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L’ambiguïté de l’adoubement d’une oeuvre au rang de classique d’une science est qu’elle rend problématique son actualité scientifique elle-même. En effet, on pourrait être fondé à penser que ce qui est scientifique passe dans la science normale et de là dans les manuels qui la transmettent et la pérennisent. Ce qui est gardé dans la science normale conserve sa validité indépendamment des premières formulations qui l’ont établie. Si la sociologie était une science comme une autre, il n’y aurait aucune nécessité à mentionner même le nom ayant breveté telle ou telle analyse, tel ou tel concept. On connaîtrait de Simmel des apports ayant transité par l’École de Chicago ou chez Erving Goffman, sans avoir besoin de les identifier comme « simmeliens », avant de se fondre dans l’anonymat de la constitution de la science. Il n’y aurait dès lors aucun sens à vouloir revenir à des textes pour autoriser en quelque sorte ces apports. Simmel y aurait sans doute vu le signe d’une contraction supplémentaire de la culture moderne.

Pourtant, comme il advient en philosophie, la sociologie repose sur un certain rapport à des « classiques », dont l’énumération peut varier avec le temps, mais qui fournissent, quand les voies de l’enquête empirique et l’exploitation des paradigmes existants ne suffisent plus, des ressources et des provocations. Pour les uns, ils servent d’autorité magique protégeant leur propos, voire de totem identitaire rappelant leur appartenance à une tendance particulière de la recherche, quand ce n’est pas simplement un hommage paresseux aux modes de citation. Mais ils peuvent, dans leur multiplicité, être l’occasion de relectures et par là de réflexion. L’intérêt non pas d’un retour aux classiques mais d’un détour par eux réside dans la distance d’avec les thèmes suggérés par l’actualité plutôt que dans la coïncidence qui en ferait fortuitement des précurseurs à leur corps défendant. Ils sont l’armée de réserve d’une science par vocation réflexive, dont l’objet ne cesse de se modifier sous nos yeux, engageant une remise en question régulière des catégories et des méthodes. La culture des classiques n’est pas alors le culte superstitieux des anciens, mais l’expression de la curiosité et de la vigilance de la pensée. Il ne s’agit pas de s’inspirer faute de penser par soi-même, mais d’éviter de répéter sans le savoir des idées dont la critique a depuis longtemps été faite, et assurer à l’entreprise actuelle un certain niveau de réflexion.

Fort bien. Mais comment s’y rapporter ? À supposer que ces textes mis en réserve contiennent encore des pistes inédites, leur lecture n’est pas moins problématique, car ils ne s’adressent pas à nous. Ils parlent avec d’autres mots d’autres sociétés, dans l’ignorance des préoccupations actuelles. C’est manifestement le cas de l’édition complète des oeuvres de Simmel, qui prend le parti de ne pas choisir et de tout rassembler selon l’ordre purement chronologique de la publication des textes[1]. Derrière le souci de poser, par le caractère monumental de l’édition, le statut classique d’un auteur encore controversé, il y a un parti pris qui peut s’opposer à l’appréhension des thèses fondamentales de cette oeuvre en l’éparpillant dans la masse des 24 volumes ou en détournant l’intérêt sur des textes mineurs. En effet, disposant souvent de plusieurs versions de textes retravaillés ou complétés, on pourrait être tenté de suivre la formation de motifs souvent repris et de s’égarer vers de fausses pistes génétiques. En même temps, l’édition complète offre au lecteur la possibilité de reconstituer par lui-même la cohérence de l’oeuvre. La disponibilité des textes milite d’elle-même en ce sens, et fait apparaître par sa masse un travailleur inlassable, fort éloigné de l’image superficielle qui en est parfois donnée. D’une façon ou de l’autre, c’est avec la frivolité simmelienne qu’il s’agit de finir. Or cette mauvaise réputation est largement due à la forme de ses travaux.

Il s’agit ici de chercher à comprendre comment Simmel, tout en ayant le souci de l’objectivité et de la méthode, opta pour un style scientifique paradoxal. Dans l’essai comme dans les ouvrages plus amples, les « signes extérieurs de la scientificité[2] » sont ordinairement négligés : pas ou peu de notes, de tableaux, de références précises ; pas ou peu de citations ou d’indications chiffrées ; une construction qui laisse la place aux digressions ; une mise à l’écart de la terminologie[3]. Sa réputation d’essayiste en résulte. Elle détourne de la lecture, favorise la prolifération des clichés sur son oeuvre, en bloque l’intelligence. Revenir sur la question du stylescientifique de Simmel, indépendante de son écriture et de la question du style littéraire, permettrait en revanche de lever une hypothèque majeure pesant sur sa lecture, tout en interrogeant de nouveau la science du sociologue[4].

Simmel passe, à côté de Durkheim et de Weber, pour un des fondateurs de la sociologie moderne. Il se meut entre la philosophie et la sociologie au moment où cette dernière discipline s’affranchit méthodologiquement et académiquement de la tutelle de la première. Or il suffit de considérer la facture des textes écrits par ce trio sociologique pour constater que si Durkheim produit des études chiffrées et revendique frontalement une démarche scientifique, si Weber fournit ses sources historiques avec une certaine précision et s’attache à définir rigoureusement les concepts fondamentaux (Grundbegriffe) qu’il introduit, Simmel paraît ignorer complètement les règles les plus élémentaires de la pratique scientifique telles qu’elles s’étaient imposées au cours du xixe siècle dans l’Allemagne historienne et philologue[5].

Cela pose le problème de la catégorisation de l’oeuvre de Simmel, mais plus profondément, entraîne une question fondamentale touchant à la sociologie comme à la philosophie. Dans quelle mesure la répartition des tâches scientifiques se marque-t-elle par des signes extérieurs, hormis les inscriptions institutionnelles, le réseau des revues et des organes de publication, des débouchés différents sur le marché du travail ? La question présente d’autant plus d’attrait que force est de constater, pour la production en langue française du moins, que les grands sociologues et anthropologues ont fréquemment fait leurs armes en philosophie avant d’entretenir un rapport de démarcation polémique souvent accentué avec elle[6]. Simmel évoluait dans l’entre-deux, participant à l’établissement intellectuel et institutionnel de la sociologie tout en revendiquant, de manière accentuée avec les années, le caractère philosophique de son travail. Laissant de côté les textes expressément philosophiques, on cherchera ici à cerner les raisons d’un choix semblant aller à rebours de la respectabilité scientifique. Pour cela, il convient de revenir au problème essentiel du « partage des idées » en interrogeant tant le style heuristique de la sociologie simmelienne que son rapport au public[7]. Dans quelle mesure Simmel a-t-il pu mettre au point une forme propre, à distance des usages académiques, et pourtant adaptée à la scientificité qu’il visait ? L’enquête sociologique, si elle est chez lui davantage phénoménologique qu’empirique, requérait une mise en forme appropriée. Il lui fallait, une fois congédiée la croyance aux absolus fondateurs, affirmer une option inédite pour un genre critique.

