Corps de l’article

introduction[1]

Du printemps 2007 à l’hiver 2008, la Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles (commission Bouchard-Taylor) fait la tournée de la province dans le but de recueillir les opinions des Québécois.e.s sur les enjeux d’accommodements raisonnables et, plus largement, de laïcité. À cette occasion, quelques organismes ou citoyen.ne.s s’identifiant aux communautés LGBT[2] prennent la parole. Certains mettent l’emphase sur la diversité des communautés LGBT et les défis et discriminations vécus par les personnes de la diversité sexuelle issues des minorités ethnoculturelles (Larouche, 2010). D’autres s’inquiètent de la systématisation d’accommodements qui seraient consentis au détriment des personnes LGBT et rappellent l’importance de la lutte contre l’homophobie (Conseil québécois des gais et lesbiennes, 2007). Ces expressions publiques sont alors rares et sporadiques. Les discussions sur la laïcité sont en effet largement associées dans le débat public à une question d’intégration des minorités issues de l’immigration pouvant paraître a priori éloignée des revendications traditionnelles des communautés LGBT.

Rapidement pourtant, ces prises de parole sur des enjeux associés à la laïcité gagnent en popularité. Au début des années 2010, dans le cadre des débats sur le projet de loi 60 — « Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État (…) »[3], plusieurs regroupements sont créés (LGBTQ pour la laïcité ; Association LGBTQ pour un Québec inclusif). Leurs positions sont alors relayées dans le débat par des personnalités publiques aussi éclectiques que le cinéaste Xavier Dolan ou les politiciennes Michelle Blanc et Manon Massé. Ces engagements laïques se poursuivent ensuite jusqu’à la fin de la décennie en appui ou en opposition[4] au projet de loi 21 — « Loi sur la laïcité de l’État ».

Au cours de cette période, la crispation des discussions sur l’expression des convictions de groupes religieux minoritaires, et tout particulièrement des musulman.e.s, a largement accaparé et polarisé les espaces politiques, médiatiques, mais également communautaires et associatifs. Cette crispation a peut-être placé la notion de laïcité au coeur du débat public, mais au prix d’une réduction considérable de son sens. Monopolisant le débat sur la laïcité, elle a structuré la discussion publique, éclipsé de nombreux enjeux et terrains laïques, et, par là même, redéfini les contours de la notion. On assiste alors à une déliquescence de la laïcité dont le cadre interprétatif est désormais largement restreint à la régulation des expressions de foi en islam. La popularité de cette figure, conjuguée à la montée des populismes, peut amener à des dérives attentatoires aux droits et libertés. Ce phénomène a été observé au Québec avec l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État le 16 juin 2019[5] (Lampron, 2020). Il l’a aussi été dans plusieurs États européens où l’islam avait également été progressivement politiquement et médiatiquement « construit » comme problème public (Hajjat et Mohammed, 2013).

Dans ce contexte, on observe une évolution des paradigmes qui jusque-là semblaient faire consensus. La défense d’une histoire, de valeurs et d’un destin partagés, considérés comme menacés, est fréquemment invoquée pour mieux contrer la garantie des droits fondamentaux de plus en plus délégitimés dans leur capacité à assurer la cohésion de la communauté nationale. Les gouvernants politiques redéfinissent alors la laïcité dans les imaginaires collectifs, lui accolant désormais autant de conceptions du bien, éthiques, philosophiques, culturelles, ce qui en affaiblit l’essence traditionnellement libérale. Plus largement, les débats sur la laïcité s’accompagnent de discussions sur les conditions d’intégration à la nation québécoise (Weinstock, 2007 ; Seymour, 2018 ; Koussens, 2020), participant ainsi d’une redéfinition des « frontières nationales » (Tremblay et Cherblanc, 2019).

Les engagements des communautés LGBTQ du Québec sur des enjeux de laïcité n’ont à ce jour été analysés que dans ce contexte spécifique. Ils se sont dès lors logiquement inscrits dans la foulée des travaux de Puar ([2007] 2012), de Bilge (2012) ou de Farris (2017), et ont mobilisé les apports théoriques sur l’homonationalisme et les approches intersectionnelles (Benhadjoudja, 2017 ; Lapointe et Turgeon, 2021)[6]. Cette littérature critique a contribué à mettre en lumière comment le débat contemporain sur la laïcité avait favorisé la construction narrative d’un « Autre » ethnoculturel du « nationalisme sexuel québécois » (Lapointe et Turgeon, 2021 : 402). Pour stimulante qu’elle soit, elle inscrit cependant l’analyse des engagements laïques des communautés LGBTQ dans un cadre temporel restreint, lui-même caractérisé par une réduction du cadre interprétatif de la laïcité. Ce faisant, la complexité des rapports individuels ou collectifs que les LGBTQ entretiennent avec le religieux en général, et avec les normativités religieuses en particulier, reste une variable sous-mobilisée. Or ce sont bien ces rapports au religieux (aux Églises, aux normes) qui contribuent à inscrire, dans un temps plus long, l’essentiel de leur action dans le champ laïque.

Si dans les dernières années certains des engagements et prises de parole des LGBTQ ont été formellement adoptés sous le sceau de la laïcité, ils ne se résument pas à ce seul épisode de la laïcité québécoise. D’ailleurs, leurs mobilisations, historiquement jalonnées d’affrontements avec des valeurs morales incarnées par des institutions religieuses (Higgins 1999), sont bien laïques par essence. Mais au Québec en particulier, les communautés LGBTQ, tout comme leurs combats, sont pourtant longtemps demeurés dans l’ombre des travaux, ou même des récits sur la laïcité. Ils en sont des impensés.

Dans cet article, nous observons les positionnements sur la laïcité de personnalités LGBTQ issues du militantisme québécois et engagées dans le débat public au cours de deux moments importants de l’histoire de la laïcité québécoise : les débats sur l’union civile et la redéfinition du mariage civil (1990-2005) ; les controverses relatives au port de signes religieux (2006-2019)[7]. Sans participer d’une analyse plus large du militantisme LGBTQ québécois et de ses reconfigurations sur la période contemporaine, la recherche aborde plutôt certain.e.s de ses représentant.e.s comme des actrices ou des acteurs de la laïcité, dont elle propose de comprendre les engagements et prises de position à partir d’outils théoriques croisant les apports des sociologies du droit et des religions. Ce faisant, elle révèle les circonvolutions d’une conscience de la laïcité de ces personnalités militantes LGBTQ, qui évolue et se redéfinit au gré des enjeux sociaux et des combats et acquis militants.

I. la laïcité où on ne la voit pas

Au cours des dernières années, au Québec ou dans plusieurs autres sociétés occidentales, on a beaucoup débattu de ce que recouvrait l’idée de laïcité, de son contenu, de ses finalités, de son « sens vrai ». Ces débats ne sont pas nouveaux (Fiala, 1991 : 52), mais ils se sont accentués, et même polarisés, dans la foulée des controverses relatives à la visibilité d’expressions du religieux (et tout particulièrement musulmanes) dans la sphère publique. Car c’est bien la crispation des discussions sur ces derniers enjeux qui a en effet placé la notion de laïcité au coeur de la discussion publique. Toutefois, elle l’a fait au prix d’une réduction de son sens, façonnant une norme générale de laïcité (ou d’invisibilité) à la lumière d’un seul de ses cas d’application et éclipsant par là même la pluralité des enjeux et terrains laïques. Pourtant, ces enjeux sont nombreux, à l’instar — parmi d’autres — des avantages fiscaux accordés aux organisations religieuses, des réglementations municipales de zonage applicables aux édifices cultuels, ou de la présence d’aumôniers et l’offre de services en soins spirituels dans les institutions publiques. Chacun met en effet l’État laïque à l’épreuve dans sa capacité de trouver des solutions politiques et juridiques légitimes (et acceptées comme telles) pour réguler la diversité religieuse, et tout particulièrement dans des contextes de tensions suscitées par la diversité des convictions et des valeurs présentes dans la société.

