orientent les pratiques en pharmacothérapie des psychoses proviennent surtout d’essais cliniques randomisés de phase III dans lesquels on retrouve peu de personnes avec un PEP.

Or, les études démontrent que, comparée aux personnes avec plusieurs années d’évolution et ayant vécu plusieurs épisodes psychotiques, la population PEP se distingue sur plusieurs aspects (Malla, 2021). En ce qui concerne l’efficacité, les doses nécessaires pour maîtriser les symptômes sont moindres (Merlo et coll., 2002), et l’atteinte de la rémission complète ou presque de la psychose peut être obtenue dans une grande majorité des cas (Agid et coll., 2011). En termes de prévention de rechute, la supériorité des antipsychotiques injectables à longue action sur ceux par voie orale est plus marquée (Subotnik et coll., 2015). Dans les cas de résistance au traitement, le taux de réponse à la clozapine est plus élevé (Agid et coll., 2011 ; Leclerc et coll., 2021 ; Williams et coll., 2017). Pourtant, les antipsychotiques injectables à longue action et la clozapine sont souvent réservés à des personnes ayant de nombreuses années de traitement et ayant eu un parcours très difficile. En ce qui concerne les effets indésirables, le gain de poids est particulièrement élevé pendant les premières années de traitement (Foley et Morley, 2011 ; Malla et coll., 2016), et la propension à développer des effets extrapyramidaux est accrue. Ainsi, la prescription d’antipsychotiques pour des PEP nécessite de modifier les habitudes acquises avec des personnes à des stades plus tardifs de la maladie (Vigneault, 2019b). Notre expérience nous prouve que la prise en compte de cette spécificité peut avoir des effets considérables sur le devenir des personnes.

HOMÉOPATHIE OU PSYCHIATRIE ? (MAR) :
« Josée présente un trouble délirant de jalousie qui menace sa relation de couple. Elle a mal toléré quelques antipsychotiques pourtant à doses modestes. L’aripiprazole est initié, mais elle ne tolère pas plus que 1 mg/jour, car au-delà son anxiété augmente. L’aripiprazole est néanmoins poursuivi, car il montre une efficacité partielle, même si beaucoup de psychiatres jugeraient impossible qu’une dose aussi faible puisse être efficace (la dose recommandée par la monographie étant de 15 à 30 mg), ce qui les mènerait à l’interrompre ; j’avoue m’être demandé quel jugement portait son pharmacien communautaire quand elle faisait remplir ses ordonnances… Elle participe aussi à une thérapie cognitivo-comportementale, son mari bénéficie de l’intervention familiale, bref, les médicaments sont combinés aux autres modalités de traitement ; ainsi, le délire disparaît complètement. Quelques années plus tard, elle et son mari vivent toujours ensemble. Elle est mère de deux enfants et travaille comme professionnelle à temps plein, collaborant à l’occasion aux projets de la clinique. »

SE RÉTABLIR GRÂCE À LA CLOZAPINE (DO) :
« Yannick est un jeune étudiant ayant dû cesser sa fréquentation scolaire en raison d’hallucinations et de délires mystiques. Deux essais d’antipsychotiques ayant échoué à contrer les hallucinations qui le poussent à s’isoler et l’empêchent de se concentrer, il accepte de démarrer la Clozapine. Rapidement, avec de faibles doses, l’intensité de ses symptômes psychotiques diminue et il arrive à entreprendre une démarche de remédiation cognitive en neuropsychologie. Les résultats sont remarquables, et il parvient au cours des 3 années suivantes à compléter son diplôme d’études collégiales et à reprendre une vie sociale active notamment via des activités sportives au cégep. »

4. Tolérer une certaine incertitude diagnostique

Plusieurs études ont démontré un degré important d’instabilité diagnostique au cours des premières années de la maladie (Consoli et coll., 2014 ; Fusar-Poli et coll., 2016). Des personnes peuvent passer d’une catégorie diagnostique à une autre au fur et à mesure qu’on a accès à plus d’information, ou que les épisodes subséquents ajoutent au tableau du PEP. Aussi, plusieurs études montrent maintenant qu’une proportion importante des personnes avec un diagnostic initial de psychose induite par les substances verront ce diagnostic révisé pour celui de trouble psychotique primaire (Arendt et coll., 2005). Ajoutées à ceci, des comorbidités peuvent brouiller le tableau. Cette instabilité diagnostique est l’une des justifications pour accepter dans les PPEP un large spectre de diagnostics, et elle oblige le clinicien à relativiser l’importance accordée à la catégorie diagnostique précise, et à faire preuve de modestie quant à ses conclusions diagnostiques (McGorry, 1994). Dans les communications avec les jeunes, plusieurs d’entre nous préfèrent utiliser le terme « psychose » plutôt que de spécifier le diagnostic plus précis, ce qui suffit généralement pour guider la pharmacothérapie, qui s’organise autour d’un antipsychotique. Aussi, pour individualiser le traitement, l’accent sera mis sur la caractérisation précise des symptômes et des comorbidités exerçant un impact sur le rétablissement de la personne.

