Corps de l’article

introduction

Le président du Comité d’organisation des Jeux olympiques de Tokyo de 2020, Yoshiro Mori, a déclaré au cours d’une assemblée en février 2021, quelques mois avant la cérémonie d’ouverture, reportée en raison de la pandémie, que « les réunions auxquelles participent beaucoup de femmes prennent beaucoup de temps ». Ces propos sexistes ont provoqué un tollé qui a mené à sa démission. Lorsqu’il était Premier ministre (2000-2001), Mori a aussi été au centre d’un autre scandale. En 2000, il avait déclaré devant l’Amicale des parlementaires de la Ligue politique du shinto (Shinto Seiji Renmei) que « le Japon est le pays des dieux, centré sur la personne de l’empereur » (Guthmann, 2010). Mori aurait ainsi tenté de plaire aux membres religieux de cette association malgré les articles 20 et 89 de la Constitution japonaise qui stipulent le principe de la séparation de la religion et de l’État. Il a par ailleurs lui-même participé en 1997 à la fondation de l’Amicale des parlementaires de la Conférence du Japon (Nippon Kaigi), un lobby classé de droite, voire d’extrême droite sur l’échiquier politique japonais, qui accueille en son sein des groupes religieux en dépit de l’image de neutralité que peut suggérer son nom.

L’influence de la Conférence du Japon sur le monde politique a été de plus en plus fortement ressentie dans les années 2010 sous le gouvernement de Shinzo Abe (Tsukada, 2015 ; Sugano, 2016 ; Aoki, 2016 ; Fujiu, 2017). Ainsi, en 2014, plus de 80 % de ses 19 ministres appartenaient à l’Amicale des parlementaires de ce lobby. Cette tendance s’est encore accentuée sous le gouvernement de Yoshihide Suga qui a pris le pouvoir en 2020 : sur ses 20 ministres, en effet, 18 appartiennent à l’Amicale des parlementaires de la Conférence du Japon et/ou à celui de la Ligue politique du shinto, dont l’influence est non négligeable, comme nous le verrons dans la suite de cet article. Ajoutons que l’on ne décèle aucun signe de changement dans cette orientation sous l’actuel gouvernement de Fumio Kishida formé en 2021.

Si le shinto est bel et bien considéré comme une religion dans un régime qui a institué la séparation des pouvoirs politique et religieux, certains accommodements entre cette religion et la politique n’en sont pas moins justifiés par les dirigeants politiques et leurs électeurs au nom du respect de la culture et de la tradition. Cette logique de conciliation a d’ailleurs été réaffirmée au moment du Sommet du G7 à Ise-Shima en 2016. Le Premier ministre de l’époque, Shinzo Abe, a alors invité au sanctuaire d’Ise[1] les dirigeants des autres pays, y compris Barak Obama, Angela Merkel, François Hollande, ou encore Justin Trudeau, en considérant ce site religieux comme un « lieu idéal pour s’imprégner de l’esprit du Japon ». À cette occasion, le gouvernement recommandait en outre aux médias d’utiliser de préférence l’expression « rendre visite » (hômon) plutôt que celle d’« aller prier » (sanpai). En revanche, « aller prier » dans ce lieu sacré à chaque début d’année est bien un rituel ancré dans les moeurs et inscrit au calendrier des Premiers ministres. Les médias ont ainsi rapporté, à la fin de l’année 2020, que Yoshihide Suga, le successeur de Shinzo Abe, avait été contraint « d’ajourner sa prière au sanctuaire d’Ise » à cause du coronavirus.

Le shinto, comme objet ambivalent en termes de séparation, induit ainsi une certaine affinité entre ce type de religiosité et la pratique politique, de même que les propos sexistes d’un Yoshiro Mori esquissent déjà un certain profil politique et donnent une idée des valeurs qu’il défend. Si l’on suppose, comme certains l’imagineraient à propos du cas français, que la laïcité renvoie exclusivement à une séparation stricte d’avec le religieux et qu’on présuppose qu’elle adhère nécessairement aux valeurs démocratiques comme celle de l’égalité hommes-femmes, tous ces marqueurs, tels qu’ils sont observables au Japon, sembleraient aller à l’encontre de l’idée même de laïcité. On peut malgré tout se demander si ces éléments ne sont pas plutôt des composantes de la laïcité de droite à la japonaise. Dans quelles conditions historiques une telle laïcité s’est-elle formée ? Comment a-t-elle évolué ? Qui sont ses partisans et qui sont ses idéologues ? Comment diffusent-ils leur idéologie et quelles stratégies emploient-ils pour les instiller dans les esprits ? Cette étude va tenter de répondre à ces questions, en se focalisant sur les mouvements populaires de droite de l’après-guerre, dont la fondation de la Conférence du Japon marque l’apogée. Si ce mouvement populaire de droite a été étudié jusqu’ici du point de vue d’un possible retour au shinto d’État (Shimazono, 2010), nous nous proposons de le considérer en termes de laïcité. Le but de cet article n’est donc pas d’élaborer une nouvelle théorie générale de la laïcité depuis le Japon, mais plutôt d’élargir le champ des recherches dans les études consacrées à la laïcité au prisme du Japon, où la dichotomie laïcité et religieux est loin d’être aussi évidente qu’elle peut sembler l’être en Occident chrétien.

1. depuis la société japonaise : qui promeut quelle(s) laïcité(s) ?

1.1 Le Japon est-il un pays laïque ?

Dans une société comme le Japon qui n’est pas francophone, ni même de langue latine, parler de laïcité ne va pas de soi. Ce mot n’étant pas d’usage courant, il n’est guère étonnant que ceux ou celles que nous désignons comme des partisans de la laïcité ne se réclament pas spontanément de cette notion. Cette situation appelle donc une réflexion préliminaire pour savoir qui promeut et quelle(s) laïcité(s).

Jean Baubérot et Micheline Milot (2011) proposent de définir la laïcité à partir des éléments constitutifs suivants : la liberté de conscience et l’égalité des citoyens sont les finalités visées, alors que la séparation des Églises et de l’État ainsi que la neutralité de l’État sont des moyens pour les atteindre. Cette approche est pertinente, car ces quatre éléments sont bien inclus dans la Constitution du Japon, et l’on peut affirmer, de ce point de vue, que ce pays est tout à fait laïque. Ces quatre éléments constitutifs se retrouvent dans le rapport de la commission Bouchard-Taylor (2008), dont Micheline Milot était une experte. Gérard Bouchard y ajoute un cinquième critère pour qualifier un régime de laïque, tel qu’il le conçoit : la prise en compte des valeurs coutumières ou patrimoniales. À propos de cette composante, « qui fait intervenir l’histoire d’une collectivité », le sociologue et historien québécois admet qu’« elle ne semble pas se situer au même niveau que les quatre précédentes ». Il souligne pourtant qu’« elle est néanmoins suffisamment puissante pour bénéficier parfois, en toute légitimité, d’une sorte de préséance ad hoc sur les autres » (Bouchard, 2012 : 199). À notre sens, si les quatre premières composantes ont une extension plus universelle, la cinquième renvoie au contexte historique particulier de chaque société. Par ailleurs, cette distinction est pertinente pour concevoir deux versions de la laïcité à la japonaise. Il y a en effet des tensions entre l’interprétation universaliste et une interprétation plus localisée et infléchie par une tradition nationale d’inspiration religieuse. Aux yeux de certains, une laïcité ainsi repliée sur la tradition religieuse ne serait plus digne de ce nom, mais dans une autre perspective, elle resterait tout de même une version possible de la laïcité. Nous proposons de la qualifier de « la laïcité de droite » pour des raisons que nous allons aborder dans la suite de cette étude.

