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Lorsque Étienne Tassin, puis Nathalie Roussarie m’ont demandé de participer à cette Université d’été de l’Association Jan Hus pour un hommage à Jacques Derrida, j’ai dit oui, bien sûr : comment aurais-je pu dire non ? Mais je savais déjà combien cela me serait difficile. Dans un de ses premiers textes « Violence et métaphysique », publié dans L’écriture et la différence, accompagnant la pensée d’Emmanuel Lévinas, il écrit :

« Je ne saurais parler d’autrui, en faire un thème, le dire comme objet, à l’accusatif. Je puis seulement, je dois seulement parler à autrui, l’appeler au vocatif qui n’est pas une catégorie, un cas de la parole, mais le surgissement, l’élévation même de la parole. Il faut que les catégories manquent pour qu’autrui ne soit pas manqué [1]...»

« Je ne saurais parler d’autrui », donc, seulement lui parler, « l’appeler au vocatif », lisons-nous. Mais lorsque il n’est plus possible de « lui parler », lorsque la mort rend l’adresse impossible ou tragiquement vaine, que peut-on faire ? Que faire, que dire quand vient, « chaque fois unique, la fin du monde »? Comme en témoigne l’ouvrage, le recueil plutôt, dont je viens de citer le titre, mais aussi Mémoires - pour Paul de Man, et tant d’autres textes, chaque fois, et à chaque fois comme unique, à chaque mort d’un ami, Jacques Derrida a enduré la torture de la question. Il faudrait se souvenir ici de ses analyses inquiètes des « apories du deuil », infidèle jusque dans sa fidélité même, fidèle / infidèle, possible seulement comme impossible, pris entre l’intériorisation qui garde l’autre en soi mais menace son altérité, risque de le réduire à n’être plus qu’une part de soi-même, et la non-intériorisation, qui le garde comme autre, l’autre perdu, mais risque de le perdre aussi dans l’oubli. Et quand, ne pouvant plus lui parler, on est amené à devoir parler de l’autre, et même lorsque ce devoir est celui de la fidélité à l’ami disparu, on court toujours le risque majeur de la thématisation objectivante, aplatissante, schématisante ou, pis encore, de l’appropriation d’autant plus sournoise qu’elle peut être tout à fait inconsciente et animée des « meilleurs intentions ».

Aussi, reculerai-je encore un instant le moment de prendre tous ces risques.

Ma situation ici, aujourd’hui, à l’Association Jan Hus, est assez singulière. J’ai adhéré à celle-ci dès sa création, à l’invitation de deux amis, deux de ses membres fondateurs et les plus actifs : Jacques Derrida lui-même et Roland Brunet. Malgré ma sympathie réelle pour cet engagement, ma participation fut cependant, je dois l’avouer, assez passive, lacunaire, jusqu’à s’effacer ces dernières années. Roland Brunet nous a quittés en septembre 2003. Au printemps, je lui avais proposé de participer au Cahier de L’Herne consacré à Jacques Derrida qu’avec mon amie Ginette Michaud nous commencions à préparer : il aurait évoqué mieux que personne les engagements qu’ils avaient partagés durant de longues années : le GREPH, les États Généraux de la philosophie, etc. et bien sûr, l’Association Jan Hus. Bien que très malade déjà, il avait accepté avec bonheur tout en me disant sa crainte de ne pouvoir le faire. Peu de temps après, il devait apprendre le diagnostic de la terrible maladie qui frappait Jacques Derrida : il en fut très profondément affecté, mais son désir de lui témoigner son amitié en participant au Cahier en fut d’autant plus ardent. Le temps et les forces lui en furent hélas refusés... et ce fut au tour de Jacques Derrida, malade, d’être profondément touché par la mort de cet ami fidèle. Il n’était pas question de le remplacer de quelque façon que ce soit dans le Cahier, mais nous avons tenu à ce qu’il y soit, par delà la mort, associé. Or, dans le bref entretien dédié à sa mémoire, Jacques Derrida évoque leur dernière rencontre : « C’est au cours d’une réunion de cette Association [Jan Hus] que j’ai vu Roland pour la dernière fois et que peu après, dans la voiture qui nous emmenait vers le Père-Lachaize, à l’enterrement de notre ami Desanti, il m’a parlé de cette terrible maladie qui devait l’emporter[2]. »

Comme vous voyez, la mort rode, hante toute cette histoire. Et ce n’est pas fini... Lorsqu’il m’a été demandé de venir rendre ici hommage à celui qui fut pour moi un très grand ami, depuis plus de 30 ans, et lorsque j’ai appris quel était le thème de cette Université d’été, c’est à dire « les frontières » je n’ai pu qu’être frappée par une étrange rencontre. Un certain nombre d’entre vous le savent peut-être, j’ai été responsable de trois décades de Cerisy « autour de Jacques Derrida », or la première, en 1992, avait pour titre, précisément, « Le passage des frontières » (ont suivi, en 1997, « L’animal autobiographique » et en 2002 « La démocratie à venir » [3]). C’est au cours de cette décade que Jacques Derrida prononça une très longue conférence intitulée Apories, qui fut publiée intégralement dans les actes du colloque en 1994 et reprise plus tard, en 1996, en volume séparé, toujours chez Galilée[4]. Or cet ouvrage qui s’ouvre sur une évocation du De Brevitate Vitae de Sénèque et du De finibus de Cicéron, est pour une très large part consacré à une réflexion sur la mort, sur son traitement comparé dans les études anthropologiques, plus ou moins enfermées dans leurs frontières culturelles et, à l’opposé, dans l’« analyse existentiale » qu’en développe Heidegger dans Sein und Zeit et quelques autres textes, sur les frontières qui séparent (ou non) ces deux types d’approche, enfin, au plus profond de cette réflexion, sur la frontière que Heidegger croit pouvoir tracer entre le Dasein qui, seul, aurait rapport à la mort « comme telle », et tous les autres vivants qui, selon lui, à proprement parler, ne meurent pas.

