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Martine Franck, Portrait de Michel Foucault, Paris, 1978, Magnum Photos.

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L’oeuvre de Michel Foucault traverse des champs dont les frontières sont jalousement gardées : philosophie, sociologie, histoire, anthropologie, linguistique, épistémologie, critique de l’art. Les cloisons disciplinaires des sciences sociales et humaines se brouillent et de nouveaux ponts transversaux sont construits, obligeant de nombreux spécialistes à reproblématiser leurs objets d’étude et d’intervention. Comment pourrait-il en être autrement lorsque les notions d’homme et d’humanisme se trouvent au centre de la critique foucaldienne (Foucault, 1992, p. 355-398) ? Brouillage disciplinaire à la fois fécond et déstabilisant qui renouvelle les manières traditionnelles de philosopher et de problématiser les enjeux de société.

La radicalité du questionnement philosophique, transposée sans complexes dans les domaines des disciplines les plus variées (de la psychiatrie au droit, de la criminologie à la sexologie, de la médecine à la biologie), force un double déplacement qui pose des problèmes théoriques et méthodologiques majeurs. Alors que la philosophie renoue avec les problèmes de la cité, les sciences empiriques sont confrontées quant à elles, à leurs conditions de possibilité (formelles, historiques, sociales, politiques, économiques, prescriptives, etc.). Qu’a-t-on fait historiquement des fous, des pauvres et des malades ? Pourquoi enferme-t-on certaines catégories de personnes ? Pourquoi faut-il constamment dire et se dire « qui » on est ? Comment gouverne-t-on ? À quel type de pouvoir avons-nous affaire ? Qu’est-ce que dire « vrai » ? Comment peut-on devenir sujet moral de son action ?

Foucault n’est pas Durkheim. Sa méthode, parfois obscure, cryptée ou dévoilée par bribes ici et là (entrevues, cours, articles, etc.), est remise constamment au point et, parfois, radicalement en question (archéologie, méthode structuraliste, généalogie, problématisation, diagnostic, etc.). Ses notions clés se redéfinissent successivement au cours de ses travaux jusqu’à se rendre méconnaissables (épistémè, dispositif, discipline, savoir, discours, pouvoir, gouvernementalité, assujettissement, sujet, véridiction, etc.). Et, enfin, les problématiques traitées dans ses textes ne font pas l’unanimité des commentateurs qui multiplient les effets de brouillage et parfois de mésinterprétation. De quoi parle-t-on au juste dans tel ou tel ouvrage ? Quelle méthode est mise à l’oeuvre ? Peut-on justifier historiquement tel ou tel découpage chronologique ? Peut-on rassembler dans un même corpus d’analyse des matériaux fort hétérogènes (dispositions architecturales, règlements administratifs, taxinomies, peintures, récits obscurs de gens oubliés, décrets royaux, théories scientifiques, etc.) ?

Malgré un certain malaise que bien des sociologues éprouvent envers ces difficultés, force est de constater que la pensée complexe de Michel Foucault ne peut être appréhendée dans un seul registre disciplinaire ou méthodologique qu’au prix de la stériliser, de miner son originalité et de lui ôter sa force. En sortant de son « long silence » de huit ans après la parution de la Volonté de savoir, il dira : « Quant à ceux pour qui se donner du mal, commencer et recommencer, essayer, se tromper, tout reprendre de fond en comble [...] vaut démission, eh bien nous ne sommes pas [...] de la même planète » (Foucault, 1984a, p. 14). La planète Foucault a-t-elle quelque chose à offrir aux sociologues ? Si oui, il faut se résoudre à vivre, heuristiquement parlant, avec un certain nombre de problèmes théoriques, méthodologiques, chronologiques et empiriques.

De même que Marx n’est pas seulement un penseur du nécessaire (de la détermination sociale) mais également du possible (de conditions possibles d’émancipation de cette détermination) (Vadée, 1992), Foucault est autant un penseur de l’assujettissement que de la subjectivation, du pouvoir que de sa fragilité, de la volonté de normalisation que des pratiques de liberté. D’où la pertinence de cette phrase qui met en perspective l’interprétation sociologique la plus répandue des travaux de l’auteur : « Mon rôle est de montrer aux gens qu’ils sont beaucoup plus libres qu’ils ne le pensent [...] il y a toujours possibilité de transformer les choses » (Foucault, 2001a, p. 1597). Comme cela est souvent le cas avec les classiques, le bilan de l’oeuvre de Foucault est toujours à refaire : au gré des publications d’inédits (Dits et écrits, Cours au Collège de France, etc.), de la production de nouveaux commentaires et commentateurs (dont ce numéro de revue) et de nouveaux événements (historiques, politiques, sociales) qui ébranlent les certitudes sur les enjeux et la portée de l’oeuvre obligeant une nouvelle relecture.

