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L’application de l’approche par les capabilités trouve de plus en plus sa place dans la littérature. Orientée au départ vers les pays en développement, comme le reflète l’Indice de développement humain (IDH) des Nations Unies (ONU), son application s’est étendue aux pays à revenus plus élevés. On a pu le constater plus récemment tant sur le plan des objectifs globaux de la politique publique que dans des secteurs précis, notamment le marché du travail. L’application de l’approche par les capabilités au marché du travail a conduit elle-même directement à son raccordement avec la perspective du parcours de vie.

Le présent document prend du recul par rapport à ces initiatives afin de mettre en valeur l’établissement d’un lien entre l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie à un niveau analytique. En ce sens, il peut être perçu comme une réaffirmation du travail d’analyse qui s’est fait ou qui se fait actuellement. Toutefois, la perspective qui est adoptée dans le document est que des éléments communs à la base conceptuelle de ces deux approches ou cadres fournissent un fondement pour lier encore davantage l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie. L’accent ici est mis sur les trois concepts que sont l’action individuelle, la multidimensionnalité et la longitudinalité, et la place centrale qu’ils occupent dans l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie.

Le document se concentre sur deux défis analytiques clés que présente la mise en oeuvre de l’approche par les capabilités en politique sociale : la multidimensionnalité et la longitudinalité ainsi que la capacité qu’offre la perspective du parcours de vie de relever les défis que ces éléments comportent. Les questions analytiques associées à l’action individuelle, bien que cruciales pour l’approche par les capabilités, ne sont pas examinées ici en raison de leur complexité et du fait que la multidimensionnalité et la longitudinalité sont des défis analytiques de nature plus immédiate sur le plan de la politique sociale. En adoptant une approche fonctionnelle quant à l’évaluation de la perspective du parcours de vie, c’est-à-dire quelle est son utilité dans le soutien de l’approche par les capabilités, le présent document diffère des autres applications de la perspective du parcours de vie à la politique sociale (McDaniel et Bernard, 2011 ; Marshall, 2009).

L’établissement de la causalité constitue l’un des principaux aspects liés aux défis analytiques de la mise en oeuvre de l’approche par les capabilités que posent la multidimensionnalité et la longitudinalité. Bien que des travaux de recherche spécifiques soient nécessaires pour faire avancer la question de la causalité, le cadre global lié au parcours de vie y contribue en orientant ces travaux et en organisant le corpus des éléments probants qui en découlent. Voilà pourquoi le document se penche pendant un moment sur l’utilité de la perspective du parcours de vie dans l’établissement de la causalité. Le document illustre l’analyse de la causalité, dans laquelle la multidimensionnalité et la longitudinalité occupent une place centrale, en utilisant un cadre proposé par Bernard (1993) pour ensuite examiner l’utilité de la perspective du parcours de vie à cet égard. Au fil de la discussion, le document puise davantage à la recherche récente sur la perspective du parcours de vie développée dans le contexte de la politique sociale canadienne (voir McDaniel et Bernard, 2011 ; Marshall et McMullin, 2009 ; Marshall, 2009 ; Banting, 2006). Le document cherche à aborder certaines des questions analytiques clés qui ont été soulevées dans le cadre du dialogue naissant entre le milieu de la recherche et ceux qui s’emploient à l’élaboration de la politique sociale.

Le jumelage de l’approche par les capabilités et de la perspective du parcours de vie est envisagé sous l’angle de la politique sociale. Voilà qui ne s’éloigne pas tellement de l’orientation de la recherche sur l’application de l’approche par les capabilités aux secteurs de politique liés au marché du travail et à la pauvreté que l’on a pu constater dans un certain nombre d’études récentes. La politique sociale peut couvrir un vaste secteur de la politique publique (p. ex. l’éducation, l’emploi, la santé et la famille) et comporte de multiples buts et objectifs. L’introduction de l’approche par les capabilités ramènerait le but global de la politique sociale à l’amélioration des capabilités tandis que la perspective du parcours de vie peut être considérée comme un cadre analytique global servant à appuyer l’amélioration des capabilités. Sous cet angle, la perspective du parcours de vie est proposée comme une sorte de parapluie sous lequel seraient organisés des travaux de recherche spécifiques sur les processus du parcours de vie et autres processus qui pourraient influer sur les capabilités.

Pour résumer, le principal objectif de ce document est de démontrer qu’en politique sociale, la perspective du parcours de vie est un instrument d’analyse efficace pour relever deux des défis analytiques clés qui sont inhérents à l’approche par les capabilités, à savoir la multidimensionnalité et la longitudinalité. La première partie du document aborde l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie en mettant l’accent sur les trois notions que sont l’action individuelle, la multidimensionnalité et la longitudinalité en tant que concepts clés associés aux deux cadres d’intervention. On se penche ensuite sur l’utilité de la perspective du parcours de vie pour aborder les défis analytiques que posent la multidimensionnalité et la longitudinalité par rapport à trois grands aspects de la politique sociale : son fondement conceptuel, la gestion de la complexité et l’efficacité des programmes et des politiques. Pour conclure, les principaux arguments présentés dans le document sont résumés brièvement.

Théorie

L’approche par les capabilités

L’approche par les capabilités est un domaine de recherche en rapide expansion porteur d’importantes répercussions potentielles sur le plan des politiques. À l’avant-plan se trouve la notion de capabilité de Sen, qui forme la base du paradigme du développement humain adopté par l’ONU, tel qu’il apparaît dans le Rapport annuel sur le développement humain (Evans, 2009 : 108). L’une des principales mesures reflétant l’approche par les capabilités que l’on utilise maintenant dans ce rapport est l’IDH de l’ONU, lequel est proposé comme mesure globale de la situation d’un pays par rapport aux principaux indicateurs sociaux (espérance de vie, éducation et niveau de vie) (ONU, 2010).

Dans les pays mieux nantis, l’approche par les capabilités sous-tend déjà certaines initiatives servant à mettre de l’avant un objectif plus large en matière de politique publique. Le Rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social (Stiglitz, Sen et Fitoussi, 2009 : 7) cerne les limites du PIB comme indicateur des performances économiques et du progrès social et fait valoir la nécessité d’aller au-delà du PIB et de prendre en compte le bien-être. De façon plus précise, l’approche par les capabilités fournit le fondement conceptuel permettant de mettre davantage l’accent sur les mesures de la qualité de vie pour jauger le progrès économique et les principes qui devraient sous-tendre l’élaboration de ces mesures[1].

D’autres ont introduit le concept de la capabilité dans la politique sociale : « La politique sociale consiste essentiellement à offrir davantage de choix aux gens au cours de leur vie. Elle vise à bâtir et à améliorer les capabilités et à fournir de l’aide quand des défis se présentent » (Traduction) (McDaniel et Bernard, 2011 : S8 citant Hall et Lamont, 2009 : 2 et 15). À noter toutefois que Hall et Lamont donnent à capabilité une signification plus précise que celle que l’on trouve dans l’approche par les capabilités. De façon plus générale, Settersten (2003 : 193) reconnaît l’importance de l’intersection entre le développement humain et la politique sociale, bien qu’il n’adopte pas expressément un point de vue du développement humain fondé sur l’approche par les capabilités[2],[3].

Des efforts considérables sont déployés pour préciser l’approche par les capabilités dans la recherche sur le marché du travail, en vue apparemment d’élargir le fondement analytique de la politique du marché du travail. Dans bien des cas, la gamme des éléments pris en compte est large, allant de la pauvreté et du bien-être à bien des aspects de l’emploi. À mesure que la gamme s’élargit, elle s’approche de la définition large de la politique sociale utilisée dans le présent document. Leßmann (2012) discute des défis que pose l’opérationnalisation de l’approche par les capabilités et fait état des méthodes utilisées pour les relever, une attention spéciale étant portée aux études sur les questions liées au travail. Parmi les études qui combinent l’approche par les capabilités avec la perspective du parcours de vie, il y a celle de Bartelheimer, Moncel, Verd et Vero (2009) qui examine l’aspect ressources de l’approche par les capabilités et le flux des ressources passant par les salaires. Parler de vies actives débouche sur l’examen de la perspective du parcours de vie. Bartelheimer, Büttner et Schmidt (2011) examinent la contribution de l’approche par les capabilités à l’analyse des parcours de vie chez les jeunes adultes, en commençant par la perspective du parcours de vie pour ensuite introduire l’approche par les capabilités, les parcours de vie étant alors perçus comme des capabilités cumulatives. Dans ces deux documents, l’accroissement de la diversité des parcours de vie et des vies actives constitue une considération importante.

