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Le cas des Volontaires du service national actif (VSNA) se situe dans le grand mouvement des relations franco-québécoises ; il en est un des éléments essentiels tout en présentant un caractère exceptionnel.

La coopération entre les deux sociétés a commencé en 1961, avec l’inauguration de la Délégation générale du Québec à Paris, puis s’est institutionnalisée avec les accords de 1964 et de 1965 sur l’éducation[1]. La nouveauté de ces relations, et leur intensité politique, a obligé les deux gouvernements et leurs bureaux à improviser pour faire face aux demandes nouvelles venues du Québec. C’est ainsi que se met en place la machinerie de la coopération, d’abord avec les accords sur les stages et les échanges d’enseignants ; l’incitation à trouver d’autres solutions va être accélérée à partir de 1967, mais les bases existaient avant le fameux « Vive le Québec libre ».

Un des principes fondamentaux a été celui de la parité : en dépit de la disparité de taille et d’histoire entre les deux sociétés, les échanges devaient porter sur le même nombre de personnes, dans des conditions identiques. Les enseignants se remplaçaient poste pour poste, les crédits affectés à cette coopération étaient identiques. Ces dispositions offraient aux gouvernements la stabilité, la facilité et évitaient les affrontements.

Par ailleurs, le gouvernement français a puisé dans sa grande expérience administrative et politique pour prendre en compte cette coopération : un exemple bien connu est celui de l’Office franco-québécois pour la jeunesse (OFQJ), calqué sur l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) ; un autre est celui des VSNA utilisés dans la coopération avec divers pays récemment indépendants. En 1964, une partie des besoins du Québec en matière d’éducation a pu être pourvue par ces coopérants à titre militaire. Un tel choix administratif et entériné par les Québécois n’est pas décidé par les premiers ministres. Il échappe totalement à la parité et prend naturellement une tournure particulière : décidé en 1964, l’envoi de coopérants militaires français au Québec est nécessairement ambigu et provisoire, mais en même temps la mise en place de ce système repose sur des bureaux et des personnels qui sont poussés à le faire durer. En fait, le mouvement des VSNA suit d’assez près celui de l’ensemble de la coopération : puissant au milieu des années 1960 et s’amenuisant jusqu’à la fin des années 1970 ; il disparaît quand la coopération prend un tournant économique et sans douleur, dans la mesure où la demande québécoise d’enseignants et de hauts fonctionnaires venus de France a disparu.

Entre 1964 et 1974, période d’échanges les plus intenses et multiples entre la France et le Québec, 1418 coopérants VSNA ont été affectés dans les universités québécoises et près de 500 en tant qu’experts dans les ministères[2]. À l’échelle de la France, de tels chiffres restent faibles avec une moyenne de 200 nouveaux partants par an, mais pour le Québec leur apport ciblé a été nécessairement marquant.

Le fait même d’envoyer des jeunes gens formés pour aider au développement du Québec est paradoxal : les VSNA avaient été communément envoyés dans les pays récemment indépendants qui avaient été colonies de la France (François, 1984), mais jamais en nombre significatif dans un autre pays développé[3]. L’incongruité de cette situation n’a pas échappé aux membres des deux gouvernements et celui du Québec a été vigilant pour évaluer de façon régulière les résultats de cette coopération particulière ; le gouvernement français accoutumé à de tels dispositifs ne s’est posé aucune question particulière sur cette version québécoise.

Pour les coopérants eux-mêmes, l’expérience du Québec qui se situait au début de la vie active a nécessairement pris une grande importance car elle les a mis face à un mode de vie américain dans un environnement marqué par une culture française et catholique.

Située dans la problématique des échanges internationaux culturels et sociaux (Iriye, 1997), et plus particulièrement dans l’historiographie des relations franco-québécoises, la présente recherche repose sur un certain nombre d’archives[4], ainsi que sur les réponses à un questionnaire envoyé à d’anciens coopérants[5], elle cherche à préciser quel a pu être le rôle de ces centaines de jeunes gens pour les deux sociétés et pour eux-mêmes et quelle a été leur place dans l’ensemble de la coopération franco-québécoise.

