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Introduction : la sociologie, l’intime et le masculin

Malgré son importance dans la vie des personnes, ce n’est que depuis peu que l’intimité, du moins celle des hommes, soulève l’intérêt de la sociologie. Il faut reconnaître que l’héritage de la sociologie fonctionnaliste de Parsons et Bales (1956) est lourd de conséquences en ce qui a trait à l’assignation de rôles instrumentaux aux hommes. Plus récemment, Giddens (1991) Luhmann, (1990) et Taylor (1992) ont reconnu l’importance de l’intime au sein des changements des formes relationnelles comme lieu de reconnaissance de soi. Certes, ils parlent au masculin, mais semblent peu préoccupés par la question du genre. Pourtant, la question de l’intimité masculine est vitale, car le modèle sexiste fonctionnaliste est partout présent, tant du point de vue du sujet par excellence de l’intime (féminin) que de celui de la détermination des caractéristiques de l’intimité (traits, indicateurs, indices, etc.). D’autre part, comme le souligne Luhman (1990, p. 24), si la société moderne se signale par la multiplication des relations impersonnelles, elle est aussi le lieu de relations personnelles plus intenses. Ces nouvelles possibilités s’offrent aussi bien aux femmes qu’aux hommes. Ainsi, si l’on est conduit à s’en remettre à autrui de façon invraisemblable, contingente, anonyme et sans connaître la personne, il devient aussi possible d’avoir des relations sociales où davantage de qualités uniques à la personne et même, finalement, où toutes les qualités d’une personne, par principe, deviennent significatives. Luhman englobe de telles relations dans le concept d’interpénétration interhumaine, où il parle de relations intimes (Luhman, 1990, p. 24).

De Singly (1996, 2000) remarque que de telles relations participent au processus de construction identitaire, lequel met en oeuvre deux éléments : le soi intime — zone la plus profonde à laquelle la personne se réfère (les autres également) pour se (le) définir en tant que personne — et le soi statutaire — zone qui comprend la définition de soi en termes de place, de rôle et de statut. Ces deux dimensions sont appréhendées par la personne et son entourage, mais ont été peu étudiées en sociologie classique, laissant cette partie de la personne à l’analyse psychologique. Afin de se démarquer de cette discipline, la sociologie s’est interdit d’appréhender les états intérieurs des personnes ou de leur accorder de l’importance. Pendant longtemps, seuls comptaient les déterminants sociaux extérieurs, ceux qui peuvent être saisis par des mesures objectives, le reste relevant du monde des représentations. Cela est plus évident en ce qui a trait aux hommes. En effet, comme nous l’avons démontré ailleurs (Dulac, 2000), la subjectivité même des hommes est suspecte. Or, suivant la logique de Taylor (1992), la conception moderne de l’être masculin dévalorise les rôles au profit d’une fidélité à sa propre originalité, celle que le sujet masculin peut encore découvrir : l’authenticité. Ce qui compte désormais c’est justement l’expression de soi, cette partie de soi la plus personnelle, la plus intime. On comprendra que la question de l’intime et du masculin est d’autant plus cruciale que l’on assiste à une rapide dévaluation de la reconnaissance sociale des capitaux et attributs fondateurs de la masculinité traditionnelle[1] (Dulac, 2001, ch. vi : « Le syndrome du mâle immoral et du parent toxique »). De plus, les codes de comportement sont en profonde mutation (Dulac, 1997). Cette dévaluation des capitaux masculins n’est pas disjointe du processus disciplinaire de gestion des conduites ainsi que des règles d’autorité et de conformité aux interdits, qui assignaient un destin en fonction de la classe sociale et du sexe, céder devant des normes qui incitent chacun à l’initiative individuelle (Ehrenberg, 1998).

Ce qui frappe d’abord lorsque l’on aborde la question de l’intimité au masculin, c’est la grande négativité du tableau brossé, tant dans la littérature savante que populaire, lequel souligne les manques et les déficits comme pour annoncer une sorte « d’ère du vide intime » chez les hommes nord-américains. On dénonce avec fureur cette situation quasi unique : non seulement les hommes n’expriment-ils pas leur intimité dans les relations de couple, mais toutes les marques externes d’affection et d’intimité entre hommes adultes sont supprimées (William, 1992).

Dans un premier temps, l’objectif du présent texte est de faire le point sur la question en partant du constat général qui semble se dégager de la littérature. Dans un deuxième temps, il s’agit de rendre compte de ce que l’on observe lorsque l’intimité masculine est l’objet d’études et de facteurs explicatifs qui visent, sinon à expliquer, du moins à donner un sens à ces observations. En conclusion, nous aborderons les enjeux relatifs à l’intimité masculine en termes de développement collectif et personnel.

Constats généraux concernant l’intime et les hommes : 1960-2000

Le premier constat porte sur la construction du domaine de l’intime masculin et son confinement à des pratiques, lieux, situations et moments particuliers. Rotundo (1989) a bien documenté le processus de normalisation de l’intimité masculine. Depuis le xixe siècle, l’intimité masculine, particulièrement en ce qui a trait à l’amitié entre hommes, s’est radicalement transformée. Non seulement a-t-on assisté à un passage de l’amitié masculine vers le mariage hétérosexuel (entraînant inévitablement la dépendance affective envers les femmes), mais également au déclin et à une réduction des lieux appropriés à son expression. À la fin du xixe siècle, le mariage devient le lieu par excellence de l’intimité alors que concurremment l’idéal de l’amitié masculine est dépouillé de ses caractéristiques d’intimité et associé à des comportements suspects. Bientôt, l’intimité physique et affective avec un autre homme ne fait plus partie des comportements socialement acceptables, mais va de pair avec la crainte et le discrédit de l’homosexualité, ce qui est explicite dans la littérature occidentale (par exemple le personnage de Charlus de Proust).

Rotundo (1989) montre que l’amitié entre jeunes hommes présente trois volets (social, intime et romantique), à chacun desquels sont rattachés des comportements explicites, dont le baiser, l’étreinte, le toucher et le partage de la couche. Le volet social comprend les relations sociales de compagnonnage, soit le travail, les sports et les autres activités collectives. Pour leur part, les relations intimes comprennent le partage des secrets et des émotions les plus discrètes et caractérisées par une proximité et un attachement qui comprend ou non une intimité physique. Enfin, les relations romantiques portent sur l’amour pour la personne avec laquelle l’intimité est partagée. La virilité n’est en rien menacée par ces types d’intimité, parce que l’idée de l’homosexualité n’était pas présente dans les esprits ou le vocabulaire. La distinction hétéro-homosexualité ne s’applique pas à une période historique qui n’a pas encore fait de telles distinctions. Le continuum d’intimité qui va de la parole à la sexualité s’appliquait alors aux relations entre personnes bien plus qu’à des catégories discrètes (hommes-femmes), ce qui pourrait, par exemple, s’appliquer aujourd’hui aux comportements bisexuels, queer, etc. Si l’intimité masculine se voit progressivement confinée au cadre des relations hétérosexuelles au sein de la famille nucléaire, la camaraderie et d’autres liens entre hommes sont rejetés sur la scène publique, là où ils peuvent être soumis à une visibilité et à un ensemble de dispositifs moraux (Foucault, 1984).

Confinée à la famille hétérosexuelle, l’intimité qui s’y exprime vient alors renforcer la virilité, cet idéal masculin décrit comme masculinité hégémonique par Frank (1987) qui se nourrit de tout un réseau de valeurs morales, sociales et comportementales. Elle emblématise toujours la force, le travail, le dynamisme et reflète les aspirations d’une société moderne. Cet idéal masculin permet l’exacerbation de certains attributs, soit le courage, le sens du sacrifice et la camaraderie comme pratique de l’intime masculin (Moose, 1990).

Camaraderie ou pratique de l’intime masculin

La masculinité hégémonique valorise la camaraderie. Le partage de certaines expériences, les camps de vacances à l’adolescence, la vie des marins au long cours doublant le cap Horn et celle des militaires dans les tranchées sont des situations propices au dévoilement mutuel entre hommes. Mais n’oublions pas que ces situations se caractérisent par un stress élevé lié au passage à la puberté ou au danger physique, dans une période de temps donnée et un nombre restreint d’activités. En temps de guerre, les hommes sont forcés de vivre dans la proximité et vivent des expériences qui font émerger des aspects de leur personnalité qui, en d’autres circonstances, resteraient secrets. Les soldats qui vivent coude à coude dévoilent des aspects de leur moi intime qui génèrent les conditions propices à la création de liens profonds sous l’expérience du feu.

