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Parcours

Être en société, que celle-ci soit abordée sous l’angle politique ou religieux, implique des passages et des passeurs qui excèdent les médiations policées et les médiateurs institués. À ces occasions, de la peur et d’autres passions sont générées. Cet article, avant tout philosophique, s’attèle, de manière programmatique, à la mise en place de certains protocoles pour comprendre ces passages et la transformation de certaines figures des passeurs.

Après une introduction signalant certaines prises de positions théoriques, une première section met en place, de manière heuristique, des figures-types de passeurs. Par la suite, quelques coups de sonde dans les concepts utilisés pour comprendre des déplacements politiques et religieux du début de la modernité (xviie et xviiie siècles) invitent à compliquer la situation théorique habituellement reçue. Une brève transition opère le passage vers l’appréhension de modalités ecclésiales et politiques de l’être-en-commun. Cela constitue une caisse de résonance pour exposer les modèles de « médiateurs » disponibles, à l’époque, et leur mise en cause au profit de la figure du « ministre » dans son rapport au souverain. Une attention est alors portée aux tentatives théoriques pour proposer l’éradication du « médiateur » religieux à cause des passions en jeu. Ceci permet de faire apparaître certains processus passionnels comme « passeurs » fantomatiques, clandestins.

Introduction

Une plainte symptomatique

Le xixe siècle fut traversé par une plainte réitérée dans plusieurs milieux sociaux, politiques et ecclésiastiques : les liens qui font la société auraient été mis à mal, se seraient défaits, auraient violemment été sectionnés. Les discours sur la solidarité s’en nourrissent et la sociologie naissante, par une part d’elle-même, tente de formaliser cette plainte, de l’expliquer, de signaler l’importance de ces liens (Blais, 2007). L’explication, souvent, tourne autour des transformations de la place de la religion et de son institution dans la société, dans ses rapports à l’État et à l’économie politique. Est-ce un écho distordu d’une maxime juridique — « Religio vinculumm societatis » — encore présente au xviie siècle (Schilling, 1995 ; Kaplan, 2007) ? La plainte est alors située dans et constituée par une crise du théologico-politique, de ses frontières, réelles, supposées ou imaginaires. Qui dit plainte, dit mal, perte, manque, tristesse. La plainte est alors autant porteuse de passions qu’interprétation d’une réalité sociale, religieuse et politique. L’économie des passions n’est pas à négliger sur ces frontières théologico-politiques ; nous allons le suggérer au cours de cet article.

Objectifs de recherche

Deux objectifs de recherche sont lentement construits en guise d’article : faire remarquer l’instabilité des frontières conceptuelles du « théologico-politique » construites à l’orée de la modernité afin de permettre d’entrevoir la constitution moderne de ce concept et ce qu’il donne à penser. Ceci permet d’exposer, en lien avec cette frontière, l’oblitération au moins partielle d’un certain type de passeur au profit d’un nouveau, cette oblitération ayant trait à la nature du rapport interpersonnel du croire, de la crédibilité et de la plausibilité qui font l’être-en-commun. Il s’agit donc de donner à penser le passage de passeurs-« médiateurs » à des passeurs-« ministres » (administrateurs — managers [Legendre, 2005]), tant dans le domaine ecclésial que politique. Le second objectif est de signaler qu’à travers même l’érection de frontières entre le « politique » (État) et le « théologique » — différencié ici, de plus, en « religieux » et en « ecclésial » —, le caractère essentiellement « religieux » des passeurs s’affiche toujours, qu’ils soient « ministres » ou « médiateurs ». Car le passeur permet de relire tout à la fois des liens proposés, des choix réitérés de liens et du lien à refaire pour avoir été négligé dans un complexe jeu d’exposition et d’immunisation[1], le tout arrimé aux représentations imaginaires de soi, du monde et de « Dieu ».

Une affaire de frontières hantées par du théologique

La modernité socio-politique et religieuse s’est constituée à partir d’une attention renouvelée aux frontières, à leurs constitutions, passages et négociations : celles de la propriété privée, celles des pouvoirs publics, celle des communautés urbaines, celles des États, celles entre les États et les diverses organisations religieuses chrétiennes ; celles entre des corps de plus en plus privatisés et la vie en tant qu’ils peuvent en être privés ; celles aussi des « Églises » et communautés chrétiennes, souvent oubliées mais dont l’impact social a pu être considérable ; celles, enfin, entre divers rapports et liens passionnels en jeu dans le rapport au croire constitutif de l’être-ensemble politique, ecclésial et religieux.

Dans ces débats, divers spectres « théologiques » semblent circuler et faire des apparitions régulières : la souveraineté, l’autorité, l’économie. Autant de thèmes mis de l’avant par Schmitt (1988 et 2001), débattus par Peterson (1996) ou Strauss (2005), repris encore autrement par G. Agamben (2008a). Même la thématique de la tradition, de la transmission, présente dans les débats sur la « transitologie » (Perrot, 2007) n’est pas sans effleurer des débats théologiques sur la transmission et la tradition, débats très modernes, s’il en est, à l’intérieur de l’Église catholique, et entre elle et les Églises et communautés protestantes (Congar, 1960-1963 ; 1984). Pour ne rien dire de l’importance de la performativité du langage et des actes de langage en régime moderne dont des racines théologiques ne sont pas peu apparentes (Agamben, 2008b ; Rosier-Catach, 2004).

Il y aurait donc rapport entre théologique et politique, voire même, clairement constituable et reconfigurable, un « statut contemporain du théologico-politique » (Capelle, 2008 ; Galli, 1996 ; Cattin, Jefro et Petit, 1999), statut imbriqué dans une lecture historiale de l’Occident où la catégorie de « sécularisation » règne de diverses manières (Monod, 2002 ; Willaime, 2006 ; Weiler, 1969 ; Sironneau, 1982). Or, avec les théories en cours sur ce rapport, la tendance est à la simplification des frontières, à leur mise en transparence, à leur spectralisation ou, au contraire, à leur érection en murs séparateurs, isolants. Soit plus de frontières : trop ou pas du tout ! Et, aux frontières, il y a toujours des passeurs.

Or, il importe peut-être de revenir sur des lieux de l’invention moderne de ce rapport pour en signaler la complexité. Nous faisons ici l’hypothèse que le Traité théologico-politique de Spinoza et l’essai de Hume sur la superstition et l’enthousiasme (Le Jalle, 2008) offrent des exemples intéressants tant de cette complexité que de la transformation des types de passeurs. Nous serons attentifs à la mise en discours des « passions » et « affects » qui y jouent, empêchent ou rendent possible des passages de frontières. Nous faisons l’hypothèse qu’elles signalent à la fois les dangers, les stratégies de défense et d’immunisation dont témoignent les « passeurs » ainsi que, au passage, les « crises » des institutions (Margel, 2005 ; 2006). Là, nous semble surgir plus clairement la transformation de la nature et du statut de « passeurs » en début de modernité.