1.2 Le paysage religieux japonais est-il imperméable à la dualité religion/sécularité ?

L’enjeu d’une relecture des rapports politico-religieux du Japon au prisme de la laïcité se rapporte à la convenance ou non de recourir à la notion occidentale de religion pour comprendre la complexité du paysage religieux japonais. La dualité religion / sécularité est issue de l’histoire du christianisme, et son application directe risque d’être mal adaptée aux sociétés non chrétiennes (Asad, 2003). S’agissant des nations asiatiques, Richard Madsen (2011) remarque que l’apparence séculière des institutions politiques dissimule souvent l’esprit religieux, que la sécularisation de la société est compatible avec un dynamisme religieux, et que le religieux ne se limite pas seulement à la foi intérieure mais relève aussi du mythe et du rite. Cette tendance est aussi observable au Japon. C’est une réalité sociale indéniable, mais elle peut aussi être utilisée de manière à justifier l’argument selon lequel le shinto ne serait pas une religion comme les autres. Ainsi, Minoru Sonoda, professeur émérite de l’Université de Kyoto tout en étant prêtre au sanctuaire de Chichibu et membre du conseil d’administration de l’Association des sanctuaires shintos (Jinja Honcho), affirme que le sanctuaire shinto (jinja) ne peut pas être compris comme une Église. Celui-ci ne relève pas d’une religion individuelle, dit-il, mais constitue un foyer traditionnel commun aux habitants locaux. Ancien étudiant de la section des sciences religieuses à l’Université de Tokyo et traducteur en japonais du livre de Peter Berger, Sacred Canopy, Sonoda s’est inspiré du titre d’un livre de John Dewey, A Common Faith, pour intituler son livre, A Common Shinto. Là où le philosophe américain prône un humanisme indépendant des institutions religieuses, le prêtre japonais avance que le shinto n’est pas un groupe religieux qui chercherait un salut dans un autre monde mais une « religion culturelle » ou une « culture religieuse » qui permet aux Japonais d’administrer leur vie quotidienne avec des prières (Sonoda, 1998 : 10-11). Dès lors, il n’est pas étonnant de voir ce shintoïste exprimer sa gêne, voire sa réprobation, lorsque la notion légale de religion est appliquée au shinto. D’après lui, la religion dont on parle dans la Constitution renvoie à la foi en des dogmes particuliers. Or, l’Association des sanctuaires shintos n’a pas de dogme établi :  « Le sanctuaire shinto et ses rites relèvent des formes traditionnelles d’une religion communautaire inhérentes à la culture du Japon ; ils ne correspondent donc pas à un groupe religieux comme d’autres religions qui s’appuient sur la foi en un dogme proclamé par un gourou particulier. » Certes, toujours selon lui, le principe de la séparation signifierait la séparation des Églises et de l’État ; mais il ne doit pas aller jusqu’à rompre les liens entre l’État et la culture religieuse de notre société (Sonoda, 2005 : 24).

1.3 Laïcité de gauche et laïcité de droite

Il nous semble que les arguments de Sonoda représentent un prototype de la laïcité de droite au Japon plutôt qu’un rejet de toutes les valeurs laïques, même si les partisans de la laïcité de gauche peuvent y voir une manière détournée de rétablir le shinto d’État. La directive shinto de 1945, émise sous l’occupation américaine, avait pour but de démanteler le régime politico-religieux japonais avant et pendant la guerre en qualifiant celui-ci de shinto d’État. Toshiyoshi Miyazawa (1968), l’un des plus influents constitutionnalistes de la démocratie de l’après-guerre, oppose la Constitution de Meiji (1889) et la nouvelle Constitution (1946). Selon ce professeur francisant de l’Université de Tokyo et traducteur de L’esprit des lois de Montesquieu, les sanctuaires shintos avant 1945 bénéficiaient d’« un statut de religion d’État », tandis que la Constitution de 1946 adopte une « laïcité stricte ». Ce récit qui privilégie le passage de la religion d’État à la séparation trouve un écho chez l’historien marxiste Shigeyoshi Murakami (1970), qui considère le shinto d’État comme un appareil idéologique du Japon moderne. Même si l’ouvrage de Murakami est fortement critiqué non seulement par les historiens conservateurs mais aussi par les historiens positivistes, pour qui ses arguments idéologiques manquent d’exactitude scientifique, il ouvre un horizon où se déroulent d’interminables débats sur le shinto d’État. Plus récemment, Susumu Shimazono (2010) a rallumé les débats en nuançant la radicalité de la rupture opérée en 1945, car selon lui, la directive shinto n’a rien dit sur l’aspect religieux de la famille impériale, qui a fini par être maintenu tel quel. En réhabilitant les idées de Murakami, ce spécialiste des religions japonaises sonne ainsi l’alarme face au regain des mouvements conservateurs.

Dans la littérature anglophone, sans doute afin d’éviter cette notion problématique de shinto d’État, on peut observer une tendance à recourir au terme « shinto secular » (Josephson, 2012 ; Rots et Teeuwen, 2017) pour désigner le rapport entre le politique et le religieux dans le Japon moderne. Quand il s’agit de penser en français, il nous semble pertinent de dire que le régime politico-religieux de la Constitution de Meiji correspond à celui de semi-laïcité ou de pseudo-laïcité — car les éléments constitutifs de la laïcité sont observables en droit mais ils ont été agencés en fait de manière à contredire ses finalités. En outre, il faut avoir à l’esprit que l’actuelle Constitution prévoit a contrario un plein régime de laïcité plutôt strict. Selon le constitutionnaliste francisant Yoichi Higuchi, qui reconnaît par ailleurs sa dette intellectuelle envers Miyazawa, la laïcité japonaise contemporaine est caractérisée par sa « conception rigide », mais elle se prête souvent à « une interprétation souple » (Higuchi, 2001 : 504). Pour reformuler ce constat dans notre perspective, les partisans de la laïcité de gauche veillent à ce que le principe séparatiste s’applique notamment à ce qui peut relever du shinto d’État, alors que les partisans de la laïcité de droite tendent à considérer la tradition shinto comme un trait culturel national.

Nous nous intéressons dans cet article aux partisans de la laïcité de droite, voire d’extrême droite. Il semble que la droitisation de la laïcité poursuit son évolution générale, qui ne se limite pas au Japon. Ainsi, l’enjeu de la laïcité en France s’est lui-même déplacé au cours du xxe siècle, d’un geste inaugural de séparation de l’État et des Églises à la reconnaissance plus marquée du rôle des religions dans l’espace public (Portier, 2003). Or, garantir le droit de la personne d’une religion minoritaire est une chose ; privilégier les moeurs d’une religion majoritaire en est une autre. Depuis 1989, le mot laïcité tend à être mentionné dans le contexte du rapport à l’islam. Jusqu’alors, le terme avait été monopolisé par la gauche. À partir notamment des années 2000, la droite s’empare de ce thème et l’emploie dans des expressions inédites telles que « laïcité ouverte », « laïcité positive », « laïcité identitaire », etc. (Koussens, Mercier et Amiraux, 2020).