La guerre exacerbe les attributs virils. Il s’agit d’une expérience où la masculinité peut s’enrichir d’une nouvelle dimension, la brutalité, et où donner libre cours à son agressivité est considéré comme une quête de liberté. Ce n’est pas par hasard si l’on assiste actuellement à un retour en force des films de guerre, comme si de tels discours servaient de contre-mesure au processus de dévaluation des capitaux propres à la masculinité hégémonique. Dans de telles situations, la camaraderie masculine sert à masquer le sentiment de participer à une boucherie. L’homme est obligé de nier ses besoins émotionnels, de supporter la souffrance et éventuellement de faire le sacrifice de sa vie. Certes, pour survivre en temps de guerre, les qualités viriles — agressivité, dureté, stoïcisme, etc. — sont utiles. Le problème est que ces qualités restent collées au modèle en tout temps et en toutes circonstances[2].

Pour Ernst Jünger (1995), telle qu’il la décrit dans Les ogres d’acier, la guerre est l’expérience intime ultime. L’idéal masculin est étroitement lié au courage ainsi qu’au sens du sacrifice et de la camaraderie. Être un homme signifie faire son devoir, remplir les exigences d’une situation donnée et prendre la mesure de l’ennemi. Au combat, les hommes reconnaissent être vulnérables et cherchent ceux sur qui compter plutôt que de se replier sur eux-mêmes. En temps de guerre, les camarades sont spontanément loyaux les uns envers les autres, chacun est prêt à donner sans réfléchir sa vie pour l’autre. Daly (1978) affirme que « male bonding/comradeship requires the stunting of individuality », soit que la camaraderie nécessite l’anesthésie de l’individualité. Les camarades ne sont pas nécessairement intimes, car ils sont liés à titre d’autres génériques plus que de personnes singulières appartenant à l’humanité. La camaraderie est le regard déontologique sur l’autre générique. En ce sens, on ne peut pas parler d’intimité, puisque celle-ci s’appuie sur le regard et la quête de l’autre à titre de personne singulière et que le contexte et les conséquences ont une certaine importance. La littérature romanesque offre des centaines d’exemples de camaraderie virile :

Larry était le seul à avoir connu le Martien, le seul à servir actuellement au Vietnam [...]. Il s’étonna de ne pas leur révéler que c’était son ami qu’ils enterraient, comme s’il leur déniait son chagrin, se le gardant pour lui tout seul. Il revit le Martien avec son nez qui pendait à un lambeau de chair, se rappela les journées qu’il passait à bouquiner sur son lit de camp, et se dit que cet homme à qui il s’était fié quotidiennement pour avoir la vie sauve, il le connaissait à peine, en réalité. Peu importait, Larry lui avait fait confiance et le Martien le lui avait rendu. En ce sens, leur relation avait été intime.

O’Nan, 1999, p. 493

Souvent prise pour de l’intimité, la loyauté des camarades repose sur un minimum de renseignements sur l’autre, ce qui la fragilise et favorise sa supplantation par le premier venu. Ainsi, la loyauté, la camaraderie et les intérêts communs ont pendant longtemps conféré une certaine supériorité à l’amitié masculine par rapport à son pendant féminin. Certains analystes de la condition masculine affirmaient que les hommes vivaient de véritables amitiés viriles alors que les femmes ne faisaient que bavarder. Lionel Tiger (1969) estimait même que le fondement de la civilisation occidentale se trouvait dans la tendance naturelle des hommes à se solidariser sur la scène publique.

L’intime constitué autour de caractéristiques plus larges risque moins de se défaire, à moins qu’un des partenaires ne se transforme de façon significative. Dans l’intimité, les frontières de la psyché qui clôturent le moi masculin et permettent aux attributs traditionnels — indépendance, compétence, etc. — de se manifester sont temporairement ouvertes à de nouveaux points de vue sur l’autre. Cette intimité présente dans la littérature des caractéristiques et des composantes bien définies. Chez McGill (1985), il s’agit du temps passé ensemble, de la durée de la relation, de la proximité, de la variété, de la profondeur des échanges et de l’exclusivité. La définition de l’intimité dans les relations amoureuses de Sternberg (1986) réunit sept éléments : la communication intime, l’entente mutuelle, la joie et le bonheur de vivre ensemble, la haute estime pour le partenaire, le soutien indéfectible de l’autre, le pouvoir de donner et de recevoir du soutien émotionnel de même que le désir de veiller au bien-être du partenaire. Pour Prager (1995), si le dévoilement constitue la dimension centrale, celle-ci comprend également l’affection, la confiance et la cohésion. Eshel et al. (1998) considèrent que l’intimité comprend huit éléments : la franchise et la spontanéité dans le dévoilement, la connaissance et la sensibilité qui éveillent l’empathie et la compassion, l’attachement, l’exclusivité ou le fait que la relation soit unique, la capacité de donner et de partager ou le degré de soutien, la possibilité et la capacité de prendre et d’imposer, les activités communes ainsi que la confiance et la loyauté.

Thèse du déficit : la valorisation du manque comme norme de l’intime

L’idée du déficit ou de la pauvreté de l’intimité masculine est déjà présente dans la littérature savante des années 1960 (Jourard, 1964), puis est reprise par Booth (1972), Komarowsky (1976), Balswick (1976) de même que David et Brannon (1976). Au départ, c’est la vision romanesque de la camaraderie virile qui est remise en question. On décrit le caractère destructeur, compétitif et homophobe de même que la pauvreté émotionnelle des telles relations. Soulignons que les critiques les plus acerbes ont suivi l’expérience funeste de la guerre du Vietnam (Farrell, 1975 ; Fasteau, 1974 ; Pleck et Sawyers, 1974). La littérature des années 1970 laisse à entendre que l’amitié masculine est exceptionnelle et que l’intimité est une expérience rare parmi les hommes américains. Certes, ces derniers forment un large réseau social, mais ils n’ont pas d’amis intimes comme à l’adolescence (Levinson, 1978, p. 335).

Le constat de la pauvreté de l’intimité ainsi posé, la littérature scientifique des années 1980 se consacre à ses causes. On dira tout d’abord que ce n’est pas dans la nature des hommes, que ceux-ci sont incapables d’intimité puisqu’ils n’expriment pas leurs émotions, qu’ils se dévoilent et se confient peu et auraient de la difficulté à entrer en relation intime avec d’autres et plus particulièrement avec des hommes (Bell, 1981).

Les travaux de Rubin (1983) provoquent alors un débat au sein de la communauté scientifique et sont l’objet de virulentes critiques. Rubin montre que l’intériorisation des rôles sexuels fait en sorte que les hommes développent une « identité de position » (positional identity) doublée de la crainte de l’intimité, tandis que les femmes développent plutôt une identité relationnelle doublée de la crainte de la séparation. En conséquence, les femmes ont tendance à privilégier les amitiés qui durent et qui ont du sens en raison de leur intimité, alors que les hommes ont un grand nombre de connaissances superficielles et peu satisfaisantes. Rubin affirme que les femmes ont un plus grand nombre d’amies que les hommes et que ces amitiés se démarquent par le contenu et la qualité des relations. De nombreux passages traitent de l’incapacité des hommes à se dévoiler verbalement et des limites de leur expressivité.

Dès les années 1980, la littérature d’influence féministe propage également l’idée que les hommes sont des êtres émotionnellement handicapés et incapables de satisfaire les besoins affectifs de leur partenaire (Hemerson, 1985 ; Hite, 1987). Ils sont distants, peu attentionnés et fuient les responsabilités (Ehrenreich, 1983). Ces écrits laissent supposer que les femmes doivent cesser de chercher chez les hommes de meilleurs compagnons, car c’est peine perdue. Ingams (1984) décrit les hommes comme des célibataires psychiques, alors que Brannen et Collard (1982) rapportent que les femmes sont insatisfaites de leur relation parce que les hommes sont incapables ou refusent de se dévoiler.

Ce sont, par ailleurs, les travaux de McGill (1985) qui ont le plus contribué à propager, tant au sein de l’opinion publique que du milieu scientifique, l’idée du déficit masculin en matière d’intimité. Dans une étude auprès de 700 personnes, il conclut que les hommes n’ont pas d’amis intimes et ne valorisent pas l’amitié et que les amitiés masculines ne sont pas aussi intimes que leurs pendants féminins. Au même moment, Mitchell (1986), dans une étude qualitative auprès de 50 hommes et femmes, montre à son tour que le modèle amical le plus courant chez les hommes se base sur une relation de compétition-acceptation (competitive-accepting relationship) où la compétition est valorisée et perçue positivement. Du côté des femmes, il note que la relation est plutôt à caractère expressif-confirmatif ou possessif-ambivalent. Non seulement de telles idées sont-elles reprises ad nauseam, mais on va jusqu’à affirmer que les hommes expriment et ressentent moins d’émotions que les femmes (Sprecher et Sedikiles, 1993).

Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que la vision négative des amitiés masculines et la dévaluation des capacités d’intimité des hommes sont remises en question, entre autres par Cancian (1987) et Swain (1989), lesquels attaquent plus particulièrement les travaux de Rubin (1983). Swain (1989, 1992) affirme que les recherches sur l’intimité et l’amour sont biaisées, car elles s’appuient essentiellement sur les styles féminins de l’intimité pour mesurer et interpréter les comportements des hommes et des femmes. Il suggère d’étudier les amitiés masculines du point de vue des hommes plutôt que d’essayer de leur appliquer un modèle comportemental féminin pour évaluer le degré d’intimité. Il utilise cet argument pour critiquer les travaux de Rubin (1983). Bien que la définition de l’intimité de Rubin (1983, 1985) soit utile pour construire la typologie des comportements genrés, l’accent mis sur la verbalisation de la vie intérieure fausse l’analyse. Il s’agit d’une attitude féminine ou sociale, où se reconnaissent les personnes à l’aise avec la parole et l’univers thérapeutique. Les autres formes d’expression de l’intimité des autres catégories et groupes sociaux s’en trouvent dévaluées. Ainsi, les standards de l’intimité seraient construits à partir des comportements féminins, tout comme en matière de parentalité (Dulac, 1997) et de santé (Dulac, 2001). Les femmes ayant plutôt tendance à verbaliser, il en irait donc de même pour toute relation qui se veut intime. Mais comme ils préfèrent agir et faire des choses ensemble, habitus qui correspond à leur propre style d’intimité, les hommes ne doivent pas être jugés et apprendre un comportement et des habiletés de type féminin pour éprouver ou développer leur capacité d’intimité.

Francesca Cancian (1987, 1988) fait une analyse tout aussi critique. Elle soutient que la capacité d’intimité des hommes est analysée suivant des critères féminins, lesquels survalorisent la verbalisation au détriment des modes expressifs masculins, plus instrumentaux puisque les hommes préfèrent l’action. Cancian (1987, 1988) montre que même au sein d’une relation conjugale stable, les hommes expriment leur intimité en faisant l’amour, en donnant des présents et en effectuant des tâches domestiques, alors que les femmes expriment leur affectivité en formulant des compliments et en parlant de leurs sentiments. Elle émet l’hypothèse que plusieurs avenues peuvent mener à l’intimité et conclut que dans une relation, l’interaction entre les personnes, la réciprocité des échanges, le partage des activités, la résolution commune des problèmes (stratégiques, politiques, sportifs, etc.) sont également des avenues d’intimité qui, toutefois, caractérisent davantage les styles masculins de comportement. Des études subséquentes montrent que les hommes et les femmes évaluent différemment l’intimité et adoptent des styles différents. Les femmes ont davantage recours à la parole, tandis que les hommes participent à des activités communes. Les hommes disent exprimer l’intimité par des actions concrètes : aide, assistance et signes non verbaux. Les plus radicaux vont jusqu’à affirmer qu’aucun des deux sexes ne peut servir de norme pour mesurer les compétences de l’autre et que toutes ces études ne présument en rien de la capacité des hommes à développer des relations intimes (Banks, 1995).

Segal (1990) saisit bien les enjeux théoriques des études qui considèrent les traits de personnalité comme des facteurs explicatifs. Les études psychologiques, et plus particulièrement psychométriques, doivent être considérées avec un certain recul, car les tests reflètent la construction genrée des rôles sexuels[3]. Le mode de pensée fonctionnaliste et les travaux de Parsons et Bales (1956) ont perpétuellement consolidé l’idée que les femmes excellent dans les comportements expressifs et ont construit à partir de ces comportements des étalons de mesure de ceux-ci.

Désormais rassurés quant aux compétences des hommes dans le domaine de l’intime, on arrive rapidement à faire valoir les différences de perception, de comportement et de stratégie d’intimité. Les Men’s Studies (Dulac, 1990), sans faire l’éloge de la différence, documentent le sujet. Sherwood (1987), dans une revue des études sur le sujet, conclut que la définition de l’objet, le sens et le contenu de l’intimité sont passablement différents pour les deux sexes. Les hommes préfèrent l’action à la conversation, et le contenu de leurs dialogues est moins intime que celui des femmes. Sherwood souligne également que les chercheurs tentent de saisir toute la complexité des modèles de l’intimité masculine au sein desquels l’action (jeux, sports, etc.) et la compétition jouent un rôle prépondérant. Quoique les hommes ne partagent pas leurs sentiments durant ces activités, ils n’en tirent pas moins une grande satisfaction, si bien que l’attrait des activités de compétition ne devrait pas être sous-estimé. En effet, les activités collectives créent des liens (male bonding), constituent une source de soutien et assurent la validation du moi intime.

Les Men’s Studies en viennent ainsi à s’intéresser au rôle que jouent l’intimité et l’amitié dans le processus de construction de l’identité masculine et plus particulièrement à la dimension non réductible (traditionnelle, classique ou hégémonique) ainsi qu’à la reproduction des sujets masculins dans les places propres à la logique des rapports entre les sexes. C’est d’ailleurs cette hypothèse que met de l’avant Messner (1992, p. 223) qui affirme que l’intimité ne doit pas être étudiée du point de vue des différences entre les hommes et les femmes, mais plutôt de celui des liens entre l’intimité et l’amitié masculine ainsi que de la reproduction-construction des rapports sociaux entre les sexes. L’analyse doit aller au-delà du jugement négatif (déficit) par rapport à la norme féminine et de la description des styles d’intimité que privilégient les hommes. L’objectif est de regarder, d’une part, comment, à la lumière des relations de pouvoir, l’intimité masculine est cimentée par l’homophobie et le sexisme et, d’autre part, d’évaluer l’impact néfaste sur les hommes, les femmes et les enfants d’une intimité masculine déficitaire.

Dans la ligne de pensée qui pose la primauté des rapports entre les sexes, Hochschild (1983) et surtout Duncombe et Marsden (1993) imputent le déficit affectif des hommes à la division sexuelle du travail émotionnel. Les femmes assignées à la tâche de reconnaître et de répondre aux besoins émotionnels des membres de la famille développent et exercent un large éventail d’habiletés émotionnelles qui font défaut aux hommes. Mais dans une société patriarcale, ce travail domestique émotionnel-affectif demeure invisible. La notion de travail émotionnel permet de reconnaître à la fois le fait qu’il existe des différences significatives de comportement entre les sexes, mais montre que ces différences sont le produit complexe d’un processus social d’interaction et de rapports sociaux entre les personnes, les institutions et les normes dans un contexte d’inégalité entre les hommes et les femmes. Cette division oppose deux ordres de réalité subjective. D’une part, la valorisation de la sensibilité et la prédisposition au discours romantique et, d’autre part, la capacité et la volonté d’être intime. Comme nous l’avons vu, les sociétés modernes sont dominées par la conception qui veut que le seul lieu de l’expression de l’affect et de l’intime, et plus particulièrement de l’amour, se situe à l’intérieur du mariage hétérosexuel, de la famille, de la sphère privée et que les femmes sont les moteurs de l’entretien et de la gestion des sentiments.

Ainsi, l’habileté individuelle à gérer et à exprimer ses émotions est socialement régie de manière à ce que les hommes et les femmes aient des capacités, des habiletés, le désir et la volonté de penser et de parler ainsi que de se comporter sur le plan de l’intimité et de fournir les efforts nécessaires au maintien d’une relation profonde. Mais l’univers de l’intime fait dorénavant partie de la culture au titre de comportement attribué à la gent féminine. La vie intime est socialement régie par l’idéologie du ressenti (sensations) qui opère suivant des règles du ressenti qui dictent comment une personne doit être et se sentir dans différentes situations. La personne qui n’est pas en harmonie avec ces prescriptions ou désire autre chose s’engage dans une sorte de travail intellectuel-émotionnel-comportemental qui vise à agir conformément ou différemment, selon le cas. C’est un travail de « réflexivité radicale », c’est-à-dire, comme le décrit Taylor (1998), devenir conscient de sa conscience et se concentrer sur la façon dont le monde existe pour soi. Bref, accorder de l’importance à la réflexion sur sa propre subjectivité. C’est par exemple, comme le rapporte le directeur de l’Association des pères gais de Montréal, le cas des hommes, conjoints et pères qui dévoilent et assument leur homosexualité à un moment donné de leur vie.