Afin d’appréhender les enjeux de la question du style scientifique, nous commencerons par un état des lieux avant d’aborder la stratégie heuristique et rhétorique de Simmel, son rapport à la question du langage et de proposer une interprétation cohérente de cet aspect déroutant.

1. Description du corpus

Pourtant, à regarder les premiers textes de Simmel réunis dans le volume 1 des oeuvres complètes, on constate que l’écrit primé sur L’essence de la matière dans la Monadologie physique de Kant qui lui servit de « dissertation » correspondait aux canons académiques, citant abondamment le texte kantien, se référant aux prédécesseurs importants comme Leibniz, Newton et Euler, enfin intégrant des points de vue plus récents, de Herbart à Jürgen Bona Meyer ou Du Bois Reymond[8]. Le long article sur « la psychologie de Dante » cite abondamment dans toute l’oeuvre du poète toscan. La masse de recensions rédigées dans les deux dernières décennies du xixe siècle indique l’étendue de sa curiosité et la qualité de son information. La littérature anthropologique et philosophique en anglais, français, italien ou allemand est traitée de façon parfois brève mais souvent aussi plus étendue, le compte-rendu permettant le développement d’idées particulières. Mais le plus étonnant parmi ces premières publications est un article publié en 1882 dans le Zeitschrift für Völkerpsychologie und Sprachwissenschaft de Lazarus et Steinthal, rescapé vraisemblablement d’un projet de thèse sur les origines langagières de la musique qui fut refusé[9]. En effet, ce texte étrange, intitulé « Études psychologiques et ethnologiques sur la musique », est un centon — constitué presque uniquement de citations accolées, d’origine hétérogène, tantôt empruntées à la littérature ethnographique, tantôt au fonds classique de l’Antiquité. Cas unique de l’écriture simmelienne : l’érudition la plus baroque s’étale et devient presque le principe de composition du texte. On ne rencontre ultérieurement que chez Marcel Jousse (1925) une telle pratique de patchwork, mais mieux maîtrisée que chez le premier Simmel. Tout se passe comme si Simmel conjurait ici tous les démons d’une science parodiée pour lui donner définitivement congé peu après.

La réflexion s’effectue alors sous forme de brefs essais, dont la réunion constitue des ouvrages, sans préjudice du reste pour leur structure propre. Sur la différenciation sociale (1890) est ainsi un ensemble d’enquêtes (Untersuchungen). Les problèmes de la philosophie de l’histoire (1892) sont trois chapitres traitant des aspects bien différents de la théorie de la connaissance historique, sans prétention synthétique, comme on s’en persuadera en le confrontant au manuel contemporain d’Ernst Bernheim (Lehrbuch der Historischen Methode [1889]), qui récapitule le savoir historique de son temps. Les deux volumes de l’Introduction aux sciences morales de 1892-1893 développent une analyse suivie des concepts moraux en sept chapitres fournis, où le débat est chaque fois reconstitué à partir des positions fondamentales[10]. La Sociologie est elle aussi notoirement un ensemble, certes ordonné, d’enquêtes (Untersuchungen) poussées séparément, certaines déjà esquissées antérieurement, et qui est de surcroît ponctué d’excursus. La « petite sociologie » de 1917 portera pour sa part sur les « questions fondamentales » (Grundfragen) de la sociologie, sans proposer de synthèse didactique. Enfin, l’oeuvre la plus organique, la Philosophie de l’argent, a, pour de larges parts, été distribuée, dans les années avant sa publication en 1900, en divers articles. On observe le même mode de composition jusqu’à Intuition de la vie ou La guerre et les décisions spirituelles, qui sont explicitement des recueils, mais aussi pour le Goethe et le Rembrandt qui se présentent bien davantage comme des monographies.

La citation n’est pas le fort de Simmel. Il préfère résumer des thèses en généralisant qu’alléguer précisément des textes. Le lecteur doit s’employer à retrouver qui a pu être visé sous des positions typiques dont la cohérence et la plausibilité ne sont plus les mêmes que pour les contemporains. Des auteurs auxquels il emprunte manifestement, comme Moritz Lazarus, ou dont il se démarque, comme Dilthey (Köhnke 1989 : 303-326), ne sont pas cités ; en règle générale, il évite les noms propres, quand ils ne sont pas au centre de son écrit. Les mentions n’en ont sans doute que plus d’importance. Un nom cité est une indication de valeur. En revanche, les références des travaux nécessairement utilisés pour sa propre réflexion sont tues.

Simmel puise librement dans le travail de ses prédécesseurs sans éprouver la nécessité de leur rendre le plus minime des hommages. Deux exemples de citation littérale montreront l’éloignement d’avec la pratique historique et philologique. Dans son petit livre sur La religion, commandé par Martin Buber, pour illustrer le rôle conciliateur pour un groupe de la référence à un Dieu transcendant, il donne une citation de 19 lignes et quatre phrases sans l’identifier autrement que par les guillemets et la mention « selon un spécialiste de la religion sémitique ancienne[11] » ! Dira-t-on que ce petit livre était de vulgarisation et s’adressait aux non-spécialistes ? Mais la « grande sociologie » ne procède pas autrement : dans le chapitre sur la détermination quantitative des groupes, Simmel examine le transfert de responsabilité qui se produit dans une société démocratique en faveur de l’opinion publique et cite à ce propos « un des meilleurs connaisseurs de l’Amérique du Nord » d’abord en le résumant, puis en reproduisant les termes « du même auteur » dans la langue originale, l’anglais, sans qu’il soit donné au lecteur d’apprendre qu’il s’agit de James Bryce[12]. On retrouve le même anonyme, toujours gratifié du titre « d’un des meilleurs connaisseurs » de l’Amérique au chapitre sur la persistance des groupes sociaux[13]. Dans la première version publiée en allemand en 1898 de cette « étude sociologique », Bryce était au moins nommé, sans autre indication de source[14]. C’est donc en polissant la grande Sociologie que son nom a été remplacé par une périphrase. Il s’agit là par conséquent d’une pratique parfaitement assumée, qui tend à éliminer les références déjà rares des publications.