Tant l’approche par les capabilités que la perspective du parcours de vie sont des cadres d’analyse servant à l’examen du comportement humain. Dans le présent document, on part de la prémisse voulant que tant l’approche par les capabilités que la perspective du parcours de vie sont centrées sur trois concepts : l’action individuelle, la multidimensionnalité et la longitudinalité. L’une des façons de voir ces trois concepts est de dire qu’ils circonscrivent le comportement humain. Les êtres humains jouissent du libre arbitre, d’où l’action ; leur vie comporte différentes dimensions, p. ex. le travail pour subvenir à leurs besoins, la santé, etc., et ils vivent dans des sociétés complexes, ce qui ajoute à la multidimensionnalité ; et leur vie se déroule dans le temps, d’où la longitudinalité. Ce qui distingue l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie, ce sont les aspects de ces trois concepts qu’elles abordent.

La plupart des définitions de l’approche par les capabilités la décrivent comme un cadre normatif traitant de résultats sociaux : « L’approche par les capabilités est un vaste cadre normatif servant à l’évaluation et à l’appréciation du bien-être individuel et des mesures sociales, ainsi qu’à la conception de politiques et de propositions au sujet de l’évolution sociale de la société » (Traduction) (Robeyns, 2005 : 94). En tant que cadre normatif, l’approche par les capabilités est : « ... un outil et un cadre, permettant de conceptualiser et d’évaluer... » (Traduction) les résultats dans la société (Robeyns, 2005 : 94)[4].

La notion de capabilité renvoie aux combinaisons diverses de fonctionnements qu’il est possible à une personne d’atteindre (Sen, 1983 : 160 ; Sen, 1985a : 13-14 ; Sen, 2000 : 79 ; Sen, 1999 : 75 ; Sen, 2002 : 31 ; Atkinson, 1999 : 178). À titre d’exemple, les ressources ont des caractéristiques qui déterminent la capabilité d’un individu, laquelle à son tour détermine le bien-être de ce dernier (Sen, 1983 : 160 ; Atkinson, 1999 : 185). La mesure dans laquelle une personne peut transformer une ressource en un fonctionnement est influencée par des facteurs de conversion qui appartiennent à trois catégories : les facteurs personnels, sociaux et environnementaux (Robeyns, 2005 : 99). Un ensemble de fonctionnements choisis par une personne représente un sous-ensemble de sa capabilité, lequel englobe également des fonctionnements potentiels (qui n’ont pas été choisis par la personne) à ce moment-là.

Nous pouvons également envisager l’approche par les capabilités du point de vue des trois concepts que sont l’action individuelle, la multidimensionnalité et la longitudinalité. Sen, pour élaborer l’approche par les capabilités, part du point de vue que l’utilité ou le bien-être subjectif ne conviennent pour évaluer le niveau de vie (Sen, 2000 : 85-86 et 210-211 ; Atkinson, 1999 : 178). L’une des raisons à cela tient à la difficulté associée à l’utilisation de l’utilité comme mesure des choix faits par des individus (Sen, 1987 : 8 ; Sen, 2000 : 85-86 et 210-211). Le défi posé par l’action individuelle semble être un facteur clé menant à l’élaboration de l’approche par les capabilités, ce qui met énormément l’accent sur l’exercice du choix ou l’action individuelle.

L’action individuelle joue un rôle central dans l’approche par les capabilités de Sen en ce sens que la capabilité de l’individu est l’ensemble des fonctionnements que cet individu peut réaliser, en particulier les combinaisons diverses de fonctionnements parmi lesquelles une personne est en mesure de choisir (Sen, 2000 : 64 ; Sen, 1999 : 18-19 ; Sen, 2002 : 31). La capabilité suppose donc la liberté fondamentale d’arriver à des fonctionnements divers que Sen appelle expressément la liberté d’action (Sen, 1985b : 203). De fait, de nombreux travaux d’analyse, axés sur le très difficile défi que présente la mise en oeuvre de l’approche par les capabilités, portent sur la liberté d’action telle qu’elle se manifeste dans la difficulté d’aller des fonctionnements observés à la capabilité (Leßmann, 2012 : 102). Le défi de la liberté d’action dans l’approche par les capabilités sous-tend peut-être en partie la conclusion de certains qu’elle ne peut être opérationnalisée (voir Sugden, 1993 : 1952-1953).

L’approche par les capabilités comporte une implication importante, à savoir que parce que le fonctionnement social, comme le fait de « prendre part à la vie de la communauté », est identifié comme une importante capabilité par Sen (Sen, 2000 : 159), la dépossession relative sur le plan des revenus peut conduire à la dépossession absolue sous l’angle des capabilités. Voilà le fondement de l’importance de la pauvreté relative dans l’approche par les capabilités (Sen, 1983 : 161 ; Sen, 2000 : 167 ; Sen, 1999 : 89 ; Atkinson, 1999 : 186). Cela pourrait apparemment être étendu à d’autres ressources comme celles qui sont associées à l’éducation et à la santé.

La multidimensionnalité est un autre concept clé qui est au coeur de l’approche par les capabilités et, là encore, il y a différents aspects à prendre en compte. Il se peut que l’élan qui a donné lieu à l’élaboration de l’approche par les capabilités fût le manque de multidimensionnalité dans les approches qui existaient alors. D’après Sen (2000 : 65-66) :

Une vie est faite d’un ensemble de « fonctionnements » liés entre eux, composés d’états et d’actions... Les fonctionnements pertinents peuvent aller de l’élémentaire — avoir suffisamment à manger, être en bonne santé, échapper aux maladies évitables et à la mortalité prématurée, etc. — au plus complexe — être heureux, rester digne à ses propres yeux, prendre part à la vie de la communauté, etc. [tandis que la] capabilité de fonctionner représente les diverses combinaisons de fonctionnements (états et actions) que la personne peut accomplir.

Il ressort donc qu’un des aspects clés de l’approche par les capabilités est que la capabilité comprend une gamme étendue de fonctionnements. En outre, la nature de la liberté d’action fait que le choix est multidimensionnel à travers l’ensemble des capabilités. L’une des listes les plus exhaustives des capabilités est celle de Nussbaum (2008 : 120), lequel cerne un ensemble de capabilités essentielles à l’épanouissement humain qui devraient s’appliquer aux constitutions politiques de tous les pays. Un autre aspect de la multidimensionnalité dans l’approche par les capabilités est que les capabilités sont forcément déterminées dans un contexte social. Robeyns (2005) et Bartelheimer et al. (2009, 2011) présentent des cadres dans lesquels le contexte social, p. ex. les institutions sociales ainsi que les normes sociales et juridiques, influence l’ensemble des capabilités par l’entremise de facteurs de conversion sociaux. Voilà qui introduit une autre gamme de questions liées à la multidimensionnalité.

La notion de temps ou longitudinalité dans la perspective des capabilités, telle qu’elle a été élaborée à l’origine par Sen, a fait l’objet de beaucoup moins d’attention que la liberté d’action ou la multidimensionnalité. Bien que la question du temps ne soit pas explicitement élaborée dans une mesure importante, elle est implicite dans l’approche originale par les capabilités (Yaqub, 2008 : 439 ; Leßmann, 2009a : 290)[5]. Pour en arriver à des fonctionnements, l’individu doit faire des choix parmi un ensemble de capabilités, ce qui se produit dans le temps. Le temps influe sur les capabilités de trois façons : la maîtrise des biens et services évolue avec le temps ; les facteurs de conversion personnels changent avec le temps ; et certains choix parmi différents fonctionnements ont des dimensions temporelles (Yaqub, 2008 : 440). Toutefois, le développement de la notion du temps est perçu comme un facteur clé pour promouvoir l’approche par les capabilités et prend de plus en plus d’importance dans les travaux d’autres chercheurs (Yaqub, 2008 ; Bartelheimer et al., 2009 ; Leßmann, 2009a ; Bartelheimer et al., 2011). De plus, la longitudinalité semble implicite dans les mesures globales sur le plan national basées sur l’approche par les capabilités, en ce sens qu’il est important de mesurer les capabilités sur le plan global dans le temps.

L’un des aspects importants de l’approche par les capabilités est que la liberté d’action, la multidimensionnalité et la longitudinalité sont toutes intégrées parce qu’elles renvoient à des agents individuels. La multidimensionnalité est intégrée en ce sens que toutes les dimensions servant à définir les capabilités doivent être prises ensemble (Leßmann, 2012 : 100). À titre d’exemple, l’analyse d’Evans (2009) fait ressortir la complexité de la relation entre les trois composantes de l’IDH, soit le niveau de vie, l’espérance de vie et l’éducation, lesquelles définissent le développement humain ou les capabilités à un niveau très large. Sur le plan individuel, la liberté d’action s’exerce à travers différentes capabilités. De plus, tant la liberté d’action que la multidimensionnalité doivent être considérées longitudinalement. L’élaboration d’approches qui combinent l’approche par les capabilités avec la perspective du parcours de vie met en fait l’accent sur les choix puisés dans l’ensemble des capabilités tout au long du parcours de vie (Bartelheimer et al., 2009 ; Bartelheimer et al., 2011).