1. La laïcité comme objet d’analyse

Au Québec comme au Canada, l’absence de formalisation du principe de laïcité dans une norme juridique a alimenté le débat public. Elle a aussi contribué à l’avancée des connaissances sur les relations entre les Églises et l’État en sciences sociales et en sciences juridiques, car elle imposait de facto d’analyser comment les principes aux fondements de la laïcité (séparation des Églises et de l’État ; neutralité de l’État ; liberté de conscience et de religion ; égalité morale des citoyens) avaient progressivement émergé dans la gouvernance politique et juridique (Milot, 2002) sur les terrains les plus variés (dispense du serment du test, garantie de la liberté de religion pour des groupes socialement qualifiés de « sectes », abolition de la Loi sur l’observance du Dimanche, etc.). À l’instar des travaux sur la laïcité menés dans de nombreuses autres démocraties libérales (p. ex. : Baubérot, 2007 ; Blancarte, 2001), cette démarche permettait de ne pas essentialiser la laïcité, mais de mettre en lumière son caractère évolutif et d’en retracer les « éléments » au gré des avancées démocratiques (Milot, 2002). Toujours dans cette perspective, et s’appuyant sur le parcours historique de la laïcité québécoise, le rapport de la commission Bouchard-Taylor (2008) a plus directement nommé les principes susmentionnés, lesquels sont ainsi devenus partie intégrante d’une définition de la laïcité ultimement formalisée dans le dispositif juridique québécois avec l’adoption de la Loi sur la laïcité de l’État.

Bien que désormais ancrés formellement dans un texte législatif, les principes aux fondements de la laïcité ne sont pas propres au Québec et se retrouvent bien dans la gouvernance des autres démocraties libérales. Ils ne sont pas non plus « achevés » ou « absolus », car de la même manière qu’il n’existe pas de démocratie libérale « absolue », il n’y a pas « de système politique qui serait total et définitivement laïque » (Blancarte, 2022 : 39 [notre traduction]). À des fins analytiques, nous opterons dès lors pour la proposition selon laquelle la laïcité est un principe politique évolutif impliquant l’exclusion progressive du religieux du champ étatique, c’est-à-dire la séparation de l’État et des organisations religieuses, ainsi que la substitution des normes qu’il adopte à celles héritées de la tradition religieuse (De Coorebyter, 2019). Ce principe exige que l’État soit neutre à l’égard des différentes conceptions de la vie bonne coexistant dans la société et garantisse, par conséquent, la liberté de conscience et de religion à tous et toutes les citoyen.ne.s, quelles que soient leurs convictions et aussi longtemps qu’elles ne troublent pas l’ordre public.

Ce faisant, la laïcité s’apparente essentiellement à un « régime social de coexistence, dont les institutions politiques[, tout comme le droit,] sont essentiellement légitimés par la souveraineté populaire et non (plus) par des éléments religieux » (Blancarte, 2005 : 248). Selon cette lecture, la dépénalisation de l’avortement ou de l’homosexualité, la légalisation de la contraception, l’abolition de l’interdiction de travailler le dimanche, les législations sur la procréation médicale assistée ou sur l’aide médicale à mourir, la reconnaissance des personnes transsexuelles, les successives réformes du droit de la famille (divorce, redéfinition du mariage) sont autant de mesures qui traduisent la perte de l’emprise des normativités religieuses sur la loi civile (De Coorebyter, 2019). Il y a bien un transfert de légitimité qui renvoie au principe de séparation des Églises et de l’État, un principe qui n’a pas besoin d’être formalisé explicitement dans une norme juridique pour être effectif dans la gouvernance (Milot, 2002 : 35). Ce transfert de légitimité, c’est-à-dire cette réappropriation progressive de la souveraineté populaire, s’accompagne alors nécessairement de la traduction constitutionnelle de la protection des droits fondamentaux, et notamment de la liberté de conscience et de religion et l’égalité morale des citoyen.ne.s.

Dans cette perspective, les principes fondamentaux de la laïcité (mentionnés plus haut) deviennent autant d’indicateurs permettant d’évaluer les avancées et les reculs de la laïcité dans une société. Ils permettent aussi d’éclairer les diverses configurations qu’elle peut adopter selon l’interprétation et le poids que lui attribuent les gouvernant.e.s politiques en fonction du contexte national, politique, social, etc. Au Québec, de telles analyses ont permis d’esquisser des modèles de laïcité, tantôt à des fins compréhensives, tantôt normatives. On a ainsi pu la qualifier d’« ouverte » ou de « fermée » (Bouchard et Taylor, 2008 ; Maclure et Taylor, 2010 ; Seymour, 2021), de « républicaine », de « libérale » ou de « catho-laïcité » (Lamy, 2015 ; Seymour et Gosselin-Tapp, 2018). La mobilisation de ces principes fondamentaux en tant qu’indicateurs a également contribué à l’élaboration de figures idéal-typiques mettant en avant la pluralité des configurations laïques — laïcité séparatiste, laïcité de foi civique, laïcité de reconnaissance, laïcité nationaliste assimilationniste/différentialiste, etc. (Baubérot et Milot, 2011 ; Koussens, 2020).

2. Le mariage entre conjoints de même sexe comme impensé de la laïcité québécoise

Les moments de laïcisation du droit (c’est-à-dire la séparation des normes civiles et religieuses) passent régulièrement sous le radar des débats et analyses sur la laïcité québécoise. Pour ce qui concerne l’ouverture du mariage civil aux conjoint.e.s de même sexe, et à l’exception de rares contributions isolées (voir notamment Morin, 2003 : 75 ; Ben Saad, Koussens et Prud’homme, 2020), aucune recherche québécoise n’a en effet analysé cette réforme du droit de la famille[8] comme étant précisément un moment de laïcité.

Hors Québec, les travaux associant la redéfinition du mariage civil à un processus de laïcisation sont pourtant de plus en plus nombreux. C’est le cas dans plusieurs États européens, à l’instar de la France (Théry, 2011 ; Borillo, 2012 ; Portier et Théry, 2015) ou de la Belgique (Delgrange et Koussens, 2019), où la redéfinition du mariage a parfois été analysée comme un moment de laïcisation, parfois comme un enjeu de laïcité opposant des organismes militants religieux et laïques (Ferrari, 2016), sans pour autant que ces derniers soient des organismes LGBTQ (Paternotte, 2004). Mais c’est aussi le cas, et à plus forte raison, en Amérique latine où, tout particulièrement sur la période contemporaine, la laïcité ne se structure pas sur la question musulmane, mais continue de s’établir, ou est attaquée, à l’occasion de conflits avec les autorités religieuses chrétiennes sur des enjeux de laïcisation du droit (Tinoco Amador, 2022).

