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Dans les pages qui suivent, je propose quelques pistes pour instruire le procès de la globalisation au nom de la mondialisation, en adoptant une perspective cosmopolitique rénovée. Je défendrai la thèse, radicale, que, loin d’être une mondialisation, ce qu’on nomme aujourd’hui globalisation correspond à un acosmisme généralisé (Worldlessness) : une perte du monde due à sa destruction (Arendt), qui accomplit en réalité ce que Max Weber avait diagnostiqué comme une Entzauberung, une démagification ou un désenchantement du monde, et Heidegger pensé comme une Entweltlichung, une « démondanisation ». Si, contrairement aux apparences, la globalisation s’avère être sur les plans culturel et politique le principal obstacle à l’appartenance de l’humanité au monde, à l’édification d’un monde humain, peut-être nous faut-il à rebours envisager la mondialisation comme une mondanisation d’un nouveau genre, qui s’élève contre la globalisation. De même que l’idée de monde ne saurait s’épuiser dans le concept de globe, la mondialité — ou mieux, la mondanité — ne saurait s’accomplir sous le seul motif de la globalité.

Ainsi livrée, cette thèse est tranchée et paraît provocatrice. Elle correspond pourtant à une expérience commune et partagée ; et elle bénéficie d’une rigoureuse conceptualisation philosophique qui en étaye la pertinence aussi bien du point de vue phénoménologique que politique. L’atteste, par exemple, à la différence de l’anglais ou de l’allemand, l’usage courant en français, et occasionnel en espagnol, italien ou portugais, du terme « mondialisation », et la préférence accordée par la langue française à « mondialisation » aux dépens de « globalisation ». Dans cet emploi, la différence lexicale acquiert une signification philosophique dès lors qu’on reconnaît en elle une perspective critique qui distingue un sens éminemment politique de la référence au monde (à la mondanéité) — en plus de sa signification culturelle évidente — du sens prioritairement économique de la référence au globe (à la globalité). Par où l’instauration d’un monde humain et commun ne se donne plus à penser à partir du globe, de son unicité et de sa sphéricité, mais à partir de la mondanéité elle-même, de sa pluralité et de son hétérogénéité, rétives à toute globalité. Si l’on entend que la globalisation désigne avant tout un processus économique tandis que la mondialisation renvoie à une double dimension culturelle et politique, la question que soulève cet écart entre monde et globe est celle du rapport entre politique et économie. Formulée depuis la considération politique du monde, la critique de la globalisation au nom de la mondialisation est alors justifiée d’un point de vue cosmopolitique. La formulation d’un tel point de vue cosmopolitique relève d’une réflexion philosophique qui n’est ni empirique ni positive, ni théorique ni normative, mais herméneutique et polémique. Herméneutique car elle vise à repérer les conditions conceptuelles requises pour dégager la teneur de sens d’une expérience collective métanationale d’appartenance au monde ; polémique parce qu’elle ne saurait sans illusion dissocier la compréhension philosophique de cette expérience du positionnement politique qu’elle sollicite et mobilise pour son efficace.

Ce point de vue cosmopolitique que j’entends défendre ici requiert d’abord d’établir, même rapidement, ce qui différencie les deux perspectives portées par les références distinctes au globe et au monde (1). Sur fond de cette distinction, j’indiquerai en m’appuyant sur l’analyse arendtienne de la condition humaine quels rapports la politique est susceptible d’entretenir avec le monde (2). On sera ainsi en mesure de considérer ce qu’il advient de l’appartenance-au-monde dans la globalisation économique qui se déploie dans l’horizon du globe (3). Si l’on convient — ce que je défends — que la globalisation est porteuse d’une dimension acosmique, on est alors invité à interroger la façon dont la perspective d’une mondialisation politique, et pas simplement culturelle, serait, elle, à l’inverse, porteuse d’une promesse de monde commun au plus loin de la domination globalitaire (4).

1. Mundus versus globus

La prémisse d’une telle approche cosmopolitique de la mondialisation est de reconnaître que l’unicité incluse dans la sphéricité du globe ne peut suffire à définir un monde commun. S’il est difficile de contester que la globalisation économique a déjà en partie réuni la totalité de la planète, de ses populations, de ses cultures, de ses sociétés, en un monde unique, il n’est pas acquis, loin de là, qu’un monde unifié, sphérique, global, soit véritablement un monde. À l’unicité définitionnelle du globe s’oppose en effet la pluralité constitutive du monde et, singulièrement, d’un monde commun. Car comment un monde pourrait-il être dit commun s’il n’était pas d’abord pluriel, c’est-à-dire divisé et travaillé par d’innombrables conflits ? Se demander ce qu’il advient du monde quand la totalité des territoires et des populations planétaires est soumise à la même loi du marché — de l’allocation des capitaux à la consommation en passant par la production et la distribution —, c’est s’inquiéter de ce qu’il arrive au monde lorsque la pluralité constitutive des êtres mais aussi des peuples, des communautés, des cultures ou des États se trouve éliminée au sein d’un unique processus économique global qui conforte l’homogénéité planétaire contre l’hétérogénéité culturelle et politique mondaine. Sans doute est-ce ce que suggère Arendt lorsqu’elle renvoie la citoyenneté du monde au « désir commun d’un monde un peu moins unifié » (Arendt, 1974 : 96). Comment être attentif à ce désir partagé d’un monde divisé, désir proprement politique qui, fidèle à la condition de pluralité, nous invite à penser comment la division fait le monde là où l’unification économique attachée à la globalisation le défait ? La distinction entre monde et globe peut porter la charge de tout ce qui oppose les thèmes respectifs d’une humanité politique parce que plurielle et divisée et d’une espèce économiquement unifiée par la compétition pour le profit et la consommation.

L’assimilation erronée de la mondialisation à la globalisation trouve, semble-t-il, un appui autorisé dans la déclaration qui ouvre le troisième article définitif du Projet de paix perpétuelle de Kant. Car l’argument kantien qui soutient le droit cosmopolitique s’offre aisément à cette mésinterprétation. La sphéricité du globe terrestre est signalée comme motif d’une co-appartenance de la Terre à l’humanité tout entière et raison d’un droit de visite de chaque être humain en toute partie du monde (Kant, 1986 : 350). On en conclut que la possibilité que le monde soit commun à toute l’humanité dérive de l’unicité du globe. La Terre serait un monde commun du fait de son caractère global : sa sphéricité implique un déplacement libre et indéfini de ceux qui l’habitent ; et donc un accueil de droit de ceux qui migrent à sa surface. La mondanité — l’humanité des conduites qui fait le monde et dont l’hospitalité est le nom — procéderait de la globalité. L’argument est pertinent au regard de ce qu’il vise : les fondements d’un droit cosmopolitique autorisant tout être humain à parcourir la planète et à être accueilli en chaque nation dans le respect de la dignité attachée à l’humanité. On ne saurait le sous-estimer dans le contexte actuel d’une globalisation qui tend de façon drastique à criminaliser les migrations forcées et à nier toute dignité aux immigrés sans-papiers rejetés de l’humanité, comme le furent les apatrides au lendemain de la Première Guerre mondiale (Arendt, 2000, ch. IX). Car expulsés du monde sans pouvoir l’être du globe — autrement que sur le mode d’une extermination de masse systématique dont les camps totalitaires furent les laboratoires —, ils sont, au gré des arrangements que les démocraties libérales passent avec les régimes autoritaires ou les « États voyous », condamnés à être traités comme des choses ou des bêtes, privés des droits qui font l’humanité des humains.

Prise cependant hors de ce contexte argumentatif, l’invocation de la sphéricité du globe peut aussi laisser penser que le mouvement qu’il est convenu de nommer aujourd’hui globalisation entraîne automatiquement avec lui un mouvement conjoint de mondialisation et d’humanisation. Comme si le processus de globalisation équivalait sans reste à un processus de mondialisation. Or il n’en est rien, bien au contraire, même du point de vue kantien : les deux notions doivent être distinguées. Si dans l’argument kantien l’hospitalité peut métaphoriquement se laisser inscrire au registre du globus, elle trouve en réalité sa raison d’être dans une idée du mundus qui ne doit rien à l’unicité sphérique de la planète. Et cette raison d’être est politique ou, doit-on dire plus rigoureusement, cosmopolitique. Ce qui exige d’entendre cette cosmopolitique en un nouveau sens, non strictement kantien, et de la référer à une pensée du monde, à une politique du monde qu’on dira une politique mondaine avant d’être mondiale, ou qui n’est mondiale que dans la mesure où elle est d’abord mondaine plutôt que globale.