Le présent document propose l’amélioration des capabilités comme but principal de la politique sociale, ce qui constitue une façon très simplifiée d’établir le rôle de la politique publique dans le contexte des capabilités, comparativement à d’autres discussions. Par exemple, Dreze et Sen (1991 : 13 et 44) discutent de l’importance des politiques publiques dans la lutte contre la faim, en faisant des références précises aux politiques conçues pour maintenir la capabilité, de même qu’au rôle des politiques au chapitre de la croissance des capabilités (Bartelheimer et al., 2009 : 31). Bartelheimer et al. (2009) soulignent le rôle des politiques publiques dans la détermination des capabilités des individus, par exemple par l’entremise de leur accès aux ressources. Yaqub (2008) explore l’opportunité dans le temps des interventions en matière de politique sous l’angle de l’expansion des capabilités.

Dans le contexte de cette vaste approche des buts poursuivis par la politique sociale, les buts précis de secteurs particuliers d’intervention sociale varieront. Et cette variation se traduira de façon très importante en fonction des ressources mises à la disposition d’un secteur particulier de la politique sociale. Dans les secteurs de la politique où suffisamment de ressources ont été allouées pour offrir des possibilités à tous les individus, l’objectif d’améliorer les capabilités demeure inchangé. Toutefois, dans les secteurs de politique sociale qui font face à des limites en matière de ressources, tous les individus ne peuvent avoir accès aux programmes conçus pour améliorer les capabilités. Dans cette situation, le but peut se traduire par l’établissement d’une égalité des possibilités d’améliorer les capabilités. En termes généraux, si la politique sociale est perçue comme ayant une affectation globale fixe de ressources, alors il faudra faire des choix quant aux secteurs où tous les individus pourront améliorer leurs capabilités et ceux où ils auront une possibilité égale de le faire. De fait, cette distinction découle d’une limite qui doit inévitablement être appliquée à l’affectation de ressources aux dépenses sociales. Il convient également de noter que, dans n’importe quel secteur particulier de la politique sociale, l’égalité des possibilités peut ressortir à une sélection fondée sur certains critères jugés socialement acceptables.

La perspective du parcours de vie

En comparaison, la perspective du parcours de vie a elle aussi eu effectivement à composer avec le défi posé par les trois concepts de l’action individuelle, de la multidimensionnalité et de la longitudinalité. Mais le but visé par la perspective du parcours de vie était différent. Au lieu d’être centrée sur l’élaboration d’un cadre normatif pour l’analyse des résultats, elle visait à comprendre ou expliquer les résultats ou parcours de vie des personnes. Dans cette vaste optique, il devient tentant d’établir un lien entre l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie.

Les deux formulations les plus éminentes de la perspective du parcours de vie, l’une nord-américaine et l’autre européenne, sont résumées dans Marshall (2009). C’est Riley (1982) qui le premier, en Amérique du Nord, a énoncé un ensemble de quatre principes principaux qui en sont venus à être considérés comme la perspective du parcours de vie. Ces principes sont les suivants : le vieillissement est un processus qui dure toute la vie ; le vieillissement consiste en des processus biologiques, psychologiques et sociaux qui interagissent systématiquement les uns avec les autres pendant le parcours de vie ; le modèle du parcours de vie d’une personne ou d’une cohorte est influencé par les changements sociaux et environnementaux ; et de nouveaux modèles de vieillissement peuvent engendrer des changements sociaux. Elder (1998), celui qui est associé de plus près à l’expression formelle des principes du parcours de vie, a formulé la perspective du parcours de vie dans les termes suivants : le développement humain et le vieillissement sont des processus qui durent toute la vie ; le parcours de vie des individus s’insère dans les époques et les lieux qu’ils connaissent pendant leur vie et il est façonné par eux ; le moment — les antécédents et les conséquences des transitions et des événements de la vie varient en fonction du moment où ils interviennent dans la vie d’une personne ; les vies sont interreliées — les vies sont vécues de manière interdépendante et les relations sociohistoriques s’expriment à travers ce réseau de relations ; et l’activité humaine — les individus édifient leur propre parcours de vie à travers les choix qu’ils exercent et les actions qu’ils font dans les limites des possibilités et des contraintes de l’histoire et des circonstances sociales. McDaniel et Bernard (2011) formulent la perspective du parcours de vie selon les quatre principes suivants : la vie est longitudinale ; les modèles de parcours de vie se déploient dans une multiplicité de sphères interconnectées ; les vies sont interreliées ; et les contextes sociaux façonnent les parcours de vie et sont façonnés par eux.

Dans les travaux de recherche sur les parcours de vie, une importante différence apparaît entre la perspective nord-américaine, décrite ci-dessus, et la perspective européenne. Dans un modèle européen dominant du parcours de vie, le modèle Bremen, décrit par Marshall (2009), on distingue trois approches principales : l’approche dite par la cohorte, qui est centrée sur le changement social et sur le moment, la durée et les séquences des transitions du parcours de vie ; l’approche constructionniste de l’action, centrée sur les récits personnels faisant intervenir l’action individuelle et le contexte social dans la mesure où ils interagissent dans l’édification des biographies ; et une approche institutionnelle mettant l’accent sur l’interaction entre la politique et les individus dans la régulation, l’ordonnancement des transitions du parcours de vie et le moment où elles surviennent.

Les trois mêmes concepts clés occupent une place centrale dans la perspective du parcours de vie : l’action individuelle (le choix), la multidimensionnalité et la longitudinalité. Ces trois concepts figurent explicitement ou implicitement dans toutes les grandes formulations de la perspective du parcours de vie. De façon plus particulière, au moins un et parfois plus d’un de ces concepts apparaissent dans chacun des principes qui composent chacune des grandes formulations de la perspective du parcours de vie.

Traditionnellement, la formulation nord-américaine de la perspective du parcours de vie affiche une orientation qui met l’accent sur la biographie. Voilà qui se trouve à reconnaître implicitement que l’action individuelle ou le choix détermine ultimement la façon dont une biographie est définie. Elder reconnaît explicitement l’importance de l’action individuelle dans son cinquième principe du parcours de vie (Marshall, 2009 renvoyant à Marshall, 2005). Le modèle Bremen de la perspective du parcours de vie adopte une approche constructionniste face à la question de l’action (Marshall, 2009). De plus, l’action individuelle est implicite dans d’autres formulations de la perspective du parcours de vie.

Par exemple, McDaniel et Bernard (2011) font jouer un plus grand rôle à l’action individuelle tant sur le plan analytique par rapport au déploiement des parcours de vie que sur le plan global sous l’angle du rôle qu’elle joue dans la structuration des sociétés, en particulier par l’entremise du regroupement des parcours de vie individuels (McDaniel et Bernard 2011 : S10). On le constate également dans le quatrième principe de Riley voulant que les modèles par cohorte (qui sont un cumul de décisions individuelles) puissent entraîner des changements sociaux. En outre, dans McDaniel et Bernard (2011 : S10), l’action est vue comme étant pertinente sous l’angle des répercussions de la perspective du parcours de vie sur la politique, tout particulièrement sous celui de l’interaction entre les institutions et l’action dans le contexte d’un désavantage.

L’importance des concepts de la multidimensionnalité et de la longitudinalité par rapport à la perspective du parcours de vie ressort de l’énonciation des principes formulés par Riley (1982). Tous, à l’exception du premier, font ressortir explicitement la multidimensionnalité, tandis que les quatre soulignent explicitement la longitudinalité ; donc trois principes combinent ces deux concepts. S’agissant des principes du parcours de vie énoncés par Elder (1998), là encore la multidimensionnalité ressort de la formulation du deuxième au cinquième principe tandis que la longitudinalité apparaît dans les cinq, de sorte que quatre principes sur cinq combinent les deux concepts. Dans le cas de McDaniel et Bernard (2011), la multidimensionnalité figure dans la formulation du deuxième au quatrième principe, tandis que la longitudinalité se trouve dans les quatre, de sorte que trois principes sur quatre combinent les deux. Dans le modèle Bremen, la multidimensionnalité et la longitudinalité sont toutes les deux présentes dans les trois concepts de base. De plus, dans ces quatre ensembles de principes de parcours de vie, le lien entre la multidimensionnalité et la longitudinalité ressort clairement. En termes généraux, les processus longitudinaux sont perçus comme ayant des causes et effets multidimensionnels.

Quel est l’apport de la perspective du parcours de vie à la politique sociale ?

L’objectif principal du présent document est d’examiner la contribution que pourrait apporter la perspective du parcours de vie sur le plan de l’analyse aux défis que posent la multidimensionnalité et la longitudinalité en association avec l’introduction de l’approche par les capabilités dans la politique sociale. Dans ce contexte, l’objectif global de la politique sociale est d’améliorer les capabilités ou de fournir des possibilités égales d’amélioration à cet égard (appelée simplement « l’amélioration des capabilités »). Pour ce faire, nous nous penchons sur trois grands aspects de la politique sociale et sur ce que la perspective du parcours de vie peut leur apporter : a) les fondements conceptuels de la politique sociale ; b) la gestion du fondement factuel de la politique sociale ; et c) l’efficacité du fonctionnement des politiques et programmes sociaux conçus pour améliorer les capabilités.