Peut-être devrions-nous revenir ici à Luhman qui affirme l’existence de codes, de normes et de formes appropriés à la relation personnelle intime et à la relation sociale impersonnelle et qui évoluent dans le temps. Le code est formulé comme une « idéologie », comme un système de signes destinés à gouverner l’imagination, laquelle de son côté orchestre le processus de reproduction de la société. Une profonde transformation des codes qui régissent la masculinité se manifeste dans la dévaluation des attributs de la masculinité hégémonique, laquelle se traduit par un déplacement, grâce à la création de liens intimes, vers une plus grande compatibilité avec la réalisation de soi et une assomption de la maturité dans la pratique de sa vie.

L’une des données qui appartiennent au savoir sociologique général est que les conditions de vie communautaire liées aux sociétés plus anciennes, et à l’ordre qui était le leur, n’offraient que peu de latitude pour les relations intimes ; que les contrôles sociaux, mais aussi les garanties sociales qu’ils assuraient en retour, serraient de très près le comportement et qu’ils offraient au particulier suffisamment d’opportunités de consensus. [...] L’autonomisation des relations intimes crée une situation complètement inédite. L’appui que procurait l’extérieur est démantelé, tandis que les tensions intérieures deviennent plus aiguës. La stabilité doit désormais résulter des ressources purement personnelles, et ce au moment même où l’on s’engage à l’égard de l’autre.

Luhman, 1990, p. 60

Cette situation hautement problématique expose à des dérives. D’une part, la question qui hante alors les subjectivités et qui demeure ouverte est de savoir si la réalisation dont on parle passe par l’illusion d’une « fémininisation » du masculin (Grand’Maison, 1982) ou si la liberté de nouer des relations intimes, en les façonnant à sa propre idée, amène à régresser, à accuser un backlash diraient certains, vers une reviviscence des attributs et composantes de la masculinité hégémonique. Voilà pourquoi, pour une personne, le faire-intime-autre nécessite une conscience de la manière dont le monde existe pour Moi (Taylor, 1998), non seulement des codes qui régissent la masculinité hégémonique mais aussi de l’impact de ceux-ci sur la vie des autres personnes.

Facteurs explicatifs : rôles, socialisation et codes de comportement

Le milieu culturel dans lequel une personne grandit influence la détermination pour elle de l’intimité, ce qui est, entre autres, le résultat de l’apprentissage social, de la socialisation différentielle, elle-même fondée sur la division sexuelle des rôles et des places. Il va sans dire que les codes de comportement relatifs à l’intimité sont genrés, participent à la logique des rapports sociaux entre les sexes et sont cohérents avec l’ensemble des caractéristiques attribuées comme propriétés masculines distinctes.

La théorie des rôles sexuels offre plusieurs explications sur le déficit d’intimité des hommes. Ces derniers seraient moins préparés que les femmes à explorer leurs sentiments intimes en raison de la socialisation primaire. Ils sont moins habiles à nommer et à exprimer les émotions ainsi qu’à percevoir celles des autres, bref à tout ce qui pourrait être interprété comme des signes de vulnérabilité ou de faiblesse. Les codes de la masculinité mettent l’accent sur la compétition, l’indépendance, l’invulnérabilité et le pouvoir. Ces codes de comportement se sont mis en place dès l’enfance, en général suivant la façon dont on a été traité, les modèles parentaux dont on a été imprégné et les valeurs familiales intériorisées. Ils se sont transformés en croyances qui guident imperceptiblement les actes, tant ils apparaissent évidents et sont continuellement réactivés par la socialisation secondaire.

La littérature savante tend à montrer que les codes, et plus spécifiquement l’adhésion à une définition étroite mais hégémonique de la masculinité, sont antinomiques avec l’intimité inter- et intrasexuelle et régissent les comportements publics et privés. Certains traits de la socialisation sont évalués. McGill (1985) pointe vers l’homophobie latente, la dépendance affective à l’égard des femmes, la compétition entre les hommes, le manque de modèles positifs et le besoin de contrôle. Pour leur part, les auteurs comme Bell (1981) et Rubin (1983, 1985) parlent du stoïcisme, de l’attachement à la mère et d’une relation au père non résolue. Kohn (1986) montre comment la compétition inhibe le développement de l’intimité. De leur côté, Reisman et Schwartz (1989) s’intéressent aux aspects structurels et concluent que les différences de genre renvoient à des opportunités et à des attentes différentes selon les sexes.

Intimité et codes qui régissent la vie publique des hommes

Si la problématique de l’intimité entre les hommes a été traitée en regard de la sphère publique et du travail, c’est peut-être parce que la lecture de l’incidence des codes de la masculinité y est plus évidente, mais aussi parce que la logique d’investigation de l’objet (intimité) est en ce domaine conforme à ce qu’enseigne la division sexuelle. C’est-à-dire que les relations entre les hommes se jouent dans l’espace public autour de valeurs telles que la compétition, l’indépendance, la performance et le contrôle de soi.

Kilmartin (1994) cite des travailleurs pour décrire la superfluité des relations intimes dans une société où la norme des rôles sexuels masculins incite les hommes à être indépendants et à ne compter que sur eux-mêmes. Dans la tête des hommes, cette norme sous-tend que le fait de compter sur un tiers est un signe de faiblesse, d’un manque de virilité. Parce que les codes de la masculinité impliquent qu’ils doivent être indépendants, autonomes, invulnérables et puissants, les hommes vivent des conflits intérieurs lorsqu’ils cherchent davantage d’intimité avec les autres. O’Neil et al. (1995) parlent de conflit de rôles, ce que De Singly (1996) nommerait probablement conflit entre le soi intime et le soi statutaire. À ce chapitre, on comprend que, comme le souligne Miller (1983, p. 14), la plupart des hommes se disent déçus par leurs amis masculins et de la superficialité de leurs relations avec eux. Il faut voir que la logique du travail fait en sorte que les hommes apprennent rapidement à se méfier des collègues et se montrent discrets en ce qui concerne leurs désirs, leurs espoirs de même que leurs difficultés personnelles et familiales. La culture d’entreprise suppose la compétition et invalide toute tentative de partage de l’intimité. Par exemple, nous avons montré que les pères craignent de parler des questions de conciliation famille-travail sur les lieux de travail et utilisent généralement des stratégies qui masquent leur contribution (Dulac et Groulx, 1998).

L’indépendance personnelle ne commande pas l’exclusion de la création de liens de dépendance affective, source d’énergie pour soi-même, comme le montre De Singly (1996, p. 25-27). Mais tout se passe comme si l’intimité masculine était synonyme de faiblesse. Une telle interprétation dérive de la structure même de l’intimité qui favorise les malentendus. D’un côté, celle-ci est attirante car nul ne veut renoncer à des rapports qui permettent d’instaurer une communication intellectuelle, affective et sexuelle totale. Mais de l’autre, il s’agit d’un luxe affectif que tous ne peuvent se permettre et qui cache des dangers, comme celui de perdre le contrôle et d’être englouti sous le flot des émotions. Or, chez les hommes en général, surtout chez ceux qui adhèrent au modèle hégémonique, il semble que cette peur domine. La peur de perdre le contrôle est, du point de vue clinique, le propre d’êtres mal assurés qui vivent l’intimité comme une situation dangereuse, menaçante, voire angoissante (Pasini, 1996, p. 58). Les hommes évitent les relations intimes, car elles jouent sur leur sentiment de virilité, plus particulièrement sur les dimensions de contrôle et d’indépendance centrales au modèle hégémonique. Certes, l’intimité provoque et implique un affaiblissement relatif des limites du soi qui entraîne le risque de fusion avec l’autre. Mais la difficulté des hommes à partager leur intimité est quelquefois surprenante, comme si le fait de partager son moi profond équivalait à faire la preuve de son inadaptation ou de son insuffisance, donc de son incapacité de vivre par soi-même. La crainte de ne pas être autosuffisant hante les hommes et fait partie des embûches rencontrées dans leurs relations intimes avec d’autres hommes, tout particulièrement ceux avec lesquels ils entretiennent des liens statutaires.