Le hasard et la nécessité

« Les ententes de coopération franco-québécoise permettent de faire venir au Québec pour une durée de seize mois des diplômés français qui, autrement, devraient faire leur service militaire en France[6] ». Une telle définition est exacte, mais l’ambition de la coopération ne se limitait pas à éviter que quelques-uns ne soient pas conscrits.

Les conditions générales

Le gouvernement français a établi ce service de coopérants au titre du service national il y a nombre d’années. Il sert principalement dans les pays d’Afrique, au Maghreb d’abord et aussi au sud du Sahara où les coopérants sont quand même moins nombreux. Les coopérants sont ainsi disséminés un peu partout dans le monde y compris l’Amérique latine. Un certain nombre, parmi les meilleurs, servent en France.

Les pays où les coopérants sont le plus nombreux sont des pays très sous-développés, donc où les coopérants sont tous bienvenus. Ils sont de toute façon placés par les services français qui dirigent presque seuls l’opération... Les services de coopération au titre du service national a été étendu au Québec il y a maintenant quatre ans. D’un premier groupe de trente coopérants, nous sommes rendus à un groupe de plus de 400 cette année... Nous ne sommes pas si sous-développés que tout coopérant qui s’offre ou qui est offert soit accepté d’emblée[7].

Jean Chapdelaine, délégué général du Québec à Paris, décrit une situation qui correspond exactement à la réalité et il soulève certaines des questions qui se posent nécessairement du côté québécois, et il continuera à être très lucide à ce sujet.

C’est en effet en 1964, lors de la mise au point de l’accord franco-québécois sur l’organisation de stages, prélude à l’entente sur l’éducation de 1965, que les experts du gouvernement français ont proposé la solution des VSNA pour répondre à la demande du Québec :

Par contre, je ne pense pas que nous puissions envoyer au Québec nos professeurs spécialisés aussi nombreux et aussi longtemps que le souhaiteraient les autorités de la Province de Québec. Nos disponibilités en professeurs hautement qualifiés que le monde entier nous réclame sont trop réduites pour faire face à tous les besoins. Je propose donc une autre formule qui permettrait de réduire singulièrement la durée du séjour au Canada de nos professeurs, sans nuire aucunement à l’efficacité de ces stages : ce sont notamment les VSNA qui se verront acquitter cette tâche[8].

La position de la France est claire : il s’agit d’aider à la modernisation du Québec dans le domaine de l’éducation et, parmi les très nombreux dispositifs qui sont mis en place, le recours aux VSNA apparaît comme un moyen peu coûteux et nécessairement temporaire en raison du statut de ces derniers. Les autorités du Québec acceptent le principe de cette coopération particulière ; en 1967, elle est étendue au domaine technique avec l’envoi d’experts dans les ministères. Les deux sociétés mettent alors au point les conditions pratiques : le voyage aller-retour est pris en charge par le gouvernement du Québec qui organise, les grandes années, des vols nolisés, alors que les indemnités versées aux coopérants sont rapidement versées par moitié par chacune des deux parties[9]. Cette indemnité est calculée de façon à ne pas mettre les VSNA sur le même plan que les salariés québécois des établissements qui les engagent, même s’ils sont soumis à une convention collective spécifique, mais du même type que les autres employés : congés, assurances, horaires, etc.

Des ambitions différentes

Les autorités françaises n’ont aucun état d’âme au sujet des VSNA : il s’agit d’une main-d’oeuvre de qualité dont l’envoi à l’étranger contribue au prestige de la France et qui est destinée à rendre service aux pays dans le besoin. Le Québec se trouve dans une phase de transformation profonde de son appareil d’État et de son système éducatif, pendant laquelle toute forme d’aide est bien accueillie. Les coopérants doivent rester 14 ou 16 mois sous leur statut et ensuite il paraît naturel aux concepteurs du programme qu’ils rentrent dans leur pays d’origine, fiers de la tâche accomplie, mais ils peuvent également rester avec un contrat civil quand ils le souhaitent. La procédure est rôdée et pose d’autant moins de problèmes que les responsables français sont très sûrs d’eux-mêmes et convaincus du rôle civilisateur de leur pays sous toutes les latitudes.