Il n’est pas étonnant qu’on assiste aujourd’hui à l’émergence des « foucaldismes », à l’instar des « marxismes » en sociologie, si on peut désigner ainsi le foisonnement de lectures diverses, et parfois contradictoires, de l’oeuvre de Foucault. Les foucaldismes ont été sans aucun doute alimentés par la métaphore de la « boîte à outils » (Foucault et Deleuze, 1972) concernant les multiples usages possibles de ses travaux ainsi que par les effets complexes de la réception d’une oeuvre dans des contextes différents (disciplinaires, linguistiques, géographiques, culturels, etc.). Marx disait à la fin de sa vie qu’il n’était pas marxiste (Nicolaïevski, 1997, p. 425). Foucault dirait sans doute aujourd’hui la même chose des foucaldismes, s’il était vivant. En effet, si Marx n’est pas Lénine, et encore moins Staline ou Mao, le Foucault de l’Histoire de la folie n’est pas un antipsychiatre à la Cooper ou Laing[1] ; de la Naissance de la clinique un Ivan Illich ; de Surveiller et punir un abolitionniste ; de Lavolonté de savoir un militant de la libération sexuelle ou un promoteur de nouvelles formes de sexualité ; de L’usage des plaisirs et du Souci de soi un éthicien. À ce sujet, les malentendus concernant sa critique de la médecine ont amené Foucault à dire : « Une fois pour toutes, ce livre [Naissance de la clinique] n’est pas écrit pour une médecine contre une autre, ou contre la médecine pour une absence de médecine » (Foucault, 2000, p. XV).

La médecine et l’antimédecine, la psychiatrie et l’antipsychiatrie, le capitalisme et l’anticapitalisme se complètent plutôt qu’ils ne s’opposent lorsqu’il est question des analyses foucaldiennes (Foucault, 1993 ; 2001b ; 2001c ; 2001d ; 2001e). Même épistème, mêmes dispositifs, même régime de véridiction, même logique de gouvernementalité. Bref, même résonance normative qui permet à certains systèmes, institutions, pratiques et savoirs ainsi qu’à leurs homologues « anti » non seulement d’exister ensemble, mais de se positionner comme vis-à-vis en se nourrissant mutuellement. Les uns postulent une extériorité épistémologique et méthodologique (la « vraie » science) afin de fonder la transparence de leurs théories et la neutralité de leurs recherches. Les autres imaginent un dehors réconfortant (la « vraie » critique) afin de fonder l’autorité morale et politique du discours « anti » et justifier le caractère « critique » de leurs pratiques. Spirale sans fin de promesses scientifiques et utopies politiques systématiquement non tenues qui dessine un simulacre d’antagonisme pourtant riche en effets historiques, sociaux, politiques, culturels, etc. Les travaux de Foucault ne dessinent-ils pas un portrait décapant de cette comédie occidentale d’imbroglios sociopolitiques entre véridiction et criticisme ?

On ne peut pas non plus affirmer que Foucault est un constructiviste, comme une certaine interprétation anglo-saxonne de ses travaux le prétend, bien qu’il faudrait encore s’entendre sur ce que ce terme signifie en sociologie (Hacking, 1999). En effet, Foucault ne nie pas l’existence du « fait nu », pour reprendre ses termes, de la folie, du crime ou de la maladie, voire des problèmes sociaux concrets, pour ainsi dire, bien « réels ». Au contraire, il semble évident que c’est autour de certains de ces problèmes que certaines institutions et disciplines ont associé leur destin, en les redéfinissant selon leurs objectifs d’intervention et en les codant selon leurs catégories d’analyse. Elles leur donnent certes une deuxième « réalité » positive et analytique spécifique (le malade mental par rapport au fou, le délinquant par rapport à l’infracteur, etc.), mais ne les inventent aucunement de toutes pièces. De façon brutale, on peut dire que l’abolition de la prison, de la psychiatrique, des hôpitaux, voire du capitalisme, ne résout pas les problèmes bien « réels » de la maladie, du crime, de la folie ou de la pauvreté, peu importe la façon dont on les nomme, dont on s’en occupe ou dont on les découpe selon les époques, les disciplines et les cultures. Les grands gestes de « libération » (sexuelle, psychiatrique, politique, économique culturelle, etc.) ne remplacent nullement les fastidieuses pratiques de liberté qui, souvent dans l’ombre, travaillent à l’invention du nouveau à partir du vieux plutôt qu’ex nihilo. En d’autres mots, à quoi pourrait bien ressembler la sexualité une fois libérée, ou encore, une vie sociale affranchie du pouvoir ? Tout comme la discipline, telle que Foucault l’entend, constitue le sous-sol obscur, honteux et sans gloire, des lumineuses libertés de l’homme, de l’humanisme moderne et de la démocratie, les pratiques de liberté, souvent également obscures et modestes, constituent la condition de possibilité de renversements inattendus, éclatants et glorieux qu’on nomme par des universaux : humanisme, révolution, libération[2], etc.