Les lois portant sur des questions sociétales sont en effet révélatrices du degré de laïcisation d’une société, leurs élaboration et formulation « repos[ant] sur des contenus axiologiques qui nous permettent d’évaluer et de nuancer leur fond laïque ou confessionnel » (Blancarte et Esquivel, 2017 : 201). Autrement dit, la laïcisation du mariage civil est un indicateur — parmi d’autres — de la laïcisation (idem). Depuis longtemps, cette institution est donc au coeur des analyses sur la laïcité en Amérique latine (Precht Pizarro, 2006 : 700 ; Blancarte, 2018 : 319), son ouverture aux conjoint.e.s de même sexe ayant fait l’objet d’une littérature conséquente sur la période récente au Mexique (p. ex. : Blancarte, idem), en Argentine (p. ex. : Jones etal., 2017) ou en Équateur (p. ex. : Espinoza Plúa, 2018).

Si dans de nombreux contextes nationaux les relations entre les Églises et l’État semblent aujourd’hui pacifiées, les terrains liés à la dissociation des normativités religieuses et civiles demeurent propices à réactiver les tensions. L’opposition à la simple union civile entre conjoint.e.s de même sexe fait aujourd’hui l’objet d’un important militantisme religieux — c’est par exemple le cas au Chili (Tec-López, 2022 : 54) et au Brésil (Camurca, 2018 : 296). Celle à leur mariage a conduit à d’impressionnantes manifestations publiques, comme en France (Raison du Cleuziou  2019 : 203), ou à la coalition de confessions religieuses pour intervenir plus efficacement dans la sphère politique contre les avancées laïques, comme au Mexique (de la Torre, 2019). Au Québec, l’activisme religieux est plus discret, mais n’en est pas moins présent. Outre l’intervention de catholiques au moment de la déconfessionnalisation du système d’éducation (Tremblay, 2018), c’est également à l’occasion d’importantes réformes sociétales (procréation médicalement assistée ; aide médicale à mourir) que les représentants des confessions religieuses tentent de réinvestir l’espace politique pour regagner des territoires laïcisés.

3. L’engagement laïque des LGBTQ

Les études sur le militantisme LGBTQ, pourtant attentives aux représentations et modalités d’engagement des actrices et des acteurs, n’accordent qu’une faible importance aux positionnements sur les problématiques religieuses en général, laïques en particulier[9]. On observe bien un développement récent des recherches sur les relations entre religions et communautés LGBTQ (Coulmont, 2006), mais les analyses portent principalement sur l’opposition (Paternotte etal., 2015) ou sur les possibles accommodements (Bethmont et Gross, 2017) entre religions instituées et identités LGBTQ. Au Québec, l’absence d’analyse du militantisme LGBTQ au prisme du religieux apparaît d’autant plus notable que la discrimination et la répression à l’égard de ces communautés étaient, peut-être plus qu’ailleurs, attribuées à des valeurs morales incarnées par une institution ecclésiale omniprésente (Higgins, 1999 ; Corriveau, 2008).

L’engagement traditionnel des mouvements LGBTQ pour la reconnaissance de plusieurs de leurs droits implique la dissociation des normativités civiles et religieuses (= engagement pour la séparation des Églises et de l’État) discriminatoires envers les minorités sexuelles et de genre (= engagement pour l’égalité). « Dans l’opposition aux conservatismes religieux, […ils] ont été, et sont encore, des aiguillons égalitaires de la laïcité » (Rochefort, 2021 : 141). Au Québec, cet engagement a marqué les débats provincial et fédéral sur l’union civile et la redéfinition du mariage civil, contribuant à faire entrer les mouvements LGBTQ dans un combat dont la portée laïque est indéniable, même si cela n’a jamais été formulé en tant que tel.

Cet article part de la prémisse selon laquelle les militant.e.s LGBTQ seraient des militant.e.s laïques qui s’ignorent, et par là même des actrices et des acteurs de la laïcité malgré elles et eux. Il propose d’expliquer comment leurs rapports (et leurs évolutions) aux normativités juridiques, religieuses et sociales sont révélateurs de leurs conceptions (et de leurs évolutions) de l’« égalité », de la « liberté » et, par le fait même, de la « laïcité ». Il s’appuie sur l’analyse d’entrevues semi-directives réalisées auprès de 21 personnes issues des communautés LGBTQ (représentant.e.s d’organismes communautaires, du milieu entrepreneurial, politicien.ne.s, universitaires et journalistes[10]) du Québec, qui ont été amenées à s’engager ou à se prononcer publiquement sur deux enjeux de laïcité (union et mariage civils et port de symboles religieux)[11]. Tous et toutes ont eu des responsabilités significatives (membre fondateur.tice, président.e, directeur.rice, membre du conseil d’administration, etc.) dans au moins un organisme militant national ou régional, ou ont pris part activement aux débats sur la laïcité en tant que personnalité publique, universitaires engagé.e.s, ou par leurs fonctions de représentation politique sur le plan fédéral ou provincial. L’échantillon est composé de six personnes s’identifiant au genre féminin (quatre homosexuelles et deux femmes trans), treize personnes au genre masculin (tous homosexuels) et deux personnes au genre neutre (dont une personne trans). Tous et toutes les répondant.e.s sont québécois.e.s, mais trois d’entre elles et eux sont né.e.s à l’extérieur de la province (deux à l’étranger). Trois répondant.e.s sont anglophones pour dix-huit francophones. Les répondant.e.s sont âgé.e.s de 47 à 83 ans.

ii. conscience du droit et rapport à la norme

Plusieurs travaux ont analysé les mobilisations LGBTQ sur des forums judiciaires, mais peu ont examiné leurs rapports au droit, exception faite de certaines études sociojuridiques mobilisant l’outil analytique de la « conscience du droit » (p. ex. : Harding, 2010 ; Young, 2014 ; Hull, 2016). L’analyse des « rapports à la norme » des militant.e.s LGBTQ s’avère pourtant féconde afin de mieux comprendre l’évolution de leur engagement et de leurs prises de position.

Plutôt que de se référer à la « norme juridique » strictosensu, ou de nous inscrire dans un cadre de pluralisme juridique, nous privilégions dans cet article l’approche du pluralisme normatif, laquelle encourage donc un déplacement de l’étude des sources de la norme vers celle des interactions entre une norme et des individus. Prenant comme référence Bernheim (2011 : 38), nous entendons par pluralisme normatif « un ensemble de normes complexes, issues de diverses sources et s’imposant avec une force variable, dont les substances peuvent se faire face, voire se heurter. C’est cette pluralité de substances, parfois au sein d’une même norme, qui confronte l’individu au choix. En conséquence de l’existence même de ce choix, l’étude de la normativité ne peut en aucun cas faire l’économie des différent.e.s actrices ou acteurs qui la saisissent et la manient. » Dans cette lignée et pour mieux identifier les « rapports à la norme » des personnes interrogées, nous n’abordons donc pas la norme comme un objet exclusivement déterminé par sa juridicité, c’est-à-dire par sa validité en droit, laquelle inclurait aussi sa légitimité et son effectivité (Ost et Van De Kerchove, 2002). Nous entendons plutôt la norme comme un phénomène orientantla conduitehumaine au sein d’un ou plusieurs ordres normatifs. En demeurant en adéquation avec cette perspective épistémologique, il est possible de définir l’ordre normatif comme un « nexus hétérogène d’assomptions tacites, normes, procédures, habitudes qui servent à orienter et coordonner l’agir dans une sphère déterminée de la vie sociale » (Frega, 2015).