AU-DELÀ DES APPARENCES (AC) :
« Marie était passée plus de 20 fois aux urgences avec une demande d’hébergement et/ou des idées suicidaires et à quelques occasions, parce qu’elle était désorganisée et en proie à des hallucinations lors des intoxications (amphétamine, THC, alcool). Dans ce qu’elle livrait aux urgences, elle décrivait une vie instable, des fugues, des scarifications, une période de prostitution évoquant un trouble de personnalité limite et des épisodes de psychose induite. Devant une bizarrerie de contact persistante et la répétition des passages aux urgences sans résultat, elle est hospitalisée par l’équipe PEP. Au sein du service, elle reste repliée et mutique en chambre plusieurs semaines, le visage couvert d’une serviette afin de limiter la réception d’ondes sataniques. Avec le temps, elle livre un délire mystique installé depuis plus de 2 ans aux lourdes conséquences. L’amélioration partielle sous antipsychotique et l’amorce d’une alliance autorisent des sorties accompagnées qui mettent en évidence l’ampleur des hallucinations l’amenant à fuir de manière répétée et désordonnée depuis des années, en trouvant des solutions souvent précaires et dangereuses. »

5. La pression liée aux enjeux de la période critique

Comme nous l’avons souligné, la « période critique » en est un de grands enjeux pour les personnes concernées, notamment parce que le risque de suicide est à son maximum pendant les premières années de maladie (Dutta et coll., 2010), et parce que dans l’année précédant le diagnostic, le taux annuel d’homicide est 15,5 fois supérieur à celui des années subséquentes (Nielssen et Large, 2010). Pour le clinicien, ceci se traduit par une pression accrue face au risque que surviennent des événements tragiques ou qu’il assiste à des processus de désinsertion sociale, alors que l’espoir d’éviter de telles issues est la raison d’être des PPEP. Les situations où l’on peut aider à franchir un cap difficile et participer à l’amélioration de la vie d’un jeune procurent une grande satisfaction, ceci pouvant nécessiter de prendre des risques calculés à court terme afin de nourrir une alliance thérapeutique garante de collaboration et terreau de rétablissement à plus long terme. Mais on ne peut éviter toutes les tragédies, elles surviennent parfois, et, lorsque c’est le cas, leur impact sur les soignants peut être amplifié par les espoirs qu’ils entretenaient.

UNE DÉLICATE GESTION DU RISQUE (AC) :
« Paul a commis de nombreuses agressions sur des personnes sous-tendues par un délire de persécution associé à des hallucinations auditives sexuelles. Sa réticence, son absence de conscience des troubles et ses consommations massives de benzodiazépines et de psychostimulants font de chaque rencontre un moment imprévisible. Les rencontres se font en binôme et la gestion d’une possible agitation est systématiquement anticipée. Au fil du suivi, Paul retrouve un logement stable et aussi un emploi. Alors que la situation semble apaisée et qu’une embauche lui est proposée, Paul consomme et en 2 jours reprend ses comportements violents jusqu’à casser l’un des murs du bureau d’entrevue avec son skateboard. Notre sentiment d’avoir baissé trop vite la garde et de s’être mis en danger nous a amenés à repenser l’équilibre entre sécurité de l’équipe et maintien du soin, l’enjeu étant de ne pas glisser vers une hypersécurisation du suivi, alimentant ainsi ses idées de persécution, et de restaurer une confiance vigilante. »

QUAND LA TRAGÉDIE NOUS FRAPPE (DO) :
« Bastien est à l’aube de la vingtaine lorsqu’il s’isole progressivement et développe un délire de persécution et des hallucinations auditives. Dès les premières rencontres avec l’équipe de soins, il évoque lui-même qu’il puisse souffrir de schizophrénie et mentionne ne pas souhaiter vivre avec cette condition. Malgré le traitement antipsychotique et l’éducation psychologique visant notamment à maintenir l’espoir, les pulsions suicidaires prennent de l’ampleur et Bastien doit être hospitalisé contre son gré. Il devient très hermétique face à l’équipe traitante, il ne parle plus de ses symptômes psychotiques et il convainc finalement un juge qu’il ne représente pas un danger pour lui-même, ce qui lui permet de quitter l’hôpital. Moins d’une semaine après sa sortie de l’hôpital, il met fin à ses jours. L’équipe vivra de la colère et de la culpabilité, et deviendra pour un temps “hypervigilante” face aux présentations semblables. »