Notons que le monde du travail et l’espace public en général sont l’arène d’une féroce compétition. Kohn (1986) montre comment celle-ci inhibe le développement d’amitié intime, en partie parce qu’on ne peut alterner une attitude compétitive liée au statut de travailleur avec une attitude d’intimité aussi facilement que l’on troque son bleu de travail pour un complet de ville. La compétition proscrit l’intimité entre hommes, car le succès de l’une est lié à l’échec de l’autre, si bien que l’empathie s’en trouve bloquée. La compétition mène à l’envie, au mépris, à la méfiance et, dans sa forme extrême, à l’agression ainsi qu’à la violence. Or, l’intimité se développe en révélant son moi profond, en se dévoilant. Jourard (1971) dit que les hommes ne dévoilent pas leurs besoins, les restreignent ou les censurent. Celui qui exprime son moi profond offre à son interlocuteur une source d’information et de pouvoir sur lui. Cela est vécu et interprété comme une situation de vulnérabilité. Le dévoilement de l’intime ne se fait que dans un contexte de confiance mutuelle où s’acquiert avec le temps l’assurance du respect et de la discrétion. Il s’agit d’un mécanisme bien connu chez les professionnels et les thérapeutes qui aident les personnes en difficulté (Dulac, 2001), mais moins présent dans la vie courante où le modèle dominant des relations entre hommes est gouverné par la compétition plutôt que la confiance.

Certes, la compétition crée des liens entre les coéquipiers, mais a aussi pour corollaire de créer une certaine aversion à révéler des données susceptibles de rendre vulnérable, car les autres pourraient en tirer avantage. Dans une étude désormais célèbre, Pasick (1990) montre que les hommes hésitent à dévoiler leur moi profond et développent des stratégies d’évitement lorsque l’on aborde de tels sujets : ils réorientent la conversation sur un autre thème et préfèrent fuir lorsque la discussion devient trop personnelle, trop intime. D’ailleurs, les propos n’ont pas à être très intrusifs pour créer un malaise ou même un schisme entre collègues. Souvent, une blague quelque peu piquante suffit. Pasick (1990) mentionne que les hommes sont particulièrement sensibles aux affronts réels ou imaginaires et acceptent difficilement d’être victimes d’un manque de considération, ce qui explique leur réticence à divulguer leur moi intime aux collègues de travail.

Seidler (1992), en se basant sur son expérience de militant socialiste, croit aussi que la minceur des relations entre les hommes est attribuable au fait que dans nos sociétés modernes les relations sont minées par la compétition. Sans sous-estimer l’importance de l’action, mais plutôt parce que celle-ci est au centre des relations entre les hommes, les aspects personnels et intimes, les sentiments sont généralement perçus de moindre importance ou même discrédités. Le caractère compétitif des relations entre les hommes n’est donc pas étranger aux craintes que les autres peuvent utiliser à leurs propres fins et contre soi, ce qu’une personne ressent ou pense à leur égard ou en regard de telle ou telle chose, personne ou situation. L’idée que l’expression du moi profond et l’intimité puissent induire une situation de vulnérabilité n’est pas sans fondement. Le romancier Liberman (1983, p. 156) démontre éloquemment le rapport entre l’intimité et la compétition lorsque le personnage de Sujimoto vante la performance :

Personne n’ira me dire que l’homme ne donne pas le meilleur de lui-même en période de conflit. Il est plus productif dans les situations qui mettent sa vie en danger que dans la léthargie des périodes de paix. Sa capacité de travail augmente. Son ingéniosité dispose d’un champ illimité pour s’exprimer. [...] Qu’on ne vienne pas me prêcher l’immoralité de la guerre. En aucun cas si elle donne tout cela à l’humanité, sans parler de la prospérité, du plein emploi et de l’abondance. Maintenant, enfin, nous touchons au zénith de la civilisation : la guerre humaine.

Liberman, 1983, p. 156

Ce qui est inquiétant dans les relations entre hommes, c’est que celles-ci sont médiatisées par la compétition, le conflit. Cela fait sens pour bon nombre de personnes. Les hommes y trouvent la confirmation d’une dimension identitaire et, de ce fait, sont plus à l’aise en conservant une certaine distance avec les autres hommes. Cela les met à l’abri des jugements des pairs et indique que la masculinité hégémonique se cristallise aussi dans les rapports sociaux publics (travail) où les hommes apprennent justement à éviter les trop grandes intrusions dans leur intimité. En revanche, la partie intime des hommes est assumée principalement, sinon totalement, dans la sphère privée et est dépendante de la conjointe ainsi que des autres femmes qu’ils ont côtoyées.

Intimité et codes qui régissent la vie privée des hommes

Le passage à la vie adulte, plus particulièrement l’entrée dans la conjugalité, a une incidence sur les catégories de personnes avec lesquelles les hommes partagent leur intimité. Il s’agit d’un comportement étudié depuis longtemps. Rotundo (1989) montre qu’au xixe siècle de tels comportements couvraient surtout la période allant de l’adolescence à la vie adulte. Cela s’expliquerait par le fait qu’il s’agissait d’une période de la vie où le jeune homme se libérait de l’emprise familiale et atteignait sa maturité physique sans avoir intégré les deux éléments caractéristiques de la masculinité adulte de l’époque, la carrière et le mariage.

De nos jours, les amitiés masculines intimes résistent rarement à l’engagement amoureux, la conjointe devenant alors la meilleure amie de l’homme. L’intimité apparaît durant la préadolescence et est exercée entre amis du même sexe, puis à l’adolescence entre amis du même sexe et du sexe opposé (Furman et Wehner, 1994). La fin de l’adolescence se caractérise par la transition des relations amicales avec des personnes de même sexe vers des relations avec des personnes de l’autre sexe. Les amitiés intrasexuelles ont une fonction identitaire en raison des relations et des interactions avec les groupes de pairs. Le développement normatif veut que les relations intimes intersexuelles prennent progressivement davantage de place. Ainsi, les jeunes adultes célibataires mettent l’accent sur les relations intersexuelles, lesquelles comptent trois caractéristiques. Premièrement, elles sont concomitantes et interactives avec des relations intrasexuelles. Deuxièmement, le niveau d’intimité des relations intersexuelles est plus élevé que celui des relations intrasexuelles. Troisièmement, il n’y a pas de différence quant à la satisfaction tirée des deux types d’intimité. L’intimité des personnes mariées diffère de celle des célibataires et des jeunes (Eshel et al., 1998). Le passage du statut de célibataire à celui de conjoint marque une transition qui tend à l’exclusivité de l’intimité avec la conjointe et qui limite l’intimité avec les amis du même sexe ou de l’autre sexe. Progressivement, le conjoint vient à dépendre exclusivement de sa conjointe pour tout ce qui relève du soutien affectif et de l’intime. Plus il se sent en confiance, non vulnérable et libre de dévoiler ses émotions à sa conjointe, moins il ressent le besoin d’avoir des amis masculins intimes.

La parentalité signe aussi une autre transition des relations intimes qui marque cette fois les amis en général et une seconde baisse de l’intimité avec les amis intrasexuels. Toutefois, on observe que les femmes ont davantage tendance que les hommes à entretenir des relations intrasexuelles. Eshel et al. (1998) remarquent que la substitution de l’intimité intrasexuelle par l’intimité intersexuelle dans le couple et le mariage à l’âge adulte doit être analysée en regard d’une économie politique de l’investissement émotionnel. C’est-à-dire que l’accroissement de l’investissement émotionnel envers la conjointe est associé à une réduction de l’intimité intrasexuelle dans un rapport directement proportionnel à la valorisation des rôles traditionnels (hégémoniques) de l’identité de conjoint et de parent. Lorsque les besoins d’intimité sont comblés au sein du couple et de la famille, le désir d’entretenir des relations intimes additionnelles serait d’autant réduit. De plus, une telle substitution est légitimée par l’idée que l’intimité extramaritale menace la stabilité émotionnelle du couple et l’intimité conjugale (Martin et al., 1992).

Cohen (1992) a étudié comment les amitiés masculines intimes se transforment avec la vie conjugale et parentale. Il expose les contraintes culturelles et structurelles quant au maintien des liens amicaux lors de la transformation du statut civil des hommes. Il constate que la conjugalité et le travail exercent des contraintes sur les ressources temporelles des hommes. Le temps est un déterminant clé des relations intimes. Il faut du temps pour qu’une relation intime se développe et se poursuive. Or, s’il est possible d’entretenir des relations plus intenses et intimes, une attention spéciale doit être accordée à l’allocation de temps aux différents aspects de la vie en regard des attentes relatives aux fonctions de conjoint, de travailleur, d’enfant, de militant et autres, bref des différents registres identitaires qui réclament chacun des plages de temps, et en regard de l’effet que ces contraintes peuvent exercer sur le temps disponible pour les amis et les relations intimes.