Pour leurs partenaires québécois, la situation est très différente, d’autant que l’arrivée de ces « militaires » est perçue comme équivoque car elle évoque « la coopération militaire en pays sous-développé, en un État dans lequel le service militaire n’existe pas, et dont le niveau de sous-développement économique face à la France doit être parfois assez difficile à déterminer »[10].

De plus, les bureaux québécois doivent mettre sur place un système de réunions d’information avant le départ de France, créer un comité de sélection afin de choisir ceux qui conviennent le mieux aux besoins, rédiger des statuts, et assurer la répartition des VSNA dans les diverses institutions de toute la province. Au-delà de ces obligations pratiques assez faciles à exécuter, se posent des questions politiques : ces jeunes Français diplômés ne constitueraient-ils pas un groupe d’immigrants souhaitables ? Le gouvernement du Québec en fait un de ses objectifs et les différents responsables ne cessent de l’affirmer. En 1969, Gaétan Boucher, conseiller au MRI, le dit clairement : « Ce programme favorise très nettement l’immigration sélective de ces jeunes Français, dont le niveau moyen d’instruction est la licence... », lesquels peuvent même devenir les futurs cadres de la « haute administration »[11]. Dans les années suivantes, toutes les évaluations du programme posent la question de son apport pour l’immigration au Québec : « ... examiner les moyens d’intéresser le plus grand nombre de ces stagiaires à demeurer en permanence au Québec[12]. » L’objectif est même avancé de faire demeurer la moitié des VSNA au Québec, après leur séjour officiel ; ils offrent l’avantage de parler français et trouvent à s’employer dans la fonction publique québécoise de façon très efficace, puisqu’ils sont là en priorité pour rendre des services et non pour améliorer leur formation personnelle.

Cette préoccupation n’a jamais été communiquée aux autorités françaises, qui ne l’auraient certainement pas approuvée dans la mesure où il s’agissait bien d’une forme de « transfert de cerveaux » sans aucune dimension positive pour le pays d’origine, mais le nombre de cas restant limité, il ne semble pas avoir attiré l’attention du Quai d’Orsay.

En revanche, ce souci québécois explique que le programme des coopérants ait été fréquemment évalué, afin de savoir comment ces derniers s’adaptaient à leur nouveau milieu.

Une répartition volontariste

En 1965, le premier contingent de coopérants culturels est de 28 personnes, ce chiffre est plus que doublé l’année suivante quand le dispositif est mis en place, puis une forte accélération se produit à la suite de la relance de la coopération qui suit la fameuse visite du général de Gaulle au Québec et les différents accords qu’elle entraîne (Thomson, 1988) :

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Les coopérants sont venus en grand nombre pendant environ trois ans et les autorités québécoises se sont préoccupées aussitôt de leur trouver un emploi utile. Les deux premières années, les coopérants culturels ont été envoyés dans des établissements d’enseignement secondaire (écoles normales, instituts de technologie et même école régionale), puis très vite, en raison de leur niveau d’études, dans les centres de formation des maîtres et dans le réseau universitaire en plein développement avec la création de l’Université du Québec. Toutefois, le problème s’est posé au début des années 1970 à cause de la concurrence qui pouvait survenir du fait de la formation de nombreux diplômés québécois. La répartition des VSNA a été modulée en fonction des disciplines et de la localisation des établissements : les besoins se sont maintenus plus longtemps dans les universités périphériques que dans celles de la métropole, qui recrutent néanmoins le plus grand nombre des coopérants.