Que peut-on dire sur l’évolution de l’échiquier politique du Japon en la matière ? C’est en 1955 que le Parti libéral démocratique (PLD) a vu le jour grâce à un rassemblement des forces de droite, tandis que le Parti socialiste (PS) est devenu le principal représentant des idées de gauche. Dans le contexte de la guerre froide, où les conservateurs et les progressistes se sont affrontés autour du traité de sécurité avec les États-Unis, il n’est pas étonnant de voir une partie de la droite épouser une vision pro-américaine tout en promouvant des valeurs nationales traditionalistes. Ensuite, la croissance économique spectaculaire a entraîné une dépolitisation du peuple mais elle a aussi provoqué des problèmes environnementaux qui ont déplacé les enjeux politiques à partir des années 1970 : les conservateurs au pouvoir ont mis en valeur la tradition nationale. Recherchant une croissance économique durable et se montrant favorables à un gouvernement de petite taille, ils se sont efforcés d’entretenir de bons rapports avec les États-Unis, privilégiant les intérêts sécuritaires pour ne pas dire militaires du pays ; quant aux progressistes, toujours du côté de l’opposition, ils ont défendu la valeur des droits de la personne, se sont intéressés à la conception de l’État-providence, et ont manifesté leur attachement à la cause pacifiste de la Constitution. La fin de la guerre froide a marqué un nouveau tournant : si l’antagonisme entre le libéralisme et le communisme s’est poursuivi dans le contexte géopolitique de l’Asie de l’Est, il est indéniable que, sur le terrain politique, la gauche a vu son importance ramenée à la portion congrue, ce qui a eu pour effet de déplacer le curseur politique vers la droite. Dans les faits, le changement de gouvernement qui s’est produit en 2009 — le PLD a laissé le pouvoir au Parti démocratique (PD) — ne traduit pas vraiment un passage de la droite à la gauche, mais plutôt une alternance politique momentanée entre la majorité et l’opposition. Quand le PLD de Shinzo Abe s’est ressaisi du pouvoir, en 2012, cette victoire a marqué un pas de plus vers la droitisation de la politique japonaise. Il est désormais difficile de distinguer la droite de l’extrême droite ou de la droite radicale. Le sociologue politique Naoto Higuchi (2020) propose une appréciation large de la notion d’extrême droite pour rendre possible une étude comparative entre les pays : cette tendance politique se caractérise en Europe par le nationalisme, la xénophobie, l’étatisme militaire, le chauvinisme, la morale traditionaliste, le révisionnisme historique, etc. Ces éléments recoupent, suggère-t-il, les traits idéologiques de la droite japonaise : la fidélité envers l’empereur et l’État, la méfiance à l’égard du communisme et du socialisme, le « holisme » familial opposé à l’individualisme, etc. Il nous semble pertinent d’adopter une telle perspective large qui s’applique à la droite comme à la droite radicale pour traiter du cas japonais. Si nous pouvons supposer que les questions touchant à la laïcité sont aussi impliquées dans cette droitisation générale de la politique au Japon, quels sont les acteurs sociaux qui soutiennent cette évolution ? Quels sont les objectifs de ces partisans de la laïcité de droite, sinon d’extrême droite ? Et comment pouvoir évaluer leur statut du point de vue de l’intelligence du religieux ? Ce sont des questions auxquelles nous tenterons de répondre dans la suite de cette étude.

2. la conférence du japon et le plébiscite d’une laïcité de droite

2.1 Les mouvements populaires de droite jusqu’à la création de la Conférence du Japon

Dans quel contexte historique et social se situent les partisans de la laïcité de droite au Japon ? Alors que les études sur les mouvements sociaux s’intéressent depuis longtemps à la gauche, celles menées au sujet de la droite sont relativement récentes (Hori, 1993 ; Oguma et Ueno, 2002). Naoto Higuchi (2020) classe le mouvement populaire d’extrême droite du Japon contemporain en trois catégories : la droite des camions de propagande (Gaisen Uyoku), la droite du lobbying politique, et la droite xénophobe exclusiviste. La première catégorie renvoie aux organisations qui se servent de véhicules munis de haut-parleurs pour diffuser leur idéologie, centrée sur la révérence à l’empereur. Ayant des racines directes dans les groupes de la droite d’avant 1945, elles ont usé de violence pour faire obstacle aux mouvements ouvriers et pacifistes de gauche. Comme leur caractère violent les a éloignées des masses et que leur style d’activisme et leur idéologie anticommuniste sont perçus comme anachroniques, leur influence actuelle est limitée. La deuxième catégorie est représentée par des organisations liées aux anciens militaires, dont notamment l’Association des proches des victimes de la guerre (Nippon Izokukai), et par des organisations liées aux religions conservatrices qui dissimulent pourtant leur religiosité, comme le montre le nom de la Conférence du Japon (Uesugi, 2003). Elles vénèrent l’empereur et promeuvent une vision historique révisionniste pour défendre la cause de la guerre de la Grande Asie orientale. Ce sont des groupes de pression bien organisés qui font appel aux politiciens et aux partis politiques conservateurs. La troisième catégorie se caractérise par les discours de haine prononcés à l’égard des Coréens et des Chinois. Ce mouvement xénophobe s’observe depuis les années 1990, mais il s’est banalisé à partir des années 2000 avec le développement d’internet. L’Association des citoyens contre les privilèges spéciaux des Coréens du Japon (Zaitokukai) est tout particulièrement représentative de cette extrême droite des réseaux sociaux (neto-uyo).

Le noyau dur de l’idéologie de la droite japonaise réside dans la vénération de l’empereur. Cet élément semble moins visible du côté de la droite xénophobe, sauf lorsqu’il est instrumentalisé pour exclure les voisins asiatiques. Les lobbies qui exercent un poids important dans le monde politique et les groupes xénophobes qui descendent dans la rue et communiquent entre eux sur internet se méprisent d’ailleurs les uns les autres. Cela n’empêche pas qu’ils aient en commun une vision révisionniste de l’histoire et partagent une même sensibilité identitaire. Il est à noter par ailleurs qu’après la défaite de 1945, l’instance transcendante de la légitimation politique est passée de la figure de l’empereur au pouvoir des États-Unis (Morris-Suzuki et Yoshimi, 2010). C’est ainsi que la majorité de la droite est pro-américaine et que la droite anti-américaine reste minoritaire (Yasuda, 2018 : 78). Pour les nationalistes de droite, la question du Yasukuni agit à la manière d’un chiffon rouge. De leur point de vue, il est tout à fait normal que les dirigeants politiques visitent ce sanctuaire shinto pour rendre hommage aux âmes tombées pour l’empereur. Or, ce sanctuaire qui n’avait pas été juridiquement désigné comme une institution religieuse avant 1945 a acquis ce statut après la défaite, et ses liens explicites avec l’État risquent désormais de contredire les principes de la séparation inscrits dans la nouvelle Constitution. En outre, les divinités de ce sanctuaire comprennent aussi les âmes des criminels de guerre de classe A, ce qui rend plus problématiques les visites des hommes politiques et suscitent régulièrement de vives critiques de la part des pays asiatiques voisins, voire des États-Unis (Takahashi, 2012).

L’une des aspirations récurrentes de la droite japonaise de l’après-guerre a été de nationaliser le sanctuaire Yasukuni. Ces efforts, déployés notamment par l’Association des proches des victimes de la guerre qui a renforcé ses liens avec le PLD, ont commencé dès les années 1950, et sept projets de loi ont été successivement déposés entre 1969 et 1974 sans pourtant atteindre le résultat espéré. C’est au cours de cette période que le mouvement populaire de droite a connu un nouvel essor. Hormis cette tentative de nationalisation du Yasukuni, on peut mentionner celle qui vise à rétablir le Kigensetsu (depuis 1951)[2], qui culmine par la célébration, à partir de 1966, du Jour de la fondation nationale, suivie de la légalisation du Gengô (depuis 1968)[3], ce qui a abouti à l’officialisation en 1979 du calendrier des ères impériales. Entre-temps, l’Association des sanctuaires shintos a fondé en 1969 la Ligue politique du shinto pour soutenir les hommes politiques susceptibles de défendre ses intérêts, pendant que la Seichô-no-Ie, une nouvelle religion de tendance traditionaliste et ultranationaliste, a créé en 1964 sa Ligue politique (Seichô-no-Ie Seiji Renmei) et a lancé un mouvement des étudiants de sensibilité de droite (Ruoff, 2001 ; Hori, 1993). Ces deux institutions religieuses en sont arrivées à constituer deux piliers de l’Association pour défendre le Japon (Nihon wo Mamoru Kai), créée en 1974, et qui regroupe de nombreux membres et de nombreux groupes religieux classés à droite[4]. Il est à noter que cette association « oecuménique » des religions porte un nom nationaliste qui n’est aucunement religieux. Elle mène notamment une lutte pour légaliser le calendrier des ères japonaises. Sa cause a été soutenue par l’Association pour répondre aux attentes de nos âmes des héros (Eirei ni Kotaeru Kai), créée en 1976, à la suite de l’échec de la nationalisation du sanctuaire Yasukuni. Ainsi s’est formée une conférence nationale en faveur du calendrier impérial qui, après sa consécration, s’est réorganisée en 1981, prenant le nom de la Conférence nationale pour défendre le Japon (Nihon wo Mamoru Kokumin Kaigi). Y participent des notables ainsi que des personnalités influentes dans le monde intellectuel et économique, voire politique. Si l’Association pour défendre le Japon s’imprègne d’une ambiance plus nettement teintée de religiosité, la Conférence nationale pour défendre le Japon se présente comme plus laïque ou séculière. Toutefois, la gestion de ces deux organisations est assurée par les mêmes personnes : le prêtre du sanctuaire Meiji, Katsushi Toyama, et l’ancien activiste de Seichô-no-Ie, Yuzo Kabashima (Aoki, 2016 : 25). Dès lors, ces deux organisations n’ont eu aucun mal à fusionner en 1997 et ont adopté le nom de la Conférence du Japon.