1. De la conscience du droit au rapport à la norme

Dans les années 1980, des études sociologiques découlant du réalisme juridique et, plus précisément, du courant américain Law and Society, commencent à investiguer le rapport au droit de certains individus (Pélisse, 2005). Ce rapport est au départ analysé à partir des interactions individuelles avec le droit étatique dans ses différentes expressions formelles, dont les processus judiciaires et administratifs (Engle Merry, 1995 ; Sarat et Kearns, 1993). Les Legal consciousness studies émergent ensuite des études de Silbey et Ewick, pour qui « the ways in which the law is experienced and understood by ordinary citizens as they choose to invoke the law, to avoid it, or to resist it, is an essential part of the life of the law » (Ewick et Silbey, 1991 : 732). Le rapport du/de la citoyen.ne à la loi, donc au droit étatique, demeure au centre de leur analyse. Toutefois, ces chercheuses innovent en ce que le droit est perçu comme un phénomène quotidien influençant les actions individuelles, qui elles-mêmes modulent le droit en retour. L’usage et l’interprétation du droit au quotidien par la ou le citoyen.ne ordinaire démontreraient que la légalité, issue d’un ordre juridique, n’est pas transcendante et externe à la vie sociale, mais qu’elle émerge plutôt de celle-ci.

L’étude de Silbey et Ewick (1998) permet d’identifier trois rapports possibles au droit, héritage avec lequel composent encore les études actuelles sur la « conscience du droit », sans toutefois s’accorder sur sa portée (Horák, Lacko et Klocek, 2021). Ces trois rapports correspondent à une posture devant le droit, une posture avec le droit et une posture contre le droit.

Pour un sujet devant le droit, celui-ci serait objectif, externe à la vie quotidienne, et la règle de droit positif serait la source légitime et impartiale de contrainte dans la société. Un sujet avec le droit en nuancerait plutôt l’objectivité et la légitimité pour le voir comme un jeu faisant partie du quotidien. La contingence de la force contraignante du droit, ne se situant pas uniquement dans les lois, mais aussi dans les décisions judiciaires parfois contradictoires, dans les rapports interpersonnels et dans les autres formes de contraintes politiques, économiques et socioculturelles, permettrait d’utiliser des ressources individuelles à la recherche d’un intérêt personnel en fonction de la contrainte à modifier en sa faveur. Enfin, la posture contre le droit caractériserait les sujets qui le perçoivent comme un appareil idéologique de maintien des structures de pouvoir, ressenti quotidiennement comme une source de contrainte insérée dans les structures sociales et dont l’objectivité formelle n’est qu’un prétexte pour favoriser une hiérarchie sociale et politique au profit d’une majorité dominante (Ewick et Silbey, 1998).

Cette catégorisation tripartite doit être repensée et remodelée, puisque plusieurs études du courant Law and Society (Hull, 2016 ; Harding, 2010 ; Hertogh, 2018 ; Richman, 2014 ; Chua et Engel, 2019) ont montré qu’il était insuffisant, en effectuant ce type d’analyse, de se limiter à l’expression exclusivement institutionnelle du droit, et qu’il fallait comprendre la « conscience » subjective de la normativité en fonction de facteurs identitaires nuancés et contextualisés. Ces constats ont partiellement été rendus possibles par l’étude de la conscience du droit chez des personnes marginalisées. De telles recherches revêtiraient un potentiel considérable pour mieux comprendre la conscience du droit dans ses expressions multiples, ce qu’ont notamment avancé plusieurs enquêtes relatives aux communautés LGBTQ (Hull, 2016). Parmi celles-ci, les recherches de Harding (2010), analysant la conscience du droit en fonction des cadres normatifs instituant les relations de pouvoir entre les individus, ont exposé que les membres des communautés LGBTQ ne se positionnaient pas nécessairement contre le droit, mais qu’ils avaient plutôt une posture de résistance au droit.

La résistance, chez Harding, est comprise comme l’équivalent logique du pouvoir dans son acception foucaldienne, donc comme un mécanisme de production de pouvoir ayant pour effet de normaliser les conduites (Harding, 2010 : 46-47)[12]. Cette posture de résistance serait inhérente à l’identité LGBTQ, étant donné que les mécanismes de pouvoir à l’oeuvre au sein d’ordres normatifs comme l’hétéronormativité orienteraient constamment des modes de vie toujours marginaux malgré l’évolution du droit positif. La résistance pourrait être stabilisatrice (mode de vie marginal), modératrice (interrogation de l’exercice de pouvoir par des actions politiques) ou encore fracturant le droit (interruption de l’exercice du pouvoir avec des moyens comme la désobéissance civile ou l’usage de la violence). Toutefois, malgré cette posture résistante, plusieurs communautés marginales seraient malgré tout à la recherche d’une égalité formelle aux yeux de la loi, et ce, par l’obtention de droits positifs, comme ce fut le cas pour une majorité de couples de même sexe revendiquant le droit au mariage civil à l’échelle provinciale et nationale, mais aussi, internationale (Nathanson et Young, 2007).

Ces perspectives complexes et enrichissantes, quoique difficiles à rassembler sous une même égide, démontrent communément que la transformation normative s’amorce dans l’action quotidienne et dans le rapport que les individus entretiennent avec la normativité, leurs réseaux, et leur propre identité. Dans cette recherche, tout en reconnaissant l’importance de considérer les interactions normatives dans l’analyse de la conscience du droit, nous mobilisons le cadre d’analyse tripartite de la conscience du droit initialement proposé par Silbey et Ewick. Cependant, nous proposons ici de ne pas analyser des « postures » à l’égard du « droit », mais des « rapports » à la « norme », le rapport à la norme étant compris comme un continuum évolutif d’interactions avec la norme.

2. Un continuum évolutif d’interactions avec la norme

Le rapport à la norme correspond à la pluralité des interactions entre un sujet et des normes, interactions variant au fil de son parcours de vie, donc de ses expériences personnelles, interpersonnelles, professionnelles et militantes, elles-mêmes susceptibles d’influencer son rapport à la norme en retour. Cette conception du rapport à la norme, en plus de tenir compte des nombreuses innovations récentes dans le champ des études de la conscience du droit, offre le grand avantage de la flexibilité. Il deviendrait possible d’identifier explicitement différents types d’interactions normatives en fonction de la norme, de l’acteur.rice, du groupe d’acteur.rice.s, du milieu et du moment à analyser. Il s’agit donc de naviguer sur un large spectre « Identité — Hégémonie — Mobilisation », correspondant aux différentes approches de la « conscience du droit ». 

Les écoles de l’Identité identifient le droit à ce que chaque sujet conçoit comme tel, celles de l’Hégémonie à un système auquel on peut résister mais qui conserve son caractère intégrateur, et celles de la Mobilisation comme un vecteur de changement social que des collectivités peuvent mobiliser (Chua et Engel, 2019). Ainsi, chaque sujet entretiendrait un rapport individuel à la norme (Identité), mais ce rapport s’inscrirait aussi dans un rapport collectif que les militant.e.s LGBTQ entretiennent avec la norme de droit positif (Hégémonie), alors qu’il serait aussi possible de comprendre le rapport à la norme de certaines communautés LGBTQ qui investissent un discours de revendication de droit positif par rapport à d’autres normativités extra-étatiques (Mobilisation), dont les normativités religieuses, sociales ou intracommunautaires, par exemple. Ainsi, pour chaque niveau d’analyse, un rapport à la norme, individuel ou collectif, peut être très large et ne viser aucun enjeu, milieu ou moment précis, ou être très circonscrit et viser un enjeu, un milieu et un moment particuliers. Tel est le cas, par exemple, lorsqu’on s’interroge sur l’implication des militant.e.s LGBTQ québécois.es dans le débat sur le mariage civil ou dans celui sur le port de symboles religieux.