Les malentendus ne sont pas moindres en ce qui concerne les positions politiques que l’auteur a adoptées au cours de sa vie : « Je crois en effet avoir été localisé tour à tour et parfois simultanément sur la plupart des cases de l’échiquier politique : anarchiste, gauchiste, marxiste, [...] nihiliste, antimarxiste, [...] technocrate, néolibéral... Il est vrai que je n’aime pas m’identifier » (Foucault, 2001f, p. 1412). Si la plupart de ses travaux constituent une critique originale de certains processus, événements, institutions, sciences, techniques et savoirs occidentaux, on ne pourrait la réduire à une critique simplement anticapitaliste ou antibourgeoise. Dans les sociétés communistes que Foucault a connues de son vivant, n’est-il pas vrai que les prisons, la police, l’armée, les tribunaux (Foucault, 2000d), la censure, la répression, les asiles psychiatriques, l’État, loin de dépérir « au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze[3] », s’épanouissent et renouvellent leur vigueur ? Est-ce que ce ne sont pas plutôt certaines utopies, devenues de véritables cauchemars, ainsi que certaines théories du social et du politique qui décorent aujourd’hui les musées d’antiquités et parfois d’horreurs ? Foucault l’avait bien montré. Pour l’auteur, l’État n’est pas ce monstre froid nietzschéen[4], ni le pouvoir ce mal absolu sartrien, ni la sexualité cette dimension intrinsèquement subversive et systématiquement réprimée. Des formules certes efficaces et mobilisatrices, mais sans issues théorique, ni politique, ni pratique, dans lesquelles une certaine sociologie « critique » s’est embourbée et s’embourbe encore, tout en demandant « critiquement » le retour de l’État pour endiguer les dérives « néolibérales » contemporaines et les dynamiques transnationales de la mondialisation.

Si on peut affirmer que l’oeuvre de Foucault est inclassable et que Foucault n’est pas sociologue, on peut certes dire également qu’il existe une sociologie chez Foucault. Mais laquelle ? À quoi peut-elle servir aujourd’hui ? Quels sont ses avantages et ses inconvénients ? Ce numéro est consacré à comprendre le type de raisonnement sociologique qui se dégage de son oeuvre ainsi que ses limites, notamment sur deux plans : 1) l’apport particulier de Foucault à la réflexion sociologique ; et 2) la pertinence actuelle de sa perspective théorique. Les auteurs et les auteures participant à ce dossier expriment des points de vue différents, parfois complémentaires, parfois opposés, ainsi que des préoccupations théoriques, méthodologiques et empiriques variées.

Danilo Martuccelli analyse l’ontologie sociale implicite dans l’oeuvre de Foucault et soulève les problèmes qu’elle pose à l’analyse sociologique. Ainsi, l’idéalisme discursif (épistémè) du « premier » Foucault serait prolongé plutôt qu’infléchi par l’idéalisme pratique (microphysique du pouvoir) du « deuxième » Foucault. Pourtant, et c’est là la limite la plus problématique de l’ontologie foucaldienne selon Martuccelli, la réalité sociale ne devrait pas être réduite à la totalité d’énoncés possibles ou des pratiques « prévues et programmées ». Une telle association entre langage et monde social est assumée par Foucault avec plus de rigueur, de cohérence et de génie que quiconque, ce qui a l’avantage de dessiner à rebours les contours d’une autre ontologie sociale autour de la possibilité, toujours ouverte, de l’action sociale.