Il en va de même pour les sources historiques, notamment économiques, qui ont dû constituer le terreau de la Philosophie de l’argent. À en juger par son activité intense de recenseur, le nombre et la qualité de ses correspondants, sa lecture des journaux, Simmel disposait d’une information non négligeable, excluant cependant tout travail d’archive et de terrain, à l’exception si l’on veut du terrain urbain. Il est informé, mais propose une réflexion de second degré, pour laquelle à ses yeux la précision des références et l’établissement des faits étaient secondaires car relevant d’une division du travail scientifique qu’il paraissait avoir largement intériorisée.

Dans le contexte académique qui était le sien, on ne peut pas se déprendre du soupçon qu’il y aurait là une provocation délibérée. Mais, admettant qu’il y ait eu une part de défi, quelle signification attribuer à cette pratique apparemment laxiste ? On peut remarquer que les philosophes contemporains ne citaient pas non plus volontiers, tout en maintenant une exigence systématique. C’est le cas, dans la mouvance kantienne, d’Hermann Cohen, de Wilhelm Windelband dans ses Préludes ou encore d’Heinrich Rickert[15]. La société telle qu’elle se fait, le mouvement de socialisation dans ses formes qui est l’objet qu’il assigne à la sociologie ne seraient-ils accessibles que par le biais de l’essai ? — et quelles bonnes raisons ont-elles pu orienter Simmel dans cette direction où il tournait le dos à l’usage savant ?

2. La question de la forme

Entre une philosophie universitaire qui se tournait toujours plus vers l’histoire de sa discipline et les champs encore non frayés d’une sociologie nouvelle, Simmel s’est orienté vers la nouveauté, même s’il livrera régulièrement des contributions conformes aux attentes académiques comme l’exposé sur « le problème du temps historique » devant la Société kantienne en 1916. Il se peut que la question de la forme des écrits simmeliens soit inséparable de sa façon de concevoir les rapports entre la philosophie et la sociologie, voire de sa conception originale de la sociologie. Peut-être même est-elle l’indice que, pour son propre compte, il se refusait à voir une différence fondamentale entre les deux, car sa sociologie était encore une forme de philosophie. En même temps, tout son effort portait vers l’accession de cette nouvelle discipline à la respectabilité académique et à la scientificité, jusqu’à ce qu’il s’en détourne tout en continuant de la pratiquer jusqu’au bout.

C’est donc en prenant en compte le contexte institutionnel dans lequel Simmel a développé son oeuvre qu’on peut proposer une première explication. Mais celle-ci doit être aussitôt approfondie en abordant l’enjeu théorique du choix de la forme.

Du séminaire à l’essai : itinéraire d’un Privatdozent

C’est sans doute en effet le cadre institutionnel qu’il convient d’évoquer en premier chef pour rendre compte du style scientifique des écrits de Simmel. Dans la situation de dépendance du Privatdozent[16], il était délicat de citer les contemporains, surtout si l’on voulait éviter la flagornerie, et plus encore si l’on voulait les critiquer. Mais il n’était pas non plus aisé, au vu de la charge de cours et des contraintes du travail, de faire toutes les recherches en bibliothèques… que les professeurs en titre faisaient faire par l’armée de leurs assistants ! Le Privatdozent était son propre secrétaire, assistant, rédacteur, documentaliste. Pour y échapper un temps, Simmel se mit en retrait de l’enseignement certains semestres, ce que son statut occasionnel de rentier lui permettait de faire. Même devenu professeur extraordinarius, il ne considérait pas son sort différent de celui du Privatdozent, le titre de « professeur nominal »[17] ne changeant effectivement rien à l’affaire. Que la question eût été centrale pour lui, c’est ce qu’atteste sa publication anonyme, compte tenu du caractère délicat du sujet, où il revient, après des mesures disciplinaires et policières prises contre des Privatdozenten de l’Université de Berlin pour des raisons politiques, sur le problème fondamental de savoir s’il s’agit d’un « futur fonctionnaire » et précisément d’un « aspirant professeur officiel » ou bien d’un « enseignant libre[18] ». Simmel rappelle à toutes fins utiles :

Le nombre des Privatdozenten à l’Université de Berlin était en 1883 pour la seule faculté de philosophie de 38, en 1896 de 86 ; les chaires de professeurs de la même faculté ont augmenté en ces 13 années de 78 à 95. Le nombre des Privatdozenten a donc grimpé d’environ 126 %, celui des professeurs d’environ 22 %. On admet donc généralement que même parmi les candidats à un poste pareillement qualifiés, un certain nombre devra rester pour longtemps ou pour toujours Privatdozent[19].

Et si « le Privatdozent éternel » commence à devenir un « phénomène typique », c’est qu’il y a quelque chose de « tragicomique » qui ne tourne pas rond avec ce statut en principe provisoire et qui pourtant risque pour la plupart de rester définitif[20]. De surcroît, la « concurrence sauvage » ainsi provoquée produit chez ceux qui doivent la subir des symptômes pathologiques, tiraillés qu’ils sont entre l’espoir de passer professeur et la perspective de l’échec. Entre la nécessité d’assurer une productivité importante, la diplomatie obligée quand elle ne devient pas servilité à l’égard des professeurs en place, et la lutte contre une concurrence acharnée, la sérénité requise pour le travail théorique fait manifestement défaut. En s’engageant pour une réforme du statut des universitaires, Simmel exprime bien son rejet de la situation « tristement ridicule » du « dualisme universitaire » entre le professeur et le Privatdozent[21].

Les conséquences pour sa propre production sont obvies : le Privatdozent est incité par cette situation de concurrence à publier abondamment, cette productivité induit un allégement des formes scientifiques et favorise la migration de segments de textes à l’intérieur de l’oeuvre. Le séminaire devient le lieu de la reconnaissance immédiate que l’institution refuse. La parole enseignante se voit ainsi investie d’une fonction compensatrice. L’orateur reçoit directement de son auditoire les gratifications, au même titre que c’est lui qui le rétribue effectivement. De la même façon, quand le sociologue s’adresse à son public à travers ses textes, il ne se met pas dans une posture d’érudit. Il ne vise pas à une forme durable, à figer un état de sa réflexion ou de son savoir, mais se projette au-delà de la forme écrite.