Au passage, quelques oblitérations

Pour aboutir à la catégorie « théologico-politique », il a fallu une longue histoire de passages, de constructions de passerelles, d’activités de passeurs, mandatés ou subreptices. Pas question, ici, de livrer une telle histoire, ni de remonter les « ambiguïtés historiographiques » du concept (de Franceschi, 2007). Il s’agira plutôt d’explorer les traces conceptuelles de ce travail sur la base d’une hypothèse : celle de l’effacement et/ou, à tout le moins, de l’oblitération de la prise en compte théorique — dans le domaine politique et théologique, religieux et ecclésial — de la multiplicité des passeurs et des types de passeurs. Un complexe travail a lieu concomitamment. À ce registre, le passeur personnalisé permettait les approches, les abords, les « entours » les uns des autres, comme comptant (socialité) ou ne comptant pas (politique). Le passeur était alors avant tout un médiateur, intermédiaire local et possiblement provisoire pour permettre que, dans et par sa personne, il soit possible de rapprocher qui était, par ailleurs, éloigné, mais tenait tout de même ensemble par divers liens déjà. Cela relève du religieux au sens de liens et des forces du croire où il s’agit de « faire croire » et de rendre plausible. Le processus de dépersonnalisation aboutit à inventer une nouvelle figure du passeur que nous nommons « ministre ». Cette nouvelle figure tend à prendre la place de cette diversité personnalisée des médiateurs. Désormais sur le devant de la scène sociale, politique et ecclésiastique, les ministres — qui ne sont plus pensés comme des médiateurs — ont pour fonction d’appliquer des principes légaux à valeur universelle pour l’État ou l’Église aux individus. Le but de cette opération : gérer la distance respectueuse entre chacun et entre leurs propriétés. Il s’agit alors de désempêtrer les rapports intersubjectifs des non-dits ou des mi-dits, voire des mensonges, liés à la compréhension, la mécompréhension ou l’incompréhension de comment chacun se trouve déjà investi passionnément dans un espace d’exposition commun, dans une temporalité du comparaître avec et auprès d’autrui. Cette gestion ministérielle vise à simplifier les rapports afin de les contrôler plus efficacement pour éviter des troubles engendrés par la multiplication des passeurs-médiateurs. Les liens horizontaux sont alors dévalorisés au profit d’un croire désormais pensé avant tout comme obéissance à l’autorité souveraine (politique ou ecclésiale, peu importe) et à ce qu’elle édicte comme conditions d’un vivre en commun . Ces ministres sont accompagnés de passeurs, qu’on peut désigner comme administrateurs et managers, comme les travaux de Foucault sur les micro-pouvoirs et la gouvernance en ont bien signalé l’existence (Foucault, 1976 ; 1997). Côté ecclésial, les débats sur les ministères et la « transmission de la foi » sont aussi un symptôme intéressant de cette diffraction du ministre (Schillebeeckx, 1987 ; Grelot, 1983 ; Congar, 1971 ; Lynch, 1988).

Avant la reconnaissance de toute distinction de régimes théologico-religieux et politiques, une option anthropologique sous-tend notre propos : il existe déjà toujours, d’une part, des passages dans l’exposition mutuelle, relevant, partiellement au moins, de « processus libidinaux » (Lyotard, 1980) et, d’autre part, des modes de partages symboliques tant de cette exposition que des conditions de ces passages. Ces modes de partages symboliques rendent possibles des performances de « passeurs » patentés, improvisés, intempestifs ou inspirés. Ils font jouer ces passages libidinaux en vue d’une « fin » qui n’est ultimement pas autre que l’exposition ou la comparution « bonne », agréée. Celle-ci relève, en Occident, du moins, d’une récitation dédoublée de l’origine de la communauté et du partage de la tâche de la faire advenir et d’y tenir : des récitations religieuses, des récitations politiques. La première anticipe la communauté dans son récit même ; la seconde, dans son dissensus et la mésentente réelle, rappelle que la communauté déjà-là n’a pas encore pris complètement en compte la tâche originaire de faire advenir l’être-en-commun.

Ceci posé, construisons abstraitement les figures de ces passeurs que nous avons nommés « médiateur » et « ministre ». Par la suite, quelques sondages dans l’histoire de la modernité permettront, au passage, de mettre en question certaines opinions reçues sur le théologico-politique et la médiation en début de modernité.

Au passage, la peur... ou des arts de faire passer la peur

Dans les passages, étroits ou non, la peur peut s’installer. Souvent, elle s’y installe, tristesse inconstante provenant de l’idée d’un événement passé ou futur sur lequel plane encore quelque doute (Spinoza, 1999 : 313). Elle s’y installe en tant que peur faisant désirer un mal moindre, pour en éviter un plus grand qui est craint, car la médiation et le ministère relèvent, à l’orée de la modernité, de l’économie du « moindre mal », plus que du « bien » (ibid. : 327). Elle peut aussi s’installer sous la figure de l’épouvante ou la consternation, affect de celui dont le désir d’éviter un mal est contrarié, contraint presque, par l’admiration sidérante d’un mal qui fait peur (idem). La peur fait ainsi son apparition avant l’entrée dans le passage, dès ses abords.

Alors, pour passer, il faut aussi faire passer la peur : la liquider plus ou moins grâce à un pharmakon ou la juguler. Il y a là deux stratégies pour passer, pour faire passer la peur, pour y passer... comme si on ne pouvait se passer d’elle. À moins qu’il ne faille croire que rien ne (se) passe sans peur ! Le registre de l’imaginaire tient alors une place importante.

Deux figures du passeur

Ces deux stratégies donnent lieu à l’émergence de deux types de passeurs, dont la fonction entraîne l’émergence d’autres passions s’étendant du courage à la lâcheté, de la sécurité au désespoir. Elles entraînent, selon la logique de l’axiome poétique de Hölderlin « c’est quand le danger est le plus grand que le salut est le plus proche », à penser deux figures du salut. Un spectre théologique n’est alors plus loin.

Pour l’illustrer, rivées sur les plis et replis du début de la modernité, deux figures de passeur : le médiateur et le ministre. Ces deux mots renvoient à deux postures, à deux rapports à la souveraineté, à la force, au passage en force de la justice ou à des passes entre la force et la justice. Pour construire ces « types », nous forcerons les traits car, d’une part, dans la langue latine, certains recoupements sont possibles (Du Gange, 1733) et, d’autre part, au moins pour la France, les figures de Richelieu et de Mazarin signalent bien la difficulté de l’émergence de la figure moderne du ministre et son enracinement dans ce que nous appelons le passeur-médiateur.

Le ministre est avant tout lieu(-)tenant, représentant, présence de l’absent qui possède le pouvoir et édicte la loi, présence auprès de ceux qui n’ont pas pouvoir sur la loi sinon celui de s’y soumettre, de la mettre en pratique, voire, possiblement, d’y résister, au risque de leur vie. Le médiateur, pour sa part, est le lieu même de la rencontre, de la mise en présence, sans représentation. Le médiateur ne représente ni la loi (du) souverain(e) ni les sujets à qui la loi est adressée. Il est le lieu permettant de parcourir les possibilités d’arrimages, de renouer des liens qui avaient pu exister et sont tombés ou dissous par négligence ou absence de rencontre. En ce sens, là où le ministre semble personnaliser la présence du souverain, il le dépersonnalise par le fait que sa « fonction » gouvernante et législatrice prend le dessus. C’est elle qui est rencontrée par les administrés qui ne sont « personne » mais n’importe quel administré en tant que tel. Pour sa part, le médiateur personnalise le rapport à autrui en ce que c’est dans sa personne que se trament les accommodements raisonnés à trois, dans le partage même qu’expose et que permet le médiateur.

Là où le ministre présent est le rappel d’un choix fait, d’un contrat défini, définitif, d’un passé troublé dont le souverain, dans sa souveraineté même, représente la solution, la pacification, la sécurisation partiellement apaisante, le médiateur est plutôt appel vers un avenir dans la rencontre même qu’il permet, à nouveau, à nouveaux frais, pour sortir d’impasses et de rapports conflictuels.

En ce sens, le ministre, relevant d’emblée et uniquement du choix du « prince », instrument de son bon plaisir et de sa « Loi », de sa domesticité, de sa cour, de son officialité et, du coup, du principe hiérarchique lui-même, a pour fonction d’administrer au nom du souverain, à son profit. Le médiateur, par contre, peut s’interposer de l’extérieur ou avec l’agrément des partis en présence, et ne peut, par définition, être l’instrument d’un parti.

Là où le ministre administre selon un cadre légal et avec des organes où s’inscrit le pouvoir du souverain afin que la « Loi » soit sentie jusque dans le quotidien (Foucault, 1997), le médiateur négocie, se porte garant, devient, en sa personne même, « caution ». En ce sens, là où le ministre jouit d’immunité, le médiateur immunise sans nécessairement l’être lui-même (Esposito, 2002).