La biopolitique chez Foucault est-elle une politique de la vie ? Didier Fassin revisite l’analyse foucaldienne du biopouvoir, qui a connu un succès remarquable, pour y souligner une absence non moins remarquable : la question de la vie elle-même serait à peine effleurée. Foucault s’intéresserait ainsi moins à la vie qu’aux pratiques qui se donnent pour cible les corps et les populations. Même si la vie, à la fois produit du vivant et expression des vivants, se situe au coeur des techniques d’objectivation et des technologies de subjectivation, elle finit par échapper à l’analyse foucaldienne. L’auteur reprendra l’actualité de la tension entre la zoé et la bios, entre la vie nue et la vie sociale, affirmant que « la vie n’est nulle part mieux saisie que lorsque les deux dimensions, le vivant et les vivants, se rencontrent ». À partir des recherches conduites par Fassin sur les réfugiés en France et sur le sida en Afrique du Sud, on constate la pertinence de reproblématiser la notion de biopolitique foucaldienne en creusant du côté des frontières entre « vivant et vécu ». Non pas pour appréhender ce qui façonne, normalise ou régule la vie, mais inversement, pour penser la vie du point de vue à la fois des inégalités (« la vie ne peut jamais être pensée séparément de la question de l’inégalité ») et des légitimités (« la vie biologique comme bien suprême »).

Marcelo Otero affirme que l’idée foucaldienne voulant que les rapports de pouvoir « passent matériellement dans l’épaisseur même des corps sans avoir à être relayés par la représentation » constitue à elle seule un véritable programme de sociologie matérialiste. Mais de quelle matière s’agit-il ? Cet article tente de comprendre quelle est la prise de position épistémologique de Foucault par rapport à la matière du social. Quelle est cette chair du social à partir de laquelle on régule des comportements problématiques, mais également à partir de laquelle se constituent des pratiques alternatives (dans l’inconfort, la souffrance, la résistance, l’appropriation positive, voire la lutte sociale organisée) ? L’analyse des économies solidaires « assujettissement/subjectivation » et « anormalité/anomalie » dans l’oeuvre de Foucault permettrait de mieux comprendre tant l’originalité que les potentialités de sa sociologie.

La réception des travaux de Foucault dans l’univers de la démographie soulève plusieurs interrogations qui sont discutées par Marianne Kempeneers. D’une part, il semble compréhensible que l’analyse foucaldienne de la démographie comme l’une des techniques de pouvoir sur la population, ainsi que celle de la famille comme relais fondamental de ces techniques, laissent plutôt froids les courants dominants de la démographie, soucieux de neutralité descriptive ou inspirés des paradigmes fonctionnalistes. D’autre part, il semble étonnant que les courants critiques, d’inspiration marxiste, ne soient que marginalement touchés par les analyses foucaldiennes. L’auteure explore les raisons de cette impossible rencontre en mettant l’accent sur les convergences, divergences et chevauchements d’une autre rencontre problématique : celle des conceptions marxiennes et foucaldiennes de la reproduction dans les sociétés capitalistes.

Les travaux de Foucault sur la gouvernementalité sont-ils encore pertinents pour la compréhension de ce qu’on appelle aujourd’hui le néolibéralisme ? Une énorme production intellectuelle a vu le jour depuis un quart de siècle portant sur les modes contemporains de gouvernementalité (crise de l’État-providence, évolution des formes d’assurance sociale, gestion de nouvelles formes de pauvreté, contrôle des flux migratoires, développement de nouvelles techniques d’identification et surveillance, etc.). Laurent Jeanpierre se propose de contribuer à une sociologie de la gouvernementalité contemporaine en mettant notamment l’accent sur ce que Foucault a appelé les « technologies des aléas », qui visent davantage à construire le futur qu’à maîtriser l’avenir. L’auteur analyse par quels moyens et dans quelles circonstances s’effectue le passage du libéralisme au néolibéralisme.

Nikolas Rose revisite l’évolution et les déplacements complexes de l’analyse de la folie dans l’oeuvre de Foucault en les mettant en perspective avec les avatars du mouvement de l’antipsychiatrie. Toutefois, les profondes transformations de l’univers contemporain de la santé mentale, le renouvellement de la conception de la maladie mentale et de la psychiatrie, les nouvelles modalités de prise en charge thérapeutique, l’extension sans précédent de la psychologisation des comportements sociaux et l’émergence de nouveaux dispositifs de prévention, obligent à réinterroger la valeur heuristique des intuitions foucaldiennes sur la folie. Sont-elles encore pertinentes pour comprendre les nouvelles formes de pouvoir à l’oeuvre dans le dispositif actuel de la santé mentale ?