De ce fait, dans cette enquête, nous prenons en compte les variations du rapport à la norme sur le plan individuel en fonction des changements sur le plan idéologique (systèmes de valeurs et de croyances), sur le plan des perceptions de certains événements (enjeux touchant aux communautés LGBTQ), et sur le plan des actions prises par l’actrice ou l’acteur (façons dont elle/il interagit avec la norme, comme les actions militantes, par exemple). L’analyse intègre également les facteurs externes à l’individu lui-même, tels que les rapports à la norme des autres militant.e.s interrogé.e.s et des autres actrices ou acteurs de la société civile, ainsi que les changements sociopolitiques et juridiques.

iii. rapports à la norme et conceptions de la laïcité

Les parcours militants des personnes interrogées sont souvent déterminés par des rapports, tantôt de méfiance et de défiance, tantôt de confiance, envers des normativités juridiques, religieuses et sociales qu’elles prétendent combattre et/ou transformer. L’observation de leurs évolutions a permis d’identifier deux parcours types de rapports à la norme.

Le premier est un rapport circulaire à la norme se caractérisant par une évolution d’un rapport « contre la norme » durant une première phase de socialisation militante vers un rapport « avec la norme » lorsque l’engagement s’institutionnalise (contre/avec). La très grande majorité des répondant.e.s passent en effet d’une posture « contre la norme » à une posture « avec la norme » dans le but d’obtenir une égalité formelle, puis mobilisent (ou jouent avec) la norme pour préserver l’égalité acquise et accéder à d’autres formes d’égalité substantielle. Elles ou ils se retrouvent ainsi dans des positions qui, sans être nécessairement dominantes, leur permettent néanmoins de s’établir et d’être reconnu.e.s dans des structures de pouvoir ou institutions intrinsèquement constitutives des ordres normatifs étudiés. Leur évolution et leurs nouvelles positions conduisent même parfois à une instrumentalisation de la norme excluant d’autres groupes minoritaires (surtout religieux) adhérant à des principes normatifs perçus comme des menaces à la préservation de l’égalité acquise. Le second est un rapport linéaire à la norme tout au long de l’engagement militant (avec/avec). Il reflète un engagement plus pragmatique qu’idéologique, caractérisé par une optimisation précoce des ressources pour maximiser les gains de liberté. Ces rapports à la norme sont révélateurs des finalités associées à certains engagements (pour l’égalité, pour la liberté ou pour les deux de façon équivalente) et de leur poids dans ces engagements.

1. Méfiance ou reconnaissance, quel rapport à la norme ?

Une grande majorité (14/21) de répondant.e.s a évolué dans son rapport à la norme, s’engageant ainsi dans un parcours type « contre/avec ». Après avoir entretenu un rapport de méfiance et de défiance à l’égard de la norme au cours de leur socialisation militante, elles et ils se sont repositionné.e.s dans un rapport « avec la norme ». Ce repositionnement peut être expliqué à la fois par l’évolution du contexte normatif qui leur a progressivement procuré une position d’égalité formelle (et substantielle) mais aussi par une professionnalisation et une institutionnalisation de leur militantisme les amenant à instrumentaliser des ressources normatives autrefois dénoncées afin de faire avancer leur cause. Ces personnes se retrouvent ainsi dans un rapport de force plus favorable dans l’ordonnancement normatif, ce qui les conduit même parfois à reproduire, consciemment ou non, certains mécanismes de discrimination envers d’autres représentant.e.s de la société civile, incluant celles et ceux des communautés LGBTQ.

Dans un premier temps, ces répondant.e.s dénoncent donc fortement les structures de domination religieuses, sociales, politiques, dont la forme extrême se manifeste par la violence d’État caractérisée par les descentes policières dans les établissements gais (répondant.e.s 14, 16, 24) :

Ce qui est arrivé, c’est d’abord toutes les descentes [policières] qui ont précédé les Jeux olympiques en 1976 (…). Ça faisait partie d’une campagne canadienne coordonnée par la GRC contre le militantisme, le militantisme homosexuel était vu en soi comme un danger pour l’État.

répondant 14

Leur engagement s’érige donc sur des valeurs en marge des ordres normatifs. Ces personnes évoquent des « systèmes d’oppression » (répondante 5) qui s’inscrivent dans des « formes légales de discrimination homophobe » (répondant 11) et des « structures discriminatoires » justifiées par les « cadres religieux » (répondante 4). Un nombre significatif d’entre elles entame sa socialisation militante en opposition frontale à cet ordonnancement normatif de la société qui les invisibilise et contre lequel elles dirigent leurs actions. Cette posture marginale d’interrogation et d’interruption de l’exercice du pouvoir, que Harding (2010) qualifie de résistance, se traduit chez certain.e.s par des engagements dans des milieux contestataires de déconstruction de l’ordre social et politique répondant au contexte révolutionnaire des années 1960-1970 (« à l’époque tout le monde était marxiste », répondant 26). Certain.e.s s’engagent ainsi dans le mouvement hippie (répondante 5), d’autres dans des groupes d’action marxistes-léninistes (répondant.e.s 5, 11, 14, 26), voire anarchistes (répondant.e.s 11, 14, 24). Ces contestations prennent parfois la forme d’actions comme des marches collectives, des manifestations et des grèves (répondant.e.s 5, 6, 11, 14, 24, 25, 26), allant même parfois jusqu’à « des désobéissances civiles » (répondante 6) ou des occupations de lieux publics :

On avait occupé la rue, on avait fait un sit-in… y’avait des chevaux… c’était assez… c’était vraiment impressionnant (…). Pis y’avait des grandes manifestations… on avait fait des marches devant le Parlement pendant trois ou quatre jours de suite. Y’avait des manifestations contre les États-Unis et la guerre du Vietnam… toutes sortes de mobilisations collectives.

répondante 5

Il y avait presque une manifestation par semaine.

répondant 24

Pour certain.e.s, ces canaux contestataires s’avèrent parfois insatisfaisants, déjà trop institutionnalisés ou reproduisant et légitimant eux-mêmes certains mécanismes de domination hétéronormatifs :

Même ils essayaient de nous convertir à l’hétérosexualité… moi j’avais des amis gais… y’avait seulement les trotskistes qui étaient plus libéraux sur le plan sexuel, y’avait des gais trotskistes qui arrivaient à concilier ces deux choses, mais les marxistes-léninistes (…) mettaient une pression pour rentrer dans une certaine normalité au nom de la classe ouvrière, au nom [du fait] que les ouvriers n’aimeraient pas ça.

répondante 5

[Même les trotskistes] ne voulaient rien savoir de nous autres [parce qu’on était homosexuels].

répondant 25

L’essentiel de leur militantisme s’opère ainsi dans des associations ad hoc, parfois par manque de confiance dans les structures existantes (partis politiques, syndicats, etc.). Certaines actions s’inspirent même d’initiatives menées outre-mer, et notamment du Front homosexuel d’action révolutionnaire, un groupe radical d’action politique français contestant l’hétéronormativité reproduite par le mouvement ouvrier de Mai 68 (répondant 14). Ces premières mobilisations sont aussi limitées et conditionnées par un manque de ressources matérielles (« on n’avait pas d’argent », répondant 9 ; « j’ai dû recevoir les gens qui voulaient faire des recherches dans mon appartement », répondant 14), éloignant la possibilité de faire entendre les revendications sur des forums judiciaires et politiques (dont la légitimité est par ailleurs contestée). Cette attitude renvoie ainsi à une figure de « débrouillardise » (Pélisse, 2005) associée au rapport « contre la norme ». La publication de journaux universitaires et de revues communautaires (répondant.e.s 8, 11, 14, 16), ou encore la constitution d’associations socioculturelles (répondant.e.s 5, 8, 11, 14, 26) sont ainsi des formes de militantisme plus accessibles dans un contexte de ressources limitées : « comme association [universitaire] reconnue, on avait le droit de le présenter [journal destiné aux gais et lesbiennes] dans les présentoirs de l’université » (répondant 11).