Les trois concepts de l’action individuelle, de la multidimensionnalité et de la longitudinalité sont tout aussi fondamentaux pour l’analyse de la politique sociale. Deux des principaux défis analytiques que pose la politique sociale en général sont la multidimensionnalité et la longitudinalité, lesquelles sont interreliées et difficiles à démêler. La multidimensionnalité ressort clairement dans la vaste portée de la politique sociale, qui, aux yeux de bien des observateurs, s’étend à l’éducation, l’emploi, la santé et la famille[6]. De la même façon, comme la politique sociale vise à améliorer ou à changer la vie des personnes, la longitudinalité y est très présente. L’introduction de l’amélioration des capabilités comme grand objectif de la politique sociale exige que l’on tienne pleinement compte de la multidimensionnalité et de la longitudinalité, comme on l’a vu dans la section précédente.

Bien que la liberté d’action soit tout aussi fondamentale à l’approche par les capabilités, l’analyse de la façon dont la perspective du parcours de vie peut répondre à ce défi analytique supplémentaire déborde du cadre du présent document. Il y a principalement les problèmes d’analyse que pose le fait d’aborder ensemble la liberté d’action, la multidimensionnalité et la longitudinalité. Toutefois, considérant que la liberté d’action déborde quelque peu des questions analytiques auxquelles est confrontée la politique sociale dans sa forme actuelle, le fait de concentrer son attention sur la multidimensionnalité et la longitudinalité permet de rester plus près des questions que la politique aborde.

En dépit du caractère relativement préliminaire de la discussion que l’on trouve dans cette section, en particulier en ce qui a trait à la gestion du fondement factuel de la politique sociale, il vaut la peine de se pencher sur la façon dont l’ensemble des capabilités peut s’insérer dans les grands secteurs de la politique sociale que sont l’éducation, l’emploi, la santé et la famille. Selon Stiglitz, Sen et Fitoussi (2009 : 17) :

Le choix des « fonctionnements » et des capabilités pertinentes pour mesurer la qualité de la vie est davantage un jugement de valeur qu’un exercice technique..., il existe un consensus sur le fait que la qualité de la vie dépend de la santé et de l’éducation, des conditions de vie quotidienne (dont le droit à un emploi et à un logement décents), de la participation au processus politique, de l’environnement social et naturel des personnes et des facteurs qui définissent leur sécurité personnelle et économique.

Donc, les capabilités clés sont associées à l’éducation, à l’emploi et à la santé, lesquelles correspondent aux secteurs clés de la politique sociale. On constate également une correspondance raisonnable entre les principaux indicateurs sociaux identifiés dans l’IDH, à savoir l’espérance de vie, l’éducation et le niveau de vie, au point qu’ils peuvent s’inscrire dans les secteurs de la politique sociale que sont l’éducation, l’emploi et la santé.

La liste exhaustive des capabilités cernées par Nussbaum (2008 : 120) ne se traduit pas bien en secteurs de politique sociale, même s’il est évident que les politiques dans chacun des quatre secteurs de politique sociale mentionnés ci-dessus influeraient sur les divers sous-ensembles de sa liste de capabilités clés. Cela soulève la question de savoir si une autre façon d’aborder les choses serait de continuer d’utiliser les quatre secteurs ou domaines de la politique sociale mais de reconnaître quelles capabilités ces domaines de la politique influencent. Déterminer les liens entre les politiques et les capabilités représenterait une tâche énorme. Aussi, quand dans cette section il est question de capabilités spécifiques, on s’en tient aux domaines de l’éducation, de l’emploi et de la santé identifiés par Stiglitz, Sen et Fitoussi (2009).

Comme la multidimensionnalité et la longitudinalité sont présentes dans presque tous les éléments de la politique sociale, il devient particulièrement difficile de saisir ou comprendre la causalité, et pourtant il s’agit là de l’une des principales questions analytiques qu’il faut aborder (McDaniel et Bernard, 2011 : S8). Différents aspects de la question de la causalité ressortent dans les trois aspects clés de la politique sociale examinés dans ces pages — le développement conceptuel, le fondement factuel et l’efficacité des politiques et des programmes.

Pour comprendre la causalité de manière générale, Bernard (1993) élabore un cadre général qui peut faire place à différents types d’analyses et d’éléments probants, notamment des approches quantitatives et qualitatives. Bernard (1993 : 177) détermine les deux vastes processus nécessaires pour établir la causalité. L’un consiste à cerner les relations empiriques parmi les variables qui concordent avec les processus qui ont été déterminés. L’autre est la démarche pour comprendre quels processus sous-tendent les relations observées entre les variables. De façon plus précise, Bernard (1993) identifie deux axes principaux, la logique des acteurs et les mécanismes de production des effets qui définissent la causalité. Il définit la causalité instrumentale et la causalité intentionnelle comme étant les deux principales catégories qui décrivent la logique des acteurs (des individus) qui, dans le contexte de ce document, sous-tend l’évolution des capabilités. S’agissant de la production des effets (en l’occurrence ici de la façon dont les capabilités évoluent), les deux principales catégories sont à ses yeux la causalité événementielle et la causalité structurelle. Comme la question de la causalité est un élément important dans les trois principaux aspects de la politique sociale examinés ici, il est question dans les sections suivantes de l’utilité de la perspective du parcours de vie pour aborder certaines des principales caractéristiques de la causalité qui apparaissent dans chacun des aspects de la politique sociale.

Le fondement conceptuel de la politique sociale

Le fondement conceptuel de la politique sociale est un secteur crucial où on pourrait s’attendre à ce que la perspective du parcours de vie joue un rôle majeur. Sur le plan conceptuel, là où la question de la causalité ressort le plus, la multidimensionnalité et la longitudinalité doivent être soigneusement envisagées. Les effets des politiques sur l’amélioration des capabilités doivent être pris en compte à la fois à un moment donné dans le temps (la multidimensionnalité) et dans le temps (la longitudinalité).

Le moment dans le temps renvoie à d’autres capabilités, c’est-à-dire qu’à n’importe quel moment donné quand on examine les politiques qui visent à améliorer une capabilité, il faut tenir compte des effets multidimensionnels. Cette analyse doit prendre en compte que le but des politiques est d’améliorer les capabilités, que l’ensemble des capabilités est clairement multidimensionnel et que cet ensemble multidimensionnel de capabilités doit être examiné conjointement.

Deuxièmement, il faut prêter attention au changement dans le temps (la longitudinalité). Au premier niveau de l’analyse du changement dans le temps, il y a l’évolution des capabilités elles-mêmes. Il est important de comprendre cela pour l’élaboration de toute approche qui vise l’amélioration des capabilités. Les facteurs qui influenceraient l’évolution des capabilités dans le temps constituent donc le point de départ.

Toutefois, quand on examine la longitudinalité, il est également nécessaire de tenir compte de la multidimensionnalité des capabilités. Ce qui signifie que non seulement l’on aborde l’évolution de capabilités multiples dans le temps, mais aussi que cette évolution parallèle comporte des processus faisant en sorte que le changement dans une capabilité influe sur les autres capabilités. Bartelheimer et al. (2011 : 155) présentent un cadre schématique illustrant les complexités de la multidimensionnalité et de la longitudinalité, y compris les répercussions des choix qui sont faits. L’impact des politiques sur l’évolution des capabilités devrait être examiné dans le contexte de cette perspective plus large.

Par exemple, outre les effets directs à court et à long terme de l’assurance-emploi sur le revenu des chômeurs, il y a des effets secondaires sur ces capabilités (l’emploi) qui sont eux aussi à court et à long terme. De plus, on constate également des effets à court et à long terme sur les autres capabilités (p. ex. l’éducation et la santé), reflétant ainsi la multidimensionnalité par l’entremise de bien des types de processus, p. ex. les effets en retour. Settersten (2003 : 195) présente un ensemble semblable d’exemples qui combinent la multidimensionnalité avec la longitudinalité dans d’autres politiques.