Il est vrai que la sphéricité du globe peut aussi être l’argument d’une philosophie qui tente de rendre compte dans sa globalité du mouvement qui oriente l’humanité depuis la cosmologie antique. Peter Sloterdijk défend ainsi l’idée qu’en passant par la circumnavigation, la sphérologie organise le développement de la globalisation, de l’ontologie grecque jusqu’aux accords de Bretton Woods qui unifient la planète par le moyen de l’argent et le web planétaire qui ne fait que porter à son achèvement le mouvement d’englobement du monde (Sloterdijk, 2010). Mais l’englobement se confond lui-même avec la dynamique propre au capitalisme qui vise à transformer le monde extérieur en un monde intérieur élargi, un Weltinnenraum, un « espace intérieur du monde » (Sloterdijk, 2006, 282). Dans le « palais de cristal » qui illustre cette sphère intérieure du capitalisme planétaire, il serait vain d’imaginer que subsiste encore une « ouverture potentielle de tous à l’égard de tous » (Sloterdijk, 2006 : 201). L’internalisation des altérités est la clé de la globalisation. De celle-ci, on retiendra d’une part qu’elle se déploie sous couvert d’un productivisme consumériste qui transforme toute chose du monde et le monde lui-même en bien de consommation et, d’autre part, que son nom propre est « Occident ». On a ainsi pu écrire que c’était ce « passage à l’Occident » qui caractérisait la globalisation.

Bien que cette dernière interprétation, défendue par G. Marramao, prenne appui sur la distinction entre mundus et globus, elle néglige cependant de prêter attention à la charge politique que recèle la notion de mundus à la différence de la dimension prioritairement économique de la globalisation puisque cette dernière finit par englober, en raison de son usage lexical, non seulement le domaine technico-économique mais aussi le domaine politico-culturel et le droit international (Marramao, 2009 : 31). Pourquoi priver ainsi la distinction lexicale de sa consistance sémantique ?

À vrai dire, la distinction de mundus et globus est prise par Marramao dans un projet plus général, celui d’interpréter la modernité comme un mouvement lié de globalisation et de sécularisation qu’il désigne comme « le passage à l’Occident de toutes les cultures » (Marramao, 2009 : 32) Aussi la distinction entre mundus et globus est-elle rabattue sur deux axes, l’axe temporel d’une philosophie de l’histoire du monde, l’axe spatial d’une cartographie des voyages autour du globe. Le monde est renvoyé à une pensée destinale de la fin (Nancy, 1990) : fin du monde, fin de l’histoire du monde et donc du logos occidental, qui circonscrit la mondialisation à une terminaison du monde selon le constat formulé par Paul Valéry en 1931 : « Le temps du monde fini commence » (Valéry, 1931 : 11). Le globe est de son côté pensé comme représentation d’une terre sphérique offerte à la circumnavigation, liée à une entreprise de maîtrise, conquête de l’espace et colonisation du monde, appropriation technique et économique sous couvert de souveraineté. Cependant, ce passage d’une souveraineté nationale à une souveraineté globale est lui-même conçu comme le passage d’une modernité territoriale à une modernité mondiale. Dans ce rabattement du mundus sur le globus, la « modernité-monde » est alors décrite à partir d’une double logique d’unification techno-économique et de différenciations identitaires qui, tout en « neutralisant la politique et la dynamique de constitution des sujets » (Marramao, 2009 : 12), révèle néanmoins un monde globalisé à la fois « unipolaire et multicentré », « multidimensionnel et pluridirectionnel » (Marramao, 2009 : 30). On en déduit que le programme d’un cosmopolitisme informé de cette globalisation polycentrée est celui d’un « universalisme de la différence » (Marramao, 2009 : 33).

Rabattre de façon unilatérale la dimension du mundus sur l’analyse du « sens du monde » fini (Nancy, 1993) dans la perspective d’une Weltgeschichte à bout de souffle ne rend pas justice à la signification politique du « monde ». Une perspective simplement géopolitique n’est, de son côté, pas plus satisfaisante. Car ce qui est d’abord en jeu dans la notion de monde et qui ne saurait être négligé est ce que Augustin Berque a élaboré comme sa dimension écouménale, si l’on entend par là le registre de l’habitation d’un milieu qui le transforme en une demeure humaine au moyen d’artifices techniques et symboliques et de relations sociales politiques. On discutera le moment venu des limites d’une représentation écouménale du monde (section 3). Qu’il suffise pour l’instant de souligner tout ce qui sépare la seule globalité des flux et des comportements de la mondanité proprement dite des existences humaines. D’une part, on le verra, l’oeuvre humaine transforme la terre en monde, et le fait depuis un foyer particulier d’expériences singulières qui lui donne sens sur fond de ce que Augustin Berque nomme les trois assises du sens : la planète, la biosphère, l’écoumène (Berque, 2000, 119). Les relations humaines prennent place, ont « lieu » dans des mondes, selon une inscription territoriale qui les localise tout autant qu’elles la configurent physiquement, écologiquement, politiquement. On peut ainsi considérer que « l’écoumène est l’oeuvre humaine la plus universelle ; mais si elle installe des mondes (autant que des cultures), elle révèle du même coup ce qui fonde sa mondanité dans ce que celle-ci n’est pas : la nature. Et la nature, quant à elle, ne nous apparaît jamais que dans les termes de notre monde » (Berque, 2000, 144). D’autre part, si, comme le dit Berque, le monde est foyer cosmogénétique, il ne l’est pas sur le modèle unificateur et supposément pacificateur du globe, de la sphère, de la totalité. La cosmicité des villes et des campagnes (l’urbanité et la ruralité) dessine des aires d’expériences qui sont autant de motifs de relations que de divisions, et qui opposent aussi bien les individus, les communautés, que les États, bref, les mondes humains. C’est cette dimension cosmopolitique du monde, qui n’intéresse pas particulièrement Augustin Berque, que nous devons nous efforcer de penser au regard des divisions et des conflits politiques. La sphéricité du globe qu’invoquait Kant pour justifier le droit d’asile doit aussi être reprise sous le motif d’une incessante insociabilité dont la signification ne relève pas de la compétition économique mais d’une conflictualité proprement politique. Aussi le mundus ne renvoie-t-il au projet d’une paix perpétuelle que parce qu’il est traversé des interminables conflits que nourrissent des divisions, insurmontables parce que constitutives de la politicité des existences humaines. Le monde est divisé et la politique a à voir avec cette division. De quelle manière, c’est ce qu’il nous faut tenter d’éclaircir.

2. La politique et le monde dans tous ses états

Pour préciser la relation de la politique au monde et à la condition humaine, nous disposons d’un excellent fil directeur dans l’analyse de la vita activa proposée par Arendt dès 1958. Non seulement le tableau des activités humaines qu’elle dresse articule les trois conditions auxquelles l’humanité est soumise — la vie, l’appartenance au monde, la pluralité — aux trois activités qu’elle déploie pour y satisfaire — le travail, l’oeuvre, l’action —, mais ce tableau permet en outre de décliner en rapport avec elles la caractérisation des agents qui y pourvoient — l’espèce humaine, les peuples, les acteurs politiques singuliers —, les modalités sous lesquelles ils les effectuent — nécessité, artificialité, liberté —, ainsi que les espaces — domestique, social et culturel, politique — et les temps qui leur correspondent — cyclique, progressif, inaugural (Arendt, 1981 ; Tassin, 1999 : 285).