Une science en devenir

Pour le louer ou au contraire le déprécier, on a fait de Simmel un « maître de l’essai », forme courte et réflexive, tendant au journalisme et à la popularisation. L’imputation d’impressionnisme émise par Lukács, lui aussi un maître du genre, y est attachée[22]. Mais il faudrait pouvoir situer précisément ce choix expressif dans une histoire des formes de l’essai, qui soit en mesure de repérer différents moments et d’en interpréter la portée dans chaque contexte. Par ailleurs, la question fondamentale du déficit apparent de scientificité de la modalité expressive choisie par Simmel ne saurait être traitée en se limitant à la forme de l’essai prise dans une histoire des genres. Elle engage en fait la définition d’un style scientifique lui-même, et donc la conception même de la sociologie. L’attention devrait ici se porter aux fines césures. Pour ne prendre qu’un exemple, il serait certainement hâtif de rapporter le dédain obvie pour l’érudition à un esthétisme aux lubies aristocratiques tel qu’on pouvait le rencontrer du côté des personnalités influencées par le Cercle de Stefan George, comme Friedrich Gundolf. Le style scientifique simmelien s’est constitué indépendamment et antérieurement. Tout au plus y a-t-il là une rencontre apparente.

Pour comprendre le choix d’un style qui paraît suicidaire quant aux canons académiques et en même temps opportuniste eu égard aux chances de diffusion dans les conditions d’une accélération des rythmes sociaux, il faut poser la question de la nature de la recherche sociologique.

Simmel est dans l’invention d’un objet et d’une méthode, il n’est pas dans l’exposition d’un savoir déjà constitué. Le manuel, l’encyclopédie, même le traité ne sont donc pas les genres appropriés. Par ailleurs, sa sociologie se concentre d’abord sur le moment de la genèse des formations sociales. Ressaisir la logique sociale qui préside à la mise en place de pratiques durables, de relations et de réseaux qui survivent à leur première apparition, requiert de porter l’attention sur des processus en cours, voire d’épouser leur dynamique. C’est dans un second moment que s’opère l’abstraction nécessaire de types de formes sociales, dont l’étude peut être menée en différents contextes, relevant d’une sociologie générale. La sociologie se donne ainsi pour objet l’étude des « formes de socialisation », prenant en compte aussi bien le mouvement socialisant que les formes qu’il produit[23]. Les conditions d’apparition de structures collectives, autrement dit l’émergence même de la dimension sociale dans les rapports humains, qui commence dès la promenade pour se retrouver dans les institutions les plus complexes, détache la singularité d’un domaine dont la sociologie s’empare à un haut degré d’abstraction, mais en nourrissant son observation d’une grande diversité de sources. C’est la part d’expérience qui lui confère son originalité. L’enquête s’oriente à la saisie des formes d’organisation, mais réfléchit sans cesse sur le rapport des cas concrets à ces ensembles qui se constituent en et par eux. La démarche est ainsi descriptive et analytique, prenant des exemples à l’histoire, à l’ethnologie ou à la phénoménologie du quotidien quand il faut tirer de l’expérience des régularités ou constituer des types, mais aussi synthétique et généralisante, quand il s’agit d’étudier transversalement des types et des modèles récurrents d’association. Si la dimension génétique fait l’originalité de la recherche de Simmel, soulignant son caractère heuristique, les formes sociales dans leur permanence paradoxale sont également au centre de son approche.

La saisie du social au moment de sa formation, in statu nascendi, précède nécessairement une théorisation systématique qui serait susceptible d’être présentée comme une science établie. Simmel problématise son objet et ne se donne pas d’emblée la « société » comme une évidence[24]. Non seulement il se situe au seuil de la définition d’un nouveau territoire scientifique qui aurait rompu avec les prétentions excessives de ses premiers avocats, dont la graphie même qu’utilise Simmel, « Sociologie », indique qu’ils venaient de France et d’Angleterre, sans doute Comte et Spencer ; mais il engage une conception différente de cet objet, pris dans son émergence et sa processualité.

Dans son écrit programmatique consacré au « problème de la sociologie », Simmel terminait en voyant dans la sociologie plutôt un « ensemble de problèmes » ou de tâches à accomplir que le titre d’une nouvelle science[25]. On dirait sans doute aujourd’hui qu’elle travaille un certain nombre de « chantiers ». Il y a là une dimension d’expérience qui tend à favoriser la forme de l’essai comme étant précisément celle où aucun cadre préétabli ne vient conditionner la présentation ni la nature du résultat. Comme il pluralisera l’apriori pour en faire un instrument de connaissance à la validité restreinte, Simmel « essaye » des motifs où les moments de constitution de la socialisation peuvent être lus à même le phénomène.

Refusant les théories globales dont le modèle est à ses yeux une philosophie de l’histoire qui prétendrait énoncer les lois du devenir, il privilégie des études de cas, soit en accompagnant une forme dans son devenir, diachroniquement, soit en en détachant une coupe synchronique. Cette approche privilégie l’élément qualitatif, la particularité étudiée renvoyant constamment à une interrogation sur ses conditions d’apparition et leur intelligibilité. La démarche opère ainsi en boucle entre des hypothèses, des apriori, et des cas particuliers, dont l’abstraction formelle permet la comparaison et l’énoncé de principes généraux. Cette circulation des raisonnements et des analyses se constate aussi entre les différents textes, les renvois à des analyses effectuées ailleurs, suggérant la solidarité d’une oeuvre au-delà de sa présentation fragmentée[26].

Un réseau de problèmes et de thèmes se tisse, qui renvoie à l’unité d’une problématisation. La cohérence s’atteste au fil des expériences. S’il en est ainsi, il y aurait une première raison au parti pris d’un renoncement aux signes extérieurs de scientificité : la sociologie est une science à faire, une tâche, et son objet est dynamique, demandant d’adapter le moment descriptif et analytique aux moments d’abstraction. Cette présentation n’exclut pas la constitution d’un savoir sociologique qui s’éprouve à travers les hypothèses sur les relations entre les formes sociales, dont la Sociologie propose une revue étendue sinon exhaustive. C’est depuis les exigences de son projet sociologique que l’on peut interpréter la place importante occupée par l’essai dans son oeuvre, notamment sur le plan heuristique.