Sur le plan général, la capacité qu’offre la perspective du parcours de vie comme cadre analytique pour relever les défis à la fois de la multidimensionnalité et de la longitudinalité représente peut-être son principal apport à la politique sociale sur le plan conceptuel. Tel serait le cas, même si nous n’envisagions pas l’approche par les capabilités. Dans le traitement de la multidimensionnalité, l’un des rôles clés que la perspective du parcours de vie peut jouer, grâce à l’application de ses principes de base, est de lier ensemble le mandat de la politique sociale. Tout d’abord, la mesure dans laquelle la perspective du parcours de vie souligne la multidimensionnalité sert de base pour reconnaître la nature à facettes multiples que peuvent avoir à la fois les processus et politiques par rapport aux différentes capabilités (l’éducation, l’emploi et la santé). Cet aspect est également souligné par Settersten (2003 : 195-196). En outre, la perspective du parcours de vie comporte des principes généraux qui s’appliquent aux principales capabilités (l’éducation, l’emploi et la santé) et ces principes offrent une perspective thématique pour l’examen des processus et politiques. Si l’identification de la nature des processus qui influent sur ces capabilités exige une recherche spécifique, la perspective du parcours de vie fournit des thèmes généraux pour les classer, p. ex. les processus qui reflètent les vies interreliées. Au lieu de grouper les politiques particulières par capabilité comme la santé, on peut les classer par principe du parcours de vie, p. ex. les politiques qui reflètent le concept des vies interreliées. Bien qu’il s’agisse d’un exemple relativement simple de l’application de la perspective du parcours de vie, il suggère une orientation pour une analyse plus poussée. Cela s’applique également à la politique sociale de façon plus générale telle qu’elle est conçue ici, en utilisant l’approche par les capabilités. Des possibilités accrues de classification croisée sur le plan conceptuel sont reflétées dans la classification croisée des éléments probants décrite dans la section suivante.

En général, l’approche par les capabilités ne fournit pas de moyen d’évaluer comment les capabilités peuvent changer avec le temps. Toutefois, non seulement la compréhension de l’évolution des capabilités avec le temps est pertinente pour la politique sociale, mais les effets des politiques conçues pour améliorer les capabilités changent également avec le temps. Il faut donc également examiner comment les politiques elles-mêmes sont structurées sous l’angle des possibilités d’amélioration des capabilités qu’elles offrent avec le temps. Par exemple, l’égalité des possibilités qui a pu exister à un moment donné peut ne pas perdurer. Bartelheimer et al. (2011 : 162) mentionnent trois facteurs associés à l’efficacité des politiques dans le contexte de l’amélioration des capabilités qui font ressortir les questions associées à la multidimensionnalité et à la longitudinalité : l’évaluation objective du nouvel ensemble de capabilités ; la façon dont elles sont liées aux capabilités antérieures de la personne ; de même que le développement des préférences et des buts de la personne.

La perspective du parcours de vie présente plusieurs aspects qui en font un cadre approprié pour aborder ces questions. Les principaux concepts de la perspective du parcours de vie pointent tous en direction de principes clés qui s’appliquent à l’analyse du changement dans le temps et fournissent ainsi un cadre organisateur pour une recherche plus précise. Selon Settersten (2003 : 198), la perspective du parcours de vie souligne l’importance de comprendre la dynamique liée au temps ; l’une de ses propositions centrales veut qu’on ne puisse comprendre une période du parcours de vie si on l’envisage isolément des autres (Settersten, 2003 : 196). De la même façon, les principes fondamentaux de la perspective du parcours de vie reconnaissent la multidimensionnalité des parcours de vie et plus précisément que celle-ci a une dimension temporelle. Voilà deux éléments clés liés à la perspective du parcours de vie qui font qu’elle convient comme cadre analytique pouvant faire place à la dimension temporelle que comporte le but de l’amélioration des capabilités.

Les principes fondamentaux du parcours de vie fournissent la base de l’analyse des parcours de vie individuels. En comprenant cela, on obtient le contexte de la politique de même que les facteurs identificateurs qui sont susceptibles d’influer sur la façon dont les institutions ou les politiques fonctionnent ainsi que leurs répercussions sur les vies individuelles, c’est-à-dire quels facteurs peuvent influencer les répercussions des politiques ou expliquer les répercussions observées.

Toutefois, il y a également fort à parier que la perspective du parcours de vie pourrait opérer sur d’autres plans pour appuyer la politique sociale. À cet égard, une ramification très importante de la recherche sur les parcours de vie, laquelle a reçu davantage d’attention dans les conceptualisations européennes, souligne que les institutions sociales fournissent un fondement structurel pour organiser la vie des gens (Marshall, 2009). Ici, les structures sociales sont perçues en termes concrets ; elles comprennent des mesures sociales comportant des règles juridiques formelles ainsi que des procédures et pratiques qui, entre autres choses, permettent d’allouer les ressources (Marshall et McMullin, 2009). Ces concepts sont importants pour comprendre comment les institutions, y compris les politiques, influeront sur les capabilités des individus. Comme Marshall (2009 : 2) le fait observer, cela est crucial tant pour l’analyse que pour l’élaboration des politiques. Dans le premier cas, on s’intéresse à la façon dont les structures institutionnelles existantes influent sur les parcours de vie et, partant, sur le développement des capabilités des individus. Dans le deuxième cas, on s’intéresse également à la recherche sur la façon dont de nouvelles politiques pourraient influer sur les parcours de vie et sur le développement des capabilités. Comme on l’a déjà mentionné, des travaux de recherche spécifiques, p. ex. Bartelheimer et al. (2009, 2011), ont présenté des cadres pour expliquer comment les institutions sociales, ainsi que les normes juridiques et sociales, influent sur l’ensemble des capabilités.

La discussion qui précède a, de façon générale, mis en lumière l’importance de la multidimensionnalité et de la longitudinalité dans tout cadre conceptuel en appui à la politique sociale et certains des attributs clés de la perspective du parcours de vie à cet égard. À ce stade, il convient de revenir à la question de la causalité et de voir quel rôle la perspective du parcours de vie peut jouer. Comme Settersten (2003 : 216) l’a noté, la perspective du parcours de vie « fait ressortir la nécessité de mieux comprendre et préciser les processus et mécanismes à travers lesquels les effets se produisent » (Traduction). S’agissant de l’amélioration des capabilités, l’un des principaux avantages de comprendre la causalité tient aux répercussions potentielles des politiques tant à un moment donné dans le temps qu’au fil du temps. En termes généraux, il ne s’agit pas seulement de saisir les répercussions causales potentielles qu’une politique particulière peut avoir ; pour qu’une politique soit efficace, il faut bien comprendre les processus de nature causale qui opèrent dans ce secteur de politique particulier. Quand on reconnaît qu’il n’est pas seulement question de processus et d’effets qui influent sur une capabilité mais sur plusieurs capabilités et que les processus et effets se font sentir non seulement à un moment donné dans le temps mais également dans le temps, on comprend clairement que la causalité amplifie considérablement la complexité de l’analyse. L’identification des relations empiriques dans des processus déjà déterminés et la recherche de nouveaux processus qui, selon Bernard (1993), délimitent le développement de la causalité sont toutes les deux pertinentes pour élaborer des politiques qui visent à améliorer les capabilités.

La nature des processus qui sous-tendent le développement de différentes capabilités est étayée, en quantités diverses, par de la littérature théorique et des observations empiriques se rapportant à la logique des acteurs (causalité instrumentale et intentionnelle) et liées aux mécanismes de production des effets (causalité structurelle et événementielle). Il faut ici un cadre pour faire place à ces différences et à leurs implications sur le plan conceptuel et qui nous aide également à intégrer notre compréhension conceptuelle des processus. La perspective du parcours de vie peut être utile pour satisfaire à ces deux exigences.

Dans le cas de l’identification des relations empiriques entre les variables qui sont conformes aux processus déjà déterminés, il faut intégrer les éléments de preuve empiriques ou données probantes que l’on trouve dans l’ensemble des capabilités afin de pouvoir évaluer de façon plus générale ce que ces éléments de preuve révèlent au sujet des processus de nature causale. À noter que le but visé ici se situe sur le plan de ce que les éléments de preuve peuvent apporter à la compréhension conceptuelle des processus. Comme la compréhension des processus repose, en partie, sur les éléments de preuve empiriques qui les appuient, il faut les contre-vérifier pour : i) comparer les processus et le soutien empirique dont ils jouissent ; ii) trouver, entre les processus, des éléments communs ou des incohérences dans les éléments de preuve empiriques. Cela peut aider à réévaluer des processus existants qui ont été cernés. Là encore, la perspective du parcours de vie peut orienter la compréhension tirée de ces exercices en précisant l’image globale qui se dégage de ces principes de base.

L’élément prospectif, c’est-à-dire la détermination de nouveaux processus qui sous-tendent les relations observées entre les variables, peut être observé sous l’égide de deux grands paliers. Premièrement, le fait de prendre en considération tous les éléments de preuve empiriques et ce qu’ils impliquent pour les processus qui ont déjà été déterminés conjointement peut affecter l’orientation de la recherche visant à comprendre ces processus et à en cerner de nouveaux. Deuxièmement, le fait de prendre en considération ensemble différentes capabilités peut influencer l’orientation du travail théorique sur les processus. Les questions importantes sont les suivantes : identifier de nouveaux processus qui peuvent être vérifiés et confirmés de manière empirique ; analyser comment de nouveaux processus peuvent se rapporter les uns aux autres ; déterminer si et comment de nouveaux et d’anciens processus peuvent être mieux intégrés, c’est-à-dire s’il existe à travers les différentes capabilités des éléments dans les processus qui sont communs.