Cohen (1992) montre que l’entrée dans la conjugalité altère considérablement les liens sociaux avec les amis. Les demandes temporelles de la relation conjugale et la formation de l’identité du couple impliquent une réallocation, au profit de la relation conjugale, du temps disponible pour les relations avec des amis masculins. Le temps passé avec un petit groupe d’amis devient la propriété centrale de la relation homme-femme et cette réallocation du temps, quoiqu’elle soit souvent source de conflit, semble finalement aux hommes légitime et appropriée. Cela reflète les attentes sociales qui semblent accorder la priorité au couple plutôt qu’aux amis. Cette légitimité est d’autant plus prégnante pour les personnes qui adhèrent à l’idéologie du mariage-compagnonnage où les relations de couple doivent se fonder sur une relation d’intimité privilégiée dans laquelle la connexion avec l’autre et la révélation de soi est un produit du couple (De Singly, 2000).

L’entrée dans la parentalité a un impact similaire (Dulac, 1992). Les hommes réduisent le temps consacré aux amis, les voient moins souvent et moins longtemps ou dans un cadre plus formel (sport, fin de semaine, etc.). Les relations s’amenuisent progressivement jusqu’à devenir symboliques, avant d’être totalement évincées par les relations familiales. Le passage à la parentalité est l’occasion de réduire la fréquence et le temps consacrés aux amis et aux activités sociales. Simultanément, la parentalité a un effet d’entonnoir sur les liens d’intimité possibles et concentre encore une fois toutes les ressources sur la famille, la conjointe et les enfants. Ce processus de privatisation des relations intimes au sein de la famille n’est pas sans effet. Cela conduit les hommes à n’avoir que leur conjointe comme personne avec laquelle partager les émotions et les secrets les plus intimes. La conjointe devient le principal, sinon le seul soutien émotionnel. L’envers de la médaille est que les hommes qui ont sacrifié consciemment ou non leurs relations avec les autres hommes ne peuvent se prévaloir de leur aide ou trouver un soutien émotionnel lorsqu’ils traversent des périodes difficiles de la vie ou même pour partager leurs joies ou leur bonheur. La parentalité accentue l’isolement social et la dépendance affective des hommes (Cohen, 1992). Afin de répondre aux besoins des enfants et aux exigences temporelles propres à ces besoins, les hommes accordent moins de temps pour les amis intimes. Par ailleurs, les exigences du milieu de travail, plus particulièrement les demandes de loyauté de l’employeur, ont un impact considérable sur le temps disponible des pères. À ce chapitre, les difficultés de conciliation des responsabilités familiales et du travail sont telles que les hommes sacrifient leurs relations intimes afin de répondre aux exigences contradictoires de ces deux univers (Dulac et Groulx, 1998).

Évidemment, les facteurs structuraux qu’a étudiés Cohen (1992) n’expliquent qu’en partie le choix des hommes et ne permet pas de comprendre ce qui est observé du côté des femmes à cet égard. En effet, celles-ci ne coupent pas aussi abruptement les relations avec des amies intimes. Il faut néanmoins reconnaître le fait que les limites de l’intimité entre hommes placent ces derniers dans une situation de dépendance affective à l’égard des femmes, puisqu’ils préfèrent révéler leurs émotions à ces dernières plutôt qu’aux autres hommes. Cette dépendance à l’égard de la conjointe explique pourquoi les hommes bénéficient plus psychologiquement du mariage que les femmes (Wallerstein et Kelly, 1980), étant donné que ces dernières trouvent un soutien tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du couple. Les hommes estiment les femmes de meilleures confidentes, qu’il est plus facile de leur parler et qu’elles sont plus à même de les comprendre. La relation des hommes avec les femmes contraste fortement avec celle qu’ils entretiennent avec les amis du même sexe. Le fait que la majorité des hommes considèrent leur conjointe leur meilleure amie pose un sérieux problème lorsque les hommes sont confrontés à une rupture d’union (Dulac, 1998) ou au veuvage (Dulac, 1997).

Même si les hommes se confient à leur conjointe, ils ne dévoilent que partiellement et parcimonieusement leur moi intime. Ils ne disent pas facilement ce à quoi ils croient vraiment, les valeurs auxquelles ils tiennent et ne partagent pas aisément leurs sentiments. Dans sa célèbre étude sur l’intimité des hommes, McGill (1985, p. 39) montre que moins du cinquième de son échantillon révèle son moi à sa conjointe, trois cinquièmes de l’échantillon ont parlé de certains aspects et l’autre cinquième n’a jamais parlé de quoi que ce soit. En revanche, si les partenaires de ces hommes savent ce qu’ils valorisent et abhorrent, c’est surtout parce qu’elles ont observé leurs comportements. Dans son livre, il montre que les conjointes sont attentives à un ensemble de comportements qui agissent comme autant d’indicateurs à décoder. C’est d’ailleurs une technique enseignée aux intervenants auprès de clientèles masculines (Dulac, 2002). Par exemple, lorsqu’il éprouve des difficultés au travail et qu’il est tendu, le conjoint lave sa voiture. C’est un geste banal mais qui signifie qu’il est soumis à beaucoup de stress et qu’il a besoin de s’agiter pour décompresser. Lorsqu’il affirme ne pas avoir faim, c’est le signe que cela ne tourne pas rond au travail. Il est évident qu’il n’en parlera pas, mais s’il ne touche pas à son assiette cela en dit long sur sa journée au bureau. En revanche, si les choses se passent bien au travail, il voudra savoir ce qui s’est passé du côté de la conjointe, stratégie qui cache l’espoir que l’épouse retourne la question et l’interroge sur le même sujet. Certes, comme nous l’avons dit précédemment, les hommes ne verbalisent pas, mais tous leurs gestes et leurs actions parlent pour eux. Cela vaut pour l’homme qui prend trois verres d’alcool au lieu de l’apéritif habituel à celui qui assène un coup de pied au chien en l’affublant du nom du patron. Évidemment, lorsque la conjointe lui suggère que sa journée a peut-être été difficile, l’homme rétorque que tout est sous contrôle, que cela ne vaut pas la peine d’en parler et que tout s’arrangera avec le temps. Comme dans bien d’autres domaines, les hommes qui agissent de la sorte nient ou minimisent leurs problèmes, laissent entrevoir que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes et surtout que tout est sous contrôle (Dulac, 2001). Incidemment, le sentiment de réalisation de soi est facilement atteint lorsque l’on parle en termes impersonnels, en relatant les faits qui ne laissent pas transparaître ce que l’on éprouve, ce qui peut toucher, émouvoir, etc. Bref, les hommes se comportent de manière stoïque et impassible et ne laissent pas transparaître leur moi profond.

Si les hommes ne se confient que partiellement à leur conjointe, c’est que bon nombre sont intimes avec une autre personne, généralement une femme. La question n’est pas tant que les hommes ont une relation intime avec une autre femme, mais plutôt que les hommes n’ont des relations intimes qu’avec des femmes. Dans son étude, McGill (1986, p.78) indique que deux tiers des participants avaient dévoilé des aspects de leur intimité à une autre femme plutôt qu’à leur conjointe. Cette autre femme était une amie, une soeur plus âgée, l’amante, la mère, l’ex-conjointe ou une collègue de travail, ce qui confirme que le meilleur ami d’un homme est généralement une femme. Les hommes disent qu’ils se sentent à l’aise de parler de choses intimes avec ces femmes, qu’ils ont confiance en elles. De plus, ils ne craignent pas d’être jugés ou de perdre leur estime. Certes, les liens familiaux et la proximité qui les caractérise comptent pour beaucoup dans le choix de la personne qui fait office de confidente, mais on peut se demander pourquoi les frères et le père ne sont pas des confidents, des intimes. Dans le roman La nuit du solstice, le héros décrit avec amertume cette relation de dépendance :

Il n’en restait pas moins vrai que les relations qu’il entretenait avec Fritzy [sa conjointe], que toutes ces histoires de journées aux courses, de pyjamas et de nécessaire de rasage qu’il laissait dans l’appartement et autres soucis qu’elle se faisait pour sa petite santé le troublaient sérieusement. Sans pouvoir dire pourquoi, il se doutait bien qu’au fond, il avait peur. Cette intimité grandissante l’inquiétait, et il avait parfois l’impression d’avoir succombé à une drogue aux effets insidieux.