(Se) passer de la peur

Il est temps d’intégrer les passions — surtout la peur — dans ces figures heuristiques de passeurs. En modernité, et particulièrement depuis Hobbes, le souverain et son ministre public se présentent comme des protecteurs et garants de la sécurité de, qui s’est soumis, contractuellement, celui au souverain. Ils jouent ce rôle surtout, d’après le chapitre XXIII de la seconde partie du Léviathan, dans les domaines de l’économie, de l’éducation du peuple et de la justice, tant pour rendre un jugement que pour exécuter les sentences. Pourtant, ils le font sur fond de peur et de crainte. Les ministres permettent la présence quotidienne auprès de chacun du « Souverain », qui demeure celui dont chacun et tous ensemble ont encore « peur ». Les ministres, en ce sens, sont le signe pacifique du fait que désormais la crainte de tous envers tous a été remplacée par la crainte de tous envers un seul (Derrida, 2008 : 66-92). Dans cette condition, la « loi » passe jusqu’au peuple grâce au ministre. Elle ne passe pas sans peur : elle est considérée comme un mal moins effrayant que son absence. Le ministre fait passer la peur : il l’affuble au service du souverain qu’il sert. La peur ainsi réorientée permet la soumission et le sentiment de sécurité. Ce n’est que plus tard, que la figure même du ministre pourra se voir grevée de peur : responsabilité devant le parlement, devant l’opinion publique mettront cette figure en tension.

Le médiateur, quel que soit le domaine où il s’avère interposé, négocie la fin de la crainte, la liquidation des peurs. Il s’agit d’immuniser chacun des partis contre les peurs de l’autre, contre les effets pervers des peurs propres à chaque parti. Mais là encore, le passage de chacun des partis vers l’autre ne se passe pas des peurs. Autrement dit, ce passage n’a lieu qu’à partir des désirs lovés dans les peurs, exprimées ou non.

Jusqu’ici nous avons construit ces deux figures abstraitement. Pour les inscrire dans l’histoire et en éprouver la force heuristique, les débats à l’orée de la modernité s’avèrent utiles. Nous insistons sur un élément qui a été tu lors de cette construction : l’ambiguïté théologico-politique de l’oblitération du médiateur par le ministre.

Coups de sonde et passage par quelques éclaircies théoriques

Il ne sera pas possible de faire apparaître tous les enjeux de ces débats ou constructions théoriques du « passeur » et de ses diverses oblitérations et transformations. En effet, ces situations semblent autant d’indices qui habitent des reprises récentes de l’idée de communauté, par delà ses modèles antiques, médiévaux (Nancy, 2004 ; Esposito, 2000). Seuls quelques déplacements sont ici suggérés comme autant de lieux pour une recherche ultérieure. Ils le sont au croisement de trois disciplines : la philosophie, la théologie et l’histoire.

Dans un premier temps, il s’agira de complexifier les passages du théologique au politique et vice versa, en y inscrivant le « religieux ». Dans un second temps, l’analyse est centrée tour à tour sur le théologico-politique, sur l’importance de l’imaginaire dans ce rapport, puis sur les rapports entre l’« ecclésial » et le politique en tant que modalités reliées de la communauté. Enfin, il devient possible une prise en compte des figures du « médiateur » et de ses avatars et oblitérations modernes.

Du théologique au politique et vice versa

Que des théories entières ou des concepts théologiques structurent ou hantent des théories politiques ne surprend guère compte tenu de ce que laissent déjà entrevoir des termes comme le « césaro-papisme », l’« ère constantinienne », les « augustinismes politiques », sans oublier l’héritage légal romain qui perdure tant dans le droit canonique que dans le droit et les institutions contemporaines de justice. Quatorze siècles de réflexions selon des régimes et des épistémès différents, mais dans les mêmes parages, et pour répondre à des questions et des situations communes, ne peuvent faire autrement. En ce sens, des théories de la « sécularisation » du théologique n’étonnent pas. Mais elles n’épuisent pas les passes entre les deux (Monod, 2002 ; Poulat, 1992 ; Fortin-Melkevik, 1992). Les analyses récentes de G. Agamben (2008a et b) sur la notion d’« économie » ou sur le serment le suggèrent avec force. Ce qui est, par ailleurs, moins travaillé, ce sont les passages du politique vers le théologique. Mais il s’avérerait nécessaire d’entreprendre de telles recherches pour marquer des limites tant aux théories de la « sécularisation » qu’aux discours sur l’existence d’une sphère religieuse pure de toute participation, comme telle, à d’autres registres de l’expérience humaine (Foucault, 1994 : 134-161)[2].

Qu’aux xviie et xviiie siècles, le politique donne lieu à des reprises de tropes, de thèmes ou de manières en provenance de certaines théologisations de régimes ecclésiaux de formes de véridictions, de procédures de gouvernance et de pragmatiques de disciplines de soi, cela est avéré historiquement et a servi heuristiquement à la compréhension d’enjeux politiques et ecclésiaux[3].

Mais aussi intéressant que cela puisse être, la logique des idées et des systèmes d’interprétation de l’histoire ne correspond guère à l’histoire et aux motivations concrètes et décisives des actants politiques, sociaux, voire à celles des théoriciens eux-mêmes (théologiens, politologues ou philosophes du politique) (Manent, 2008 : 22-23). La logique des idées n’épuise pas ce qui se joue dans des systèmes finis parce que ceux-ci fonctionnent grâce à l’investissement et aux actes d’individus.

Il importe donc de déplacer non seulement la frontière entre le politique et le théologique mais aussi la perspective pour retrouver non plus simplement des passes et passages logiques mais des passeurs.

Du religieux et du politique

Si des théories entières ou des concepts ont migré dans un sens ou dans l’autre, il importe aussi de voir que des attitudes ou des postures anthropologiques « religieuses » ont pu passer dans les modalités d’« être-politique » modernes, comme cela joua déjà par ailleurs au Moyen Âge et auparavant, tant pendant qu’avant la période dite « constantinienne ».

Il ne s’agit pas alors de chercher des théories ou des concepts, leur sécularisation, leur sacralisation, leur extinction, leur accomplissement ou leur clôture. Il importe d’être attentif aux éléments thymiques de l’investissement de soi dans le politique et l’ecclésial ainsi que dans la construction d’espaces publics d’exposition de soi. Les productions politiciennes de « religions » civiles en modernité signalent ces passages, de même que la civilité sociale et les divers renouveaux chrétiens tant du début de la modernité que de la fin du xxe siècle (Taylor, 2007, Schilling, 1995 : 20-23).

Ici, il faut rappeler que le « religieux » est déjà relié au politique moins comme une sphère séparée qu’il importerait de faire passer dans une autre, distincte (la politique), que comme deux entreprises portant sur le même être-en-commun constitutif de l’être-au-monde. En ce sens, il n’y a pas de passage entre les deux ! En effet, tant dans ce qui est appelé la « religion romaine » que dans ce qu’on appelle la « religion chrétienne », dans le même geste, on tourne des individus, individuellement et toujours selon divers groupes d’appartenance simultanée (famille, caste, corporation, ville, pays, etc.), vers du « divin » et, simultanément, les uns vers les autres. Dans les deux cas, il s’agit de faire compter, de faire s’estimer, de les faire (se) croire les uns les autres. Dans chacune de ces entreprises, des « passeurs » existent : tribuns, patriciens, prêtres, « religieux ». Ces deux entreprises légifèrent pour marquer les limites des passages opérés par ces passeurs de l’une à l’autre[4].

Enfin, le religieux est une catégorie moderne récente. Avant qu’au xixe siècle, les sciences humaines ne s’intéressent à ces phénomènes déclarés désormais « religieux » et n’en reconfigurent l’unité, la catégorie de « religieux » était déclinée de multiples manières : religion vraie, religions fausses ; vertu de religion et vices opposés à la religion (superstitions, avec en creux, l’idolâtrie, et irreligiositas) (Allard, 2004 ; Margel, 2005 ; Bernand et Gruzinski, 1988 ; Delumeau, 1986 ; Russo, 1982). Il importerait de voir comment ces postures irréductibles, du moins aux yeux des gens de l’époque, engendraient des rapports diversifiés avec les institutions ecclésiales et politiques, leur mise en crise et les « remèdes » proposés à ces crises.