La forme de l’essai

L’essai correspond, par son ouverture, à une pensée examinant différents aspects d’une question. Ce n’est pas un hasard s’il a pu assumer des variantes plutôt sceptiques (Montaigne, Hume) ou dialectiques (Benjamin, Adorno). Il ne contraint pas l’auteur à développer d’emblée un arsenal de catégories et de définitions, comme un traité[27], mais prend appui sur la réflexion courante et le langage ordinaire, pour progresser vers une analyse conceptuelle. Le refus de la terminologie est lié au genre. Il est exploratoire, heuristique, en même temps qu’immédiatement intelligible hors du contexte complexe d’une construction théorique. Ce déficit scientifique lui confère des avantages sur le plan de l’intervention intellectuelle, car il élargit le cadre des lecteurs auxquels il se rend accessible. Il est par ailleurs des phénomènes qu’une trop grande précision ne parvient plus à saisir, comme un objectif photographique qui ne cadrerait pas tout son sujet, mais se concentrerait sur un aspect unique, devenu abstrait et inintelligible hors de son rapport à l’ensemble. Tout ce qui échappe à la simple sommation, comme la forêt aux arbres qui la cachent, et qui relève d’une ontologie sociale, est de cet ordre.

Il est intéressant de confronter cet usage de l’essai à celui qui est revendiqué par Adorno dans son étude « L’essai en tant que forme », qui introduit le recueil de ses Notes sur la littérature (1974a : 9-33)[28]. En effet, Adorno commence par réfléchir sur le discrédit du genre « mixte » en Allemagne, toujours exclu de la respectabilité philosophique. Il est vrai que par son caractère fragmentaire, son refus de définir les concepts et sa révolte contre la méthode et le système, il s’oppose frontalement aux exigences néopositivistes ou scolastiques (1974a : 17, 19, 24, 13, et 20)[29]. La signification de l’essai réside ainsi pour Adorno dans le refus d’une spécialisation savante issue de la perte du sens mythique (Entmythologisierung) et de la « réification du monde » qui touche le signe linguistique lui-même, dont les dimensions de signe et d’image sont dissociées au profit d’une transcription de relations idéelles (Adorno 1974a : 13). Par son aspect esthétique, l’essai serait doté d’un pouvoir de résistance, affirmant le particulier, l’éphémère, le subjectif contre l’extension de la rationalité instrumentale. Il défendrait la « conscience du non-identique » (1974a : 17). Il serait « la forme critique par excellence », ou, en tant que conflit latent, « dialectique » (1974a : 25-28). Face aux monuments d’un savoir réifié, l’essai serait, pourrions-nous dire, comme un rebelle refusant une paix mortelle. Cette dimension politique est absente chez Simmel, bien qu’il soit reconnu par Adorno comme étant à l’origine du genre moderne de l’essai[30]. Mais deux réflexions le concernent spécifiquement, sans qu’il soit pour autant nommé. En effet, Adorno remarque que l’essai porte généralement sur les rapports entre la nature et la culture, sur la « seconde nature » des objets culturels, qu’il analyse afin d’éliminer l’illusion de leur naturalité (1974a : 28). Le thème hégélien de la « seconde nature » est aussi spécifié comme simmelien à travers l’expression de la « société socialisée » (vergesellschafteten Gesellschaft [Adorno 1974a : 19]) opposée en principe à une « société socialisante » comme chez Spinoza la nature naturée l’est à la nature naturante. Or c’est précisément le thème de la sociologie de Simmel que d’étudier les « formes de socialisation », autrement dit de saisir la société dans le mouvement de sa socialisation, ce qui, par contraste, ne manque pas d’attirer l’attention sur ses formes sclérosées. De même, c’est aussi le concept de « relation réciproque », également central dans la sociologie de Simmel, qui permet, en place d’une méthode de distinction et d’analyse, de rapporter l’un à l’autre l’élément et la totalité, sans hypostasier celle-ci ni rendre absolu celui-là (Adorno 1974a : 22). Il y a donc de bonnes raisons de penser que, indépendamment du discours critique et messianique développé par Adorno, celui-ci rend bien compte de la nécessité de la forme de l’essai pour un discours philosophique entendant saisir les processus et éviter le paralogisme fondamental de la sociologie qui serait de prendre les significations humaines pour des choses naturelles. La forme de l’essai serait selon Adorno la réponse sociologiquement réfléchie à la méthode de type cartésien qui exclurait par définition la réciprocité[31]. C’est ce qu’il faut tâcher de vérifier en considérant l’organisation de ses grands écrits.

En réunissant différentes recherches dans ses livres principaux, Simmel éprouve la cohérence de ses analyses sur le plan de contextes plus généraux. Peut-on dire de la Sociologie qu’il ne s’agit que d’une réunion d’essais ? Il est indéniable que Simmel a réutilisé des textes antérieurs, qu’il les ait repris, récrits ou complétés. Mais cela suffit-il à en faire une collection d’essais plutôt qu’un livre organique ? La multiplicité des excursus, pas moins de treize, et l’annonce d’emblée qu’il s’agit de « contributions relativement autonomes », ce dernier mot étant souligné, tendent à suggérer plutôt un recueil d’études, qu’annonce bien le sous-titre. Cependant, le même avertissement suggère une composition à la fois dans chacun des chapitres, effectivement parfois de petits livres (et parfois publiés séparément), et dans l’ensemble : d’un côté on a le « problème du titre » des chapitres, de l’autre « le problème de l’ensemble[32] ». La brève préface pose la question de l’ancrage d’une science nouvelle qui ne trouve en fait de place « indiquée dans aucun secteur des enquêtes reconnues ». C’est bien d’une « pensée problématique » (Problemgedanke) que peut provenir le fil méthodique propre à conférer « au concept flanchant de la sociologie » un contenu univoque[33]. L’absence d’introduction et la brièveté de la préface (guère plus d’une demi-page) indiquent bien qu’il ne s’agit pas d’exposer une science établie, mais d’entrer dans une recherche dont la dimension épistémologique est dégagée au cours du chapitre initial, qui vaut pour l’ensemble du livre. Plus loin, il confesse ne livrer que des « fragments » ou des « exemples » de la sociologie qu’il envisage. Il donne en même temps une justification du procédé : il y aurait de la présomption (Größenwahn) à prétendre maîtriser « la complication infinie de la vie sociale[34] », ce qu’une théorie sociologique fait parfois miroiter.

L’excursus qui vient compléter la version ample de l’essai séminal sur « le problème de la sociologie » a une fonction méthodologique essentielle pour assurer l’unité problématique du livre. « Comment une société est-elle possible ? » esquisse le système critique des apriori permettant d’orienter et de recadrer la lecture des études particulières qui n’ont aucune prétention à l’exhaustivité[35]. En lieu et place des catégories kantiennes de la connaissance, il s’agissait de déployer les catégories permettant de fonder l’étude de la société. Comme les catégories ne sont rien d’autre que des perspectives permettant de constituer un objet, la Sociologie expose en commençant les trois relations-types qui permettent d’organiser les relations de socialisation sans négliger la nature sociale de l’objet lui-même, doté d’une subjectivité propre. L’expérience sociale interprétée selon ces apriori assure un fondement épistémologique ainsi qu’un cadre systématique à la sociologie[36]. Il y a ainsi pour les formes de socialisation une unité du genre de ce que Rickert qualifiera de « système ouvert[37] ».