6. L’importance des relais dans la trajectoire de soins

L’intervention précoce repose notamment sur l’espoir qu’après l’éclosion de la psychose, la mise en place rapide d’une intervention intensive adaptée aux besoins des jeunes influence durablement l’évolution des personnes touchées (Birchwood et coll., 1998). Les études réalisées depuis tempèrent cet enthousiasme, en mettant en lumière que les avantages dont bénéficiaient les jeunes ayant connu l’intervention précoce par rapport aux groupes de comparaison tendaient à s’atténuer après la fin des services (Bertelsen et coll., 2008 ; Malla et coll., 2017). Ceci exige des cliniciens une attention particulière quant au continuum de soins, que ce soit lors de la transition de PPEP pour adolescents vers des soins pour adultes (Poletti et coll., 2020), ou lors du passage d’un PPEP vers des services autres. La façon de réaliser de telles transitions n’étant toujours pas, à ce jour, très bien balisée. Ce sont des situations à risque pour des ruptures de suivi, et parfois surviennent aussi des ruptures quant à la philosophie de soins, qui peuvent nuire à la trajectoire de rétablissement de la personne.

LE RISQUE D’UN RETOUR EN ARRIÈRE (MAR) :
« Après leur épisode de soins dans notre PPEP, nos jeunes sont orientés vers d’autres collègues, qui préconisent parfois des approches très différentes des nôtres, ce qui peut rendre cette transition délicate. Ainsi, lorsqu’il a rencontré son nouveau psychiatre, un de nos jeunes s’est vu imposer un passage à la trifluoperazine, alors qu’il allait très bien avec une dose modeste d’aripiprazole, sous prétexte que selon son nouveau psychiatre, cette dernière molécule n’était pas un antipsychotique efficace. La personne a supplié ma collègue de la reprendre en suivi, ce qu’elle a accepté, ne pouvant se résoudre à ce que les progrès accomplis par cette jeune ne soient mis en péril par cette transition. »

UN RELAIS RÉUSSI (DO) :
« Malgré beaucoup d’instabilité résidentielle, Maxime est suivi tant bien que mal par un PPEP d’une grande ville. Un jour, il ne se présente pas pour recevoir son antipsychotique injectable et on apprend qu’il a déménagé chez sa mère en région éloignée. Son intervenant pivot contacte le PPEP de sa nouvelle région qui, sans processus d’évaluation, entre en contact avec Maxime, lui attribue un psychiatre, et fait le lien avec l’équipe de suivi intensif dans le milieu qui, dans cette région, est en charge de suivre une personne aussi instable et ayant d’aussi grands besoins. Rapidement, il reçoit l’injection antipsychotique nécessaire et il est permis de croire que la célérité avec laquelle les PPEP ont collaboré l’a empêché de tomber entre les mailles du filet et de présenter une rechute psychotique. Le partage d’une philosophie commune d’intervention entre les PPEP a semblé être un atout majeur dans la réussite de ce relais de soins malgré la distance géographique.

7. La résistance au changement

Les changements de paradigme et de pratiques propres à l’intervention précoce, comme tout autre changement, ne peuvent faire autrement qu’entraîner des résistances. Parfois, la collision survient au plan de divergences profondes quant au modèle de compréhension des sources des troubles psychotiques, par exemple, entre une vision psychanalytique et une vision intégrant les aspects biologiques. Les pratiques peuvent être vues comme dérangeantes ; elles bousculent le sentiment de bien faire les choses des personnes en place. Aussi, les PPEP nécessitent des investissements de ressources considérables, ce qui peut créer une certaine compétition avec d’autres composantes du réseau, évidemment peu enclines à renoncer à ces ressources. Ainsi, les professionnels doivent apprendre à composer avec ces résistances (McGorry et coll., 2018).