2.2 Les thématiques sociétales intéressant les partisans de la laïcité de droite

La Conférence du Japon est un mouvement populaire qui n’a pas de statut juridique mais qui est très actif dans le secteur privé. Voici un extrait de sa déclaration de fondation :

Depuis les temps anciens, notre pays a reconnu la coexistence de diverses valeurs et a travaillé avec diligence pour construire une nation en harmonie avec la nature, tout en respectant la tradition et en assimilant les apports des civilisations étrangères. La première construction de l’État-nation en Asie avec la Restauration de Meiji en a été une manifestation glorieuse.

Même face à une défaite sans précédent, notre caractère national, qui fait de l’empereur le ciment de l’unité du peuple, n’a nullement été ébranlé, et notre nation a connu un développement jusqu’à devenir une superpuissance économique grâce aux efforts inlassables du peuple qui s’est relevé des cendres et du vide.

Cependant, derrière cette étonnante prospérité économique, notre culture traditionnelle transmise par nos ancêtres est négligée, notre histoire glorieuse est oubliée et déshonorée, notre esprit courageux pour défendre le pays et pour servir le bien public est perdu. L’atmosphère sociale dans laquelle chacun poursuit seulement ses intérêts et son bon plaisir nous pousse désormais vers une dissolution nationale.

En outre, l’effondrement de la structure de la guerre froide, qui met en évidence les erreurs du marxisme, conduit en même temps le monde à entrer dans une nouvelle époque chaotique. Or, le Japon d’aujourd’hui n’a pas d’idéal ferme ni d’objectif national pour survivre dans cette société internationale mouvementée. Si son peuple continue à vivre dans l’oisiveté, il est inévitable que notre pays soit ruiné.

Avec une conscience aiguë d’être Japonais vivant en ces temps troublés, nous fondons cette Conférence afin de promouvoir la reconstruction du pays et la formation du peuple de manière à contribuer au développement national et à la prospérité mondiale. Héritiers des acquis de nos activités amorcées il y a plus de vingt ans, nous déclarons par la présente que nous travaillerons à créer un vaste mouvement populaire national en mobilisant la passion et la force de nos compatriotes[5].

On peut comprendre par cette déclaration que la création de la Conférence du Japon est considérée par ses acteurs comme un aboutissement des mouvements populaires de droite depuis les années 1970. Dans le désarroi causé par l’effondrement d’une foi révolutionnaire dans le communisme, elle cherche un nouveau programme nationaliste. On peut par ailleurs être étonné par la faible tonalité religieuse du texte, quand on pense que la Conférence du Japon s’appuie sur plusieurs croyances associées au monde shintoïste (l’Association des sanctuaires shintos, le sanctuaire Meiji, le sanctuaire Yasukuni, etc.) jusqu’aux nouvelles religions nationalistes d’inspiration shinto, bouddhique ou encore chrétienne (Gedatsukai, Kokuchûkai, Reiyûkai, Sûkyô Mahikari, Kirisuto no Makuya, etc.). L’accent est mis en revanche sur l’esprit national qui se déploie autour de la figure de l’empereur, comme si ce symbole de rattachement était suffisant pour fonder une religion commune, voire laïque, intégrant tous les groupes ayant une sensibilité de droite.

Les thématiques sociétales majeures qui suscitent les intérêts et les engagements de la Conférence du Japon vont de la famille impériale et de la sécurité nationale jusqu’aux questions liées à l’identité sexuelle et aux femmes, en passant par la Constitution, le sanctuaire Yasukuni, l’éducation et l’histoire nationales. Ces lignes d’action recoupent celles de l’Association des sanctuaires shintos et de la Ligue politique du shinto. Celles-ci sont en effet en faveur du maintien de la tradition nationale, du respect de la famille impériale, des visites officielles au sanctuaire Yasukuni, de l’institution d’une nouvelle Constitution, et d’une remise en question de l’égalité hommes-femmes (Sugano, 2016). Si l’idéologie de la Conférence du Japon n’est pas compréhensible sans remonter au shinto d’État d’avant 1945, il est normal que les acteurs de la Conférence du Japon ne conçoivent pas leurs activités en termes religieux. Ainsi, dans une interview, Yoshiko Matsuura, conseillère de l’arrondissement de Suginami à Tokyo et membre du conseil d’administration au siège de Tokyo de la Conférence du Japon, avoue qu’elle n’aime pas les « groupes religieux » tout en manifestant son estime à Masaharu Taniguchi, fondateur de la Seichô-no-Ie et auteur de La réalité de la vie (Seimei no Jissô) : « je ne pense pas que la Seichô-no-Ie soit un groupe religieux ; c’est plutôt un groupe philosophique, il s’agit de la philosophie de Masaharu Taniguchi » (cité dans Aoki, 2016 : 57). Ce témoignage peut surprendre lorsqu’on suppose une place isolée et réservée pour la religion au sein d’une société laïque, mais il est plutôt banal dans la société japonaise contemporaine où le mot religion n’a pas toujours bonne presse et si l’on pense que l’interprétation stricte de la séparation rend difficile d’admettre cette dimension religieuse dans le champ politique.

2.3 Quelques stratégies pour prendre de l’expansion et répandre les idées

La Conférence du Japon est une fédération qui lance et dirige de nombreux mouvements populaires qui ont décidé de s’y associer. Ainsi, en vue de réviser la Constitution, se mettent en place des organisations affiliées comme l’Association nationale pour créer la Constitution du beau Japon, le Cercle d’études pour la nouvelle Constitution, la Table ronde d’experts pour le Japon du xxie siècle et la Constitution. Ce type de mouvement populaire est orchestré par le Conseil japonais de la jeunesse (Nihon Seinen Kyôgikai), qui assure le secrétariat de la Conférence du Japon. Le Conseil dispose de la revue La patrie et la jeunesse, tandis que la Conférence publie Le souffle du Japon. Yuzo Kabashima (né en 1945) est à la fois président du Conseil et secrétaire général de la Conférence. Le Conseil japonais de la jeunesse a vu le jour comme une organisation affiliée au Conseil national de liaison des étudiants (Zenkoku Gakkyô), créé en 1969 par les étudiants de droite pour s’opposer à la Fédération nationale des étudiants (Zengakuren), bastion historique des étudiants de gauche.

À l’origine des mouvements étudiants de droite, dans les années 1960, se trouvent la Seichô-no-Ie et sa Ligue nationale des étudiants (Seigakuren). Adeptes de cette nouvelle religion, Yuzo Kabayama et Iwao Ando, alors étudiants de l’Université de Nagasaki, ont travaillé pour « normaliser » le campus en se battant contre les étudiants de gauche. Alors que le siège social de la Seichô-no-Ie ne se mêle plus des affaires politiques depuis 1983, au point d’avoir fini par adopter les valeurs de la gauche écologique, un certain nombre de personnes issues de ce groupe religieux continuent de jouer un rôle important, jusqu’à exercer leur influence sur le gouvernement. Ainsi, Seiichi Eto, sénateur et conseiller spécial de Shinzo Abe, est sorti de la Seichô-no-Ie. Shiro Takahashi, historien révisionniste, fut le président de la Seigakuren. Tetsuo Ito, directeur de l’Institut politique du Japon, qui a formé la garde rapprochée du gouvernement d’Abe, fut un temps directeur de la propagande de la Seichô-no-Ie (Sugano, 2016).