Ces premiers engagements militants s’exercent dans un contexte politique et social qui sera progressivement plus favorable aux communautés LGBTQ. La société poursuit sa sécularisation engagée depuis la Révolution tranquille et le cadre législatif se modernise, garantissant plus largement leurs droits : dépénalisation de l’homosexualité, adoption des chartes québécoise et canadienne, légalisation de la procréation assistée, mise en place d’une union puis du mariage civil pour les personnes de même sexe. Ces évolutions sociétales et juridiques deviennent ainsi des vecteurs d’égalité formelle et substantielle, et le nouveau dispositif juridique reconnaît leurs identités et leur confère un réel pouvoir d’action au sein des institutions.

Parallèlement à l’évolution de ce contexte, de nombreux répondant.e.s s’établissent et accèdent à des conditions socioéconomiques favorisant l’obtention de ressources plus diversifiées et qu’elles et ils pourront ultimement mobiliser : capital social (diversification et élargissement des réseaux), ressources culturelles (éducation universitaire pour l’ensemble des répondant.e.s), mais aussi financières. Peu à peu, ces personnes acquièrent également des positions (parfois dominantes) dans des structures qui pouvaient (et peuvent toujours aujourd’hui) participer d’ordres normatifs les discriminant :

Le noeud du travail social au Québec, c’est les religieuses (…) les profs que j’avais en [études de] travail social étaient horrifiés par ce que je faisais [soit des études LGBTQ]. Y’avait même des professeurs qui ne voulaient pas que j’entre dans leur salle de cours (…) et je vais devenir un des premiers chercheurs spécialisés là-dedans, et un des premiers universitaires à me spécialiser là-dedans.

répondant 9

Ces transformation et institutionnalisation de leur militantisme amènent progressivement les répondant.e.s à développer un rapport plus favorable à la norme (« avec la norme »). En contestant bien moins vigoureusement sa légitimité, elles et ils commencent à l’instrumentaliser en faisant appel à tout un ensemble de ressources juridiques, financières, sociales, culturelles et symboliques. Ces dernières (prix et honneurs institutionnels, présidence de comités, etc.) sont d’ailleurs régulièrement évoquées par les répondant.e.s comme des facteurs de légitimation au sein des systèmes de valeurs dominantes :

J’étais (…) la première personnalité canadienne-française honorée dans Marketing Mag, une initiative qui s’appelait Yahoo Big Idea Chair (…) et quand ça, c’est sorti, on m’a invitée à Tout le monde en parle, et (…) là, ça a été absolument la folie (…) je suis devenue une personnalité encore plus publique (…) je suis devenue la trans de service.

répondante 2

Un pragmatisme marqué (Hull, 2006) leur permet de développer un réseau social au sein de luttes auparavant désorganisées ou s’effectuant en silos. Ce réseau intègre plus largement des personnes représentant des positions autrefois contestées et qui incarnaient la discrimination à l’instar d’avocats, de politiciens, voire même d’un évêque (répondant 9).

Le maillage serré de ces relations permet aux répondant.e.s de professionnaliser leur militantisme, soit parce qu’il s’intègre à des corps professionnels souvent dominants (universitaires, 5, 9, 14, 26 ; médiatiques, 2, 8, 22 ; fonction publique, 24) dont ils peuvent mobiliser les ressources, soit parce qu’il devient lui-même un engagement professionnel à temps plein (présidence de fédération, 4, 6 ; direction de revues spécialisées, 11, 16). Ce développement de capitaux sociaux et culturels permet parfois aux répondant.e.s de « monétiser » (répondante 4) leur militantisme et d’investir une pluralité de sphères de pouvoir, dont les sphères politiques (répondant.e.s 2, 4, 5, 6, 9, 11, 22, 24, 25) et juridiques (répondant.e.s 4, 5, 9, 24, 25).

Ce faisant, ces personnes se retrouvent progressivement en posture d’égalité formelle dans les structures institutionnelles et parviennent à « rendre plus crédibles les revendications et demandes militantes » (répondante 5) visant l’accès à des formes d’égalité substantielle et la préservation de l’égalité déjà acquise. Elles peuvent ainsi s’assurer que leurs « revendications soient bien toujours sur la table » (répondant 11) en s’intégrant à des structures de pouvoir par l’entremise de consultations publiques, de commissions d’enquête et de présence à des conseils d’administration, mais aussi de partenariats plus ou moins formels d’ordre politique et économique, comme c’est le cas pour le répondant 22 qui raconte la genèse de sa Fondation de sensibilisation aux réalités LGBTQ :

Je me suis arrangé pour que ça devienne sa priorité [à la ministre de l’Éducation], puis c’est devenu sa priorité (…) un jour (…) on était allés manger ensemble puis, par hasard, juste à côté de nous ce soir-là, il y avait Martin Petit (…). Pis moi, Martin, je le connaissais, on avait déjà travaillé ensemble. Puis je lui dis : « Je pense, je vais lancer une fondation »… Puis il me dit : « Si tu veux, je vais t’aider. » Donc on a lancé ça.

répondant 22

Cette institutionnalisation du militantisme, inscrite dans un processus de cumul des capitaux, contribue à un « ruissellement des gains » (répondante 4) et permet aux répondant.e.s de « jouer » (Pélisse, 2005) avec la norme, c’est-à-dire de l’instrumentaliser. Cette nouvelle capacité, qui était presque nulle lorsqu’ils entretenaient un rapport « contre la norme », est alors parfois utilisée pour exclure et discriminer des représentant.e.s d’ordres normatifs religieux perçus comme des menaces à la préservation de l’égalité acquise. Ce sentiment de « méfiance » (répondant.e 6) est manifeste lorsque des répondantes affirment être vues comme « de la merde [par les] religieux, quels qu’ils soient » (répondante 2) ou qu’« on ne veut pas voir nos droits reculer à cause des religions » (répondante 8).