On peut ainsi aisément rapporter chaque activité humaine à sa condition propre : le travail à la vie, l’oeuvre à l’appartenance-au-monde, l’action à la pluralité ; et indiquer conjointement la sphère particulière de la société sollicitée par le déploiement de cette activité, mais aussi son évolution historique. La sphère initialement privée de la domesticité économique consacrée aux activités laborieuses visant la reproduction du vivant a peu à peu envahi la société tout entière au point de se donner à l’époque moderne comme l’unique dimension organisatrice du vivre-ensemble. La sphère sociale et culturelle dévolue aux activités fabricatrices de l’oeuvre — objets d’usage et oeuvres d’art — par lesquelles s’édifie un monde humain s’est peu à peu trouvée soumise à la logique du marché qui commande aujourd’hui l’ensemble de la vie économique et sociale. La sphère publico-politique où se joue et se rejoue constamment l’action concertée des citoyens pris dans les luttes d’émancipation et les conflits d’intérêts ou de valeurs par lesquels s’affirment les visées normatives offertes à la collectivité, cette sphère s’est trouvée elle-même absorbée par les impératifs économiques au point de se réduire à la gestion des ressources et des populations. L’analytique de la vita activa nous permet donc à la fois de décrire au mieux les tensions qui caractérisent notre monde dit globalisé et de dégager a contrario les lignes de ce que serait une authentique « politique du monde » capable de prendre également en charge les attendus relevant du travail et liés à la reproduction du vivant, ceux relevant de l’oeuvre et liés à l’édification d’un monde, et ceux relevant de l’action, liés aux engagements civiques conflictuels qui divisent les communautés humaines. Elle nous met ainsi en mesure de saisir le sens et les enjeux politiques d’une mondialisation élevée contre les effets délétères de la seule globalisation économique.

Il nous faut pour cela faire porter l’attention sur les dimensions du monde mobilisées en chacune des activités humaines sur les plans économique, socio-culturel et politique auxquels renvoient les trois activités. On notera alors aussitôt que si, comme l’indique Arendt, l’appartenance-au-monde est la condition spécifique de l’oeuvre par laquelle s’édifie le monde des artifices humains, il s’avère cependant que notre rapport au monde ne s’épuise évidemment pas dans la seule sphère des activités fabricatrices et techniques, culturelles et sociales. Notre être-au-monde se déploie également sur les trois plans économique, socio-culturel et politique ; et le monde lui-même s’offre donc à nous sous d’autres visages que celui que configure la fabrication matérielle et symbolique des choses proprement humaines par laquelle nous l’édifions. Certes, le monde humain est d’abord et avant tout le monde de la culture, c’est-à-dire en réalité des cultures, au pluriel, liées aux peuples et aux communautés ethniques ou nationales. Mais il n’est pas que cela : il est aussi monde de la nature, ou monde de la vie ; et monde géopolitique, théâtre des disputes interétatiques, des affrontements guerriers et des conflits inter-et intracommunautaires.

Nous devons donc tenir ensemble deux propositions divergentes dont la conjonction définit assez bien les enjeux d’une politique du monde en général (Tassin, 2011b). Conformément à l’analytique de la vita activa arendtienne, la première proposition fait de l’appartenance-au-monde la condition spécifique de l’oeuvre. Que l’oeuvre soit conditionnée par l’appartenance-au-monde indique que ni le travail (donc l’économie) ni l’action (donc la politique) ne requièrent le monde comme leur condition spécifique même si, bien sûr, toute vie suppose un « monde de la vie » économique (une économie du vivant), et qu’aucune pluralité agissant de concert ne saurait se déployer hors d’un « monde des communautés » politiquement organisées (une politique du pluriel). Cependant, l’activité économique est conditionnée par le fait d’être vivant et l’activité politique l’est par le fait de la pluralité : seule l’activité fabricatrice l’est par l’appartenance-au-monde sous la forme d’une culture des mondes humains. En revanche, la seconde proposition invite, elle, à prendre en compte la manière dont cet être-au-monde qui conditionne la fabrication se diffracte sur les autres plans de l’existence de sorte que ceux-ci rencontrent le monde comme un problème pour eux. Que devient cette appartenance au monde quand la préoccupation économique pour la reproduction du vivant en vient à s’imposer à toutes les activités humaines ou quand les citoyens, les peuples ou les États entrent en conflit les uns avec les autres ? Ou, dit autrement, comment les compétitions économiques et les conflits politiques rencontrent-ils la question du monde ?

Pour répondre à cette question, il nous faut prendre en considération les tensions qui dressent les conditions les unes contre les autres dès lors que les activités entrent en contradiction les unes avec les autres, comme chaque jour en apporte le témoignage. Que se passe-t-il lorsque la vie s’élève contre le monde ou lorsque la pluralité se dresse contre lui au point parfois de menacer ce dernier de destruction ? Car il existe, structurellement, un « acosmisme » de la vie et un « acosmisme » de la pluralité : livré à lui-même, le processus dévorant de la vie en vient à détruire le monde, de même que le détruisent aussi sûrement l’anarchie de la pluralité laissée à elle-même lorsque celle-ci n’est pas politiquement organisée ou, à l’inverse, l’élimination de la pluralité lorsque celle-ci est soumise au cercle de fer des politiques unificatrices et centralisatrices mises au service de la domination totale. On doit donc se demander ce que l’action politique plurielle, d’un côté, ce que l’action économique vitale de l’autre, font du monde, soit ce qu’elles font subir au monde lorsque l’une et l’autre sont laissées à elles-mêmes. Bref, qu’advient-il du monde lorsque la course au profit et le processus dévorant de la vie que celle-ci entraîne ne sont plus socialement motivés ni politiquement organisés ? Ou qu’advient-il du monde lorsque la pluralité des acteurs politiques, acteurs individuels, communautaires et étatiques, n’agit plus en vue du monde ou ne règle plus son agir sur les réquisits d’une appartenance-au-monde sensée mais livre ses combats dans l’ignorance des enjeux mondains et donc mondiaux de toute vie et de toute action humaine ?

Cette préoccupation, dont on ne saurait négliger la portée, a été soulignée par Arendt elle-même lorsqu’elle a rappelé qu’« au centre de la politique, on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme, et en vérité le souci d’un monde organisé de telle ou telle façon, sans lequel ceux qui se soucient et qui sont des politiques estimeraient que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue » (Arendt, 1995, 44). Sous quelle forme ce souci, qu’Arendt prend soin de présenter comme le souci politique central, peut-il trouver à s’assumer au regard des trois plans d’existence déployés sur les trois registres d’activité ?

Force est de reconnaître que ce souci se décline à son tour sur les trois versants sous lesquels le monde se présente à nous. Et que ce triple souci pour le monde appelle avec lui ce qu’on peut appeler une triple injonction mondaine.

Sur le plan économique conditionné par la vie, au regard donc du travail voué à « reproduire une vie toujours perpétuellement mourante », selon la formule de Marx, le monde se présente comme monde de la vie. Milieu de vie, biotope planétaire, le monde est saisi sur ce plan comme écosystème du vivant. De ce point de vue, le souci pour le monde est un souci environnemental. À ce souci correspond une injonction écologique.

Sur le plan culturel et social conditionné par l’appartenance-au-monde, au regard donc de l’oeuvre destinée à édifier un monde commun d’artifices, le monde se présente comme monde de la culture et à vrai dire toujours comme monde des cultures. Produit de l’esprit humain en ses diverses expressions symboliques, musée des cultures actuelles et passées, le monde est saisi sur ce plan comme patrimoine commun de l’humanité. De ce point de vue, le souci pour le monde est un souci patrimonial. À ce souci correspond une injonction oecuménique.

Sur le plan politique conditionné par la pluralité des êtres, des communautés, des États —, au regard donc de l’action appelée à promouvoir « l’égaliberté » (Balibar, 2010) des humains, des peuples et des États, le monde se présente comme monde de la pluralité, lequel est indissociablement monde de la liberté et monde de l’égalité. Lien humain intangible, réseau de relations déployées sous condition d’un espace publico-politique d’apparitions, national et métanational, le monde est saisi sur ce plan comme scène et horizon commun de la pluralité des acteurs dont l’existence politique est par définition transnationale précisément dans la mesure « où le national de chaque pays ne peut entrer dans cette histoire universelle de l’humanité qu’en restant ce qu’il est et en s’y tenant obstinément » (Arendt, 1974, 103). De ce point de vue, le souci pour le monde est un souci plural. À ce souci correspond une injonction cosmopolitique.