De la mise à la question du théologico-politique et de son « politique »

L’élaboration théologique savante a occupé le devant de la scène académique plus que la prise en compte du « religieux ». Les rapports entre les discours théologiques — élaborations secondaires liées à des institutions religieuses ecclésiales où se jouaient croyances, confiances, espoirs, solidarités, ritualités et gestions institutionnelles — et les discours philosophiques ont été beaucoup pris en compte pour comprendre l’élaboration et la stabilisation des nouvelles modalités de l’être-ensemble politique, étatique. On prit peu en compte les pratiques religieuses, leurs énonciations ou les pratiques du « soi » auxquelles elles donnaient lieu, sinon en ce qu’elles exprimaient un contenu dogmatique, une vérité plausible et reçue ou, souvent encore, comme expressions de déviations doctrinales ou éthiques. Du coup, ces élaborations théologiennes sont apparues comme le coeur, la structure et le dynamisme de l’institution ecclésiale. Cela se comprend : les théologiens (les pasteurs se nourrissant de leurs discours) et les politiciens avaient avantage à ce que ce qui passait, à leurs yeux, dans la religion « populaire », pour des superstitions et de l’« enthousiasme » religieux (Weber, 2008 ; Hamou, 2008 ; Le Jallé, 2008 ; Crignon-De Oliveira, 2006), soit marginalisé. Lorsque les techniques de marginalisation ou d’éradication s’avéraient impraticables ou infructueuses, il importait d’arrimer ces pratiques, liées à des théories jugées jusque-là « déviantes » ou à des passions dévoyées, à d’autres, autorisées et surveillées, histoire de régir consciences, corps et gestes.

Le religieux n’est pas réductible à un ensemble de croyances en Dieu, en tant que posture épistémique de vérification ou en tant que posture éthique d’obéissance. Il implique des gestes rituels (sacrifices, prières, etc.) institués, un « culte extérieur » qui risque toujours de déborder l’institution religieuse, ecclésiale et politique, ainsi que la morale que celle-ci travaille à instaurer et à maintenir. Surtout, le « religieux » est le lieu de prise en compte de passions. De plus, il est divisé en vraie et en fausses religions ou superstitions, en « religion » tolérable et en d’autres qui sont abominables, nuisibles à la paix publique et à la véritable dévotion religieuse. Entre les deux se dresse une frontière. Il faut porter attention à sa constitution. En effet, ici jouent des questions de capacité de rejet, de volonté de combat comme autant de manifestations de résistances. Y joue aussi la question du « sentiment » souvent oubliée. Or, la frontière n’est pas nécessairement affaire interne à la religion. Elle relève d’emblée du théologico-politique en tant que dispositif qui soutient et limite cette pratique : le théologico-politique délimite et gère des passages tolérables par opposition à d’autres qui relèvent de l’abomination anti-communautaire.

Ainsi, le « politique » se définit comme l’occasion du marquage frontalier d’une différence entre « la détermination d’un espace de jeu pour des intensités libidinales, des affects, des passions » et la « détermination d’institutions, c’est-à-dire d’écarts réglés » (Lyotard, 1980). En effet, habituellement, « politique » fait référence presque exclusivement à la constellation des institutions de pouvoir, aux divisions de celui-ci et aux quêtes pour le prendre ou le conserver, avec ce que cela implique de systèmes de différenciation, de types d’objectifs, de modalités instrumentales, de formes d’institutionnalisation, comme autant d’éléments rivés à un réseau social en tension afin d’agir sur l’action des autres. Dans ce sens, le politique règle des écarts, repère ou instaure des frontières (entres groupes ou classes, entre des ayants droit ou des sans-droits, entre un « nous » et d’« autres », amis-citoyens et ennemis, etc.) (Foucault, 1994 : 239-241). Le politique se distingue alors d’autres institutions dont la religieuse, elle-même pensée comme régulation d’écarts (clercs et laïcs, haut-clergé et bas-clergé, spirituels et matériels, théologiens savants et peuple ignorant, église-enseignante et église-enseignée, orthodoxes versus hétérodoxes, schismatiques, etc.).

Nous proposons donc ici de concevoir le politique comme le travail par les institutions pour constituer les frontières, moins entre elles que par rapport aux espaces de jeu des passions, qui, au sein de ces institutions, en menacent toujours la régularité, en déstabilisant les frontières et les principes d’écarts. Cet espace passionnel est le lieu premier de l’exposition de l’être-en-commun. Or, qui dit espace dit délimitations, frontières, lieux-moments et négociations du passage. Là, apparaissent des figures de passeur. À moins que ce ne soit l’occasion de les oblitérer pour faire croire à des liens et à des modalités « naturelles » ou déjà toujours voulues, contractuellement. Mais, du même coup, avec frontières et passages, apparaissent les craintes de contagion, d’invasion. Interviennent alors des pratiques d’immunisation, de compensation, d’appropriation de divers ordres pour garantir la communauté, pour prémunir contre la viciation de la vie communautaire. Redoublement du besoin de médiation ou d’administration ou, à tout le moins, d’attention portée aux entours et aux abords.

Le théologico-politique devient alors une reconfiguration (par démontage et défiguration) de l’espace de jeu d’intensités libidinales pour assurer une distribution codée et mouvante des gens et canaliser leurs circulations. En ce sens, le théologico-politique comme fabrique pratique (plus que théorique) de frontières et gestion de passages tient à la transformation même de l’idée d’espace religieux et politique.

En suivant Foucault, on pourrait penser que, par exemple, au Moyen Âge, l’espace était avant tout un « espace de localisation » : un ordonnancement de lieux s’entrecroisant partiellement existait ; là, des altérations (violentes ou non) déplaçaient choses, personnes et institutions, en opposition au repos leur convenant. Depuis le xviie siècle cependant, dans les sillages des tensions internes à l’Église catholique des xve-xviie siècles (crise conciliariste, devotiomoderna, mouvements laïcs) puis des Réformes, de même que des recompositions urbaines, s’est constitué un espace infini, dénommé « étendue » où, remplaçant la catégorie de « lieu propre », il est question de points sur une ligne en mouvement ou de points en mouvement comme sur une ligne, d’intersections passagères et de vitesses (Foucault, 1994 : 752-753). Transposons : les passions sont ces lignes de mouvement qui donnent un espace connoté, saturé de désir et de fantasmes. Le théologico-politique devient alors, ou bien tentation de préserver, coûte que coûte, des « lieux » au sens médiéval, ou bien stratégie pour réguler des vitesses en instituant des lieux de passages qui ralentissent ou réorientent les mouvements, sans pour autant avoir renoncé au caractère « sacré » de l’espace médiéval (ibid. : 754).

Le théologico-politique structure et gouverne l’espace. Les passions donnent lieu à de l’enthousiasme et de la superstition qui appellent, et mettent en question et en cause cette structuration de l’espace et son gouvernement. Les passions construisent des espaces hétérotopiques de résistance tant à la « vérité » de la religion théologiquement gérée qu’à la vérité de la « citoyenneté » et de la civilité politiquement gouvernée selon la raison ou la force souveraine[5]. En ce sens, alors que des passions sont fondamentales à la constitution du religieux, le montage théologico-politique moderne de l’espace et sa gestion des déplacements envisagent les enthousiasmes religieux et/ou politiques comme autant de déviances à traiter, de crises à liquider, de manières de ne pas respecter l’ordre qui appellent à une mise à l’arrêt, tant dans l’Église que dans l’État (Foucault, 1994 : 756-757).

Pour se reconstituer au début de la modernité, le théologico-politique fut occupé à affaiblir les passions, à les représenter comme dérèglement excessif, errance, énergie sauvage menaçant la paix civile et ecclésiale. Cela eut un impact sur la constitution du « passeur ». Cela soulève des questions auxquelles nous ne répondrons pas ici mais qui mériteraient de minutieuses analyses historiques avec des concepts heuristiques adaptés : comment ce qui est déclaré hors-cadre, hors-frontière, passe-t-il tout de même, dans son processus même de liquidation, dans le théologico-politique, et demeure malgré ces processus de liquidation ou d’encadrement ? Qu’en est-il de l’intensité libidinale dans le théologico-politique même ?

De l’imaginaire et de la « réalité »

Ces options théologico-politiques pour orchestrer (moduler, modérer, réguler, régulariser) les passions à la fois religieuses et sociales sont imbriquées dans des productions de représentations de l’imaginaire. Autrement dit, elles sont fonction de présentations fantasmées de la réalité. Spinoza y voit l’empêtrement dans des idées inadéquates et tronquées de la réalité entraînant des conceptions de soi, du monde et de « Dieu » où il en irait de liberté et d’impact voulu, planifié, maîtrisé personnellement, empêtrement à cause des résistances à ces conceptions erronées (Spinoza, 2005 : 79-81). Dans ce cas, comme dans celui de Hobbes, il s’agit d’individus portés par un désir de vivre, de se protéger et d’être protégés contre les inégalités des forces en jeu ou des méfaits communautaires des regroupements d’individus à forces quasi égales, là où la réflexion ne peut pas encore avoir lieu et où l’obéissance devient la vertu première (Spinoza, 1999 : ch. XIV).