À cet égard, la perspective du parcours de vie, parce qu’elle applique de grands principes communs à l’ensemble des différentes capabilités, offre la possibilité de cerner des points communs dans les processus liés aux différentes capabilités ainsi que la possibilité d’intégrer certains de ces processus. En découvrant des aspects des processus qui découlent des principes de base du parcours de vie, on pourrait établir un lien entre les conceptions évolutives des processus qui touchent une capabilité et celles qui affectent d’autres capabilités. Cela pourrait également permettre de reconnaître des aspects des processus qui sont conformes aux principes du parcours de vie, établissant ainsi un lien avec d’autres processus qui ont fait l’objet d’une analyse plus poussée à l’aide de la perspective du parcours de vie. L’objectif ultime est d’en arriver à comprendre plus parfaitement la causalité. Tant sur le plan des processus existants que des nouveaux processus, la perspective du parcours de vie peut également jouer un rôle en garantissant que l’analyse des processus ne s’égare pas.

Certains des avantages associés à l’utilisation de la perspective du parcours de vie ressortent quand on examine les effets des politiques à un moment donné dans le temps. Ici, étant donné que l’ensemble des capabilités est multidimensionnel, comprendre la causalité signifie que l’on tient compte de la façon dont les capabilités sont susceptibles de changer à un moment donné dans le temps du fait de l’application d’une politique particulière, c’est-à-dire les effets de cette politique. Donc, une politique peut avoir un ensemble d’effets secondaires dont il faut tenir compte si on veut comprendre ses répercussions sur l’ensemble complet des capabilités. De plus, l’utilité de la perspective du parcours de vie dans la gestion des éléments probants (dont il est question à la section suivante) qui viennent étayer des processus déjà identifiés est importante sur le plan conceptuel si on doit analyser les effets potentiels de nature causale d’une politique en particulier. Sur le plan conceptuel de l’identification des processus de nature causale et du raccordement des capabilités, la perspective du parcours de vie peut guider l’analyse des effets potentiels d’une politique sur l’ensemble des capabilités à un moment donné dans le temps.

Quand on aborde l’évolution des capabilités dans le temps, le défi prend encore de l’ampleur car il est alors question en même temps de la multidimensionnalité et du facteur temps. Sur le plan des éléments probants dans le cas des processus existants, la gamme des effets potentiels s’accroît quand on tient compte du changement dans le temps et les effets peuvent être subtils. Quand on se penche sur des processus qui ont déjà été identifiés, le fait d’ajouter la dimension temps est susceptible d’accroître leur complexité. Quand on élabore de nouveaux processus, le fait de prendre en compte la dimension temporelle de ces derniers ajoute naturellement des couches et des subtilités à ces processus. La causalité décalée ou historique présente un aspect particulièrement complexe ; dans ce cas, le facteur causal se trouve dans le passé, ce qui souvent engendre la difficulté liée à des observations incomplètes (Willekens, 1999 : 31). La perspective du parcours de vie a, de fait, été conçue pour guider la recherche complexe que supposent la multidimensionnalité et le facteur temps pris ensemble, car ses grands principes reconnaissent expressément ces dimensions.

Dans le cas de la politique sociale, l’un des éléments qui découlent directement de la perspective du parcours de vie en tant que cadre analytique est l’importance de l’ordonnancement approprié des politiques au cours du parcours de vie. Sur ce plan, l’ordonnancement dans le temps des politiques découle directement de la question de la longitudinalité, bien que celle-ci n’ait été soulevée que dans le contexte de la perspective du parcours de vie. McDaniel et Bernard (2011) soulignent qu’au cours du parcours de vie, il faut des réponses opportunes et appropriées en matière de politique, dans ce cas pour améliorer les capabilités. Autrement, les politiques et programmes conçus pour améliorer les capabilités auront tendance à ne s’appliquer que ponctuellement aux circonstances.

Si l’on accepte cette implication de la perspective du parcours de vie, il est évident que la mise en place d’un ordonnancement de politiques efficaces exige une solide base conceptuelle. De toute évidence, cela exige une forte capacité analytique et un cadre conceptuel approprié afin de bien tenir compte, à l’égard de ces politiques, de leurs effets à long terme, de leurs effets en retour et des répercussions des politiques antérieures sur les politiques ultérieures. En outre, il faut tenir compte de la gamme des résultats potentiels de la mise en place séquentielle des politiques, c’est-à-dire une sorte de comptabilisation ou de pointage des effets nets. Cette perception de la politique découle directement de la perspective du parcours de vie. Si par contre quelqu’un décide qu’une forme quelconque d’ordonnancement des politiques au fil du parcours de vie est souhaitable mais sans se servir de la perspective du parcours de vie comme cadre analytique, il se trouve à lui manquer une base conceptuelle générale pour appuyer l’élaboration de la mise en oeuvre séquentielle des politiques.

Une autre implication spécifique de l’utilisation de la perspective du parcours de vie comme cadre d’analyse de la politique sociale tient à l’accent qui pourrait être mis sur le concept des inégalités cumulées : les avantages ou les désavantages initiaux sont souvent amplifiés avec le temps, ce qui a des effets sur les possibilités et choix qui s’offrent aux individus (voir McDaniel et Bernard, 2011). Il découle généralement de cela sur le plan de la politique que le maintien de l’égalité des possibilités (pour l’amélioration des capabilités) exige des politiques et programmes opportuns et appropriés à tous les stades du parcours de vie (McDaniel et Bernard, 2011). Il ressort de la perspective du parcours de vie qu’il faut des interventions stratégiques tout au long du parcours de vie pour améliorer les capabilités. Il ressort également qu’avec le temps, il faut s’assurer que la structure des politiques conçues pour améliorer les capabilités demeure équitable, p. ex. il faut préserver l’égalité des possibilités dans les critères d’admissibilité aux politiques et programmes. Yaqub (2008) se penche également sur la question de l’ordonnancement des politiques dans un parcours de vie visant les capabilités.

Le dernier point majeur lié aux éléments conceptuels qui sous-tendent la politique sociale, c’est l’importance de fonder le cadre analytique sur la perspective du parcours de vie plutôt que d’appliquer celle-ci de façon ponctuelle ou partielle. Cela devient tout particulièrement important quand on aborde des questions longitudinales. Une application incomplète des concepts du parcours de vie signifie que la base conceptuelle des politiques peut ne pas être aussi bien étayée qu’elle pourrait l’être. Quoi qu’il en soit, une application partielle des concepts du parcours de vie peut se traduire par des politiques qui intègrent au moins une partie de la valeur potentielle de cette perspective et peut pencher en faveur d’une application plus globale dans l’avenir.

De façon plus précise, des problèmes particuliers peuvent survenir quand des aspects limités ou partiels de la perspective du parcours de vie sous-tendent les politiques et programmes sociaux déjà en place. Au nombre des problèmes potentiels, mentionnons l’édification de politiques qui peuvent ne pas s’attaquer pleinement aux causes sous-jacentes des problèmes, p. ex. des facteurs qui peuvent miner les capabilités. Autre genre de problème possible : instaurer des politiques en n’ayant qu’une évaluation partielle de leurs répercussions à long terme, p. ex. leurs effets à long terme sur les capabilités. Voilà qui risque tout particulièrement de se produire lorsque des politiques ont un impact sur un ensemble de capabilités. Troisièmement, faute d’appliquer l’aspect longitudinal de la perspective du parcours de vie, on risque de rater l’importance d’avoir des réponses stratégiques opportunes et appropriées conçues pour améliorer les capabilités tout au long de la vie des personnes (voir McDaniel et Bernard, 2011). Il faut une succession de réponses de nature politique, c’est-à-dire qu’il devient plus difficile d’implanter dans le bon ordre séquentiel des interventions stratégiques tout au long des parcours de vie des personnes si les politiques ne sont basées que sur quelques concepts du parcours de vie.

Gérer la complexité

Dans le domaine de la politique sociale, bien des questions stratégiques qui doivent être abordées comportent des éléments probants multidisciplinaires complexes dont l’organisation représente un défi considérable. À mesure que nous y gagnons en compréhension avec le temps, le fondement probant couvrant les facteurs et la façon dont ils influencent les résultats devient sans cesse plus complexe. De plus, il en va de même des données probantes touchant les effets des événements et des facteurs dans le temps. Il est donc nécessaire de pouvoir organiser toutes ces données probantes d’une façon significative pouvant être utile aux décideurs. La perspective du parcours de vie offre un cadre organisateur pour tous ces éléments probants.

L’un des aspects essentiels de la gestion du grand volume de données probantes multidisciplinaires est l’importance de cerner la causalité et d’intégrer une grande variété d’éléments probants différents se rapportant à différents processus de nature causale. Il convient de noter que l’organisation des données probantes est importante à la fois pour comprendre comment les facteurs influent sur les capabilités (donnant ainsi un contexte plus large aux politiques) et pour gérer les données probantes associées à la gestion et à l’élaboration des politiques dans la mesure où elles influent sur les capabilités.