Une intention de l’ensemble recomposé est ainsi manifeste et opérante. Elle se redouble d’une cohérence de l’oeuvre entière qui s’atteste par les reprises d’une même analyse d’un texte à l’autre, les intégrations de paragraphes, les corrections ou amplifications qui tiennent chez lui de méthode d’écriture et inséparablement de pensée. Il suffit de songer aux réécritures du livre sur l’histoire pour constater combien la transformation du contexte théorique modifie la signification des parties qui paraissent reprises à l’identique des éditions précédentes. L’introduction de la perspective critique donne une autre signification aux pages antérieures. Il y a là un procédé de « recadrage » philosophique, qui légitime la reprise partielle de l’ancien texte[38]. C’est le même procédé qui confère à la Sociologie son unité. La cohérence interne s’assure enfin par le réseau des renvois d’un livre à l’autre, qui suppose une unité systématique de l’oeuvre. On voit ainsi la Philosophie de l’argent invoquée jusqu’à la fin dans plusieurs essais, dont elle constitue manifestement le fondement, ou bien elle est utilisée pour développer les fondements épistémologiques d’un autre livre, comme c’est le cas dans les Problèmes de la philosophie de l’histoire[39]. L’adoption d’un point de vue critique cohérent dans la seconde version de 1905 entraîne une réinterprétation des pans de la première rédaction qui peuvent ainsi être repris tels quels, parfois amendés, mais forment néanmoins un nouveau livre. Les analyses de la genèse de la modernité revêtent ainsi une valeur générale, comme les formes dégagées dans les études de la Sociologie prétendent à une validité universelle, au-delà des conditions de leur invention.

Le style scientifique simmelien semble s’assumer au nom d’une nécessité liée à la nature de l’objet, la complexité irréductible des actions réciproques tissant l’univers social, et du mode d’investigation privilégié, qui préfère repérer des structures typiques dans les relations et les comportements à partir de variations formelles, que d’exposer depuis la pierre philosophale sociologique enfin trouvée la « véritable » nature du lien social.

Il reste cependant à creuser davantage la stratégie rhétorique de Simmel une fois celle-ci étant découverte comme une nécessité interne de sa conception de la sociologie au moment où il l’expose.

3. Le problème du langage

L’attitude désinvolte du sociologue à l’endroit des conventions académiques n’est ainsi pas imputable à une incapacité ou une inattention. Elle relève, au-delà de la provocation d’un moderniste affiché, soucieux de s’inscrire dans le paradigme le plus avancé de son temps, du caractère particulier de la réflexion de Simmel. Elle se traduit par un rapport spécifique au langage ainsi que par une idée particulière de la philosophie.

De même qu’il est étranger à la philologie et peu admirateur du passé, Simmel entretient un rapport critique au langage. Loin d’être le vecteur possible des analyses, celui-ci est regardé avec suspicion. C’est qu’il y a deux aspects dans le langage, l’un permettant l’expression et la communication des pensées, l’autre exerçant en revanche une contrainte sur le locuteur, qui doit se soumettre à ses règles comme à ses possibilités expressives. Il arrive ainsi que la langue fonctionne de façon purement conventionnelle, dans les situations répétitives, ou qu’elle s’empare de notre esprit au point qu’on puisse avoir l’impression qu’elle « compose et pense » à notre place[40]. Entre le jeu des habitudes, des conventions, et l’emprise de l’idéologie, voire de la langue de bois, il y a une ambiguïté du langage qui est analysée au même titre que celle des autres objets culturels, sans que la superstructure langagière jouisse d’un statut privilégié.

Il est intéressant de noter que c’est chez Simmel l’usage des mots étrangers, à savoir l’importation de mots français, qui caractérise selon Adorno la dimension innovatrice de l’essai, sa « libération de la contrainte exercée par l’identité » qui lui permet d’échapper à « la pensée officielle » (1974a : 26)[41]. Dans un texte consacré « à l’usage des mots étrangers », Adorno y voit précisément des « percées » de la liberté qui « font exploser la servitude hébétée de l’homme dans le langage déjà pensé à l’avance » (1974b : 643). Adorno considère les mots étrangers comme une réplique dialectique à l’aliénation qui aurait gagné tout le langage. Par leur effet d’étrangement, ils sont susceptibles de susciter à nouveau l’irruption de la subjectivité. Ils deviennent même « les véhicules des contenus subjectifs, des nuances » (Adorno 1974b : 641). Si elle permet de caractériser une propriété de la langue parfois surannée de Simmel, cette analyse repose sur une philosophie du langage bien différente, habitée par le secret désir de retrouver une adéquation des mots aux choses, et en même temps critique de la réduction fonctionnelle des mots à des signes qui résulte pour tous les deux de la modernité capitaliste. Adorno ne voit l’issue hors de cette aliénation que dans une transformation de la société et fait donc de la critique du langage un élément décisif de la critique philosophique[42]. Rien de tel chez Simmel, qui n’accorde pas au langage de potentiel critique particulier.

Pourtant, celui-ci devait être d’autant plus conscient de l’ambivalence du langage que nous parlons, mais qui parle aussi pour nous, qu’il connaissait fort bien la philosophie du langage de son temps et avait abondamment pratiqué Humboldt dans ses premières années[43]. Son projet de thèse ne portait-il pas sur le langage dans une perspective ethnologique ? Il aurait pu voir dans le langage un moyen d’accéder à certaines données psychologiques, suivant la suggestion des tenants de la « psychologie des peuples[44] ». Or il s’est au contraire détourné résolument de toute surestimation du langage, parallèlement à son rejet de toute connaissance purement textuelle[45]. Dans ses derniers textes philosophiques, il justifie son style méditatif et son effort pour créer de nouveaux concepts par le barrage que constitue le langage philosophique hérité, sachant bien qu’il s’expose par là à des « difficultés logiques »[46]. Il convient d’y voir une marque de modernité, Simmel étant attaché à la détermination d’un nouveau champ de recherche distinct des « humanités ». Cette fracture, qui est aussi générationnelle, l’opposait au projet des « sciences de l’esprit », et l’orienta initialement en direction de « sciences morales » qui auraient hissé les questions éthiques au niveau des sciences naturelles. La culture moderne qu’il voyait s’élever sous ses yeux se trouvait dans les institutions, les techniques, les transformations des modes de vie, et non principalement dans des contenus intellectuels. L’idée que le meilleur accès à la pensée aurait été l’analyse grammaticale lui eût paru saugrenue.