Lorsque Spinoza intitule un texte « Tractatus theologico-politicus », il travaille sur l’imagination, structurée et dynamisée par des idées inadéquates. Il signale les impacts — utiles ou nuisibles — du travail de ces imaginaires structurés par des passions tristes sur l’être-en-commun (Spinoza, 1999 : 59-73). Dans ce contexte, le « théologico-politique » est moins une analyse franche et rationnelle relevant de l’éthique philosophique telle que la démontre l’Éthique, qu’une fiction réfléchie et heuristique liée au régime particulier du judaïsme et des groupes chrétiens, tous portés et porteurs, selon des traditions diverses, d’une « Écriture » inspirée, à interpréter comme « Parole de Dieu » pour structurer tant le culte à Dieu que les rapports politiques aux « prochains » (Lagrée, 2004).

Transition

Ces éléments posés, il est possible de relancer la réflexion. Nous le faisons en inscrivant celle-ci au plus près des figures du passeur comme « médiateur » parce que c’est cette catégorie qui a été oblitérée à l’orée de la modernité au profit de celle du « ministre ». De là, peuvent apparaître les figures du « médiateur » telles qu’elles occupaient théoriquement et pratiquement le devant de la scène à l’époque, et leur rejet ou, du moins, leur défiguration, pour mettre en place un régime avant tout ministériel, sans que les médiateurs ne disparaissent tout à fait. À chaque fois, nous tiendrons compte des « passions » en jeu.

De l’ecclésial et du politique : modes de la communauté

La réflexion (sur le) théologico-politique a tellement été fascinée par la question de la souveraineté politique et la séparation des instances de pouvoir décisionnel aux plus hauts niveaux de l’organisation politique et ecclésiale, qu’elle a perdu de vue ce qui rapproche l’ecclésialité et le politique du religieux, et l’impact de cela sur la réflexion sur les passeurs. Dans un cas comme dans l’autre, il existe une série d’instances ministérielles et/ou médiatrices entre le souverain (pontife, roi ou peuple) et les assemblées de personnes, définies, sous un certain rapport du moins, comme égales et libres, quel que soit, par ailleurs, le registre ecclésial ou politique où on se situe. De plus, à ces niveaux aussi l’entrée en modernité a donné lieu à des aller-retour conceptuels et organisationnels entre l’Église, le religieux et le théologique d’une part, et l’État et le politique d’autre part, tout en conservant et déplaçant des éléments médiévaux. La hiérarchie pyramidale à tentation panoptique est née. Elle simplifie les organigrammes médiévaux et assure une cohésion impensable et non désirée auparavant. Pour la France, au moment des transformations de la monarchie, les tensions et passions soulevées à l’occasion des « mazarinades » constituent un symptôme important de ce qui se joue (Jouhaud, 2009 ; Carrier, 1982 et 1989 ; Sluhovsk, 1999 ; Cocula et Garrabon, 2001 ; Parker, 1996).

Là aussi, alors que l’Église catholique contre-réformée a tendance à inscrire la parole et les gestes de ministres de plus en plus dans la vie des fidèles, les Églises et communautés réformées tendent à minimiser cela ou, mieux, à le faire selon un autre régime institutionnel. Mais dans un cas comme dans l’autre, l’individu, comme « personne » et ayant droit, s’affirme de plus en plus, en même temps, mais encore dans les marges aux xviie et xviiie siècles. Cette affirmation de soi est vue par les pouvoirs ecclésiastiques ou politiques comme une occasion de déviance, de résistance aux ordres, agencements et organisations qu’ils proposent. Le ministre et ses délégués diffractant le pouvoir souverain s’approchent plus de la figure du policier que du médiateur ; ils entourent toujours plus les individus, jusque dans leur « vie », afin d’éviter les débordements et les contestations des pouvoirs. De nouvelles pratiques du soi de cette époque théologico-politique en sont marquées.

Du médiateur

D’elles-mêmes, les nouvelles modalités de l’affirmation individuelle et de la constitution du communautaire, dans ses aspects religieux et politiques, ne rejettent pas nécessairement les figures anciennes et médiévales du passeur présenté comme « médiateur ». Il importe pourtant de voir quelles figures théologisées circulaient au moment des émergences de ces modalités modernes. Cela permettra de mieux saisir comment a été perdu de vue le caractère essentiellement « religieux » du passeur, au sens remis de l’avant par Derrida, réactivant ainsi une dimension romaine du « religieux » dans les failles mêmes de l’inflation du lien entre « religion » et « foi » théologale puis de croyances (Derrida, 1996b).

Quelles figures de passeurs existent au début de la modernité ? Trois grandes figures traditionnelles occupent le devant de la scène, mais pour être contestées et retravaillées par la mise en place des nouvelles figures théologico-politiques de contrôle. Il y a le médiateur comme instance de force, de pouvoir et d’efficacité pour sauver du péché, de la mort éternelle. Cette instance est avant tout construite sur certaines lectures christologiques n’épuisant pas les figures bibliques et théologiques du « Christ Jésus » (Sesboüé, 1988). Il y a nécessité d’un passeur car, d’une certaine manière, la relation entre Dieu et les humains a été coupée. Ici, il ne s’agit pas seulement de faire passer, de nouveau, les humains dans le monde de Dieu, mais de payer aussi le prix de ce passage, pour ce passage. Le passeur-médiateur s’inscrit dans une économie et sur l’aire d’un certain régime de justice portant sur l’honneur. En ce sens, le passeur-médiateur permet à des humains de se retrouver devant Dieu la tête haute. Mais il opère aussi, entre les humains, un ébranlement des structures des rapports « naturels » ou sociaux pour les réorganiser en fonction non plus simplement des critères admis, mais selon des écarts qui ne s’inscrivaient pas habituellement dans le tissu social[6].

Il peut aussi être intermédiaire intercesseur : il faut faire passer les prières du monde humain au trône céleste ! Or, si la figure du Christ sert de repoussoir, dans bien des milieux, à l’idée même d’une médiation ou de médiateurs, le culte des saints, dans la place qu’il prend dans la religion populaire dans l’Église catholique d’avant et d’après la Réforme, sert de repoussoir à l’idée d’intermédiaire. La même chose joue à propos de la fonction monastique ou « religieuse » dans l’économie des communautés après la Réforme[7].

Mais le passeur-intermédiaire par excellence demeure le prêtre catholique romain. Dans le sillage du concile de Trente et de ce que G. Alberigo a appelé le « tridentinisme », le prêtre joue un rôle clé : alterchristus au moment de la célébration de l’eucharistie où il s’agit de mettre en lien les fidèles rassemblés avec la puissance de la médiation christique. Il est l’intermédiaire entre les fidèles et l’évêque et l’institution ecclésiale pour les questions canoniques et, selon les lieux, plus ou moins souvent, aussi entre les fidèles ou la communauté dont il est chargé et les instances sociales et politiques. Il est aussi celui qui passe les directives pastorales, la morale et l’éducation de la foi, de l’institution ecclésiale vers les fidèles. Directeur de conscience, il contribue au passage vers la décision, l’orientation, le choix de vie pour les individus dirigés (Brunet, 2007). À chacun de ces niveaux d’intervention, quelque chose de la communauté (religieuse et politique), de sa constitution, entre en jeu. C’est surtout ce « passeur » dont la fonction s’oblitère et se dissémine dans la modernité (Krumenacker, 2003 ; Dykem et Oberman, 1993 ; Wanegffelen, 2007). Cette figure est au coeur du théologico-politique tout autant que celles du pape, du roi ou du peuple souverain, mais on la prend moins en compte dans la littérature scientifique.