On observe un même apprentissage progressif de l’engagement militant chez une deuxième catégorie de répondant.e.s, même si elles et ils reconnaissent rapidement une légitimité partielle aux ordres normatifs malgré les inégalités qu’ils produisent : ces personnes rejoignent ainsi dès les premiers temps de leur engagement une posture « avec la norme ». Très tôt dans leur parcours, ces répondant.e.s s’inscrivent et s’engagent au sein même d’ordres normatifs sociaux, politiques et religieux (« pastorale sociale », 20 ; « culture juive », 13 ; implication « dans la paroisse », 10) potentiellement discriminatoires, sans toutefois en ressentir vivement le caractère oppressant. Elles et ils entrent ainsi en partie « dans le moule » (répondant 1) et la posture contestataire est beaucoup plus atténuée dans leur trajectoire. Contrairement aux répondant.e.s ayant adopté une trajectoire « contre/avec », ces personnes adoptent des valeurs libérales (répondant.e.s 10, 13, 20, 21) qui orientent leur militantisme vers des sphères plus conventionnelles :

Ma vie militante a commencé dans l’engagement social à travers la pastorale. Parce qu’après ça (…) j’ai été coprésidente d’un diocèse pour (…) une démarche de réflexion sur la place des jeunes dans la société à l’époque.

répondante 20

Pour ces répondant.e.s, l’inégalité se traduit plus dans des structures institutionnelles que dans les ordres normatifs eux-mêmes. Celle-ci se révèle surtout lorsque leur pouvoir d’action socioéconomique est limité par le droit, comme dans le cas où les conjoint.e.s de même sexe ne peuvent toucher une pension au décès de leur partenaire (répondant 7). Une répondante (13) évoque ainsi que c’est à la suite d’un refus d’obtenir des services dans une clinique de fertilité qui « n’acceptait pas des lesbiennes » qu’elles se sont « rendu compte[, avec sa conjointe,] que nous, les lesbiennes, on a vraiment à faire face à beaucoup de discriminations en fait, ce qui ne m’était pas encore tellement arrivé auparavant ».

Leur engagement s’effectue dans une logique pragmatique au sein d’espaces militants souvent intégrés aux milieux professionnels (répondant.e.s 1, 7, 10, 20, 21), ce qui permet de conjuguer des luttes militantes à l’atteinte d’objectifs individuels d’ordre socioéconomique. Le militantisme de ces répondant.e.s se déploie dans les milieux d’affaires (« chambre de commerce » répondants 1, 7), les partis politiques (#répondant.e.s 10, 20) et les associations communautaires (répondantes 13, 20). Cette intégration débouche sur une acquisition précoce de capitaux économiques (« J’ai de l’argent. Je n’ai rien à prouver à personne », répondant 1 ; « [la présidence de l’organisme] est « devenu[e] un job payant, répondante 13 ;  »), sociaux (« le militantisme est venu (…) de ces rencontres via la chambre des commerces gais », répondant 7) et culturels (« tous les médias se sont mis à m’appeler (…) jusqu’à ce que je devienne animateur radio », répondant 10) qui leur permet de faire avancer plus efficacement les luttes. Leur militantisme se déploie dans des foyers ciblés en fonction de revendications précises : sensibilisation aux réalités LGBTQ grâce à des ateliers et des formations dans les écoles (répondant 21) et les milieux communautaires (répondant.e.s 1, 7, 13), publication de livres grand public (répondant.e.s 10, 21), attribution de reconnaissances honorifiques (répondant.e.s 1, 7) :

La fondation commençait à faire des journées (…) de sensibilisation pour le grand public et faire en sorte que les mentalités changent, et faire comprendre aux gens que non ce n’est pas une maladie mentale. Fallait faire en sorte aussi de remettre des prix à des personnes qui soit étaient des alliées, soit avaient contribué à de grands changements dans notre société.

répondant 7

La plupart de ces répondant.e.s ne s’impliquent pas si la lutte n’est « pas nécessaire » (répondant 10) pour accéder à des formes d’égalité convertissables en liberté d’action au sein des structures sociales. Leur engagement militant se déploie aussi dans des débats qui ne semblent pas, a priori, nécessaires pour l’accès à des formes d’égalité formelle et/ou substantielle, ainsi que de liberté… mais qui le sont pourtant. Aussi étonnant que cela puisse paraître, 15 des 21 répondant.e.s estiment que la laïcité est un enjeu pertinent pour les LGBTQ, et ce, pour des raisons touchant précisément à leurs façons de concevoir l’égalité et la liberté. La laïcité dont elles et ils se revendiquent n’est cependant pas la même pour toutes et tous.

2. Méfiance ou reconnaissance, quelles conceptions de la laïcité ?

Dans les débats sur la laïcité des quinze dernières années, les gouvernements successifs, tout comme les médias, ont constamment mis l’accent sur la question du port de symboles religieux, contribuant ainsi fortement à restructurer (et réduire) la notion de laïcité. Quinze des vingt et un.e répondant.e.s interrogé.e.s n’associent d’ailleurs la laïcité qu’à ce seul enjeu. Si ces personnes s’étendent sur le poids qu’a pu avoir l’Église catholique sur les institutions publiques et les discriminations subies par les LGBTQ, selon elles, ce n’est pourtant pas de laïcité qu’il s’agit. Seul.e.s six répondant.e.s agrandissent le champ d’action de la laïcité au mariage (répondant.e.s 5, 9) ou plus largement aux droits et libertés (répondant.e.s 4, 11, 21, 26).

Sans pour autant opposer directement la laïcité à la religion (seul.e.s 3 des 21 répondant.e.s le font), les personnes interrogées considèrent unanimement qu’elle est plutôt un principe permettant de la cantonner dans l’espace du privé. À la question, Selon vous, qu’est-ce que la laïcité ?, les réponses sont peut-être souvent hésitantes (« Oh ! Je suis pas une spécialiste », répondante 5), mais toutes évoquent d’une façon ou d’une autre le principe de séparation des Églises et de l’État, et même souvent la dissociation des normativités religieuses et civiles.

La laïcité d’une société, si on veut, ça serait… une société dont les lois et les règles ne sont pas dictées par les religions mais plutôt par les chartes des droits et libertés.

répondant 21

Le religieux n’a rien à faire dans une loi de l’État.

répondant 1

C’est sûr que les institutions devraient être laïques au sens qu’elles ne devraient pas imposer des normes religieuses ou véhiculer des options religieuses.

répondante 5

Bien qu’elles et ils accordent tous et toutes une place prépondérante à la séparation des Églises et de l’État, les conceptions des répondant.e.s sur la laïcité divergent selon le poids attribué à ses autres principes fondamentaux, et tout particulièrement à la liberté de conscience et de religion et à l’égalité. Deux principales déclinaisons de la laïcité en ressortent, celles-ci pouvant, dans une large mesure, être mises en correspondance avec leurs positionnements au regard des normes, présentés plus haut[13].

Premièrement, neuf personnes privilégient une laïcité de type séparatiste[14] d’inspiration lockéenne, qui « consiste en une façon de concevoir l’aménagement des principes laïques en mettant l’accent sur une division presque « tangible » entre l’espace de la vie privée et la sphère publique qui concerne l’État et les institutions relevant de sa gouvernance » (Milot, 2008 : 46). Tous et toutes ces répondant.e.s avaient, au début de leur parcours militant, manifesté une forte défiance à l’égard de systèmes normatifs jugés discriminants (rapport « contre la norme »). La méfiance reste forte à l’égard du religieux dont toute trace doit, selon eux et elles, être évacuée de la sphère publique, cet effacement étant le seul à même de garantir l’absence d’influence religieuse sur l’État, sur les normes civiles, et par conséquent l’égalité formelle.

Je trouve ça très important la laïcité. Parce que les religions ont tellement puni les personnes LGBT, qu’il faut les faire sortir de ça. Et que tout le monde soit égal (…). Alors donc, il y a des intégristes religieux qui menacent les gens (…) donc c’est pour ça que la laïcité, elle est importante, elle protège surtout les non-croyants, elle assure l’égalité [nous soulignons].

répondant 9

La laïcité, c’est un espace neutre, où l’on peut traiter tout le monde sur un même pied d’égalité (…) et c’est comme ça, et que tu y adhères ou pas, c’est comme ça. (…) Ça protège tout le monde [nous soulignons].

répondant 22

La laïcité devient ici un rempart permettant de protéger des acquis contre des systèmes religieux — la plupart mentionnent l’islam, et le catholicisme dans une moindre mesure ; seul un répondant évoque les fondamentalismes évangéliques (répondant 11) — jugés particulièrement menaçants.