En 1968, l’Université Laval regroupe 26 VSNA, contre 12 à l’Université de Montréal et 8 à l’UQAC comme à l’UQAR ; les proportions sont similaires de 1971 à 1974, puisque la première en a accueilli 66 durant ces trois ans, la seconde 59, l’Université de Sherbrooke 60, celle de Chicoutimi 8, de Rimouski 8, comme l’École polytechnique de Montréal. Dans les principales universités, ces chiffres ne sont pas négligeables et les coopérants y ont tenu une place importante : en 2005, l’Université de Sherbrooke a rendu un hommage officiel à ces coopérants pour le rôle qu’ils ont pris dans son développement.

La répartition par discipline suit les priorités des établissements et des autorités : à la rentrée de 1973 comme dans les années précédentes, les coopérants sont par moitié des scientifiques dans les disciplines dites « dures », une dizaine des administrateurs, une demi-douzaine des médecins et seulement deux sont spécialisés en sciences humaines et affectés à l’Université de Montréal.

Dans les premières années, cet équilibre disciplinaire était plus littéraire : en 1968 à Chicoutimi, la moitié des six coopérants venait des lettres et sciences humaines, mais dans ces spécialités, la relève a été rapidement assurée par des Québécois plus ou moins diplômés, contrairement à ce qui se passait dans les sciences.

Le cas des médecins est intéressant, car dès 1968 leur nombre plafonne à 30, presque tous employés au ministère de la Santé, car le syndicat professionnel des médecins québécois a protesté contre l’arrivée des Français et s’oppose à leur accès à une clientèle privée[14]. En revanche, un certain nombre de médecins français s’est fixé au Québec, sans passer par les organismes de coopération.

Cet exemple indique que les coopérants devaient trouver leur place, sans gêner les collègues québécois ; ce pouvait être de façon formelle, mais aussi informelle, par le choix de sujets enseignés plus axés sur l’Europe que sur la réalité locale — ce qui était plus aisé en littérature et en histoire que dans les disciplines scientifiques.

Les exigences des besoins du Québec sont encore plus apparentes dans la répartition des experts dans les ministères : les services dressent en premier des listes de postes vacants sur lesquels des VSNA peuvent être placés ; ainsi, lors du budget 1969-1970, 10 ministères offrent 484 postes, alors que 75 de ces derniers seulement sont demandés[15]. De cette façon, les coopérants techniques sont rarement en conflit avec des Québécois. La répartition par service est également révélatrice.

De 1968 au début des années 1970, les coopérants sont principalement affectés au ministère de la Santé (20 à 25% du total) et à ceux de l’Agriculture et de la Colonisation (un peu moins de 20%) ; les autres se répartissent en petits groupes dans les autres services : six aux Finances, quatre au Transport, deux aux Affaires culturelles.

Par ces choix, les universités comme les ministères favorisent la formation scientifique ou le développement de l’économie, mais accordent relativement peu d’importance à la langue et à la culture qui sont pourtant les réels fondements de la coopération entre la France et le Québec.

Dans ces conditions, la sélection des coopérants au départ est d’autant plus sérieuse que le nombre de candidats est important. En 1969, 3500 dossiers de candidature ont été soumis aux autorités québécoises, et l’année suivante certaines estimations évaluent à 8000 les candidats qui ont indiqué le Québec parmi leurs choix : signes de la popularité de ce programme, qui est le premier au service de la coopération à être traité par des ordinateurs[16]. Le comité de sélection effectue un premier tri rapide, en fonction des exigences établies, mais pour 100 postes en 1971, Louise Baudouin, adjointe de Gaston Cholette, fait passer des entrevues à 300 personnes. Une sélection aussi sévère favorise les pressions diverses des gens bien placés en faveur de leurs enfants ou de leurs amis[17] : « Un certain nombre de coopérants nous sont connus ou nous sont recommandés. C’est parmi eux que nous pourrions faire notre premier choix et demander ensuite que l’on trie les dossiers pour trouver ceux qui nous manquent[18]. » La procédure suscite également le refus d’un certain nombre de candidats, qui, parfois, font entendre leur mécontentement.