À la triple représentation du monde, comme écosystème du vivant (milieux de vie des systèmes naturels et artificiels de reproduction de l’animal laborans), comme patrimoine culturel des peuples (symbolisations matérielles et immatérielles des formes d’appartenance-au-monde que sont les cultures de l’Homo faber), comme réseau transnational et scènes publico-politiques ou arènes mondiales d’agir concerté (communautés métanationales des acteurs politiques, figure renouvelée du zôon politikon), correspond donc un triple souci : environnemental, patrimonial (ou écouménal, dans le langage de Berque) et plural. Et corrélativement, une triple injonction : écologique, oecuménique et cosmopolitique. Ces trois soucis et ces trois injonctions sont liés. Ensemble ils dessinent les attendus et les enjeux d’une politique du monde. Le souci environnemental pour le monde est inséparable d’un souci patrimonial pour ce monde et tous deux sont à leur tour indissociables d’un souci plural pour le même monde. S’élabore ainsi une compréhension forte et exigeante du fait qu’au « centre de la politique on trouve toujours le souci pour le monde et non pour l’homme ». Car ce n’est pas de l’homme ou de la vie qu’il est d’abord question en politique mais avant tout du monde, monde vécu et monde commun parce que partagé conflictuellement avec d’autres, monde divisé en mondes donc, sans lequel cette vie ne s’élèverait jamais à la dignité d’une existence et sans lequel aucune action concertée avec d’autres et contre d’autres ne rencontrerait à la fois sa demeure et son horizon de sens.

Ainsi, s’indique comment la politique rencontre le monde et, plus encore, s’ordonne au souci pour le monde ; comment la politique est sommée par une triple injonction corrélative d’être toujours à la fois écologique, oecuménique et cosmopolitique. Or force est de convenir que sur ces trois plans, il n’existe à ce jour aucune politique mondiale qui soit à la hauteur des enjeux que dessinent ces trois dimensions du souci pour le monde, aucune qui soit fidèle à cette triple injonction, quels que soient les efforts déployés par les États ou les organisations internationales. Que l’on considère les « sommets » consacrés à la préservation des richesses naturelles et à la biodiversité depuis le rapport du Club de Rome, les sommets de Rio et ceux qui ont suivi, ou les requêtes des nombreuses agences internationales soucieuses de l’environnement et portées par l’injonction écologique qui croise évidemment le défi de l’alimentation de la planète (FAO, PNUD, etc.) ; que l’on considère les efforts de l’UNESCO et des innombrables ONG soucieuses du patrimoine mondial, portées, elles, par l’injonction oecuménique d’un dialogue interculturel ; ou enfin, que l’on s’attache aux initiatives de l’ONU, des différentes institutions internationales et autres G8 ou G20 relativement au souci d’une communauté mondiale et à l’injonction cosmopolitique — dans tous les cas, on doit reconnaître qu’il n’existe à ce jour aucune instance ni aucune force susceptible de satisfaire au niveau mondial l’une ou l’autre des trois injonctions motivées par le souci pour le monde. Et a fortiori, les trois ensemble. Mais l’on doit aussi reconnaître qu’il n’existe guère non plus de politiques « nationales » qui aient pris la mesure du problème et aient reconnu que la préservation de l’environnement n’avait de sens que couplée à la défense de la diversité culturelle des modes de vie dans le monde, tandis que celle-ci appelait une cosmopolitique qui ne saurait s’épuiser dans l’unique et décevante gestion ex-post des conflits mondiaux.

Pourtant, si le souci pour le monde est au centre de la politique, alors l’articulation des trois dimensions de ce souci, environnemental, patrimonial et plural est la tâche proprement politique d’un agir cosmopolitique qui prendrait en charge, dans la dimension de conflictualité propre à la politique, les injonctions écologique et oecuménique. Mais est-ce dans cette direction que s’oriente aujourd’hui l’humanité sous l’effet de ce qu’on appelle la globalisation ?

3. La globalisation ou l’acosmisme économique

On soupçonne que la réponse sera négative. On pourrait sommairement décrire le mouvement de globalisation économique induit par le développement de ce qu’Arendt a nommé un process of life généralisé en le ramenant à trois dispositions : domestication, consommation, unification — qu’il est nécessaire de distinguer pour les expliciter mais qui sont indissociablement mêlées dans leur effectivité. Ces trois dispositions réduisent le monde à la seule dimension du globe. Elles dessinent un procès de démondanisation accomplissant en le radicalisant le mouvement d’aliénation du monde décrit par Arendt au chapitre VI de Condition de l’homme moderne. On peut alors mettre en regard de la globalisation économique les attendus propres à une mondialisation politique : à la domestication économique s’oppose la publicisation politique ; à la consommation vitale s’oppose l’habitation mondaine ; à l’unification des comportements sociaux s’oppose la pluralisation des actions politiques (Tassin, 2003, ch. 7).

Domestication versus publicisation

On notera en premier lieu que, paradoxalement, la globalisation économique correspond à l’extension illimitée de la sphère domestique. La logique économique obéit en effet à une double loi apparemment contradictoire : une loi d’appropriation domestique qui tend à réduire les distances en même temps que les différences en les assujettissant à un unique mode opératoire de reproduction du vivant ; et une loi connexe d’expansion indéfinie dans la recherche du profit dont la chrématistique aristotélicienne offre la première élaboration théorique. L’oikonomia, l’administration de la maisonnée, ramène la totalité du domaine auquel elle s’applique à une même et unique gestion domestique ; mais, sous l’effet de la productivité croissante, elle en étend les effets à la planète entière. L’économie politique n’est rien d’autre que la traduction sociale de l’économie domestique. Elle n’a pu devenir une économie d’abord nationale, puis multinationale et enfin transnationale et donc globale, qu’en amplifiant et en étendant à la surface totale du globe le mode d’organisation et de consommation du ménage. Aménagement et management soumettent ainsi le monde à la gestion managériale des ressources et des profits.

Sous cet angle, la globalisation est donc d’abord une domestication : non seulement au sens d’un apprivoisement et d’une exploitation — ou d’un « arraisonnement » et d’une « computation » universels (Heidegger) —, mais aussi au sens d’une privatisation. Domestication et privatisation généralisées du monde, la globalisation procède alors à une élimination systématique des services publics et des domaines publics où se déploient d’autres modes d’être et d’agir que ceux de la production/consommation ordonnés au profit et à la jouissance — en particulier ces modes d’être-au-monde qu’on dit culturels et ces modes d’agir que nous appelons politiques et qui, les uns comme les autres mais chacun à sa manière, visent l’instauration d’un monde commun et l’institution d’un lien humain plutôt que la consommation d’un bien ou la gestion d’un échange. L’élimination des espaces publics proprement dits au profit des foyers de consommation qui sont autant d’isolats, entraîne avec elle la disparition du monde commun. Car le monde n’est pas un monde ni un monde commun du seul fait d’une administration commune du système des besoins (productions, échanges, consommations), du seul fait d’une soumission commune à la logique capitaliste néolibérale ou du seul fait d’un comportement consommatoire identique pour tous, pas plus qu’il ne l’est en raison d’une proximité ordonnée à un foyer. Loin d’être l’espace des proches, organisé selon la loi de la famille et de la consommation, l’espace public s’entend comme le lieu des distances et des intervalles qui lie en séparant et sépare en liant ceux qu’aucune origine, aucun foyer, n’a déjà unis par avance (Tassin, 1992). Seul un espace public en ce sens permet que s’installe entre nous un monde qui est commun non de nous unir mais de nous tenir à distance selon certains rapports que ne règle aucune oikonomia. Cet espace public naît des rapports que les humains instituent librement entre eux, quand bien même, d’un autre point de vue, c’est aussi lui qui les rend possibles hors de tout attachement natif entre ceux qu’aucune provenance commune ne destine à vivre ensemble.