Le « prêtre » : du passeur au smuggler

Une certaine lecture de l’essai de Hume « Of Superstition and Enthusiasm » semble indiquer que, pour Hume, le prêtre serait un smuggler. Bien que le prêtre semble viser la soumission à la transcendance (Dieu), ce rapport de soumission risque de déséquilibrer, à moyen ou à long terme, la société. En ce sens, le prêtre importe un élément clandestin et entraîne un débordement. Ce débordement serait lié à une impudence et une ruse (impudence and cunning) constitutive de sa personne et de sa fonction médiatrice.

Pourtant, cette lecture, très proche de ce qu’on trouve aussi dans la préface au Traité théologico-politique de Spinoza, doit être corrigée ou, à tout le moins, nuancée. Voici le texte qui porte sur la quête « naturelle » de la part du superstitieux pour un médiateur :

... naturally has recourse to any other person, whose sanctity of life, or, perhaps, impudence and cunning, have made him be supposed more favoured by the Divinity. To him the superstitious entrust their devotions : To his care they recommend their prayers, petitions, and sacrifices : And, by his means, they hope to render their addresses acceptable to their incensed Deity.

Hume, 1742-1754

Il s’agit, foncièrement, pour le médiateur, vu par le superstitieux, d’une sainteté de vie (sanctity of life) — réelle ou feinte, dans certains cas — qui arrête la quête et la satisfait. Or, qu’est-ce que cette sainteté de vie ? La feinte possible n’efface pas la représentation et la mise en scène de caractéristiques reconnues de la sainteté par le superstitieux. Cette sainteté est un équivalent de l’amitié ou du service de Dieu. Le mouvement est déjà double : il y a la croyance en la possibilité et la plausibilité d’une faveur accordée par Dieu (capacité de s’adresser efficacement à lui et de jouer ce rôle d’intermédiaire) et les marqueurs reconnus, agréés, d’une vie sainte qui attire cette faveur supposée, espérée. Quels sont ces marqueurs ? Le texte semble muet à ce sujet. Pourtant, les marques suivantes sont envisageables par contraste avec ce qui se joue dans la superstition et l’enthousiasme : absence de crédulité terrifiée, attention à la raison humaine et aux critères de plausibilité, attention aussi à la moralité comme guide de vie, capacité d’expliquer les causes, d’assigner des valeurs (accountability). Le médiateur « saint » ne s’impose pas par la force. À ces éléments, on peut ajouter un zèle calme pour la liberté et la non-répugnance à prier pour autrui. En un mot : une personne dévouée. On retrouverait là le véritable « religieux », une fois les religions, même les plus fanatiques, délestées de l’élément superstitieux qui les accapare souvent pour une large part.

Il importe de reconnaître là une reconfiguration possible d’un élément récurrent dans le discours chrétien. Il a encore cours aujourd’hui dans les discours où est exposée la nécessité et/ou l’opportunité d’une moralisation et d’une éthique personnelle des « ministres » et autres « managers ». Cependant, dans la théologie catholique sacramentelle du médiateur, cet élément n’est pas jugé nécessaire à l’efficacité de la médiation. Lorsque les régimes médiévaux et patristiques de la croyance en la primauté de l’action divine sont repris en modernité, ils donnent lieu à des économies nouvelles. Soit le caractère hiérarchique, ministériel, est mis de l’avant, délesté ou presque de l’éthique, soit l’éthique prend le devant, quitte à secondariser l’action divine, parce que la symbolique doit déjà être l’expression d’un « vécu » réellement éthique pour être crédible et « efficace ». Il y aurait là un élément à creuser : alors que les institutions tendent à dépersonnaliser les figures des « passeurs » au profit de la « Loi » du souverain, la demande qui requiert un passeur ou un passage est autre : il y a demande de signes de « personnalisation » éthique très forte, avec insistance sur la valence « religieuse » de cette éthique. Cette requête forte doit être honorée... malgré les réitérations théologiques, ecclésiales, religieuses et politiques de l’efficacité du passeur ex opere operato...

Les superstitions travaillent ces figures du médiateur et les mettent en crise. La nouveauté théologico-politique moderne montre que cette mise en crise a lieu depuis l’intérieur même des institutions et ne constitue pas un élément adventice, accidentel de celles-ci : l’aspect thymique de l’inscription institutionnelle elle-même est en jeu.

Se passer du passeur et des passions

Des médiateurs existent dans le Tractatustheologico-politicus de Spinoza et dans le texte de Hume déjà évoqués. Tour à tour, nous allons nous servir de ces textes pour signaler le travail d’oblitération d’une figure médiévale du « médiateur » à l’orée de la modernité.

Oblitérations spinoziennes

Les médiateurs religieux regorgent dans le prologue du Tractatustheologico-politicus de Spinoza. Ce prologue démonte et remonte les mécanismes de leur génération. Mais leur multiplication est occasion rhétorique de les oblitérer, occasion philosophique de signaler une stratégie pacificatrice pour s’en passer tout en laissant subsister leur signature prophétique biblique.

Dans un monde d’individus possédant des degrés différents de puissance où chacun tend à se conserver, les plus forts en imagination parviennent à influencer les plus faibles à partir même de ce qui les rend faibles, à savoir les idées inadéquates dont ils vivent. Ces médiateurs apparaissent alors avant tout comme des médiateurs « religieux », des gens qui font la passe politique et sociale à l’occasion de la mise en place de discours et de pratiques « religieuses ». Mais il y a aussi des passeurs politiques, en ce que des membres de l’État interviennent moins dans les querelles « théologiques » pour les résoudre que pour délimiter le champ discursif et pratique de l’expression de ces querelles : ils ne sont pourtant pas immunisés contre l’efficacité des discours religieux ancrés sur les passions, leurs parcours et leurs rythmes. Enfin, parmi ces médiateurs, on trouve aussi des philosophes. Ils exposent les divers mécanismes de l’exposition mutuelle commune.

Ainsi, le Tractatus theologico-politicus propose une méthode de lecture de l’autorité commune signifiante (la Bible), depuis l’intérieur même du registre théologique, pour apaiser les querelles théologiques. Cette méthode devrait parvenir à unifier, à tout le moins, à coordonner ou à offrir une perspective pacifique et une coexistence harmonieuse. Il n’en demeure pas moins que seule est réellement efficace, en fin de compte, l’exposition par le philosophe des impacts politiques et religieux de ces querelles passionnées. En ce sens, le Tractatus produit une déflation du rôle des passeurs, en offrant d’une part un mode de gestion de la diversité religieuse par le politique et en exposant d’autre part, non seulement aux politiques mais aussi à tout lecteur attentif et troublé par la situation religieuse et politique d’Amsterdam en la seconde moitié du xviie siècle, la possibilité de se passer des passeurs des doctrines religieuses et de leurs confessionnalisations arbitraires, parce que liées à des idées inadéquates, vécues comme passions. Finalement, chaque individu est invité à devenir « éthique » : dans la « foi » pour les ignorants (Spinoza, 2005 : 464-481) ; en « raison » pour une minorité de sages. Et ni les uns ni les autres ne doivent rien aux passeurs théologiques. Aux passeurs politiques, ils doivent la reconnaissance pour le maintien de conditions sociales permettant l’expression de ce souci de soi et des gestes pédagogiques le soutenant.

Mais, en deçà même de cette invitation « éthique » dont la difficulté n’échappe pas à Spinoza, la liberté d’expression de chaque individu, dans les limites de sa puissance et dans celles des groupes dans lesquels chacun est déjà inscrit, est ce qui est offert, possible et requis de chacun. Cela marque les limites de toutes les « souverainetés » revendiquées, qu’elles soient politiques ou religieuses (Laux, 2002 : 145-155, et 2008). En un sens, il s’agit de déjouer tout médiateur ou souverain afin d’éviter les coups de force et l’exploitation des passions tristes dont témoigne la phénoménologie religieuse qui ouvre le prologue au Traité théologico-politique. À ce jeu, seul échappe le philosophe qui conserve la tâche thérapeutique de faire passer les gens vers la vérité théorique et son expression socio-politique.