Quelles stratégies la Conférence du Japon et ses satellites adoptent-ils pour diffuser leurs idées et pour s’adresser au monde politique ? Ces stratégies ont en fait été élaborées au cours des années 1960 et 1970 pour mener à bien le rétablissement du Kigensetsu et de la législation du Gengô, deux mouvements que nous avons déjà mentionnés. Les mouvements populaires de droite s’approprient les techniques utilisées d’abord par la gauche (distribution des tracts, campagne pour faire signer une pétition, etc.), qu’ils assimilent et finissent par exploiter plus efficacement que leurs adversaires (Ruoff, 2001). Ainsi, le Conseil japonais de la jeunesse et d’autres groupes de droite ont organisé en 1977 une caravane, avec Kabashima en tête, qui s’est déplacée entre les régions et les villes pour mettre sur pied des mouvements populaires et s’adresser aux assemblées locales dans le but de faire adopter une résolution visant à légaliser le calendrier des ères impériales. Cette initiative a été soutenue par le monde shinto, ainsi que par d’autres religions qui ont apporté leur caution morale et leur contribution financière. C’est ainsi que 46 assemblées départementales sur 47 ont fini par voter cette résolution. Cette méthode qui consiste à former un comité au centre et à déployer des troupes dans différentes régions pour créer un engouement sur les plans national et local est efficace pour faire pression sur le monde politique (Aoki, 2016). En un sens, les acteurs de ces mouvements populaires ne font qu’appliquer cette méthode tout en la perfectionnant. Ainsi, au moment où la Conférence du Japon a été fondée, en 1997, s’est constituée également l’Amicale des parlementaires de la Conférence du Japon. À partir de 2007, la Ligue des représentants locaux de la Conférence du Japon a lancé de nouveaux mouvements depuis les régions. Il arrive fréquemment qu’une organisation citoyenne qui n’affiche pas le nom de la Conférence du Japon entretienne en fait des rapports étroits avec celle-ci ; en cachant son vrai visage, elle fait signer des pétitions et les dépose à l’assemblée locale pour mettre en avant ses lignes d’action (Sugano, 2016 : 100 sq.).

La Conférence du Japon compte aujourd’hui environ 40 000 adhérents, y compris 290 membres de l’Amicale des parlementaires et 1 800 membres de l’Amicale des conseillers régionaux (Fujiu, 2017 : 13). Or, il n’est pas facile de mesurer avec exactitude l’impact des actions de la Conférence du Japon et de ses membres sur l’orientation générale de la majorité politique, encore moins sur celle de la société japonaise. S’il existe bien des affinités entre des réformes politiques entreprises par le haut et des mouvements populaires venant d’en bas, il serait erroné de surestimer la force des religions conservatrices et hâtif de conclure à une droitisation accélérée de la société tout entière. Il faut d’ailleurs tenir compte de la diminution de la force d’attraction des groupes d’intérêt, mais il est indéniable que la droitisation du monde politique est favorable aux lobbies de droite et favorise ainsi la droitisation des mouvements populaires (Higuchi, 2020 : 203).

3. les contours de la laïcité de droite

Jusqu’ici, nous avons essayé de rendre compte de l’évolution générale des mouvements populaires de droite, de leurs lignes d’action ainsi que de leurs activités missionnaires. Nous allons à présent tenter de circonscrire des problématiques plus spécifiquement laïques discutées par les partisans de la laïcité de droite.

3.1 La séparation et la liberté religieuse

À propos de la question relative à la séparation des Églises et de l’État, l’Association pour normaliser les rapports politico-religieux (Seikyô Kankei wo Tadasu Kai), formée en 1971, présente un profil doctrinaire typique de la droite sur ce sujet. Parmi les érudits de cette association, on peut mentionner les noms de Yoshio Oishi (constitutionnaliste), de Mitake Katsube (éthicien), de Yasuo Ohara (historien des religions), mais surtout d’Akira Momochi (constitutionnaliste). Ce dernier est, lui aussi, issu de la Seichô-no-Ie : pendant que des activistes de la Seigakuren comme Yuzo Kabashima s’apprêtaient à mener une lutte armée lors des mouvements étudiants des années 1960, il s’est chargé de la formation idéologique, en tant que président en 1969, de la section culturelle du Congrès national des étudiants. Momochi est l’un des cerveaux de la Conférence du Japon et il s’exprime entre autres sur les questions politiques et religieuses.

La première démarche de cet idéologue consiste à signaler les limites de l’interprétation stricte de la séparation et le caractère inadapté de son application au Japon, en invoquant des exemples empruntés aux pays occidentaux. La distinction entre l’ordre de l’État et l’ordre de l’Église à l’instar de John Locke[6] correspond, dit-il, à la séparation dans un sens large, ce qui s’observe de manière générale en Occident, y compris en Angleterre qui dispose d’une religion d’État et en Allemagne qui reconnaît positivement le rôle public des religions. La séparation institutionnelle est en revanche plus particulière et n’existe que dans certains pays comme les États-Unis ou la France. Or, d’après Momochi, même les pays qui ont adopté la séparation dans un sens étroit n’appliquent pas forcément ce principe de façon rigide. Ainsi, aux États-Unis, « la réalité de la séparation n’est ni stricte ni antagoniste à l’égard de la religion, comme le montre le serment prêté par le président. Le christianisme joue plutôt un rôle important dans la vie nationale » (Momochi, 1989 : 105). Quant à la France, la « séparation hostile » s’est atténuée au seuil de la Première Guerre mondiale et, avec la loi Debré de 1959, elle s’est de plus en plus orientée encore vers la « séparation amicale » (ibid. : 165-166). Qu’en est-il alors du Japon ? Selon notre auteur, la séparation stipulée par la Constitution du Japon devrait se comprendre comme la « séparation des Églises et de l’État », qui n’est pas tout à fait identique à une « séparation de la religion et de l’État ». L’État se doit d’assurer « la neutralité confessionnelle », qui ne correspond pas tout à fait à « une irréligiosité ou une neutralité religieuse de l’État ». En effet, « la Constitution reconnaît positivement la religion comme une valeur sociale », et quant à la subvention des écoles privées, les lois fondamentales de l’éducation se montrent « beaucoup plus bienveillantes qu’aux États-Unis ». Si le monde académique tend à accréditer la thèse de la séparation stricte, les jurisprudences évoluent vers une séparation souple (Momochi, 1991 : 61). Il opte ainsi pour une « séparation amicale » : s’il faut séparer la politique et la religion, c’est d’abord pour garantir la liberté religieuse, et non pour interdire tous les rapports entre elles ; il faudrait plutôt qu’elles se respectent l’une l’autre, ce qui serait nécessaire dans une société de plus en plus sécularisée (Momochi, 2005 : 177). Cette conception permet notamment de justifier les rapports amicaux entre l’État et le sanctuaire Yasukuni, par conséquent de rendre les visites des responsables politiques compatibles avec l’idéal d’une laïcité ainsi redéfinie. Momochi signale en outre « l’absence de la notion de criminels de guerre de classe A dans le droit de notre pays ». Si la Chine proteste contre la visite du sanctuaire par le Premier ministre japonais, dit-il, « c’est une stratégie intelligente utilisée par le gouvernement chinois, qui a beaucoup de contradictions et de problèmes à l’intérieur, pour détourner les critiques de la population » (ibid. : 189). Momochi fait appel d’ailleurs à la notion de religion civile chère à Jean-Jacques Rousseau et au sociologue américain Robert Bellah pour justifier l’idée selon laquelle le principe de séparation ne signifie pas la séparation de la nation et du religieux (ibid. : 197). Volontairement ou non, il confond, nous semble-t-il, le nationalisme civique et le nationalisme ethnique.