Lieberman, 1985, p. 186

L’intimité masculine est gouvernée par le paradoxe dépendance-indépendance que décrivent parfaitement Pasini et Francescato (2001, p. 59) et qui caractérise les personnes qui s’orientent vers l’autonomie et le contrôle des émotions plutôt que vers les relations intimes. Il faut voir que des relations intimes émerge un sentiment d’appartenance et d’attachement qui s’objective dans un nous. Ce nous est une identité collective différente du moi, qui a valeur d’équivalence, c’est-à-dire que l’une n’est pas subordonnée à l’autre. Comme l’affirme De Singly (2000), être ensemble sans se renier soi-même.

Objectivation de l’intimité

L’amour, l’intimité, le sentiment d’être proche d’une personne ont une signification bien différente pour les hommes et les femmes. McGill (1985) a relevé que pour les hommes, la sexualité est l’expression même de l’intimité, le contexte dans lequel tout réfère à la proximité, au rapprochement, alors que les femmes privilégient davantage les autres dimensions de l’intimité. En l’absence d’un autre mode d’intimité, la sexualité peut entraîner beaucoup de confusion, particulièrement dans les relations entre les hommes et les femmes, mais aussi dans les relations entre les hommes. En effet, le message, le médium, le moyen et la fin sont emmêlés. Pour les hommes, la sexualité (acte sexuel) est l’expression et le substitut de l’intimité. Ils utilisent la sexualité comme échange émotionnel et confondent amour, sexualité et intimité. La sexualité équivaut alors à un dévoilement, comme si la mise à nu du corps équivalait à celle de l’âme. C’est à la fois la mesure et le moyen, mais c’est aussi un obstacle au développement de l’intimité. Comme me le confiait un homme : « Je ne suis pas tellement à l’aise quand elle me demande d’exprimer mes émotions, mais je pense que quand nous faisons l’amour, mes sentiments parlent d’eux-mêmes » (Dulac, 2001).

Les hommes n’expriment pas seulement leurs émotions et sentiments positifs par la sexualité. Ils font preuve de générosité lorsque vient le moment d’exprimer ce qu’ils ressentent profondément. Donner un cadeau a une signification bien précise. C’est une manière d’exprimer des sentiments intimes, un moyen de dire à une personne tout le bien que l’on pense d’elle. Les hommes affectionnent cette manière d’exprimer leur moi intime, car ils objectivent ainsi l’intimité. Quoique de nombreux hommes soient convaincus qu’un cadeau s’avère la manifestation concrète de ce qu’ils ressentent, de leur sentiment à l’égard du bénéficiaire, d’autres espèrent consciemment que le présent les préserve d’une trop grande intimité, tandis que d’autres y voient une obligation. Tout se passe comme si les hommes objectivaient l’intime, soit en agissant par l’entremise de la sexualité ou de cadeaux et de services instrumentaux.

Homophobie inhibitrice de l’intimité

Si les hommes apprennent davantage à développer l’individualisme que l’interdépendance, en ce qui concerne l’intimité entre hommes, l’homophobie les empêche d’exprimer leur moi profond et l’affection qu’ils éprouvent pour d’autres hommes (Jordan et al., 1991). Confondant amour, amitié et sexualité, les hommes craignent l’intimité avec d’autres hommes de peur que cela ne s’étende à la sexualité. À cela s’ajoutent l’homophobie latente chez les mâles nord-américains et les tabous relatifs aux contacts physiques entre hommes, hormis la virile poignée de main et les contacts lors d’activités sportives. La peur de l’homosexualité, ou d’être traité d’homosexuel, freine le développement de l’intimité amicale. L’observation de Miller (1983) selon laquelle les hommes confondent l’identité de genre avec les préférences sexuelles ainsi que les comportements efféminés avec l’homosexualité est encore valable de nos jours, du moins pour bon nombre d’hommes qui adhèrent au modèle et aux valeurs propres à la masculinité hégémonique.

La prohibition du toucher est probablement un des tabous les plus ancrés dans les comportements des hommes nord-américains. Hormis dans des situations très codées comme les sports, les hommes ne se touchent pas. S’ils le font, les contacts physiques sont organisés sous forme de compétition et de jeux ritualisés. Entre hommes, il n’est pas rare que l’on manifeste sa force physique par des bousculades ou autres comportements dits amicaux. Ces normes sont tellement fortes que chaque fois qu’un homme touche une autre personne, homme ou femme, il doit faire en sorte que son geste ne soit pas interprété comme une tentative de créer une relation intime, alors que le toucher peut être accidentel ou une marque de savoir-vivre. Ainsi, la plupart des hommes évitent les comportements qui pourraient les associer à des homosexuels, allant même jusqu’à sacrifier leurs meilleurs amis. Rubin (1985, p. 103) montre dans son étude que l’association amitié-homosexualité est courante chez les hommes, alors que chez les femmes la tradition d’intimité permet de séparer l’affect et l’intime de la sexualité. Les relations intimes et de soutien émotionnel entre les hommes soulèvent inévitablement la question de l’homophobie d’une manière de plus en plus cruciale.

L’homophobie est bien plus anxiogène qu’on ne le pense, car elle est au coeur de la masculinité hégémonique. Lehne (1989) affirme que l’homophobie a longtemps restreint la réflexion sur les relations et l’affection entre les hommes tout en niant socialement aux hommes le droit d’aimer d’autres hommes, d’être proches d’eux sans faire intervenir la sexualité. En fait, la culture sexiste et patriarcale envoie un double message aux hommes : cultiver les amitiés saines et intimes mais être prudents, car une trop grande intimité avec un homme risque d’être taxée d’homosexuelle. La masculinité traditionnelle ou hégémonique commande aux nord-américains de se distancier de tout comportement qui puisse évoquer l’homosexualité, dont l’intimité et la proximité affective avec d’autres hommes. Au sein de la société nord-américaine, une simple accolade est suspecte, puisqu’elle risque toujours d’être associée à un comportement homosexuel. Ainsi, si bon nombre des collègues masculins et féminins croyaient l’auteur du présent article gai parce qu’il avait choisi les hommes comme champ de recherche, on comprend les réticences des hommes en général à entretenir des liens intimes avec d’autres hommes. Bell (1981) suggère que les rôles sociaux de genre, les identités et les représentations de ce que doit être et faire un homme, ne serait-ce que le choix du sujet d’étude, limitent l’expression de certains sentiments, particulièrement ceux attribués aux femmes. L’intimité, dans la construction de la masculinité, se trouve inévitablement restreinte. Allan (1989, p. 73) abonde dans le même sens. Il n’est pas surprenant, étant donné les images dominantes de la masculinité, que l’amitié masculine se cristallise autour de relations sociales plutôt qu’intimes.

Conclusion : impact d’une intimité masculine déficitaire

Signe des temps, après avoir étudié les facteurs individuels et collectifs à la source des carences de l’intimité masculine, le siècle se termine sur la mise en lumière de l’impact d’une intimité déficitaire. Segal (1990) et Seidler (1985) suggèrent que, outre la dépendance à l’égard des femmes, la peur de l’intimité favorise l’isolement et la solitude des hommes. Rauch (2000) note que sur tous les plans les hommes paient par une redistribution mutilante de leur équilibre émotionnel et par des frustrations aussi profondes que celles qu’ils infligent à leur entourage. On oublie trop souvent qu’en excluant les femmes de l’espace public et politique, qu’en les reléguant à l’espace privé, les hommes s’enferment eux-mêmes dans l’armure d’une identité masculine tout aussi pénible.

La question de l’impact négatif d’une intimité masculine déficitaire n’est pas aisée. Pour s’engager dans un processus de dévoilement du moi intime, une personne doit pouvoir accéder aux sentiments et émotions qu’elle veut dévoiler à l’autre. Or, pour accéder à ces émotions, la personne doit être consciente de celles-ci et pouvoir les conceptualiser. Pourtant, la littérature, nonobstant les allégeances ainsi que les idéologies politiques et théoriques, révèle qu’afin de maintenir leur contrôle et leur pouvoir, les hommes répriment et compartimentent leurs émotions à un point tel qu’ils n’ont plus de mots pour exprimer leurs besoins émotionnels. Pour ma part, j’ai montré que la socialisation masculine implique la canalisation de l’expression des émotions les plus intimes dans l’action et que de tels comportements sont souvent difficiles à décoder (Dulac, 2001, ch. viii).