L’un des avantages de la perspective du parcours de vie tient à ce que les principes de base qui la décrivent sont très généraux, ce qui permet de nous en servir comme cadre pour organiser les données probantes, sans forcément déterminer quelle devrait être la nature de ces données. La perspective du parcours de vie peut donc être compatible avec les modèles économiques et les cadres analytiques qui viennent appuyer la politique, de même qu’avec les concepts ayant un fondement social comme la citoyenneté sociale et l’inclusion sociale dont l’importance est soulignée par Banting (2006). Par exemple, la promotion du développement du capital humain et l’utilisation des taux de rendement en éducation sont tout à fait compatibles avec la perspective du parcours de vie. Il en va de même de la psychologie du développement. En offrant une plateforme permettant de situer les données probantes multidisciplinaires, la perspective du parcours de vie offre également la possibilité d’en arriver à une meilleure intégration de ces données. Elle peut donc être perçue comme un moyen de gérer la complexité.

Compte tenu de l’importance de la dimension chronologique dans la perspective du parcours de vie, celle-ci devrait constituer une approche utile pour organiser les données probantes ayant un aspect temporel. L’une des façons de procéder dans le cadre de l’organisation des données probantes multidisciplinaires est de recourir à l’approche démographique fondamentale (effets de l’âge, des périodes, des cohortes), que la perspective du parcours de vie intègre déjà. McDaniel et Bernard (2011) citent Chauvel (2002) qui ajoute un quatrième effet, la recomposition du cycle de vie, selon lequel un phénomène donné change au fil des cohortes. Dans le contexte de la présente section, il importe de souligner ce que l’utilisation de ces concepts apporte à l’organisation des données probantes multidisciplinaires liées au changement des capabilités dans le temps.

Pour ce qui est de l’organisation des données probantes avec pour but ultime d’établir la causalité, le cadre établi par Bernard (1993), lequel a été appliqué au cadre conceptuel de la politique sociale, peut également être appliqué ici. Toutefois, l’accent est maintenant mis sur la détermination des relations empiriques entre les variables qui se conforment aux processus qui ont déjà été identifiés. Utiliser la perspective du parcours de vie permet une meilleure organisation des données probantes se rapportant aux relations empiriques entre les variables dans l’ensemble des processus.

Le fait que la perspective du parcours de vie puisse intégrer à la fois les données probantes liées à la causalité instrumentale et celles qui se rapportent à la causalité intentionnelle est important compte tenu de la grande quantité de ces deux types de données qui existent et dont le poids varie entre les différentes capabilités et les différents processus. Comme le souligne Bernard (1993), toutes ces sources de données probantes sont nécessaires pour établir la causalité. De la même façon, la perspective du parcours de vie offre un bon cadre pour organiser les données probantes en fonction à la fois de la causalité événementielle et de la causalité structurelle, étant donné que là encore leur poids diffère dans l’ensemble des différentes capabilités ainsi que des processus se rapportant à ces capabilités.

Comme point de départ, les données probantes peuvent être organisées à l’aide de la grille dont il a déjà été question et qui a été proposée par Bernard (1993), que celle-ci soit utilisée seule ou en combinaison avec plus d’une capabilité. La perspective du parcours de vie suggère des approches plus développées mais pratiques pour organiser les données probantes. Au départ, les données probantes peuvent faire l’objet d’une classification croisée en fonction des trois grandes capabilités (l’éducation, l’emploi, la santé) et épousant les quatre thèmes fondamentaux du parcours de vie (la vie est longitudinale, les modèles de parcours de vie se déploient dans une multiplicité de sphères interconnectées [multidimensionnalité], les vies sont interreliées et les contextes sociaux façonnent les parcours de vie et sont façonnés par eux)[7]. Cela donne 12 cellules ou classifications possibles qui peuvent être combinées de diverses façons. Comme la perspective du parcours de vie est fondée sur des principes communs, qui recoupent les capabilités, il est possible d’identifier des données probantes provenant de capabilités multiples qui recoupent les thèmes du parcours de vie.

Sur ce plan, on peut, tout simplement en regroupant des données probantes, répondre au type de question suivant (voir graphique 1) : pour chacun des principes fondamentaux du parcours de vie, p. ex., les vies sont interreliées, quel est le poids des données probantes par capabilité (lire le graphique 1 en suivant la rangée des vies interreliées) ? La question inverse peut également être posée : quel est le poids dans la capabilité de la santé des données probantes se rapportant aux quatre principes fondamentaux du parcours de vie (lire le graphique 1 en suivant la ligne de la santé) ? Ce genre de question peut être posé parce que la perspective du parcours de vie recoupe les trois capabilités et parce que la recherche par capabilité peut être groupée par thème du parcours de vie. Toutefois, il faut de toute évidence que ce type d’exercice ait un but.

Graphique 1

Parcours de vie par capabilité

Parcours de vie par capabilité

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On peut combiner les données probantes ayant fait l’objet d’une classification croisée selon ces dimensions (les principes clés du parcours de vie, les capabilités) avec les quatre classifications fonctionnelles des données probantes conçues par Bernard (1993) (causalité intentionnelle/instrumentale ; causalité événementielle/structurelle). L’utilisation de ces trois dimensions se traduirait par 48 cellules ou classifications potentielles qui peuvent être combinées de différentes façons, soit par thème, c’est-à-dire par principe clé du parcours de vie et par fonctionnalité, c’est-à-dire en utilisant les classifications élaborées par Bernard (1993).

À titre d’exemple, le graphique 2 présente 16 de ces classifications croisées par principe de parcours de vie et type de causalité pour une capabilité (l’éducation). Cette classification croisée quatre par quatre pourrait être répétée pour chacune des trois autres capabilités. À ce niveau plus détaillé, en prenant en compte la classification fonctionnelle des données probantes de la causalité élaborée par Bernard (1993), le type de question auquel on peut répondre, par exemple, sur le plan thématique, à l’intérieur de la capabilité éducation, est le suivant : quel changement intervient dans le poids des données probantes parmi les quatre types de données probantes qui modulent le grand principe du parcours de vie (lecture du graphique 2 en suivant la rangée du contexte social) ? Ou encore, comment le constat sur un type spécifique de relations causales, p. ex. la causalité instrumentale opérant à travers la causalité structurelle, varie-t-il en fonction du grand principe du parcours de vie (lecture du graphique 2 en suivant la rangée de la causalité instrumentale et structurelle) ?

On peut également adopter une approche où l’aspect fonctionnel est le principe organisateur. Dans ce cas, le type de question auquel on pourrait répondre, dans la catégorie de la causalité structurelle, pour chacun des principes de base du parcours de vie, est le suivant : pour chaque grand concept du parcours, comment les données probantes sont-elles réparties à travers les capabilités (semblable à la lecture suivant la ligne de chacun des principes du parcours de vie dans le graphique 1) ? Ou, inversement, on pourrait demander : quelles données probantes sur la causalité instrumentale et structurelle y a-t-il et sur quelle capabilité portent-elles, et comment sont-elles réparties à travers les grandes catégories du parcours de vie (semblable à la lecture suivant la ligne de chacune des capabilités dans le graphique 1) ?

Les exercices de ce genre visent à illustrer le potentiel qu’offre la perspective du parcours de vie, en conjonction avec d’autres concepts, pour servir de principes organisateurs de la grande quantité de données probantes servant à étayer la politique sociale. En particulier, ce que la perspective du parcours de vie apporte à cette démarche est un aspect thématique lié aux processus réels cernés par l’entremise du travail théorique et empirique mené dans un secteur en particulier.

Graphique 2

Éducation – Principe du parcours de vie par type de causalité

Éducation – Principe du parcours de vie par type de causalité

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Efficacité des politiques et des programmes

L’adoption du but prééminent de la politique sociale consistant à améliorer les capabilités comporte des exigences particulières sur le plan de la structuration des politiques individuelles. Le point central, quand on élabore ou évalue la politique sociale en général et les programmes sociaux individuels en particulier, devrait être soit leur efficacité sous l’angle de l’amélioration des capabilités ou sur le plan de l’assurance de l’égalité des possibilités en matière d’amélioration de ces capabilités. Il est également nécessaire de prendre en compte ce que l’approche par les capabilités suggère quant à la façon de structurer les politiques et les programmes sociaux étant donné que cet aspect a certaines implications fondamentales relativement à l’efficacité des programmes.