Une fin programmée

À partir d’octobre 1973, le gouvernement québécois, après avoir vanté la qualité du travail accompli par les VSNA culturels, signale que « l’intérêt pour ce programme diminue progressivement ». En effet, les modifications apportées au service militaire en France, par la loi Debré, aboutissent à ce qu’il soit effectué à la fin du premier cycle avant la fin des études, ce qui rend les candidats peu aptes à enseigner dans les universités. Ceux-ci n’ont en effet reçu ni expérience d’une classe, ni stages de pédagogie et n’ont encore fait aucune recherche. De plus, les établissements du Québec ne parviennent pas toujours à recruter des coopérants pour leurs besoins très spécifiques, à un moment où les diplômés locaux sont plus nombreux. Enfin, l’augmentation de l’indemnité versée aux VSNA pèse sur les budgets au ministère comme dans les universités. Un système de stagiaires civils semble préférable, car la « formation du jeune chercheur français et celle du jeune chercheur québécois sont complémentaires[19] ».

Le nombre de VSNA culturels est réduit à 50 dans les années suivantes et celui des experts suit une évolution semblable. Pourtant, la coopération de ce type convient aux deux gouvernements et satisfait les demandes effectuées par des candidats précis ; elle se perpétue jusqu’au début des années 1990 avant la suppression du service militaire en France, le plus souvent avec des affectations individuelles dans les grandes entreprises françaises installées au Québec ou dans des firmes québécoises (Hoechst-Roussel, Sarbec, Québec Loisirs, Essilor, etc.) et dans quelques institutions bien ciblées (École Polytechnique, Université McGill)[20]. Il ne s’agit plus alors de coopération entre deux sociétés, mais de possibilités offertes à des candidats talentueux et recommandés ; dans les ministères, des échanges de fonctionnaires ont pris la place des VSNA d’antan.

De jeunes français au québec

Une origine diversifiée

Les quelque centaines de VSNA de la « grande époque » ont des origines très variées, aussi bien pour la formation que pour la provenance.

Les coopérants sont tous jeunes — entre 23 et 26 ans — et environ 25% arrivent mariés au Québec, quelques-uns avec des enfants. D’après des renseignements parcellaires, environ 40% sont originaires de Paris et sa région, les autres viennent de toutes les parties de la France, en fonction des établissements universitaires qui s’y trouvent. Leur formation correspond assez bien aux exigences avancées par les autorités québécoises. Leur niveau moyen d’études est la licence avec une très grande variété de spécialités, du kinésithérapeute à l’ingénieur informaticien, de l’agrégé d’histoire à l’agronome ; toutefois, la formation mathématique et celle de sciences économiques sont les plus prisées avec chaque année une dizaine de diplômés de chacune de ces spécialités. Environ un tiers des VSNA sont venus au Québec après avoir eu des contacts préalables avec des établissements québécois ou après un séjour sur place l’année précédente pour y négocier leur engagement. Environ 10% d’entre eux sont même directement incorporés sur place, en plein accord avec les autorités françaises. Ces séjours préalables réduisent la période d’adaptation et facilitent l’insertion des nouveaux arrivants.

Une évaluation régulière

Le caractère exceptionnel de cette coopération explique que les autorités québécoises cherchent presque tous les ans à savoir comment se déroulait cette expérience.

Fin 1969, Marc Morin, attaché d’éducation à la délégation générale du Québec à Paris, estime qu’il faut repenser la politique de coopération, tant sur le plan des procédures que sur le fond : la pénurie de spécialistes québécois existe-t-elle toujours ? Les coopérants au contrat court ont-ils le temps de faire fructifier leur expérience ? La formation théorique des jeunes Français favorise-t-elle le nécessaire affrontement des idées[21] ?

Ces propositions ne sont pas immédiatement suivies, dans la mesure où le programme des VSNA monte alors en puissance, mais elles sous-tendent les travaux qui sont menés par la suite.