En revanche, cette prudence quant aux vertus péremptoires de la formulation savante témoigne d’un niveau de conscience critique que la réflexion sociologique contemporaine retrouve, quand elle en fait l’effort. Citons encore Jean-Claude Passeron :

L’état chaotique de la langue sociologique représente le milieu « naturel » — entendons indépassable à ce jour — des énonciations conceptuelles, en ce sens qu’il n’existe pas d’énoncé sociologique qui échappe aux limitations de sens et d’audience que l’état conflictuel et éclaté du champ théorique lui prescrit. Loin que le caractère volatil des catégorisations sociologiques puisse être tenu pour un obstacle provisoire susceptible d’être surmonté par un surcroît d’obstination, cette inconsistance théorique témoigne clairement d’une difficulté constitutive de la conceptualisation

2006 : 93

L’impossibilité d’une indexation empirique univoque du discours sociologique est prise en compte par Simmel pour d’autres raisons, mais qui rendent compte aussi bien de ses réserves à l’endroit des « définitions préalables » ou des « modèles formels » évoqués par Passeron (2006 : 133). Il en résulte en effet une contamination entre les régimes épistémologiques de l’histoire et de la sociologie. Le positivisme qu’a connu et pratiqué un temps Simmel était bien différent, enchâssé dans un récit évolutionniste, mais c’est avec l’affirmation de la relativité des apriori historiques, détaillée dans les Problèmes de philosophie de l’histoire, qu’il met le doigt sur l’impossibilité d’arrêter, tant du côté du fondement que de l’empirie, le raisonnement. La connaissance proposée est donc approchée et relative, maintenant une exigence critique au sens kantien sans l’assortir des prétentions à l’universalité formelle qui risquerait d’être démentie par l’histoire qui se fait. Ses leçons sur Kant ne font pas mystère que la thèse de l’apriorité de l’espace (euclidien) n’est pas le point le plus fort du discours kantien[47]. La péremption menace le péremptoire. L’absence de surévaluation du langage dans l’enquête sociologique comme dans la méditation philosophique renvoie donc chez Simmel non à un amateurisme impressionniste, mais à une position épistémologique dûment réfléchie et assumée[48].

Dans sa pratique scientifique, outre le séminaire et l’enseignement, où le succès qu’il eut laisse penser qu’il excellait, le modèle de l’oralité joue un rôle important[49]. Il suppose une souplesse de l’expression qui permet de se reprendre, de se nuancer, sans s’enfermer dans une nomenclature qui risquerait d’entraver la recherche. Les auditeurs de ses séminaires rapportent que, contrairement à des collègues qui lisaient un manuscrit rédigé par avance, Simmel parlait librement en marchant de part et d’autre de la salle. Il donnait l’impression d’improviser. Plutôt que de livrer des résultats, il mettait en scène le processus même de la pensée[50]. La part descriptive suppose une docilité aux phénomènes qui doit absolument précéder toute intervention terminologique. Le parti de Simmel est d’autant plus frappant qu’il se sent par ailleurs dans le voisinage de philosophies d’expression plus scolastique, le néokantisme d’une part, avec Rickert, et la phénoménologie de Husserl d’autre part. Il y a là vraisemblablement l’expression de l’esprit moderne, qui le pousse à l’innovation. Simmel s’adresse à tout un chacun, dans des formes le plus souvent brèves, où le raisonnement contradictoire sur les objets les plus divers entraîne le lecteur à un exercice de pensée. C’est ainsi que l’on passe insensiblement de la caractérisation de l’expression au style de pensée.

Si nous avons pu remarquer que les travaux sociologiques de Simmel relevaient fréquemment de l’enquête, ses interventions philosophiques se désignent régulièrement comme des problèmes : Problèmes de la philosophie de l’histoire, Problème de la sociologie, Problèmes principaux de la philosophie, Problème du temps historique, du destin, du portrait, de la philosophie de la religion, etc. Le sens du problème, soit une question disputée, qu’il s’agit de démêler par un raisonnement contradictoire, alliée à l’incitation à aller « au fond de la question », Zur Sache !, qui se traduit par le peu de goût pour les préalables et les introductions qui caractérise ses écrits, sont l’indice d’une forme d’esprit aristotélicienne. Le règne de Trendelenburg avait produit à Berlin une orientation davantage tournée vers le concret et les problèmes, concernée par les sciences, dont l’esprit se retrouve chez Simmel[51]. S’il ne se reconnaissait pas dans une philosophie du juste-milieu, il soulignait son opposition aux hypostases platoniciennes, son souci de la particularité et de l’expérience[52]. La rupture avec l’héritage idéaliste est nette, la compatibilité avec les positivismes plus grande, qu’elle accompagne d’une réflexion critique. La prépondérance des problèmes engage une relativisation du cadre historique et signale, au coeur même de l’oeuvre sociologique, la permanence d’une tournure philosophique.

Celle-ci s’atteste en premier lieu par le maintien d’un style constamment argumentatif. De l’Introduction aux sciences morales aux derniers textes sur l’histoire, Simmel cherche à articuler des arguments, à démontrer quand il le peut, à signaler des tensions ou des apories quand les phénomènes pris en vue échappent à une présentation syllogistique. Le mode de traitement des problèmes est le plus souvent dialectique, comme il apparaît dès l’Introductionaux sciences morales, où les différentes positions sont présentées dans leur cohérence propre et dans toutes leurs conséquences. Simmel est fondamentalement dialecticien au sens où il donne à chaque possibilité logique la chance de se déployer pour elle-même, puis en rapport aux autres. Il dépasse ainsi au chapitre second de cette introduction l’abstraction des catégories de l’égoïsme et de l’altruisme qui perdent leur validité absolue confrontée aux échelles sociales où elles peuvent prendre sens. En effet, selon que l’on prend pour point de repère l’individu, le groupe ou l’ensemble de la société, la répartition des caractères d’égoïsme et d’altruisme sera différente. Une discussion séculaire se voit ainsi renvoyée à son abstraction, prise en compte et intégrée à un point de vue qui se veut plus compréhensif[53].