Les arrimages entre la sociologie culturelle et l’oeuvre de Foucault sont à la fois fréquents et problématiques. Valérie de Courville Nicol réfléchit à la forme que pourrait avoir une sociologie culturelle d’un objet particulier, la peur, à partir de deux points de repère majeurs de la pensée foucaldienne : l’approche généalogique et la notion de gouvernementalité. L’auteure pense la culture comme étant incarnée par les sujets —plutôt que dans une perspective strictement symbolique afin d’appréhender le phénomène de la peur comme un effet de réalité. À partir des recherches menées par l’auteure, notamment l’analyse du passage de la peur et du pouvoir « à l’intérieur des individus » dans les romans gothiques et dans le discours des manuels de self-help sur le stress et l’anxiété, elle montre que la peur (tout comme le pouvoir) ne fait pas qu’empêcher et paralyser. Elle constitue une dimension complexe des formes de la subjectivation contemporaine.

L’inflation des savoirs experts qui s’accompagne d’une dévalorisation des savoirs ordinaires essentiels à l’autonomie individuelle et collective est analysée par Louise Blais. La parcellisation des connaissances, la spécialisation des pratiques et la professionnalisation des disciplines se doublent d’un foisonnement de communications et d’informations qui « ensablent » à la fois les débats et les « savoirs de gens ». En quoi la réflexion foucaldienne sur la vérité peut contribuer à comprendre cette économie complexe entre savoirs experts et savoirs ordinaires (locaux, informels, profanes, etc.) traversée par des rapports de pouvoir ? Qui dit vrai ? Quelle réalité est la vraie ? D’où parle-t-on ? Dans quel but ? Par quels moyens ? La distinction entre « vérité- événement » et « vérité-démonstration » permet à l’auteure d’esquisser des pistes de réponses à ces questions tout en éclairant ce que Foucault entend par « insurrection des savoirs » et « antiscience ».

Jean-François Laé analyse les raisons sous-jacentes à la réception problématique de l’oeuvre de Michel Foucault chez les sociologues de langue française par contraste avec l’impact significatif de sa pensée dans la sociologie et l’anthropologie anglo-américaine. Pour quelle raison a-t-on fait de Foucault le penseur de l’enfermement alors qu’« il n’a jamais cessé de dresser ces figures déchues, sans fonds, rebelles, innommables, et qui happent le pouvoir » ? Laé montre, en s’appuyant sur ses propres recherches, qu’un usage fécond des travaux de Foucault peut être fait à partir de l’interrogation de matériaux divers, souvent dévalués, voire mis de côté, dans le but de mieux comprendre l’instance de la « prise des corps ». À la lumière de cette instance précise, l’auteur problématise les questions de la place du corps, des actions, des situations et des représentations dans la pensée foucaldienne.

Philippe Artières étudie l’usage de la parole fait par Foucault lui-même au cours de sa vie. Si par moments cet usage a recoupé celui des intellectuels français de son temps, il s’en est distancé à plusieurs égards. Une esquisse d’« audiographie » devrait distinguer quatre types d’actes de parole : les enseignements ; les discussions scientifiques ou politiques ; les déclarations ; et les prises de parole obligées. Qui plus est, une telle audiographie devrait tenir compte des lieux (du Collège de France à la cuisine de Gilles Deleuze, en passant par la rue) et des supports (enregistrements sauvages, entrevues révisées par l’auteur, clichés montrant Foucault en train de parler, etc.). L’auteur concentre son analyse sur deux types de prise de parole, l’entretien et la conférence de presse, afin de repérer la manière dans laquelle Foucault subvertit ces deux dispositifs de parole dont les règles sont arrêtées.

Comment interpréter le curieux « refoulement de la vie intellectuelle française » à propos des travaux de Foucault après sa mort ? Jean-François Bert propose de retracer les chemins de la diffusion de l’oeuvre de Foucault en France. L’auteur soutient que l’influence de Foucault sur la sociologie française est plus importante que ce qu’on affirme dans les milieux académiques et qu’elle est loin de se limiter à l’utilisation de Surveiller et punir comme modèle canonique de machinerie sociale infaillible et étouffante. Son influence serait plutôt souterraine et diffusée par des voies détournées (histoire du présent, sociologies historiques, critique de l’histoire, scepticisme radical, lecture de la domination, etc.). L’influence de Foucault se ferait sentir également dans certains milieux de pratique (travail social) et dans certains groupes militants (luttes sectorielles) concernant le fonctionnement concret des institutions (hôpitaux, asiles, prisons, etc.).