Hume et les passages de la passion

Un travail déflationniste et oblitérateur du passeur-médiateur se retrouve aussi explicitement dans le travail de David Hume, dans un autre contexte social, politique et religieux, quelques années plus tard. Là aussi, les passions importent. Et, parmi les configurations religieuses problématiques pour une pensée de l’État moderne au sens de Hume, seulement une, la pire, met en scène des passeurs. L’autre, néfaste, mais à court terme seulement, car elle peut s’avérer, en fin de compte, politiquement positive, en bannit complètement la nécessité. La première de ces configurations est la posture superstitieuse ; la seconde, l’enthousiasme.

Chez Hume et chez Spinoza, la superstition et l’enthousiasme religieux sont le lieu, l’occasion et la raison de la constitution énoncée d’une frontière théologico-politique et de sa gestion. La frontière passe alors dans le religieux comme dans le politique, tout comme pour Kant elle passe au coeur de l’histoire même (Lyotard, 1986 ; D’Aviau Ternay, 2005 ; Fenves, 1997 ; Klein et La Vopa, 1998), puis plus tard dans le romantisme (Mee, 2002 et 2003 ; Frank, 2005). D’un côté, elle met ensemble le religieux et le politique connotés positivement, tandis que de l’autre, elle rejette violemment l’enthousiasme et les superstitions qui défont et le religieux et le politique, en rendant l’obéissance impossible, ce qui empêche et la soumission à Dieu et la soumission au Souverain. Resterait du religieux politiquement et théologiquement correct et tolérable, c’est-à-dire délesté de tendances sectaires et irrationnelles.

Mais cet « enthousiasme » est lui-même instable, de l’instabilité même de la passion et de sa construction comme mouvement populaire. En effet, chez ces auteurs, l’enthousiasme qualifie toujours une partie du « peuple ». L’élite tant religieuse que politique s’en distancie et répugne à s’y associer. Du coup, cela incite à poser la question de la constitution du théologico-politique autrement que dans les termes habituels. L’érection de cette frontière et les mouvements qui y sont associés et légitimes, comme ceux qui sont défendus ou oblitérés, demanderaient une longue étude historique. Il s’agit de la place de la passion dans les limites du politique et de l’ecclésiastique reconnu et des parerga croissant à leurs frontières, communes ou non[8].

Dans le texte de Hume, les oppositions sont construites de telle sorte qu’il ne reste pas véritablement de « vraie religion ». Entre la superstition et l’enthousiasme, à la place attendue pour de la « vraie religion » se trouve la philosophie. En effet, malgré les oppositions quant à l’estime et l’image de soi du superstitieux et de l’enthousiaste, une racine leur est commune : l’ignorance. De plus, toutes les religions y sont présentées comme toujours plus ou moins déjà contaminées par la superstition. Donc, elles sont engagées, inclinées dans une logique inflationniste des cérémonies et de la place accordée au « prêtre ». Cela mène à deux résultats : a) l’émergence d’enthousiastes rejetant toutes les cérémonies et b) le besoin de recours à la médiation. Dans les deux cas, cela engendre une méfiance, ouverte ou non, envers le pouvoir politique. Devant la difficulté et le retard à instaurer, philosophiquement, les transformations des mentalités sociales telles que puisse advenir une estime de soi ajustée à la réalité, il devra y avoir : a) reconnaissance politique des religions et « sectes » les moins superstitieuses et b) encadrement ministériel/policier des esprits forts afin que, n’explosant pas en enthousiasme, il soit possible, à tous, de jouir de leur zèle à défendre les libertés civiques. L’équivalent a lieu ecclésialement.

D’autres aspects du passeur presbytéral problématique se retrouvent aussi dans ce texte de Hume. Ils relèvent moins de la médiation, de la mitigation, de la thérapeutique. Le prêtre, par exemple, n’est pas seulement celui qui permet à des superstitieux, malgré la barrière ontologique entre la transcendance et l’immanence/le monde, de satisfaire de manière imaginaire leur désir. Il est aussi, parfois, celui qui travaille à déplacer la frontière entre l’ecclésial et le politique : il tente alors d’occuper tout le champ de l’expérience humaine, tant ecclésial que politique, en tant qu’il produit soumission et docilité dans la masse et la majorité de la population. Les politiciens et les ministres peuvent se réjouir de cette « collaboration » cléricale. Mais ils doivent aussi veiller à ne pas se laisser dépouiller : ils doivent éviter que le passeur vers la transcendance n’entre en fraude dans le territoire politique et dans ses dispositifs, et occupe tout l’espace du communautaire.

Ainsi, l’unité du pouvoir civil — nonobstant la tentation du pouvoir des « prêtres » à se l’approprier ou à désirer le gouverner — est la seule garantie de la tolérance et de la gouvernabilité. Du coup, la machine théologico-politique est déjà toujours une machine à exclure deux types de personnalités de l’aire publique et de la véritable citoyenneté : les faibles et mélancoliques, d’une part, et les trop fortes personnalités, d’autre part. C’est ainsi qu’est clôturé et fermé le passage à certains types de personnalité afin de maintenir la liberté citoyenne à l’abri des sectes. Ce sera la tâche des ministres. Mais est-ce que cela équivaut à dépassionner, à éradiquer les passions de l’aire publique, civique ? Non. Bien que la philosophie puisse guérir l’ignorance et, du coup, empêcher les fausses religions d’occuper beaucoup de place, toute la population n’est pas philosophe ! Loin de là. Il s’agit donc de désamorcer, d’auto-immuniser la communauté politique et religieuse en utilisant le poison : l’anglicanisme ou un christianisme géré par le roi, ou une lecture rationalisée de la Bible même dont l’interprétation est prêchée sans ajout inexplicable et sur laquelle on ne peut compter, de manière responsable, pour faire communauté. En ce sens, la pastorale politique et ecclésiale ne peut s’exempter du régime de la publicité responsable (unaccountable). C’est ainsi que s’explique la fonction des livres III et IV du Leviathan de Hobbes (Herla, 2006).

Responsabilité ecclésiale et politique

En ce sens, le théologico-politique fait passer la frontière entre ce qui est explicable/responsable/communautaire (accountable) et ce qui ne l’est pas. La passe d’armes a lieu entre le raisonnable et l’imaginaire. Mieux, le théologico-politique est ce qui constitue cette frontière, l’invente à nouveau frais dans un nouveau régime commun où l’ecclésialité et le politique se structurent comme ils ne l’avaient pas été jusque-là, tant l’un par rapport à l’autre que compte tenu de facteurs purement internes à chaque pôle.

Or accountable provient du vocabulaire et des pratiques de la sphère économique. Le mot signale la trace reflétant et déployant les passages d’argent à l’occasion d’un échange. Mais le mot dit plus. Il déborde cette sphère. Il implique alors d’expliquer, de rendre compte d’un événement, de le mettre en récit en mettant à plat ses causes, ses raisons et en indiquant la valeur de cet événement. Il s’agit de l’inscrire dans un réseau où seules des successions connues, ne relevant pas de l’imaginaire, sont indiquées. Et par « connu », Hume entend dans son essai qu’il est question de causes dont l’expérience peut être avérée de manière responsable et publique par chacun, individuellement, ou par un représentant choisi qui n’est ni ministre ni médiateur. Une nouvelle figure du passeur se prépare qui occupera plus tard le devant de la scène.

Reliée à l’exigence du accountable se trouve donc la question de la plausibilité. Or si, désormais, le terme renvoie avant tout à ce qui peut être admis rationnellement comme possible et non grevé d’erreur, cela n’a pas toujours été le cas. Et en début de modernité, le terme demeure encore lié à une valence thymique qui côtoie la valence épistémique et cognitive désormais première. Car le plausible est ce qui peut être approuvé, applaudi, ce qui est agréé, qui plaît et, du coup, peut être l’occasion d’un assentiment. La plausibilité, comme l’accountable est donc un terme qui, d’emblée, renvoie à une expérience de l’être avec autrui et de l’être grâce et par autrui : on n’applaudit guère seul, on y est entraîné et porté par d’autres ou on y porte autrui. Alors que de plus en plus, on insiste sur les capacités cognitives de chacun pour juger par soi-même de la vérité et pour énoncer de manière responsable et argumentée cette vérité admise. Dans ces textes, il s’agit du caractère commun, de la tâche proprement communautaire, du rendre plausible, crédible. Ce terme trahit donc un reste d’un type de passeur qui est oblitéré à l’époque pour laisser place à la construction solitaire de la vérité de ce qui peut être cru. On doit le comprendre en lien avec l’inflation de la place du ministre et de ses « managers » et administrateurs qui déclarent, de manière autorisée, ce qui désormais est socialement plausible et peut être tenu afin d’assurer la cohésion sociale. On note que le caractère thymique communautaire a été préalablement évacué ou, à tout le moins, minimisé afin de ne pas nuire à la soumission de l’esprit des individus. À terme, est ici visée la transformation de chacun en « passeur » de ce qui lui est propre, privé, intérieur en valeur commune, responsable, avéré publiquement. Entre ces zones privées, le passeur-ministre veille à ce que ces intérieurs correspondent aux vues du « souverain », en tant qu’ils désirent et doivent apparaître sur la scène publique (Hobbes, 1998 : ch. XXIII).