LÂCHER PRISE ? (DO) :
« Robert, psychiatre d’un PPEP où les cibles de prise en charge rapide ne sont pas atteintes, refuse qu’un patient référé soit rencontré par un intervenant du PPEP avant qu’il ne l’ait lui-même évalué afin de déterminer s’il sera ou non accepté au programme. Il explique qu’il craint la responsabilité qui lui incomberait en tant que psychiatre du PPEP si la personne commettait un geste grave après avoir été rencontrée par un intervenant du programme. Il veut donc absolument évaluer lui-même la dangerosité que peut présenter chaque patient qui intègre le programme, retardant ainsi l’accès au suivi dont cette personne a besoin, même si d’autres intervenants du programme sont capables d’évaluer l’état mental en attendant l’évaluation médicale, et d’assumer la responsabilité de leur conduite suite à l’évaluation. »

TRAVERSÉE DE L’ATLANTIQUE (AC) :
« Portée par l’élan d’une année passée dans un PPEP de Montréal, le projet de mettre en place un PPEP me paraissait aussi nécessaire que réalisable. Dans une agglomération étudiante d’un million d’habitants, l’intérêt suscité par l’intervention précoce auprès des médecins comme des soignants est important. Cependant, les ressources budgétaires toujours limitées nous ont amenés à noyer nos rencontres dans la rédaction de demandes de financement régulièrement infructueuses. Nous avons donc pris le parti de commencer à moyens constants et avons dû faire preuve de créativité pour combiner certaines interventions (familiales, thérapie cognitivo-comportementale) entre plusieurs établissements. Ici, nous nous sommes heurtés à un système de soin cloisonné auprès duquel notre programme paraissait trop pragmatique pour être scientifiquement valide, ou trop optimiste pour être réaliste, ou encore trop inquiétant par sa transversalité et la perte de l’hypercontrôle médical. Si les soutiens des réseaux tels l’IEPA francophone et le Réseau Transition sont essentiels pour communiquer et progressivement mettre en place notre programme, nous souhaitons que se manifeste une volonté politique d’implanter des PPEP et que leur mise en place cesse d’être soumise aux aléas des orientations locales. Parfois, j’envie mes collègues québécois et leur Cadre de Référence pour les PPEP… »

Conclusions

Le présent article a exposé de manière succincte quelques caractéristiques marquantes de la pratique en intervention précoce, et a illustré comment celles-ci ont bousculé la façon de pratiquer des auteurs. Ceux-ci ont témoigné de 3 perspectives différentes, ayant vécu leur premier contact avec l’intervention précoce à des moments et dans des contextes très différents, mais ils ont néanmoins connu les mêmes enjeux. Cela dit, le nombre limité de personnes impliquées et le fait que seuls des psychiatres aient participé à la rédaction limitent nécessairement l’universalité des propos. Ainsi, la littérature révisée, de façon narrative plutôt que systématique, est illustrée de récits cliniques propres à la pratique de psychiatres en PPEP. Ce faisant, certains enjeux abordés ici sont propres à leur rôle, par exemple en ce qui concerne le diagnostic ou la décision d’imposer des mesures coercitives ; nous estimons néanmoins que le partage de cette réflexion avec des professionnels autres que des psychiatres permet de soutenir la cohérence des interventions offertes en équipe et la transdisciplinarité des pratiques. De plus, si la saillance de ces enjeux sera inévitablement influencée par l’enseignement formel reçu ou la vision transmise plus ou moins implicitement lors de stages cliniques, il est probable que la plupart des cliniciens impliqués auprès de gens souffrant de psychose y seront confrontés tôt ou tard.

Au total, ces données et ces vignettes illustrent la validité du concept de période critique comme étant une période charnière dans la trajectoire des personnes composant avec un trouble psychotique et étayent les raisons pour lesquelles un modèle de traitement spécifique doit être offert à ces jeunes. Même si nous devons reconnaître que les enjeux exposés ici ne sont pas nécessairement spécifiques à l’intervention précoce, cette dernière se caractérise par l’intensité que prennent ces enjeux, par leur omniprésence dans la pratique et par leur simultanéité. La vignette en encadré illustre la simultanéité et l’intensité de ces enjeux (vignette 1).

Les différences entre le mode traditionnel de pratique auprès des personnes vivant avec un trouble psychotique établi depuis longtemps et celui de l’intervention précoce sont multiples ; si elles représentent autant de défis, elles sont aussi des sources de stimulation et de satisfaction professionnelles et personnelles considérables. Les changements de pratique identifiés dans cet article peuvent être déstabilisants au départ, mais embrasser ces changements plutôt que d’y résister peut amener des bénéfices non seulement pour les soignés, mais aussi pour les soignants. Ainsi, ces derniers doivent être préparés à ce changement et en être pleinement conscients.