S’agissant de la structuration de la politique sociale en général, il y a deux questions principales qui ont une influence importante sur l’efficacité des programmes. Premièrement, quelles capabilités ont besoin d’amélioration, c’est-à-dire quelles capabilités sont relativement plus faibles quand on les compare à l’ensemble ? Pour faire ce genre d’évaluation, les comparaisons internationales sont un des outils pouvant être utilisés comme il est suggéré dans le cas des capabilités liées à la santé, à l’éducation et au niveau de vie matérielle général dont il est question dans l’IDH des Nations Unies. Si l’on doit faire ce type de comparaison entre pays, il faut qu’elle soit étayée par un cadre analytique qui permet les comparaisons entre pays des capabilités et de leur évolution. La perspective du parcours de vie s’est développée à l’échelle internationale à l’aide de principes généraux qui s’appliquent à l’ensemble des sociétés, ce qui facilite les comparaisons analytiques entre les pays. Elle a également la capacité d’incorporer des recherches spécifiques qui varient selon les sociétés. De plus, parce qu’il y a des différences entre les pays sous l’angle de la conceptualisation de la perspective du parcours de vie, il se peut que l’adoption de ces différences mette davantage en lumière les capabilités dans un pays en particulier, p. ex. l’application de la perspective du parcours de vie « européenne » à l’Amérique du Nord.

Deuxièmement, quelle est l’efficacité relative des ressources de la politique sociale affectées aux différentes capabilités et où devrait se situer l’équilibre dans les ressources affectées à travers l’ensemble des capabilités des individus ? Sur ce plan, il y a eu une évolution complexe de l’équilibre dans les dépenses sociales comportant une gamme étendue de considérations. Ce qui ne veut pas dire qu’une modification majeure est nécessaire mais plutôt que cette affectation et la compréhension que nous en avons pourraient bénéficier d’une analyse utilisant expressément le critère de l’amélioration des capabilités.

Dans le cadre de ce genre d’analyse de l’équilibre des programmes, l’insistance de la perspective du parcours de vie sur la multidimensionnalité et la longitudinalité est une fois de plus importante. L’équilibre entre les programmes doit tenir compte des effets multidimensionnels de ces derniers à un moment donné dans le temps de même que de leurs effets à long terme dans le contexte de l’évolution des capabilités, et ce, à travers des dimensions multiples. Par exemple, des programmes sociaux précis peuvent avoir une gamme plus large d’effets multidimensionnels que d’autres et ces effets peuvent varier dans le temps.

Des chercheurs en parcours de vie ont déjà cerné l’importance de faire passer l’orientation des programmes sociaux de l’orientation actuelle fondée sur les entités ou le statut à une orientation centrée sur les processus, c’est-à-dire une orientation basée sur les événements, les transitions et les trajectoires qui surviennent dans la vie des gens et qui affectent l’amélioration des capabilités (Willekens, 1999 : 27 cité dans McDaniel et Bernard, 2011 : S4). Dans le contexte de la politique sociale, cela soulève des questions quant à l’ampleur du changement dans l’orientation des programmes et à ses répercussions pour l’atteinte de l’objectif de l’amélioration des capabilités. Une orientation fondée sur les entités ou le statut comporte-t-elle des inconvénients sous l’angle de l’amélioration des capabilités et, si tel est le cas, quels sont-ils et comment varient-ils en fonction des programmes ? En termes très généraux, une orientation fondée sur le statut peut simplifier exagérément les choses en groupant des personnes sous un statut particulier. Ces personnes peuvent ou non avoir le même ensemble de capabilités selon l’étroitesse de la corrélation qui a été établie entre le statut et les capabilités. En outre, les processus qui aboutissent au même statut peuvent être assez différents et, même si elles sont semblables à ce moment-là dans le temps, les capabilités des individus peuvent évoluer dans des directions différentes.

Dans le cas des programmes individuels, il faut porter attention à la façon dont les critères d’admissibilité opèrent et s’il y a, à tout le moins, égalité des possibilités. Comme on l’a déjà mentionné, dans le cas des programmes individuels dont les ressources sont limitées, souvent l’égalité des possibilités se traduit dans des critères précis d’admissibilité comme le mérite scolaire pour le passage aux études postsecondaires. Ces critères d’admissibilité doivent être évalués de manière plus globale, c’est-à-dire à travers l’ensemble des programmes. À cet égard, la perspective du parcours de vie fournit un cadre analytique qui permet une comparaison interprogramme globale en utilisant les principes communs du parcours de vie. Là encore, les questions de la multidimensionnalité et de la longitudinalité refont surface, p. ex. ce genre de comparaison globale doit tenir compte des effets d’un programme sur les possibilités offertes dans d’autres, de même que sur les possibilités qui changent avec le temps à l’intérieur des programmes et entre les programmes.

La dernière grande question a trait aux besoins de réorienter l’évaluation réelle de l’efficacité des programmes vers les capabilités. Cette action présente deux aspects. Le premier consiste en une orientation plus poussée vers la sélection à l’intérieur des programmes. Le deuxième consiste en l’évaluation de l’efficacité des programmes. Traditionnellement, l’évaluation des programmes a eu tendance à être centrée sur leurs effets et non sur le fonctionnement de leurs critères d’admissibilité, lesquels sont souvent fondés sur les entités ou le statut. Implicitement, la raison d’être de cette tendance repose sur l’affectation des ressources, l’idée sous-jacente étant que l’on doit démontrer l’efficacité d’un programme pour pouvoir justifier l’attribution des ressources. Ce qui de toute évidence ne veut pas dire de réduire l’accent mis sur l’effet des programmes au moment de les évaluer mais plutôt que les critères d’admissibilité devraient être mis davantage en évidence. Le fonctionnement du principe minimal de l’égalité des possibilités devrait être exploré plus à fond au moment d’évaluer les effets d’un programme et non pas seulement les résultats directs mesurables, p. ex. l’emploi des participants.

Lors de leur évaluation, les effets des programmes sont souvent assimilés aux résultats mesurables, p. ex. l’emploi des participants. Sur le plan pratique, il se peut que le travail d’évaluation ait développé certaines définitions de travail qui en partie reflètent le concept de la capabilité mais rien n’indique clairement que le concept de la capabilité a servi explicitement à la mesure des résultats de programmes. L’observation faite antérieurement au sujet de l’application ponctuelle des concepts du parcours de vie s’applique également ici en tant qu’application informelle du concept des capabilités. Pour l’évaluation des effets des programmes sur l’amélioration des capabilités, la question de la multidimensionnalité revêt une fois encore de l’importance car on devrait tenir compte de l’impact des programmes sur l’ensemble plus large des capabilités. De même, les effets à long terme d’un programme sur les capabilités sont eux aussi importants, bien qu’il soit reconnu que dans l’évaluation des programmes sociaux, la capacité d’examiner leurs répercussions à long terme est limitée.

Conclusion

Dans le présent document, on examine les avantages potentiels pour la politique sociale, dont le but est défini ici comme étant l’amélioration des capabilités, de l’utilisation de la perspective du parcours de vie comme cadre d’analyse. L’accent que mettent l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie sur les questions analytiques complexes associées à l’action individuelle, à la multidimensionnalité et à la longitudinalité, quand on les considère de façon intégrée, offre une base pour établir un lien entre ces deux cadres. Le document met l’accent sur les questions analytiques associées à l’étude conjointe de la multidimensionnalité et de la longitudinalité mais n’étend pas l’analyse jusqu’à l’examen conjoint de l’action individuelle avec ces aspects, en partie parce que cela aussi déborde du contexte actuel de la politique sociale. La multidimensionnalité et la longitudinalité sont également des défis analytiques clés de la politique sociale en général, de sorte que le document prône un examen plus général de la perspective du parcours de vie pour relever ces deux défis.

La perspective du parcours de vie fournit le cadre analytique d’appoint pour mieux tenir compte de la façon dont les capabilités sont influencées dans le temps par les processus multidimensionnels sous-jacents. Le présent document se penche sur ce défi analytique et sur l’utilité de la perspective du parcours de vie par rapport aux trois aspects clés de la politique sociale qui sont nécessaires à la mise en oeuvre de l’approche par les capabilités : le niveau conceptuel, la gestion des données probantes et l’évaluation de l’efficacité des politiques et des programmes. La nécessité d’aborder la causalité ressort aux trois niveaux et le document souligne la contribution potentielle de la perspective du parcours de vie dans la détermination de la causalité.

Dans un certain sens, ce document peut être perçu comme abordant l’un des aspects de l’opérationnalisation de l’approche par les capabilités dans le contexte de la politique sociale. De toute évidence, la mesure des capabilités ou l’élaboration d’indicateurs permettant de les refléter avec exactitude constitue une étape essentielle et pose un défi majeur. Toutefois, il ressort de plus en plus de la recherche que la perspective du parcours de vie est très pertinente pour le développement ou l’opérationnalisation de l’approche par les capabilités dans un contexte de politique (p. ex. Bartelheimer et al., 2009 et 2011). Dans ce contexte, le fait de se pencher sur les questions conceptuelles associées au lien potentiel entre l’approche par les capabilités et la perspective du parcours de vie constitue une valeur en soi. Cette démarche peut ultimement favoriser l’opérationnalisation de l’approche par les capabilités dans un contexte de politique sociale.