C’est pourquoi l’on peut dire que, à l’opposé de toute privauté, de toute familiarité et de toute domesticité, la politique commence par l’établissement d’un rapport avec l’étranger, avec celui qui est hors ou sans famille, hors ou sans ressources, et donc indigent ; bref, avec celui qui n’entre dans aucune familiarité, aucune compensation, celui qui n’est subsumable dans aucune économie. Ce n’est qu’avec ce rapport — qui ne rapporte rien au sens économique —, qui est sans autre intérêt que l’inter-est, que commence de se déployer un monde, monde qui relie et sépare ceux qui se sont reconnus comme semblables dans leur étrangèreté. Avec ceux-là, le problème n’est pas simplement de vivre (travail), pas simplement de co-opérer (oeuvre), il est d’agir. Le sens politique de ce monde dépend des actions de ceux qui déploient ces rapports entre eux. Qu’ils puissent les déployer dépend de l’espace public qui leur offre accueil et visibilité.

Consommation versus habitation

En second lieu, la loi du profit soumet le monde à la voracité du vivant, transformant tout ce qui le constitue en bien de consommation ou d’échange. L’oikonomia ne procède donc pas seulement à la domestication et à la privatisation du monde, elle en fait aussi l’objet d’une consommation et d’une jouissance, par définition privées, dans la perspective de la reproduction du vivant. Aussi l’économie assure-t-elle la victoire du « process of life » sur tous les aspects de l’existence. Et particulièrement sur le monde. L’Homo oeconomicus, ou selon les termes d’Arendt, l’animal laborans, ne rencontre pas sans tension l’Homo faber. Car la vie qui est la condition du travail ne saurait se déployer sans menacer l’appartenance-au-monde qui conditionne la fabrication. Le processus vital propre à l’économie généralisée transforme le monde entier en biens périssables, consommables, et ne laisse rien derrière lui … sinon ses déchets, par définition im-mondes. La production de ce qui n’est voué qu’à la consommation ne saurait en effet constituer un monde. Tout au plus l’économie se déploie-t-elle elle-même et dans un biotope, un milieu de vie, mais lui-même aussi dangereusement menacé dans ses composantes en raison du « caractère dévorant de la vie ». Là où la vie étend sa loi, le monde est menacé de périr au nom de la vie elle-même.

Il en résulte une fausse alternative entre l’économie et l’écologie mais une vraie alternative entre une logique économique et un souci politique pour le monde. Fausse alternative, en effet, entre l’économie et l’écologie : si la préservation du monde exige une économie du milieu de vie, une « économisation » de l’environnement ou une protection de la nature qui se donne comme écologie, alors on ne saurait voir dans l’écologie qu’une correction de l’économie visant à en amoindrir les effets destructeurs pour la planète, ce que signifie l’importance prise aujourd’hui par le thème du développement durable. La croissance, exponentielle, finira par détruire ce qu’elle exploite pour croître. Faire durer le développement, c’est donc en retarder l’échéance mais en garantir le résultat : l’épuisement du globe. Véritable alternative, en revanche, entre la logique de l’oikos, l’intérêt économique, donc, et le souci pour le monde qui s’exprime sous la forme d’un intérêt culturel et politique — non économique —, ce qu’Arendt nomme l’inter-est propre du mundus. Car tout oppose ce qui inter homines est à la logique du profit. C’est en raison de cette alternative qu’on peut avancer que le souci pour le monde, en ses trois dimensions — écologique, oecuménique et cosmopolitique —, appelle une politique mondiale des registres d’actions ordonnée à la préservation environnementale, patrimoniale et plurale du monde.

Cette alternative peut se formuler autrement. Soit on reconnaît une contradiction intrinsèque à l’économie entre deux régimes de l’oikos : celui de l’oikonomos, d’une part, et celui de l’oikologos, d’autre part, comme si la loi de l’oikos (l’économie) s’élevait contre la raison de l’oikos (l’écologie) — contradiction interne à la rationalité économique capitaliste par laquelle elle détruit l’écosystème qui la fonde. Dans ce cas, l’écologie qui tente de corriger les effets littéralement immondes d’une croissance exponentielle est vouée à n’être que la servante de l’économie, entendue au sens de ce qu’Arendt décrit comme le processus dévorant de la vie qui ne laisse rien derrière lui. L’injonction écologique s’épuise alors dans le souci environnemental et la protection de la nature est mise au service de la croissance. Il n’est pas sûr que ce soit la voie la plus recommandable pour honorer les attentes cosmopolitiques. Soit l’on admet l’hétérogénéité des deux ordres distincts que sont l’oikos d’une part, la polis d’autre part, c’est-à-dire l’ordre contradictoire du foyer domestique et de la chrématistique, d’une part, celui de l’espace public de l’action politique, d’autre part ; il faut alors admettre conjointement que le monde ne saurait perdurer selon la seule loi de l’économie, celle du profit qui implique la consommation, ni par la seule raison de l’écologie tant que celle-ci reste seulement soucieuse de préserver l’environnement (le milieu de vie) ou de défendre un développement durable en sauvegardant tant que faire se peut l’écosystème planétaire. La perduration du monde requiert autre chose : d’une part, une politique patrimoniale répondant à l’injonction oecuménique, soucieuse de préserver le monde humain, monde culturel et pas seulement monde naturel ou monde de la vie[1] ; et d’autre part, une politique plurielle répondant à l’injonction cosmopolitique, soucieuse à la fois de défendre les intérêts portés par les différentes communautés humaines et de promouvoir le régime de conflictualité politique qui prévient des guerres fratricides et destructrices.

Le destin du monde ne saurait tenir à une simple écologie, fût-elle une « écologie politique » comme on dit une « économie politique ». Il est suspendu à une cosmopolitique, au sens strict, à une politique du monde, qui n’est pas simple préservation écologico-économique de l’environnement ou de la nature, c’est-à-dire du monde entendu au seul sens de l’écosystème du vivant, mais qui s’efforce de prendre en charge ensemble les trois dimensions du monde en subordonnant la protection conjointe de l’environnement et du patrimoine culturel aux formes de conflictualités et d’actions concertées que les États mais aussi les peuples du monde sont susceptibles de déployer. C’est en ceci qu’une conception écouménale du monde au sens de Berque doit être elle-même reprise d’un point de vue cosmopolitique.

Homogénéisation versus pluralisation

En effet, troisième aspect de ladite globalisation, le monde n’est pas simplement l’ensemble relativement homogène des éléments planétaires qui composent l’environnement commun des différents peuples de la planète, il est avant tout la conflictuelle composition d’une pluralité de communautés humaines au travers desquelles s’articule et se préserve la diversité des formalisations symboliques de l’existence humaine, composition qui relève donc autant de l’oeuvre que de l’action. Sans cette pluralité, il n’y aurait pas de monde ni de monde commun. La communauté du monde procède d’un paradoxe : il n’y a de monde humain, c’est-à-dire commun, que moyennant une pluralité irréductible de communautés de mondes prises elles-mêmes dans des conflictualités diverses, internes et externes. Il n’y a de monde que pour des cultures au pluriel, et de monde commun que pour une pluralité de cultures et d’États. La division des mondes, l’hétérogénéité des communautés est constitutive du monde comme monde commun. Sans une historicité différentielle des mondes, il ne saurait y avoir de monde. Sans divisions, pas de commun. Or, non seulement la globalisation économique récuse le monde comme habitation déliée de toute fonctionnalité et de toute rentabilité en le considérant comme un gigantesque gisement de ressources qu’elle transforme en biens de consommation, mais elle détruit, en ramenant toute production au seul foyer de l’oikonomia, la pluralité culturelle sans laquelle il ne saurait y avoir de monde. Elle obéit ainsi à une loi d’unification ou d’homogénéisation directement contradictoire avec la condition de pluralité qui sous-tend l’existence politique des humains, des communautés, des États.