Conclusion

Qui dit oblitération ne dit, purement et simplement, ni disparition ni simple survivance épisodique. L’oblitération est un procédé par lequel il y a surimpression d’un nouvel élément qui affaiblit la présence de l’élément sur lequel elle a lieu, au point où le support peut en venir à être oublié. C’est ce procédé dont nous avons ici suivi quelques occurrences au début de la modernité. Les reconfigurations des frontières donnèrent lieu à des transformations des passeurs. Nous avons proposé d’illustrer ceci en décrivant le passage du « médiateur » vers le ministre administrateur (« manager »).

Dans les marges et traversant ces deux types, tant dans la sphère religieuse et ecclésiale que politique et sociale, nous avons mis en lumière différents processus de ce déplacement. Nous avons signalé la tendance à la dépersonnalisation de la fonction « passeur » sans que disparaisse toute valeur thymique et éthique de celle-ci, à cause de l’importance de ces éléments pour le « faire croire » ou le « faire admettre comme plausible et agréable » communautairement. Nous avons insisté sur la tendance à requérir des principes généraux ou universels du type de la « loi » avec la monopolisation de la violence légitime sans pour autant que disparaisse, là non plus, tout investissement personnel, individuel, sur le registre de la passion (et de sa violence). Nous avons aussi exposé la tendance concomitante des « passions » à devenir aussi facteur de passage. Il aurait également fallu signaler l’émergence de nouveaux types de « passeurs »[9].

Le passeur-médiateur devient quasiment le lieu même du passage entre deux individus ou groupes en dissensus qu’il travaille à la fois à immuniser les uns des autres pour permettre une rencontre féconde, quitte à ce que dans ce jeu, il soit contaminé et doive, par la suite, à son tour, requérir à un passeur-médiateur pour être relié, de nouveau, à la communauté qu’il a contribué à constituer, à être aperçu et reconnu comme tel. Le passeur-ministre, par contre, est toujours déjà considéré, afin de permettre l’advenue de la communauté ou sa durée, comme immunisé et séparé de la communauté : sa responsabilité n’est pas avant tout devant la communauté en tant que telle, surtout pas à cette époque, marquée par le dissensus, mais devant celui dont il est le délégué, l’administrateur, voire la police (Rancière, 2004). Pourtant, dans les deux cas, que cela se passe au niveau politique ou ecclésial et religieux, nous l’avons vu, ces négociations ne peuvent se passer de prendre en compte les passions antécédentes, celles générées par le passage même à négocier, selon la figure du médiateur en jeu. Et, c’est avec elles et souvent contre elles, que s’articulent en modernité la force des croyances et les volontés liant les individus entre eux et à divers régimes usant tant de l’imaginaire (religieux aussi bien que politique) que de « principes » unificateurs universels ou supposément universalisables (le sang, la famille, la Patrie ou la Nation, le Parti, la « Cause », etc.).

De plus, dans les passages conceptuels entre le théologique et le politique, une mésentente fondamentale s’immisce et s’installe. Dans un cas comme dans l’autre, on tente de s’assurer d’un fondement, d’une légitimité qui dépasse et les passions en jeu, et les violences et les injustices inévitables. Or, cela masque la crise qui est au coeur de l’institutionnalisation même de l’ecclésialité, de ses représentations théologiques, et du politique qui se réinvente dans ces parages : ou bien on en demande trop tour à tour à « Dieu », aux pactes des « commencements », à une loi de nature, à des valeurs anthropologiques de sociabilité, à la violence de l’instauration instituant de l’un ou de l’autre (Église ou État), ou bien on tente de s’en passer pour arriver à un face à face « religieux » avec transcendance politique ou divine. Dans tous les cas, il y a instabilité, crise, visibilité d’un manque de liant, de lien et de passage, visualisation de l’oblitération des passeurs multiples, de la multiplicité de leurs types.

Cela aboutit à la plainte du xixe siècle dont nous sommes partis. Ou bien on demande trop, en l’absence de ces passeurs, au supposé sujet autonome déjà constitué. Alors là, il s’agit d’avoir tenté d’oublié les liens, les ligatures, les « allégeances » multiples qui passent par d’autres pour rendre sujet, qui requièrent de passer par d’autres pour permettre le devenir par assujettissement assenti et consenti de plusieurs autres — mais jamais de tous ou d’un seul, contrairement aux pactes sociaux du début de la modernité (Hobbes, Spinoza, Locke, Rousseau). Mieux, en ayant cru pouvoir les remplacer, purement et simplement, par ce que Foucault appelait des « techniques de pouvoir tournées vers les individus et destinées à les diriger de manière continue et permanente » (pouvoir pastoral) et qui équilibrait le pouvoir ministériel policier centralisateur, on a abouti, tant en Église que dans les États-nations aux apories politiques et ecclésiastiques du xixe siècle[10].

Dernier élément de prospective. Il serait intéressant de creuser les déplacements complexes de la figure médiévale de Dieu au début de la modernité. Entre le « Dieu » confessé ecclésialement comme créateur, rédempteur et fin béatifiante de l’humanité, le « Dieu » des théistes et des déistes et celui qui, en creux, se dessine chez les divers types de sceptique et d’« athées » du xviie siècle, se rejouent les tensions internes au théologico-politique dessinées ci-dessus. La question de la « toute-puissance » divine, qui a hanté le Moyen Âge refait surface autrement, au coeur même de la question de la souveraineté et de l’organisation de la société et de l’Église. Il faudrait ici analyser les analogies entre l’obéissance civile et les systèmes de « foi » et de discipline ecclésiastiques et ecclésiales mises en place tant dans la constellation protestante que dans les Églises catholiques issues du Concile de Trente, en étant attentif aux différences entre celles-ci.

Mais plus encore, peut-être, il serait intéressant de consacrer des analyses aux analogies entre l’inflation christologique dans les Églises et la fonction de gouvernement du Christ dans l’Église (et son rapport à ses vicaires-ministres et à son peuple) et celle des discours et pratiques des souverains par rapport à leurs ministres. Car, dans les deux cas, il y a inflation discursive quant à la présence du Christ dans la vie personnelle de l’individu et à l’amour qui lui est dû (l’histoire des spiritualités et de la diffusion dans un public de plus en plus large de ce discours et des pratiques l’entretenant le montrerait) et, par ailleurs, dans les rapports entre le souverain et son « peuple ». Il serait alors intéressant d’explorer les différences avec ce que le Moyen Âge proposait comme type de soumission pour voir l’impact sur la notion de passeur mais aussi de « sujet » en jeu qui passe.

Enfin, toujours en lien avec la figure de « Dieu », il faudrait suivre précisément, dans les discours des ministres des Églises et dans ceux des souverains (et de leurs ministres) les figures de celui-ci en ce qui a trait à l’obéissance aux directives et directions données par l’autre régime : pour les discours ecclésiaux, ceux portant sur l’obéissance civile ; pour les discours politiques, ceux portant sur l’obéissance religieuse. Ces analyses entraîneraient certainement des changements dans la manière d’envisager les passages entre le théologique et le politique et, dans le sillage, dans la façon d’interpréter les figures des « passeurs » impliqués encore et toujours dans la liaison communautaire.

Finalement, cela permettrait de porter un jugement sur la « plainte » du xixe siècle et les options et/ou distorsions idéologiques la soutenant puisque là, déjà, se joue une part importante de la mise en place du discours pour aborder, aujourd’hui, les figures du passeur.