Il aborde les problèmes sous différents angles, par souci de respecter leur complexité, sans doute, mais principalement par respect de sa propre méthode de variation des points de vue. Si l’objet de la sociologie est aussi porteur de subjectivité, s’il est source d’initiative, il est impossible de le déduire par avance. L’apriori sociologique de Simmel, dans son acception méthodologique[54], implique une complémentarité des points de vue formels à faire valoir. Non seulement l’autre est posé, mais son regard sur lui-même doit être intégré à l’analyse, ainsi que sa réflexion sur sa position sociale[55]. Cette prise en compte des différentes perspectives sur l’interaction engage une complexification qui relève en principe de l’ascèse méthodique ou peut y être rapportée.

Plus généralement, le style de Simmel est constamment argumentatif, nourri par une longue pratique de cours de logique[56], au point qu’il signale lui-même quand il enfreint, par souci phénoménologique, les règles de la logique ordinaire[57]. Les transgressions sont donc motivées par des exigences philosophiques, le mode argumentatif se trouvant non pas remis en question, mais bien entériné par Simmel.

Avoir le sens du problème, ce n’est donc pas s’en tenir à la description de cas ou bien à un essayisme facile dans la zone grise entre la critique littéraire et la sociologie, mais, en partant de la confrontation à des situations concrètes, de penser la signification du phénomène sous une pluralité d’aspects, et de reprendre ensuite ce déploiement de dimensions dans une unité. La description débouche ici sur une complexité, sur la mise en avant de tensions, sur une dialectique partant de la considération des objets, des acteurs et des jeux de la socialisation. Loin de s’appuyer sur l’analyse des mots, Simmel sait que les formations sociales n’accèdent au regard et à la conceptualisation qu’à partir de questions nouvelles, de changements de points de vue et de dépassement du niveau descriptif premier. Savoir faire parler les exemples, montrer la portée générale de ce qui est purement contingent, cela suppose bien sûr un détour théorique, qui détache le regard du cas pour le reprendre à partir d’un réseau de relations conceptuelles. L’élaboration des catégories pour l’appréhension des phénomènes est une des tâches principales de Simmel, qui suppose un éloignement de la description et l’exhaustion de structures formelles générales. Mais cette tâche fondatrice atteste sa validité dans la confrontation aux situations concrètes, se montrant essentiellement ouverte à l’empiricité. Aussi le fondement le plus constant de l’interprétation des phénomènes culturels qui a fait longtemps la renommée de Simmel est-il préparé par le dispositif de la Philosophie de l’argent, dont le dernier chapitre rejoint, au terme d’un long parcours spéculatif, le niveau de la contingence empirique. C’est en lui que l’on rencontre les considérations sur le « style de la vie » qui fondent la pratique de l’essayiste.

L’épistémologie relativiste explicitée au premier chapitre de la Philosophie de l’argent et invoquée par la suite de façon récurrente implique une réserve par rapport à une approche objectivante qui se voudrait unique et définitive[58]. Elle admet et encourage au contraire une objectivation pluraliste animée constamment du souci de saisir l’enjeu des relations sociales. S’il n’y a pas de centre unique ni de position privilégiée d’où l’analyste puisse surplomber son objet, alors les plongées dans le détail sont nécessaires : elles ne sont pas des illustrations, mais bien ce qui ancre l’analyse au niveau de la perspective des acteurs. Quelle sociologie pourrait se passer de ce décentrement ? Les excursus de la Sociologie ont bien cette fonction : en évoquant la lettre intime, on peut entrer dans la dimension de la subjectivité des acteurs et donc comprendre la fonction sociale du secret. Réciproquement, en méditant sur la parure, on peut réfléchir sur la nécessité de montrer, non moindre que celle de cacher. L’analyse de la gratitude découvre un aspect essentiel de ce qui fait tenir un corps social ; la sociologie des sens introduit une dimension proxémique qui fait ressortir la fonction pratique de l’espace. Dans tous les cas, le lien du détail apparemment futile à la problématique d’ensemble est clairement établi : le détail éclaire le tout en même temps qu’il vaut pour lui-même[59].

Remarques conclusives

Les particularités du style scientifique de Simmel ont eu un effet dommageable sur l’intelligence de son projet. Elles ne sont pas les seules raisons de disparités dans la réception, mais elles ont joué un rôle assez constant pour justifier qu’on les traite pour elles-mêmes. Ce faisant, on s’engageait déjà dans l’interprétation de l’oeuvre, voire du déni d’oeuvre. C’était ainsi ouvrir la possibilité d’un rapport actualisé à l’oeuvre de Simmel comme proposition de sens, dégagé des réductions intéressées qui l’ont accompagnée comme des polémiques tardives.

Car il ne s’agissait pas seulement de rendre compte de la forme souvent résolument étrangère aux canons scientifiques des textes de Simmel, qui renvoie fondamentalement à son approche philosophique de la sociologie, centrée sur les problèmes plutôt que sur les procédés, à son rapport au langage et à l’oralité. Il convenait aussi de montrer en quoi cette forme pouvait correspondre à une expérience de scientificité, au sens où il s’agit encore d’un style scientifique, qui appelle et prépare une intelligence sociologique inédite. Il n’y a pas de passage à l’essai, voire à l’essayisme, chez le Simmel d’après 1900, mais une constante expérimentation des formes et des formats en fonction d’objectifs de connaissance spécifiques, mais aussi de stratégies rhétoriques.

La distance est ici immense avec les grands maîtres de l’essai du xxe siècle que sont Benjamin ou Adorno, qui sont habités d’une exigence de forme et d’un rapport essentiel au langage l’une et l’autre étrangers à Simmel. Il est égarant de les rapprocher. Le propos de Simmel, en sociologie comme en philosophie, va à la question, à l’élucidation épistémologique. Il se constitue dans la confrontation à des objets, à des situations nouvelles, dont il cherche l’intelligibilité. Si cette géométrie du contingent est une entreprise inachevable, l’effort toujours repris d’une élucidation des configurations sociales n’en définit pas moins un programme scientifique qui ne risque pas la péremption.

La fécondité de l’oeuvre de Simmel tient précisément à cette reprise philosophique de problèmes sociologiques. L’inspiration philosophique qui l’anime resterait vague sans la confrontation aux réalités culturelles. Pareillement, l’ambition d’établir un nouveau domaine de savoir souffrirait de ne pas être accompagnée par une réflexion épistémologique, mais aussi philosophique, qui le met constamment en garde contre les facilités d’une science établie. C’est bien par la présence d’une matrice philosophique entraînant à la réouverture des problèmes que l’exercice du sens sociologique pratiqué par Simmel peut continuer d’inspirer et de provoquer.