Inversement, si le politique commence avec l’accueil de l’étranger, c’est qu’il commence non pas dans la simple reconnaissance des autres mondes, mais dans la mise en rapport des mondes entre eux, dans leur composition — qui n’est ni assimilation ni intégration, ni unification ni standardisation. La politique est la composition des mondes. Ou, aussi bien, une composition du monde commun selon les partages et les divisions, très souvent conflictuels, que les communautés, elles-mêmes travaillées par des tensions internes, nouent entre elles. Tel est le sens d’une cosmopolitique, une politique des mondes. Elle ne cherche pas à soumettre la totalité du monde à une administration commune, à une gestion commune des ressources, des productions, des échanges et des consommations, au gouvernement d’une force commune qui monopoliserait la violence légitime, pas plus qu’elle n’invoque une mythique régulation naturelle des besoins ou une harmonie naturelle des jouissances. Elle consiste au sein de chaque État, de chaque communauté, de chaque groupe, de chacun, à instituer les rapports avec les autres qui déploient un espace public où tous peuvent paraître et agir de sorte que soient toujours préservés le principe et la possibilité factuelle des apparitions et des actions. Seule une cosmopolitique ainsi entendue peut s’élever contre le « processus destructeur (…) déclenché par le simple automatisme de la technologie qui a unifié le monde et, en un sens, uni l’humanité. » À cette « unité affreusement superficielle » résultant du « système global de communication qui couvre la surface de la terre », Arendt oppose la profondeur d’une communication entre des contenus culturels nationaux et des expériences politiques plurielles (Arendt, 1974, 101).

Vue à travers le prisme de la tripartition des activités, la globalisation se laisse donc décrire comme un processus d’invasion des plans socio-culturel et politique par le natural process of life de l’économie. La question n’est donc pas de « protéger la nature ». Elle est au contraire de se protéger de cette nature vitale à l’oeuvre dans la logique de production/consommation qui envahit toutes les sphères de l’existence au point de les détruire ; et de les détruire dans le mouvement même par lequel ce procès naturel de la vie détruit aussi la nature elle-même en raison du travail de reproduction du vivant exigé par ladite nature. Car ce processus apparaît aussitôt, comme on le voit, travaillé par une contradiction qui le voue à détruire ce qui le fait vivre. La recherche du profit, la chrématistique au sens aristotélicien, est infinie : rien ne l’arrête, à supposer que quelque chose puisse encore la régler. Elle ne saurait alors avoir d’autre issue que la destruction de ce qu’elle exploite. C’est pourquoi elle constitue une menace très sérieuse pour le monde qu’elle ne peut qu’abîmer jusqu’à sa totale destruction comme « monde », au nom de la globalité. Dans son mouvement sans fin d’expansion et de généralisation, la globalisation procède à la destruction de son objet autant par l’exploitation des ressources nécessaires à la production que par la consommation de ce qu’elle produit. Le capitalisme est, littéralement, « immonde » — Max Weber l’avait pressenti à sa manière lorsqu’il évoquait l’aliénation du monde propre à l’esprit dudit capitalisme.

Certes, nous n’avons aucune raison de penser que l’artificialisation du monde qui le rend proprement humain ne recèle pas aussi des ressources propres, nouvelles et créatrices, par lesquelles le mouvement d’acosmisme économique se trouverait freiné ou contredit ou réorienté. Ni que le pouvoir de commencer de l’action puisse être à ce point perverti qu’il ne porte plus en lui la bonne nouvelle sans laquelle la politique n’a pas de sens (Arendt, 1995, 126). Mais quoi qu’il en soit, ce sera toujours à condition de rapporter le travail à l’oeuvre, la consommation à l’usage et donc la vie au monde, ou encore la condition d’être vivant aux conditions d’être mondain et d’être pluriel. Certes, à elle seule l’action politique, puissance des commencements, est aussi capable de « franchir toutes les bornes » et constitue également une menace pour le monde. Mais inscrite dans l’horizon de durée d’un souci patrimonial pour le monde humain, pour la demeure humaine qui précède les générations et leur survit, elle est alors en mesure d’assumer cette lourde responsabilité de réinscrire la reproduction du vivant dans la préoccupation de perduration d’un monde commun. Telle serait la tâche d’une cosmopolitique : au nom de la pluralité, soustraire le monde au processus vital qui le détruit pour laisser à la liberté l’espace public d’une manifestation inter homines.

Ainsi se dessinent le sens et l’enjeu mondains d’une politique digne de ce nom. Celle-ci est cosmopolitique, au sens où elle fait de la possibilité du monde — à la fois comme milieu de vie, univers de culture et réseau des actions concertées — l’horizon de toute action. Elle l’est au sens où, dans chacun de ses actes, en chacune de ses dispositions institutionnelles, sur chacun des plans où s’entend une injonction écologique, oecuménique et cosmopolitique, est visée l’instauration d’un monde pluriel autant que sa perpétuation. Cette visée du monde requiert à la fois la liberté et l’égalité des acteurs et des spectateurs qui le composent — individus ou peuples —, et l’institution d’un espace public d’apparition de ces mondes communs aux êtres agissants. Chaque polis, chaque communauté, chaque État peut et se doit d’instituer de tels espaces publico-politiques dévolus à la concertation et à l’action commune. En ce sens, la cosmopolitique ne vise nullement l’instauration d’un ordre international ou d’un État mondial, fût-il démocratique : elle vise de façon bien plus fondamentale et exigeante l’instauration et l’efficace de politiques publiques ordonnées à la promotion d’un monde commun au sein des États particuliers qui, dans leurs divisions et leurs conflits d’intérêts, composent ce monde. Et elle doit le faire, d’abord et avant tout, contre les puissances financières et économiques qui travaillent par un processus de globalisation du marché à détruire ce monde sur les trois plans environnemental, patrimonial et plural.

4. Cosmopolitique versus domination globale

Si une orientation cosmopolitique est mondiale et non globale, si elle est promesse de monde et non unification planétaire, elle ne saurait s’exposer au risque de favoriser un « pouvoir globalitaire ». Certes, la société globalisée qui émerge sous nos yeux ne répond en rien aux formes voulues d’une politique soucieuse du monde commun. Mais elle ne fait en rien écho, non plus, aux formes connues du pouvoir totalitaire dont une fois encore Arendt fut la perspicace analyste. Et donc, de nouveau, l’analytique de la vita activa peut servir de guide pour repérer les effets d’acosmisme propres à la globalisation économique sur les modes d’être-au-monde valorisés par les différentes cultures et les formes d’agir concerté propres aux différents mouvements citoyens. Car sur les trois plans où se déploie l’activité humaine se rencontrent aussi trois formes de domination distinctes liées à trois types d’acosmisme. Reconsidérer la globalisation sous l’angle du pouvoir globalitaire et de la forme originale de domination qu’il induit nous permet, à rebours, de dessiner les enjeux démocratiques d’une mondialisation cosmopolitique.

Un élément totalitaire se reconnaît au fait qu’il entraîne non seulement une aliénation mais une destruction du monde commun. Ainsi s’articulent domination et acosmisme : soit cet élément tend à se totaliser, soit il tend à se radicaliser, soit il tend à se globaliser, déployant chaque fois une forme de domination spécifique entraînant avec elle une destruction elle-même spécifique des expériences de la pluralité et donc de la pluralité des expériences. Aux côtés de l’acosmisme politique, perversion de l’action, qui procède de l’exercice d’une domination totale sur les individus, et qu’Arendt a longuement analysée dans Les origines, on peut ainsi repérer deux autres figures d’acosmismes liées à deux formes de domination singulières. En liaison avec l’oeuvre, l’acosmisme qu’on dira technoscientifique procède de l’exercice d’une domination radicale sur les conditions constitutives d’une humanité. Et en liaison avec le travail, on l’a vu, l’acosmisme qu’on a dit économique procède de l’exercice d’une domination globale sur les conduites productrices et consommatrices de cette humanité. La domination prétendument politique du système totalitaire était totale en ce qu’elle visait la soumission inconditionnelle des individus détruits en tant que personnes juridiques morales et psychiques. La domination technoscientifique du monde est radicale en ce qu’elle vise à se saisir des conditions de l’humain en leur racine au point de prétendre soustraire les êtres humains à la contingence de leurs conditions d’êtres vivants et d’êtres mondains. La domination économique est, elle, globale en ce qu’elle vise à réduire l’humanité à la seule dimension de la vie, faisant des humains des machines consommatrices soumises à une unique oikonomia.