En mars 1970, au ministère de l’Éducation, on affirme qu’il faut : « Évaluer le rendement du programme en cours et proposer des mesures susceptibles d’améliorer le mode de sélection, les normes relatives à l’affectation des coopérants, à l’efficacité de leur travail et aux conditions de séjour[22]. »

Or, l’année précédente, le MRI a lancé une enquête auprès de tous les coopérants en leur envoyant individuellement un copieux questionnaire :

Vous êtes au Québec depuis un certain nombre de mois en vertu du programme de coopération technique entre la France et le Québec. Le Québec est réjoui de votre présence et apprécie votre apport à sa juste valeur.

Il est cependant évident que la mise sur pied et le fonctionnement du programme occasionnant le déplacement d’une centaine de personnes ne peut s’effectuer qu’au risque de mésadaptations plus ou moins graves. C’est pour corriger cette situation que nous avons entrepris auprès de tous les coopérants se trouvant au Québec une enquête sociologique. Cette dernière nous permettra d’ajuster notre politique en vue d’une meilleure adaptation des nouveaux coopérants qui arriveront en septembre prochain[23].

Ces questionnaires très complets sur tous les aspects de la vie des coopérants devaient permettre à un sociologue réputé de faire une synthèse sur le sujet. En fait, c’est une évaluation administrative qui a été menée par les services du ministère de l’Éducation à partir des réponses de 225 coopérants, sur les 379 reçues[24].

Les résultats concordent avec ceux des enquêtes individuelles que nous avons menées. Les coopérants sont globalement satisfaits du travail qu’ils font, surtout ceux qui sont dans l’enseignement, car les employés des ministères se plaignent d’être mal utilisés dans des tâches peu prenantes. Certains des coopérants ont découvert le niveau faible des étudiants, mais ont perçu la dynamique de développement de ces jeunes institutions, parfois au risque de grève prolongée pour ceux qui étaient au début des années 1970 à l’UQAM ; des spécialistes en recherche médicale n’ayant pas toujours trouvé un milieu de travail favorable ont décidé de rentrer. Ces réserves n’empêchent pas des avis généralement favorables, puisque près de 90% affirment qu’ils recommenceraient volontiers l’expérience.

La situation familiale pèse sur les coopérants. Les résultats de l’enquête sont clairs : les couples mariés avec des enfants ont plus de difficulté à s’adapter au Québec que les célibataires et les couples sans enfants ; toutefois, parmi ces derniers, l’épouse peut ne pas trouver de travail et sa situation peser sur le déroulement de la carrière de son mari. Alors que les VSNA venus au Québec avant leur période militaire s’adaptent très rapidement et sans heurts, les quelques-uns qui y sont arrivés après un séjour aux États-Unis ou au Canada anglais éprouvent certaines difficultés. Ces derniers ont déjà connu la vie à l’américaine et ils n’en trouvent au Québec qu’un succédané, d’autant qu’au début des années 1970 le niveau de vie y était moins élevé que dans le grand pays voisin. Dans le même temps, les jeunes Français venus directement de France y appréciaient sans comparaison possible les facilités d’une vie quotidienne à l’Américaine : « découverte de l’Amérique et de sa mentalité. Immersion dans une “seconde patrie” francophone[25]. » En février 1970, France Soir a fait un reportage sur les coopérants français à Chicoutimi, véhiculant les clichés sur les « trappeurs », mais empreint d’une réelle sympathie[26].

Plus ambiguës sont les réponses sur le développement d’amitiés avec la population d’accueil : autant certains sont enthousiastes, souvent quand ils se sont mariés sur place comme la moitié de notre échantillon, autant d’autres soulignent la richesse des liens professionnels, mais la faiblesse des relations amicales en dehors du groupe de coopérants. Cette situation assez répandue[27] est soulignée par la création d’un journal lancé par des coopérants de l’Université Laval (là où ils étaient les plus nombreux) : Les Gaulois, Bulletin de liaison des coopérants français au Québec, qui a existé de 1973 à 1975[28]. On y trouve de l’humour, des renseignements pratiques, comme des critiques élogieuses ou amusées de spectacles québécois. Ce modeste journal n’exclut aucun contact amical ou personnel avec des Québécois, mais il manifeste la prise de conscience d’une petite communauté de Français, qui ont besoin de se rassembler.