Le second trait des arguments de Momochi est que sa conception ouverte de la laïcité est au fond en faveur presque exclusivement de la tradition shintoïste et nationaliste, et s’accompagne en revanche d’une méfiance à l’égard des autres confessions, dont notamment celle de la Sôka Gakkai. Cette dernière est une nouvelle religion bouddhiste se situant dans la lignée de la secte Nichiren. Elle a connu un essor spectaculaire dans les années 1960 et a même formé son propre parti politique, le Kômeitô (Kisala, 1994). Avant que ce parti ne forme une coalition avec le PLD en 1999, Momochi s’est montré critique à l’égard de « l’intervention politique d’un groupe religieux particulier » tout en ayant en tête la Sôka Gakkai. « Dans notre pays, la formation d’un parti politique par un groupe religieux est discutable » ; « lorsqu’un groupe religieux et un parti politique fusionnent de fait au niveau organisationnel et personnel », ce serait à la limite « anticonstitutionnel » (Momochi, 1997 : 68). Signalons que la Sôka Gakkai et le Kômeitô s’opposent à la visite au sanctuaire Yasukuni par le Premier ministre, du fait que la Sôka Gakkai a été opprimée par l’État avant 1945. Selon Momochi, la demande du Kômeitô au Premier ministre d’arrêter la visite au sanctuaire au nom de la séparation est contradictoire : ce parti appliquerait mieux, dit-il, cette interprétation stricte à ses rapports avec la Sôka Gakkai (ibid. : 193-194).

La troisième particularité de ses conceptions de la laïcité est de réclamer la liberté de religion du point de vue de la majorité. Certes, il admet volontiers que la liberté de religion s’avère plus risquée pour les minorités et il souligne la nécessité pour l’État de leur accorder une attention particulière. Cependant, « comme la liberté de religion est garantie de manière égale à tout le peuple, le simple fait d’être minoritaire ne devrait pas avoir une signification spéciale ni mériter une protection particulière au moins au niveau juridique ». Comme « il est nécessaire que la majorité respecte la croyance des minorités, de même, ces minorités doivent respecter à leur tour la croyance de la majorité » (ibid. : 119-121). Rappelons que Winnifred Sullivan parle de « l’impossibilité de la liberté de religion » pour désigner le fait que la notion occidentale de religion tend à favoriser dans les tribunaux des religions de type protestant — qui disposent de textes sacrés, respectent la volonté de l’individu et s’appuient sur une foi dans la vie privée — au détriment du religieux qui accorde de l’importance à l’oral ainsi qu’au rituel, et exerce parfois des forces contraignantes sur ses membres (Sullivan, 2005). Dans le cas de Momochi, il se contente de déclarer une fois pour toutes que la liberté de religion est en droit garantie pour tous. Sans souci d’accommodement, il ignore ou se tait volontairement sur le fait qu’une manifestation générale peut entraîner une inégalité de fait. Ce comportement se rapporte à l’impossibilité de la liberté de religion à la japonaise, dans la mesure où la notion occidentale de religion y entre plutôt en conflit avec la préséance ad hoc dont bénéficie la majorité. En un mot, Momochi appelle de ses voeux une laïcité de droite, ouverte et bienveillante pour la tradition nationale, mais qui se montre peu soucieuse de garantir le droit des minorités.

Cette laïcité de droite s’impose peu à peu, relayée par l’évolution des jurisprudences. Ainsi, en 1977, la Cour suprême a jugé constitutionnelle la dépense de fonds publics afin de financer une cérémonie d’origine shinto pour inaugurer la construction d’un gymnase municipal ; en 1988, elle a également déclaré constitutionnelle l’initiative de la fraternité militaire (taiyûkai) dans la préfecture de Yakaguchi afin d’intégrer l’âme d’un officier des forces d’autodéfense à un sanctuaire shinto, malgré la volonté de sa veuve chrétienne, en exigeant de celle-ci une tolérance et un respect vis-à-vis des rituels shintos. En revanche, la Cour suprême a déclaré, en 1997, anticonstitutionnelle la dépense des fonds publics de la préfecture d’Ehime pour les fêtes du sanctuaire Yasukuni. À l’occasion de ce jugement, pourtant, deux juges sur quinze ont exprimé leurs opinions dissidentes, dont l’une émise par Toru Miyoshi qui a par la suite occupé les fonctions de président de la Conférence du Japon (2001-2015). Il vaut la peine de nous attarder sur la manière dont il justifie sa prise de position :

Commémorer et consoler les âmes qui ont consacré leur vie pour protéger leur patrie, leurs parents, leur femme, leurs enfants et leurs compatriotes est un acte naturel, non seulement pour leurs proches survivants mais aussi pour notre peuple en général. Cette commémoration ayant pour but de prier pour la paix de la patrie et du monde, ainsi que de consoler l’épouse et la famille des défunts participe aux sentiments universels de la nature humaine qui dépassent les différences des religions, des confessions, des ethnies et des nations. Effectuer une telle commémoration de la part de l’État, des gouvernements locaux et de leurs représentants est non seulement conforme aux sentiments de la majorité du peuple au-delà des familles des victimes, mais aussi fait preuve de courtoisie naturelle et constitue même une obligation morale.

1992 [Gyo-Tsu] 156, Jugement de la Cour suprême du 2 avril 1997

Si Miyoshi admet que le sanctuaire Yasukuni et ses affiliations régionales (Gokoku Jinja) relèvent des « institutions religieuses », il fait valoir que la conscience de celles et ceux qui visitent ces lieux n’est pas si « religieuse » ; car selon lui, ils ont plutôt le sentiment d’aller voir leurs pères, leurs fils, leurs frères et leurs amis. Il tient ainsi pour acquis que la majorité des Japonais estiment que ces institutions transcendent les confessions particulières et qu’elles répondent avant tout à un rituel quasiment séculier.

Pour justifier ses arguments, Miyoshi présente par ailleurs le paysage religieux du Japon en ces termes : « Dans notre pays, de nombreuses familles disposent chez elles d’un sanctuaire shinto (kamidana) et d’un autel bouddhiste (butsudan), et elles rendent hommage à l’un et à l’autre. […] Il arrive aussi que leurs enfants étudient dans des écoles chrétiennes. » C’est ainsi que « dans notre pays, les différentes religions coexistent dans la conscience religieuse de la majorité du peuple, ainsi que dans leur vie quotidienne ». Cette coexistence des religions vivant en bonne harmonie se rapporte au fait que « dans notre société, généralement parlant, l’attachement à une religion particulière est rare et on est plutôt tolérant vis-à-vis des autres ». En mentionnant ainsi le contexte japonais, ce juge dissident prêche pour la tolérance, telle qu’il la comprend : « les personnes qui ont une foi profonde dans une religion particulière sont également tenues d’avoir un certain degré de tolérance à l’égard des questions touchant à ce domaine », c’est-à-dire la dépense des fonds publics pour les fêtes du sanctuaire Yasukuni. Là encore, on s’attend à ce que les minorités se montrent tolérantes vis-à-vis de la majorité. Selon un journaliste, l’avis de Miyoshi représente parfaitement l’opinion des cadres de la Conférence du Japon (Fujiu, 2017 : 125).

La Conférence du Japon rend publiques « les grandes lignes de la nouvelle Constitution » qu’elle conçoit. Au sein de son cercle d’études, on trouve des noms comme ceux de Tetsuo Ito, Yasuo Ohara, ou encore Akira Momochi. À propos de la séparation des Églises et de l’État, le texte émet l’avis suivant : « en garantissant la liberté de religion, l’État et ses institutions ne doivent ni propager ni subventionner des religions particulières ; il est à préciser que la domination politique par des groupes doit être interdite ». Cette dernière remarque traduit sans doute une méfiance à l’égard de la Sôka Gakkai. Les rédacteurs de ce texte excluent en revanche la possibilité que la Conférence du Japon puisse correspondre pour sa part à un groupe religieux. Par ailleurs, le comité de rédaction soutient l’idée d’une séparation souple et amicale. « En vertu de la nouvelle Constitution, les visites officielles au sanctuaire Yasukuni et la dépense d’argent pour les services commémoratifs des morts de la guerre seront tout à fait possibles et on ne pourra pas porter un litige devant les tribunaux » (Conférence du Japon, 2001 : 89). En vue de la révision constitutionnelle, le projet du PLD (2005) prône une séparation souple, tandis que celui du PD (2005) opte pour une séparation stricte (Iseri, 2008 : 92-93). Dans les termes de l’actuelle Constitution, « l’État et ses organes s’abstiendront de l’enseignement religieux ou de toute autre activité religieuse » (article 20, troisième alinéa), le nouveau projet de réforme du PLD (2012) propose de substituer les termes suivants : « l’État, les collectivités locales et les autres organismes publics ne doivent se livrer à l’enseignement ni à d’autres activités religieuses en faveur d’une religion particulière ; une dérogation sera pourtant accordée aux activités qui ne dépassent pas le cadre des rituels sociaux ou des moeurs ». Il nous semble que l’orientation donnée par la Conférence du Japon et la proposition faite par le PLD sont sur la même longueur d’onde au sujet de la séparation du politique et du religieux.