Il est indéniable que les hommes sont incités socialement à être stoïques, forts et durs et que cela participe à la perpétuation des rapports sociaux entre les sexes. Toutefois, comme le souligne Pasini (1996, p. 62), il est aussi vrai que l’intimité impose l’abandon de la cuirasse qui protège le noyau le plus intime, le siège de la pudeur et de la honte, bref les domaines secrets. Mais seules la tolérance et une grande estime de soi font du dévoilement du moi intime une opportunité plutôt qu’une menace. Les hommes qui pensent devoir cacher des parties d’eux-mêmes qu’ils estiment inavouables vivent inévitablement l’intimité comme un risque personnel. Or, la peur de l’intimité a de graves conséquences sur la vie des hommes, des femmes et des enfants.

Il appert que les relations humaines dépourvues d’intimité s’appauvrissent rapidement et deviennent vites ennuyantes et peu satisfaisantes. Certes, de telles relations sont pauvres, mais à long terme, une telle diète relationnelle risque de provoquer une déficience nutritionnelle (relationnelle). De même en est-il des hommes qui ne sont intimes qu’avec leur conjointe ou les proches parents. En se privant de relations gratifiantes avec d’autres hommes et d’un réseau de soutien élargi, ils perpétuent la division sexuelle des tâches où les femmes sont responsables du travail émotionnel et affectif.

Dans le paradoxe dépendance-indépendance qui régit l’intimité de bon nombre d’hommes, l’anxiété masculine et la peur de l’intimité prédominent. L’intimité est perçue comme dangereuse. Dutton et Browning (1988) montrent clairement que certains hommes sentent leur espace personnel envahi par les femmes et craignent d’être engloutis par elles ; ils cherchent alors à s’évader en créant une distance en ayant même parfois recours à la violence.

L’intimité masculine déficiente concerne directement les limites et les faiblesses structurelles du réseau de soutien des hommes. Les effets positifs du réseau social sur la santé sont soulignés dans de nombreuses études épidémiologiques (Pasini et Francescato, 2001). La personne qui multiplie les contacts avec autrui et participe activement à la vie sociale se porte mieux que celle qui mène une existence solitaire. Mais le réseau de soutien est le produit de transactions complexes entre la personne et l’environnement. Si l’on analyse les comportements des hommes, on constate que leurs besoins d’intimité sont aussi grands que ceux des femmes. Cependant, ils camouflent leurs besoins d’intimité derrière des exigences avouables sur le plan social. Ainsi, prétendre n’avoir besoin de personne constitue souvent une tentative désespérée de nier son désir profond d’intimité. Dans cette optique, pour sauver la face, pour sauvegarder une image factice de virilité, les hommes paient souvent un prix démesuré en solitude et dépression et vivent des difficultés croissantes dans leurs rapports affectifs, jusqu’à la crise. Il s’agit là d’un handicap qui, dans certaines circonstances, peut être fatal. Ainsi, la difficulté des hommes à vivre l’intimité avec d’autres hommes devient la source principale de problèmes sociaux. Ces problèmes, comme la rupture d’union et l’instabilité des relations conjugales, sont vécus dans le privé (relations), mais également dans la sphère publique. De tels problèmes touchent non seulement la conjugalité, mais aussi la paternité, c’est-à-dire l’intimité entre le père et ses enfants (Dulac, 1992). Jourard (1971) nomme désespérance (disparaissant) la perte de sens de la vie qui rend les hommes vulnérables aux problèmes de santé mentale et au suicide.

Fehr (1996) montre que les amitiés masculines offrent moins de soutien que les amitiés féminines. Certes, les hommes ont des amis sur qui compter en cas de coup dur, des amis qui offrent l’avantage de permettre le développement de soutiens instrumentaux et informatifs, lesquels ne sont pas dénués de valeur. Les hommes sont de bons conseillers, donnent des avis et informent les autres en plus d’offrir un soutien concret forgé de petits services (réparation, entretien, transport) et de grands. Bref, une aide objectivable dans et par l’action. Mais qu’en est-il du soutien intime des amis masculins ? Wellman (1992) montre que le soutien porte sur des tracas mineurs concernant la famille et le travail qui permettent aux hommes de ventiler leurs frustrations ou angoisses. Plus rarement, les amis masculins offrent un soutien émotionnel à grande échelle et à long terme concernant des problèmes plus graves : divorce, rupture amoureuse, deuil, etc.

Passick (1990) ajoute que même lorsqu’un homme se confie à un autre homme, l’attitude de ce dernier est passablement différente de celle d’une femme confidente. Ainsi, il observe qu’une femme confidente écoute attentivement et par la suite s’enquiert quotidiennement de ce qui préoccupe la personne. Par contre, se confier à un autre homme est, au départ, une aventure risquée. Un homme confident écoute, soutient, mais surtout conseille et donne un avis sur la situation de l’autre. D’autre part, il ne fait pas de suivi, c’est-à-dire qu’il ne pose pas de questions sur la situation dans les jours ou les semaines qui suivent.

C’est dans de telles circonstances que l’intimité et l’amitié entre hommes sont décevantes ainsi qu’insuffisantes et qu’une telle attitude de la part du confident peut blesser. Nous savons que dans les relations de soutien, plus l’émotion exprimée est négative, plus grande est l’intimité perçue. De la même façon, plus l’état émotionnel est intense, plus l’intimité perçue est grande (Howell et Conway, 1990). Par ailleurs, les hommes parlent surtout des éléments positifs de leur vie afin de protéger leur image (Dulac, 2001). Dans cette optique, les hommes ont peu de chances de vivre une grande intimité. On peut penser qu’une telle attitude est adoptée par des hommes qui adhèrent aux dimensions les plus traditionnelles (hégémoniques) de la masculinité. Celles-ci sont antinomiques à l’offre et à la réception d’un soutien social et plus particulièrement d’un soutien affectif-émotif — compréhension, réconfort, aide et sécurité — et l’on sait déjà que des attributs de la masculinité traditionnelle constituent un facteur de risque de suicide (Dulac, 2001a). Offrir et bénéficier d’un soutien sont le propre des relations où se manifestent l’expression affective, le dévoilement de soi qui présume l’intimité, l’empathie, c’est-à-dire un ensemble de traits paradoxaux par rapport à la masculinité traditionnelle (Trobst et al., 1994).

Hommes en changement

Si les penseurs de l’intime (Giddens, Luhman, De Singly et autres) ont vu juste, des signes indiquent que les hommes exploitent de nouvelles possibilités de relation où davantage de qualités individuelles et uniques seraient significatives. Bien que l’on ait longtemps pensé que l’intimité occupe une place moins importante dans la vie des hommes que dans celle des femmes, rien n’est plus faux. Banks (1995) signale qu’hommes et femmes apprécient les relations amicales avec les personnes du même sexe, dans la mesure où les échanges comportent du dévoilement, des comportements expressifs et de l’intimité. Quoique l’affrontement entre les sexes ait fait en sorte que certains hommes bien disposés aient ressenti un profond malaise devant les railleries relatives aux hommes roses, ces derniers se trouvent néanmoins dans une situation de double contrainte. Ils estiment, tout comme Braconnier (1996, p. 173), qu’on leur demande d’être forts et virils, de se tailler une place dans le monde du travail, mais aussi de s’occuper des enfants et de refuser de s’engager dans une quelconque voie qui les mènerait à supplanter les femmes. Ces hommes, qui cherchent à protéger leur moi profond de la souffrance qu’éveillent les moqueries de l’autre, se tournent vers la quête d’une identité intime et la recherche d’un moi authentique dans les rapports avec les hommes, les femmes et les enfants (Dulac, 1994). Ces militants de la condition masculine sont sans doute le fait le plus marquant des dernières années. C’est dans la vie privée que le débat est maintenant porté, plus précisément dans l’intimité des relations humaines, qu’elles soient amicales, amoureuses, conjugales, parentales ou professionnelles. Comprendre le fonctionnement de l’intimité en regard des codes de la masculinité hégémonique, c’est entrer de plain-pied dans ce que Giddens (1992, p. 3) nomme la recalibration postmoderne de l’intimité redéfinie comme négociation : « Some have claimed that intimacy can be oppressive, and clearly this may be so if it is seen as a demand for constant emotional closeness. Seen, however, as a transactional negotiation of personal ties by equal, it appears in a completely different light. Intimacy implies a wholesale democratizing of interpersonal domain. »