J’ai l’impression que ce débat-là, il concerne moins l’Église catholique mais de plus en plus, bien, c’est l’islam (…). Les Québécois justement, leurs pratiques religieuses ont diminué, puis l’Église catholique s’est ajustée. Mais, il y a aussi le fait que d’autres religions sont de plus en plus présentes et peut-être tolèrent un peu moins l’homosexualité ou bien le droit des femmes, et tous les enjeux qu’on connaît.

répondante 2

J’aurais le goût que notre société laisse plus d’espace à de la laïcité, et pour plein de raisons… même pour se protéger en tant que LGBT à des positions qui peuvent être dangereuses.

répondant 22

Il s’agit d’une laïcité parfois associée à un modèle français, à un universalisme républicain en porte-à-faux avec une « dynamique anglo-saxonne [qui] est plus du côté de la liberté, et ça… ça ne peut pas vraiment garantir une pleine égalité » (répondant 11). Tous et toutes ces répondant.e.s soutiennent donc la Loi sur la laïcité de l’État, dans une logique de protection, et quitte à ce que les libertés des autres puissent en être affectées. La plupart de ces personnes font même part d’une complète incompréhension à l’endroit des membres des communautés LGBTQ qui ont adopté un positionnement plus critique sur cette loi.

D’ailleurs, les organismes LGBT, il y en a certains qui se sont dits contre ce projet de loi là. Moi, je comprends pas vraiment cette position, car l’homophobie vient pour beaucoup des religions.

répondante 8

Moi, je comprends pas, j’ai une amie (…) qui est lesbienne et qui s’oppose à la Loi sur la laïcité de l’État… C’est comme, voyons ! « C’est quoi que tu comprends pas là, tu penses que l’islam est pro-lesbiennes ?  » Ça me dépasse, tu sais. Je ne comprends pas les LGBTQ qui sont extrêmement à gauche et qui valorisent le voile, le symbole par excellence de l’élimination de la femme. Ça me dépasse !

répondante 2

Deuxièmement, dix des vingt et un.e répondant.e.s rejoignent plutôt une figure de laïcité de reconnaissance. Inspirée du renouveau de la pensée libérale, celle-ci repose sur « un postulat de l’autonomie morale de chaque individu dans la conduite de sa vie et dans le choix de ses conceptions du monde dans la mesure où elles ne portent pas une atteinte réelle à autrui ou à l’ordre public » (Milot, 2008 : 63). Le principe de liberté y est donc prépondérant. La moitié de ces dix répondant.e.s a toujours adopté un positionnement plus confiant au regard des ordres normatifs (soit 5 des 7 répondant.e.s ayant toujours eu un rapport « avec la norme »), ayant certes dénoncé les mécanismes de discrimination à l’endroit des LGBTQ, mais ayant aussi plus largement évoqué dans leurs propos les conditions d’optimisation de la liberté. Deux répondant.e.s font même mention de la laïcité française, non plus au regard d’une représentation contemporaine limitée à ses dimensions les plus séparatistes, mais en invoquant ses racines libérales originellement protectrices des minorités.

Je me situe plus proche de la posture française républicaine. La laïcité, c’est une idée généreuse. C’est ce qui a permis aux juifs de France de survivre, aux protestants français de survivre (…), tandis que l’autre matrice [c’est-à-dire la conception de la laïcité défendue par le gouvernement québécois] fait en sorte que les minorités…

répondant 26

Six de ces répondant.e.s s’inquiètent alors des privations de libertés affectant certaines minorités religieuses, et cela parfois au nom de la protection de leurs propres droits acquis. Selon ces personnes, le système de domination s’inverserait, les plaçant dans ce contexte spécifique dans un rôle d’oppresseur.

On voit leur religion tellement négativement qu’on ne les laisse pas pratiquer (…) donc on va supprimer leurs droits. Et là-dessus, on va utiliser l’argument de dire : « C’est aussi pour protéger les droits des personnes homosexuelles. »

répondante 13

On reproduit dans nos propres cercles ce contre quoi on se bat, dès que ça nous touche plus.

répondante 4

Ces positions renvoient aussi à un engagement parfois plus pragmatique qu’idéologique, tant dans les objectifs à atteindre (« Faut pas interdire à une femme voilée de travailler […] sinon ça va être quelqu’un qui n’aura pas accès à ses droits sociaux », répondant 1), que dans les moyens pour y parvenir, la solidarité entre minorités étant l’un d’entre eux.

En fait, ça me surprend quand même que des personnes LGBT puissent être contre le port de signes religieux, parce que nous, on revendique finalement la même affaire… être qui on veut.

répondant 27

Il me semble que nous, comme LGBT, on devrait être presque des allié.e.s des communautés musulmanes, parce qu’actuellement, c’est elles qui sont attaquées.

répondante 20

Seul un répondant (qui a toujours eu un parcours « avec la norme ») ne rejoint aucune de ces deux principales figures de laïcité, pour privilégier ce que Baubérot (2015 : 103) qualifie de « laïcité identitaire », c’est-à-dire une conception de la laïcité qui se construit en réaction à l’islam, imposant aux musulman.e.s des conditions restrictives aux expressions de leurs convictions religieuses, tout en valorisant dans le même mouvement le catholicisme en tant que composante de l’identité nationale.

J’ai défendu par exemple le crucifix à l’Assemblée nationale ou la croix dans notre drapeau parce qu’y’a quelque chose de patrimonial ; qu’on le veuille ou non, la religion fait partie de l’histoire du Québec (…). Cela étant dit, l’État [, avec l’effacement de la] majorité, ne peut pas continuer à promouvoir les symboles religieux, et moi, je suis pour la laïcité de l’État dans ce sens-là, pour qu’on puisse s’assurer d’avoir des services sans se faire imposer des signes religieux, mais de là à enlever des objets patrimoniaux, ça, j’ai toujours eu un problème avec ça.

répondant 10

conclusion

Bien que consubstantielle aux combats LGBTQ, la thématique de la laïcité a surgi tout aussi soudainement et fortement au sein de ces communautés que dans le reste de la société québécoise. Et elle les a fortement ébranlées, voire même souvent divisées. Les débats clivants sur la question du port de symboles religieux dans la sphère publique, la place de l’islam dans la société et le risque présumé que cette religion pourrait leur faire courir ont en effet provoqué d’importantes scissions dans ses réseaux communautaires et militants. À partir d’une classification artificiellement construite et étroitement articulée sur l’adhésion à des projets législatifs spécifiques (ou leur rejet), des « partisan.e.s » et des « opposant.e.s » à la laïcité se sont parfois affronté.e.s, échangeant même à l’occasion de violentes accusations de wokisme, d’islamogauchisme ou de racisme. La polarisation de ce débat dans les communautés LGBTQ tend alors à éclipser ce qu’elles ont pourtant toujours eu de commun, à savoir un engagement pour la laïcité qui dépasse la seule question des symboles religieux. Mais elle révèle aussi les transformations de cet engagement qui, s’il a pu être hors normes, ne l’est aujourd’hui plus tant que ça.