Chaque forme de domination renvoie à une sphère d’activité et à sa condition spécifique, mais chacune d’elles relève aussi d’une étrange alchimie entre sa condition spécifique et celle des autres activités. La domination économique, globale, est l’excroissance de la sphère du travail qui envahit tous les domaines d’activité humaine en les soumettant à la condition de la vie. Dans la domination globale, le travail est traité comme s’il était une oeuvre, voire une action ; corrélativement, l’oeuvre et l’action sont considérées comme si elles avaient la vie pour condition. Le schème productiviste du travail s’imposant aux autres activités, l’édification du monde par l’oeuvre de même que l’institution d’un lien politique par l’agir concerté sont rabaissées au seul registre de la consommation. Le monde devient un matériau exploitable par le travail et une marchandise consommable jusque dans ses manifestations culturelles et politiques. La domination technoscientifique, radicale, correspond, elle, à l’excroissance de la sphère de l’oeuvre qui envahit tous les domaines d’activité humaine mais retourne la condition du monde contre elle-même. Dans la domination radicale, l’oeuvre est en effet traitée comme une action dont elle épouse les caractéristiques — imprévisibilité, irréversibilité, mais aussi illimitation — : elle se voit investie de cette tendance propre à l’action de « franchir toutes les bornes ». Corrélativement, le travail et l’action qui, l’un au nom de la vie, l’autre au nom de la pluralité, s’élèvent potentiellement ou réellement contre le monde, « oeuvrent » alors à la destruction du monde. L’artificialisation dont procédait le caractère humain du monde est poussé au point de prétendre soustraire les humains aux conditions qui les font « hommes », à commencer par leur condition terrestre. La domination politique, totale, est comme on sait l’excroissance de la sphère praxique de l’action, mais contaminée cette fois par les traits caractéristiques de la fabrication, qui contredit la condition de la pluralité en réduisant les humains à l’illusoire unité d’un corps politique homogène et unifié. Dans la domination totale, l’action est, à l’inverse de ce qui se passe dans la domination radicale (technoscientifique), rabattue sur les caractéristiques de l’oeuvre. La praxis est instrumentalisée par la poièsis, la politique devient technologie du pouvoir, perdant ainsi son sens politique proprement dit, tandis que la vie s’impose, sous la forme d’une survie, comme la seule dimension de l’existence. C’est ce dont les camps totalitaires firent la démonstration.

On pourrait résumer ce mouvement en disant que la globalisation économique des sphères d’activité procède d’une absorption de l’oeuvre et de l’action dans le travail, la production économique devenant ainsi le paradigme de l’existence humaine et la condition de la vie se subordonnant toutes les autres qu’elle prive de sens. Politique et culture sont soumises à l’empire de l’économie. La radicalisation technoscientifique des différents aspects de l’existence humaine procède, elle, d’une contamination de l’oeuvre par l’action. La puissance illimitée de l’agir se trouve mobilisée concrètement au service d’une fabrication technoscientifique de l’humain et du monde au point de se déployer contre le monde qu’elle était censée faire naître, et de le détruire. De la conquête spatiale au clonage en passant par le développement des OGM, chaque jour apporte la confirmation de cette toute-puissance et du risque de désintégration qu’elle entraîne au prétexte de libérer le monde et les humains de leurs conditions natives. Arendt a consacré Les origines du totalitarisme à montrer les effets destructeurs pour le monde, pour la communauté politique et pour la relation éthique à autrui comme à soi, de la totalisation prétendument politique du système totalitaire. Retenons ici que cette domination totale procède, elle, d’une réduction de l’action à l’oeuvre, par où l’action perd ses caractères propres — révélation du « qui », relation des acteurs entre eux, institution d’un espace de visibilité commune — pour être transformée en projet de fabrication d’un homme nouveau dans une société nouvelle.

On reconnaîtra alors que tout distingue la domination globalitaire qui se généralise sous nos yeux de la domination totalitaire. Cette dernière ne pouvait s’exercer, par définition, au niveau mondial : pour être totale, la domination devait être locale et non globale. L’internationalisme prolétarien dont se réclamait le communisme s’est révélé un échec, la domination ne pouvait prétendre être totale que dans les limites de l’URSS, tout comme la politique d’expansion vitale menée par Hitler devait se cantonner dans les limites du Reich, aussi étendu prétendait-il être. Clôture, exclusion ou élimination des « autres » sont corrélatives d’une domination totale. La globalisation désigne au contraire un processus de délocalisation et d’ouverture : extension et recomposition au niveau international du système économique de production et de consommation, y compris des biens culturels, couplées à une internationalisation des marchés financiers ; planétarisation des déséquilibres écologiques dont les effets destructeurs au niveau mondial font système avec d’autres phénomènes « mondiaux », aussi bien naturels que techniques ou humains : épidémies, sida, catastrophes nucléaires, pollutions, mafias, trafics d’armes ou d’organes, etc. ; et conjointement, développement des technologies de communication et d’informatisation assurant une connexion immédiatement planétaire sans l’intermédiaire des services publics ou des infrastructures nationales. En aucun de ces aspects, une société globalisée ne saurait être dite totalitaire : ni monopartisme ni autocratie, ni monopole de la violence ou des moyens de communication, ni usage de la terreur ni, bien entendu, de contrôle étatique de l’activité économique. Chacun des traits caractéristiques du totalitarisme est démenti par la globalisation.

Il faut plutôt reconnaître qu’on assiste à l’émergence d’une nouvelle figure de la domination. Celle-ci, a-t-on dit, n’est pas d’abord politique mais, fondamentalement, économique, et en réalité financière. Elle ne saurait être totale ; mais elle est globale. La domination globale se manifeste par le croisement d’une extension, horizontale, planétaire, des seules activités génératrices de profit, et d’une absorption hégémonique, verticale, de l’économie sur les différentes sphères de l’existence et l’ensemble des mondes proprement humains, actions et oeuvres étant ainsi rabattues sur le registre de la consommation, c’est-à-dire de la vie et de la survie. C’est à ce niveau, autant sinon plus qu’à celui de l’homogénéisation des modes de vie ou d’une très réelle soumission à la loi du marché, que la société « globalitaire » rencontre un aspect de la société totalitaire : l’une comme l’autre sacrifient le monde à la vie, soumettent les registres signifiants de l’existence et de l’activité humaines à la seule loi de la consommation et de « la reproduction d’une vie perpétuellement mourante » (Marx). C’était déjà là un trait du capitalisme du xixe siècle. Mais la globalisation produit une systématisation de cette réduction de l’existence à sa seule condition vitale, au détriment de sa condition mondaine. C’est pourquoi nous devons, philosophiquement, lui opposer la mondialisation en son sens littéral, à condition de reconnaître que cette mondialisation ne peut être qu’une disposition culturelle et politique de l’appartenance-au-monde et de la pluralité.

Nous pouvons donc appeler « pouvoir globalitaire » celui qu’exercent aussi bien les multinationales que les opérateurs boursiers qui décident en grande partie du destin de celles-ci, ou que toute logique de rentabilité qui impose de renoncer à une vie mondaine pour contraindre les individus à chercher leur accomplissement dans la consommation, tout en imposant à la majeure partie d’entre eux d’y renoncer, sollicités qu’ils sont pour la production de ce dont ils ne sauraient jouir. Les effets destructeurs en sont incontrôlables et irréversibles. Mais « pouvoir » ne saurait plus ici désigner une instance, un appareil, une organisation, etc. Pouvoir désigne simplement la puissance destructrice déclenchée par un dispositif économico-financier qu’aucune instance internationale n’est aujourd’hui véritablement en position de réguler. Alors que le pouvoir totalitaire est soutenu par un appareil policier encore soumis aux ordres d’un autocrate, le pouvoir globalitaire est sans visage. Sa domination est globale parce qu’elle inclut la totalité des êtres sans leur laisser aucune échappatoire. Il ne saurait y avoir d’« autres » puisque ceux que le système globalisé du marché exclut hors du monde humain le sont à l’intérieur du globe, sous la forme d’une paupérisation et d’une désaffiliation qui les réduisent à la seule survie. Si cette domination est aussi totale, c’est au sens où, insaisissable, elle semble inévitable puisqu’elle tire sa force de l’exploitation des dispositions vitales de ceux qu’elle assujettit, et par là détruit. À la différence du totalitarisme, qui prétend mettre en oeuvre la loi de la Nature (l’avènement de la race) ou celle de l’Histoire (l’avènement de la société sans classe), le globalitarisme est réellement la mise en oeuvre de la loi de la Vie (la reproduction destructrice du vivant dans la consommation). Et c’est au nom de cette loi que, sous le motif illusoire d’une « mondialisation » en réalité déniée, il exploite et détruit systématiquement le monde qui jusqu’à aujourd’hui encore pouvait être dit la demeure des hommes.