3.2 La tradition prévaut sur les droits de la personne

Les affinités entre la Conférence du Japon et le PLD, qui tend vers une droitisation plus prononcée depuis un certain temps, ne se limitent pas aux sujets proprement politico-religieux. L’un comme l’autre ont pour souci commun de réviser la Constitution.

L’actuelle Constitution du Japon (1946) déclare en effet dans son préambule : « Nous, le peuple japonais […], résolus à nous assurer […] les fruits de la liberté dans tout ce pays, décidés à ne jamais plus être témoins des horreurs de la guerre du fait de l’action du gouvernement, proclamons que le pouvoir souverain appartient au peuple. » Elle se caractérise ainsi par trois principes : la souveraineté du peuple, le respect des droits fondamentaux et le pacifisme. La Conférence du Japon propose un préambule de tonalité différente pour fixer les grandes lignes de sa nouvelle Constitution (2001) : « Nous, le peuple japonais, respectons depuis longtemps l’harmonie entre les gens, reconnaissons la coexistence de diverses valeurs, vivons en harmonie avec la nature et construisons une culture originale par l’intégration et l’assimilation des civilisations étrangères tout en tenant en grand honneur notre tradition ; c’est ainsi que l’empereur et le peuple font croître la nation en s’unissant dans un même corps. » On le voit, ces infléchissements mettent principalement l’accent sur l’harmonie sociale, la coexistence avec la nature et le respect de la tradition. Là où les partisans de la souveraineté du peuple considèrent que la Constitution sert à limiter les abus de pouvoir, la Conférence du Japon fait valoir que la Constitution doit représenter et incarner l’esprit de la nation. Elle fait ainsi appel à la notion de « corps national » (kokutai), qui désigne « notre caractère national original depuis la fondation de notre pays » et qui place l’empereur « au centre de l’unité nationale ». C’est « une notion historique et traditionnelle » honorable pour les membres de la Conférence du Japon, mais le mot kokutai a été aussi utilisé sous l’Empire nippon pour justifier son pouvoir autoritaire. Dans la préface de son projet de la nouvelle Constitution (2005), le PLD reprend, de son côté, les trois principes de l’actuelle Constitution tout en proposant une simplification du texte ; il introduit, d’autre part, une formule concernant « l’obligation de soutenir et de défendre l’État et la société avec l’ardeur de l’amour, de la responsabilité et du courage ». Le préambule du nouveau projet du PLD (2012) regroupe deux orientations qui peuvent entrer en contradiction : la réaffirmation de « la souveraineté du peuple » et la prise en compte de « la longue histoire et de la culture propre » qui placent en tête l’empereur en tant que « symbole de l’unité nationale » ; « le pacifisme » qui se combine avec l’idée de « défendre volontairement l’État et la patrie avec fierté et courage » ; « le respect des droits fondamentaux » et « une bonne tradition », tout en mettant en valeur l’importance de « la liberté et la discipline » qui permettent de développer le pays à travers « des activités économiques dynamiques ».

Quant au rôle de l’empereur, tandis que l’actuelle Constitution (1946) se borne à préciser ses attributions concernant la représentation de l’État, la Conférence du Japon propose d’inscrire « les rituels » de la famille impériale dans la nouvelle Constitution. « Le manque de mentions, dans l’actuelle Constitution, des rituels impériaux conduit à considérer ceux-ci comme des actes privés de l’empereur. » Or, les rituels impériaux comptent parmi « les plus essentielles » des fonctions de l’empereur ; ils ne relèvent pas du « domaine privé » ni d’une aspiration à « prier pour un bonheur personnel » mais renvoient à « la prière pour la paix et l’ordre public de l’État-nation ». Pour les membres de la Conférence du Japon, il s’agit « juste d’accorder un caractère officiel aux rituels impériaux qui sont jusqu’ici perçus comme une affaire privée, ce qui est tout à fait étranger à on ne sait quel rétablissement du “shinto d’État” » (La Conférence du Japon, 2001 : 56-58). Le projet du PLD en 2005 comme celui de 2012 passent sous silence les rituels impériaux, mais la version de l’année 2012 introduit deux nouveaux articles liés à l’empereur : l’un porte sur le calendrier des ères impériales (gengô) qui s’appuie sur la loi de 1979 ; l’autre a trait au drapeau et à l’hymne nationaux, institués en 1999, qui symbolisent et chantent la gloire des règnes impériaux.

Pour ce qui est des droits fondamentaux, l’actuelle Constitution (1946) stipule que « le droit du peuple à la vie, à la liberté, à la poursuite du bonheur » a besoin du respect le plus grand tant qu’« il ne fait pas obstacle au bien-être public » (art. 13). L’interprétation dominante parmi les constitutionnalistes sur la tension entre le droit individuel et le bien-être public est que celui-ci doit toujours être fondé sur celui-là (Miyazawa, 1978 : 203). Or, la Conférence du Japon met davantage l’accent sur le bien-être public. Ainsi, selon elle, les libertés et les droits devront être respectés, « mais en même temps, ils peuvent être limités afin de sanctionner l’abus des droits, pour respecter les droits d’autrui et réaliser le bien-être public » (La Conférence du Japon, 2001 : 74). À ses yeux, « les droits fondamentaux garantis par l’actuelle Constitution ont été établis sous l’influence de la Constitution américaine ; c’est ainsi qu’ils sont fortement dépendants de la vision chrétienne des hommes et de la nature ». Or, pour « nous autres Japonais » qui n’avons pas cet arrière-plan religieux, poursuit-elle, « les droits de la personne peuvent comprendre l’affirmation des désirs humains illimités voire ceux des animaux ». Dans notre pays, il faudrait « rétablir une morale ou une éthique traditionnelle propre aux Japonais qui puisse se substituer à la morale ou à l’éthique chrétienne » (ibid. : 76-77). Par ailleurs, lorsqu’on bénéficie de ses libertés, « on est tenu de suivre les principes d’autoassistance et d’autoresponsabilité en même temps que de s’efforcer de réaliser le bien-être public » (ibid. : 74). Il nous semble que l’autoritarisme moral et le néolibéralisme économique se conjuguent ici d’une manière particulière, en limitant d’une part le droit de l’individu et en responsabilisant l’individu au nom du bien-être public. Certes, les projets de la nouvelle Constitution présentés par le PLD ne sont pas aussi brutaux que ceux de la Conférence du Japon. Néanmoins, le PLD va dans le même sens quand il souligne l’importance de la responsabilité et du respect des obligations pour bénéficier des libertés et exercer ses droits. Il remplace par ailleurs l’expression « bien-être public », qu’il trouve ambiguë, par « l’intérêt public et l’ordre public ».

3.3 La question du genre et de la famille

Aujourd’hui, dans le monde francophone, voire en Occident en général, les discours sur la laïcité tendent à se rattacher aux valeurs de l’égalité hommes-femmes. Cette tendance omniprésente, de la gauche à la droite, voire à l’extrême droite, incite Joan W. Scott à se demander si cette liaison entre la laïcité et l’égalité hommes-femmes n’est pas au fond une expression de l’islamophobie qui suppose que l’islam serait une religion discriminatoire envers les femmes. L’historienne féministe américaine rappelle également que cette mise en relation perçue comme naturelle de nos jours fait oublier le fait que la laïcité a elle-même été discriminatoire envers les femmes dans l’histoire (Scott, 2018). Quelles visions les partisans de la laïcité de droite au Japon ont-ils sur la question du genre et de la famille ?