La plupart des VSNA ont été enthousiasmés par leur séjour au Québec, en dépit de quelques réserves bien naturelles. Cela signifie-t-il qu’ils ont comblé la volonté des autorités québécoises d’en faire des immigrants ?

Des immigrants ?

Les officiels du Québec ont ouvertement souhaité que les coopérants se fixent sur place après leur période de service, mais ils n’ont pas mené d’enquête à ce sujet, qui ait laissé des traces dans les archives. Or, il est certain qu’un certain nombre de ces jeunes célibataires ont choisi de rester pour poursuivre leurs activités et pour éventuellement fonder une famille, mais il est très difficile d’évaluer le nombre de ceux qui l’ont fait car mener une enquête systématique aurait demandé de gros moyens pour des résultats incertains.

Le nombre réduit de réponses à notre questionnaire ne permet pas de tirer des conclusions générales, mais il donne quelques perspectives. Sur quatorze coopérants, huit sont restés au Québec et ceux-là y avaient fait un séjour préalable à leur incorporation ; ils sont ravis de leur choix. « Expérience inoubliable qui a changé ma carrière et celle de mon épouse par rapport à nos études françaises » pour l’un, « trente ans plus tard, le bilan est positif : ma belle-famille travaille et vit dans un cadre français, avec le recul, ce n’était pas évident » pour un autre[29].

Les réponses obtenues sont celles d’ex-coopérants qui ont gardé des liens avec les deux sociétés, certains ont fait carrière dans l’université et ont été partie prenante de nombreux échanges France-Québec postérieurs à leur séjour initial, d’autres parce que des liens familiaux de type varié demeurent. Ils ne peuvent représenter l’ensemble du groupe, pour lequel une estimation difficile à vérifier de ceux qui sont restés au Québec pourrait se situer entre un quart et un tiers. Ceux qui l’ont fait y ont poursuivi leurs études et y ont nécessairement trouvé des carrières de qualité : nombreux professeurs et cadres des établissements d’enseignement supérieur ou hauts fonctionnaires.

La plupart des autres qui sont revenus en France n’ont pas conservé de liens particuliers avec le Québec, même s’ils en ont gardé un excellent souvenir.

Conclusion

Les pages qui précèdent rendent compte d’un exemple limité de la coopération internationale dans le contexte très particulier de la coopération entre la France et le Québec. Le cas des VSNA se distingue par le profond déséquilibre qui existe ente les deux partenaires. Le gouvernement français en envoyant ses jeunes coopérants agit en grande puissance qui vient généreusement dispenser sa culture et ses valeurs, alors que celui du Québec, très conscient de l’ambiguïté de la situation, choisit de rationaliser a posteriori : il déplace le problème et fait disparaître ce contenu semi-colonial en faisant de ces jeunes Français des immigrants potentiels dont seules les capacités individuelles comptent.

Comme toujours avec des personnes humaines, la réalité ne suit pas nécessairement les ambitions des autorités : quelques VSNA ont pu arriver au Québec comme dans un pays sous-développé où ils apporteraient la bonne parole, mais la plupart ont vite apprécié la richesse sociale québécoise et découvert un mode de vie plus moderne qu’en France, d’autres, sans idée préconçue, avaient choisi la découverte et l’ouverture, toujours gratifiantes. Pour autant, l’immigration définitive était très rarement envisagée au départ, sa possibilité n’a été envisagée qu’au bout de quelques mois en fonction des relations personnelles et professionnelles.

En dépit de sa spécificité, le cas des VSNA est une illustration de la coopération entre la France et le Québec : lancée par les gouvernements sans analyse très profonde, cette expérience vaut par ce que ces hommes et ces quelques femmes en ont fait. Il montre également que cette coopération pouvait aussi fonctionner sans être paritaire.