On notera enfin que les trois formes de domination font système, même si c’est à des titres divers puisque c’est dans les failles du pouvoir étatique que s’exercent aujourd’hui les forces les plus délirantes de la domination radicale technoscientifique de concert avec la domination globale économique. La mainmise des financements privés sur la recherche et ses applications a pour conséquence que celle-ci, ordonnée à la seule logique du profit, augmente considérablement les effets acosmiques de la globalisation des marchés. Que cette domination globale instrumentalise les États et leurs appareils policiers à son service ne doit pas nous laisser croire qu’on a affaire à un processus maîtrisé que certaines sphères économico-politiques contrôlent. Au contraire, comme les Bourses, les États eux-mêmes, au prix de leur légitimité et de leur crédibilité, lui ont, en grande partie, rendu allégeance. Et, comme elles, ils peuvent être surpris et révéler leur extraordinaire faiblesse. L’affaiblissement de l’État-providence, le renoncement aux politiques de solidarité, l’abandon des systèmes publics de protection sociale ont pour corrélat le renforcement de la seule dimension coercitive des États qui se prétendent encore démocratiques mais s’épuisent dans la gestion policière des populations et la sauvegarde des transactions financières. À rebours des effets induits par la globalisation économique, seule l’institution — et en l’occurrence, dans le contexte actuel, la restauration ou la réinstitution — des espaces publico-politiques de délibérations, de conflits et d’actions démocratiques, ainsi que des services publics adossés à des États fortement engagés dans des politiques sociales volontaristes, serait en mesure de limiter d’un côté la destruction du monde commun et de susciter d’un autre des formes de conflictualité émancipatrices. Et cela ne dépend que de la capacité des peuples à commencer de lutter pour se soustraire à leur asservissement vital. Commencement politique d’autant plus miraculeux, cependant, que les existences démunies assignées à leur seule survie n’ont guère le loisir de s’en affranchir et que celles qui jouissent des bénéfices de la croissance n’ont guère de raison de s’y employer.

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On ne doit pas se méprendre sur ce qui constitue authentiquement un point de vue cosmopolitique sur la mondialisation. Ce point de vue récuse l’invocation de la globalité planétaire pour assumer au contraire la responsabilité attachée au triple souci environnemental, patrimonial et plural pour le monde et traduire dans des politiques particulières et concrètes la triple injonction écologique, oecuménique et cosmopolitique qui l’accompagne. Pour plagier Hegel, cette cosmopolitique ne doit rien au mauvais infini des spéculations financières et à la mauvaise abstraction d’une jet society touristique qui l’une et l’autre dessinent le portrait d’une humanité anonyme, fantomatique, irréelle, littéralement désolée, privée de monde faute de sol. Un point de vue cosmopolitique ne règle pas les flux de population sur les flux de capitaux et ne méconnaît pas plus le drame du déracinement que la vertu des divisions et des conflits (Tassin, 2008, 2012). Mais à l’abstraction illimitée et incontrôlable des puissances financières, il n’oppose pas la restauration souverainiste des identités, des communautés ou des nations qui substitue la police à la polis. À l’une et à l’autre, il oppose ce qui est au centre de la politique : le souci pour le monde, souci singulier et métanational, qui est indissociable d’une entente du monde commun profilée par les divisions, les partages, les conflits.

Ce qui a cependant valeur de test politique de l’amor mundi, ce ne sont pas les préoccupations environnementales, patrimoniales ou plurales en tant que telles, mais bien la manière dont elles sont ou non articulées au sort que les peuples et les États réservent concrètement aux étrangers, singulièrement lorsque ceux-ci dérogent aux droits et devoirs de la citoyenneté en s’introduisant illégalement sur leur territoire. En raison de sa différence inassignable, l’alien, plus encore que le stranger justifié par sa différence culturelle ou le foreigner reconnu par ses titres de citoyen, fait effraction dans l’ordre institué du monde, conteste les divisions territoriales et les partages autorisés (Tassin, 2007a et b). Il demande, sans raison, à prendre part au partage dont l’ordre international l’exclut. Il invoque un « droit à avoir [aussi] des droits » alors même qu’il est tenu hors droits. Devant la menace qu’il constitue, on sait bien que les politiques environnementales, patrimoniales ou internationales peuvent jouer le rôle de barrières protectionnistes stigmatisant l’étranger comme celui qui porte atteinte à l’économie de la demeure (vie), à l’héritage normatif des traditions (appartenance-au-monde) et aux règles de re-distributions communautaires (pluralité). La préférence nationale qui autorise le rejet de l’étranger est le plus sûr signe de désamour du monde en ses trois déclinaisons, vitale, culturelle et politique. Inversement, la capacité d’accueillir l’étranger ou tout au moins de ne pas le chasser, le parquer et le refouler comme un animal sauvage et dangereux — non seulement donc l’hospitalité due de l’hospes envers l’hostis (« l’étranger à qui on reconnaît des droits égaux à ceux des Romains », Benveniste, 1969, I, 93) mais celle qu’aucune économie ne justifie envers celui à qui est dénié le titre d’hôte — est le plus sûr signe d’une entente cosmopolitique, et pas simplement inter-nationale, du monde. Mais c’est aussi, en raison de l’impossibilité d’assigner l’alien à une identité et à une communauté reconnues, une insupportable contestation de son ordre institué. Le pouvoir destituant de l’étranger déclaré « en situation irrégulière » est l’exacte mesure du pouvoir instituant des peuples dans leur prétention à instaurer des sociétés démocratiques (Tassin, 2011 a). Le point de vue cosmopolitique sur la mondialisation est par définition celui de l’étranger : il conteste en un même mouvement le partage international du monde et sa globalisation néolibérale, la double fiction d’une gouvernance mondiale et d’une finance globale.

Aussi ne s’agit-il nullement d’en appeler prophétiquement à l’instauration d’un nouvel ordre mondial, d’invoquer la réforme des institutions internationales, à commencer par l’ONU, afin d’instiller dans l’organisation des rapports entre États les procédures d’une démocratie devenue « cosmopolitique » (Archibugi et Held, 1995 ; Archibugi, 2009), ni même, ce qui est pourtant par ailleurs hautement souhaitable, travailler à l’instauration d’un droit cosmopolitique et d’une justice internationale, voire métanationale (Chemillier-Gendreau, 2002). Un point de vue cosmopolitique reconnaît que c’est en chaque État, dans chaque situation de litige au sein de chaque communauté ou entre communautés humaines que peut et doit se manifester dans les revendications sociales et les combats politiques cette prise en considération du souci conjoint du milieu et des conditions de vie, des formes matérielles et symboliques de signification des expériences humaines collectives, des enjeux d’émancipation pour des acteurs politiques en lutte pour leur liberté et leurs droits. Alors, l’injonction écologique est ipso facto politique parce qu’elle fait dépendre la mondialité des situations de la mondanité des expériences, l’injonction oecuménique est ipso facto politique parce qu’elle articule la quête d’une communauté de sens aux conflits qui ne cessent de diviser le monde. L’injonction cosmopolitique ressaisit ces conflits d’intérêts économiques et de valeurs culturelles entre communautés ou entre États sur le plan proprement politique en en faisant le motif et la forme même d’une confrontation publique où l’hostilité destructrice des conflits armés ou de la violence terroriste peut trouver occasion de se convertir en mésententes partagées. Car si tout partage suscite des mésententes, toute mésentente est aussi un partage à sa manière (Rancière, 1995) : elle suppose une division ; et la contestation reconduite des opérations de distribution ou de redistribution transpose la violence nihiliste sur une scène de manifestation politique qui en annule déjà en partie les effets destructeurs. Ces divisions et partages sont infinis, infiniment contestables et donc toujours contestés. Cette contestation est l’objet de la politique. Le monde n’est pas un globe fini dont une bonne gouvernance mondiale aurait à assurer le partage des ressources et des bénéfices : il est au contraire le produit de l’incessante contestation de ces divisions et de ces partages.