En 2004, consécutivement à l’absence de jeunes hommes au sein de la famille impériale, le gouvernement a formé un conseil d’experts sur la loi relative à la maison impériale. Dans son rapport rendu en 2005, ce conseil signale « l’extrême difficulté de maintenir durablement une lignée paternelle pour la succession au trône, coutume pratiquée depuis l’Antiquité » pour souligner la nécessité d’« élargir les compétences pour la succession jusqu’aux femmes ou d’autres personnes de lignée maternelle de la famille impériale » (Conseil d’experts sur la loi relative à la maison impériale, 2005 : 20). En vertu de la Constitution actuelle, la succession du trône impérial est définie par la loi portant sur la maison impériale et cette loi n’admet pas la possibilité d’une femme empereur. Dans le cadre des tensions générées par le projet de revenir sur cette loi, les partisans de la laïcité de droite, dont notamment la Ligue politique du shinto et la Conférence du Japon, se sont élevés contre une révision qui tolérerait une femme empereur ou un empereur de lignée maternelle. S’il a bien existé huit femmes empereurs dans l’histoire du Japon, insistent-ils, tous ces cas correspondent à des circonstances exceptionnelles et temporaires, et la lignée paternelle a toujours été maintenue. Ainsi, pour Akira Momochi, ce n’est pas une question négociable et évoquer ici l’idée de l’égalité hommes-femmes serait erroné, car l’éligibilité au trône « appartient à une dimension différente de la question des droits de la personne » (Momochi, 2005 : 87). Plutôt que de tolérer une femme empereur, il préfère que cette fonction soit uniquement réservée à un homme et s’appuie pour cela sur les exemples d’anciennes familles impériales ayant privilégié la lignée dynastique masculine. Cependant, les débats publics sur ce sujet ont disparu après la naissance en 2006 du prince Hisahito au sein de la famille Akishino.

La révision du Code civil, permettant à un couple marié de maintenir le patronyme de chaque côté, constitue une autre pomme de discorde qui suscite une forte résistance de la part du mouvement populaire de droite. Le Japon est en effet un pays où les couples mariés doivent avoir le même nom de famille depuis 1896. Dans la plupart des cas (plus de 95 %), ce sont des femmes qui doivent changer leur nom lors de leur mariage. En 1996, dans un contexte socioéconomique où les femmes assument des rôles de plus en plus importants sur le marché du travail et à un moment où l’idée de l’égalité hommes-femmes est de plus en plus partagée, le conseil législatif a proposé d’introduire un nouveau système permettant aux couples mariés de choisir des noms de famille différents. La Conférence du Japon était vent debout contre cette proposition, prétextant que ce nouveau système « n’est pas admissible, car il conduit à une désintégration familiale ». Elle exprime aussi son désaccord à l’égard de l’article de l’actuelle Constitution sur le mariage qui se fonde uniquement sur le consentement des deux sexes qui se marient, pour mettre en valeur la famille considérée comme un pilier de la société et de l’État. « Il existe d’abord la famille dans laquelle se détache l’individu, et ce ne sont pas les individus indépendants qui constituent à eux seuls une famille » (la Conférence du Japon, 2001 : 94-95). La Conférence du Japon vise d’ailleurs à supprimer la mention de « la dignité de l’individu » de l’article 24, telle qu’elle figure dans l’actuelle Constitution, pour y insérer une clause visant à protéger la famille (Sugano, 2016 : 96, 181). Pour revenir à la disposition qui, depuis 1896, oblige les couples mariés à choisir le même nom de famille, elle a été jugée constitutionnelle en 2015 par la Cour suprême, alors que l’opinion publique est toujours divisée sur cette question.

Le mouvement populaire de droite est soutenu non seulement par les hommes mais également par les femmes qui se montrent tout aussi actives. On pourrait se demander pourquoi de nombreuses femmes adhèrent aussi aisément à une telle idée patriarcale qui semble bien aller à l’encontre de l’égalité des deux sexes. D’après les études d’Ayaka Suzuki, ces femmes qui s’opposent au féminisme attachent plus d’importance aux valeurs familiales qu’aux droits des femmes. En tant qu’épouses au foyer ou mères, elles pensent que la loi fondamentale sur l’égalité hommes-femmes, adoptée en 1999 et qui encourage entre autres les femmes à entrer sur le marché du travail, déstabilise le modèle traditionnel de la famille dans lequel le mari travaille pour gagner de l’argent et la femme reste à la maison pour garder le foyer. Cependant, l’intérêt de sauvegarder ce modèle n’est pas identique chez les hommes et les femmes de droite. Si le mouvement populaire de droite, dirigé par des hommes, a pour but d’abolir la loi de 1999, ces femmes qui sont d’accord en principe avec eux pratiquent en partie l’éthique du care en s’intéressant au premier chef au maintien de bons rapports familiaux, et s’attendent plutôt à une reconnaissance sociale de leurs tâches domestiques, depuis la garde d’enfants jusqu’aux soins des personnes âgées. Si les femmes de droite partagent avec les hommes un regard péjoratif sur les « femmes de réconfort » — victimes du système d’esclavage sexuel pendant la guerre —, il arrive qu’elles se montrent partiellement compatissantes vis-à-vis du destin de ces femmes qui ont été vendues par leurs parents, empathie peu observable chez les hommes de droite (Suzuki, 2019).

conclusion

Nous avons tenté dans cet article de présenter les principaux traits des partisans de la laïcité de droite au Japon qui se retrouvent dans le mouvement populaire, dont notamment celui qui a abouti à la création en 1997 de la Conférence du Japon. Cette dernière apparaît comme une organisation séculière ou laïque, mais s’inscrit aussi dans la lignée de la droite religieuse. L’influence de la Conférence du Japon se fait sentir de plus en plus, en phase avec la droitisation du monde politique qui change la nature du PLD et pèse sur la composition des cabinets ministériels. S’ils ne prononcent guère le terme de laïcité dans une société non francophone, les partisans de la laïcité de droite n’en cherchent pas moins à contourner une laïcité stricte constitutionnelle lorsque celle-ci s’applique à ce qu’ils perçoivent comme ayant trait à la tradition japonaise, depuis la vénération de l’empereur jusqu’aux coutumes d’inspiration shintoïste. Cette laïcité souple, ouverte mais biaisée, ressemble à ce qu’on appelle la laïcité identitaire, dans la mesure où elle aspire à protéger l’identité nationale du Japon. Elle peut en effet s’avérer oppressive et exclusive surtout pour certaines minorités religieuses et certains étrangers.

Ayant à l’esprit le fait que la droitisation de la laïcité est aussi l’une des caractéristiques récentes en France ou ailleurs, et afin de situer le cas japonais dans une perspective comparative avec d’autres pays, relevons pour conclure quelques marqueurs essentiels qui caractérisent les partisans de la laïcité de droite au Japon. D’abord, s’ils se montrent soucieux de sauvegarder l’identité nationale, quitte à tenir des propos xénophobes, voire racistes, ils n’expriment pas pour autant leurs idées en termes de laïcité, car, encore une fois, ils n’appartiennent pas à une société francophone et le mot est d’un usage rare. Ensuite, ces partisans de la laïcité de droite ne datent pas d’hier, mais trouvent leurs origines dans des mouvements populaires plus anciens. En d’autres termes, tandis que « le Mai 68 conservateur », expression chère à Gaël Brustier (2014), fait son apparition assez tardivement en France avec la Manif pour tous dans les années 2010, un équivalent de cette libération des moeurs à rebours se trouve déjà au Japon dès les années 1960, à la même époque que les mouvements étudiants, et ce courant a poursuivi durablement son lobbying en déployant ses ailes. Enfin, là où la laïcité identitaire en Occident met en avant le principe de l’égalité hommes-femmes, non sans implications critiques vis-à-vis de l’islam, les partisans de la laïcité de droite au Japon se caractérisent plutôt par leur opposition aux mouvements féministes tout en véhiculant des valeurs patriarcales.

Cette étude a été subventionnée par la JSPS (Kakenhi, 20H00003)