À qui s’étonnerait encore que je m’avance ainsi en compagnie de tous ces spectres et trouverait excessive cette présence de la mort à l’ouverture de ma communication je répondrais par la citation d’un passage de Spectres de Marx :

« Si je m’apprête à parler longuement de fantômes […] c’est-à-dire de certains autres qui ne sont pas présents, ni présentement vivants, […] c’est au nom de la justice. De la justice là où elle n’est pas encore, pas encore , […] entendons là où elle n’est plus présente et là où elle ne sera jamais, […] réductible au droit. Il faut parler du fantôme, voire au fantôme et avec lui, dès lors qu’aucune éthique, aucune politique, révolutionnaire ou non, ne paraît possible et pensable et juste, qui ne reconnaisse à son principe le respect pour ces autres qui ne sont plus ou pour ces autres qui ne sont pas encore , présentement vivants, qu’ils soient morts ou qu’ils ne soient pas encore nés. Aucune justice - ne disons pas aucune loi et encore une fois nous ne parlons pas ici du droit - ne paraît possible ou pensable sans le principe de quelque responsabilité, au-delà de tout présent vivant, dans ce qui disjointe le présent vivant, devant les fantômes de ceux qui ne sont pas encore nés ou qui sont déjà morts, victimes ou non des guerres, des violences politiques ou autres […]. Cette justice porte la vie au-delà de la vie présente ou de son être-là effectif, de son effectivité empirique ou ontologique : non pas vers la mort mais vers une sur-vie, à savoir une trace dont la vie et la mort ne seraient que des traces et des traces de traces, une survie dont la possibilité vient d’avance disjoindre ou désajuster l’identité à soi du présent vivant comme de toute effectivité. Alors il y a de l’esprit. Des esprits. Et il faut compter avec eux [5]... »

Le spectre, le fantôme, le revenant, loin de toute crédulité naïve comme de toute mauvaise littérature fantastique, sont de ces passeurs de frontières qui hantent depuis toujours la pensée la plus rigoureuse de Jacques Derrida.

Mais passeur de frontières ne l’a-t-il pas été lui-même, dès ses premiers travaux et sans cesse, jusqu’à la fin ?

Dans tous les cas, la frontière relève de la position d’une limite. Elle est de l’ordre de la thèse (thesis), de la loi (nomos), bref de la culture et non de la nature (phusis) : même lorsqu’elle prend appui sur une limite naturelle, la mer par exemple pour une île, la montagne, un fleuve, la frontière n’est jamais simplement « naturelle ». Elle n’est pas non plus fondée dans « la chose même », dans un ordre « ontologique » des choses.

La frontière inclut et exclut à la fois, définit une « identité » par l’identification d’une bordure en principe intangible, délimite le droit de propriété, trace une limite supposée indivisible entre le « propre » et « l’impropre ». Une frontière n’exclut pas, en principe, le passage, tout passage, mais elle prétend le contrôler, elle le surveille, le règle, elle peut l’interdire, l’empêcher. La frontière est alors le lieu des affrontements, du face-à-face, de front. Cependant, malgré les institutions qui en assurent la garde, douanes, disciplines, définitions, habitudes de pensée, et même les barrières les plus subtiles en forme de schibboleth, il y a toujours des passages clandestins... et la déconstruction qui travaille à déstabiliser l’assurance quant à toutes ces oppositions binaires, à démonter l’évidence apparente de leur « naturalité » ou « nécessité ontologique », est aussi nécessairement déconstruction des frontières. Non qu’elle les nie ou les détruise purement et simplement : il ne s’agit pas d’effacer toutes les différences dans une indifférenciation confuse mais, bien au contraire, d’en affiner l’approche, de dévoiler les différences les plus fines que masquent les oppositions massives et les frontières trop aisément et tranquillement tracées.

Dans Apories, Jacques Derrida distingue trois types de frontières, ou de « limites frontalières »:

« ... d’une part celles qui séparent les territoires, les pays, les nations, les Etats, les langues et les cultures (et les disciplines politico-anthropologiques qui leur correspondent), d’autre part les partages entre les domaines du discours, par exemple la philosophie, les sciences anthropologiques voire la théologie, domaines qu’on a pu figurer comme des régions ou des territoires ontologiques ou onto-théologiques, parfois comme des savoirs ou des recherches disciplinaires, dans une encyclopédie ou dans une université idéale, […] enfin, et troisièmement, […] les lignes de séparation, de délimitation ou d’opposition entre les déterminations conceptuelles, les formes du bord entre ce qu’on appelle des concepts ou des termes qui recoupent et surdéterminent nécessairement les deux premiers types de terminalité. »

[Apories, p. 50-51]

On pourrait considérer que l’œuvre de Jacques Derrida toute entière, dans son ensemble, se porte sur le « front » de ces trois sortes de frontières, s’y expose, sans qu’il soit possible, pour autant, d’en donner à partir de là une répartition classificatrice, car ces trois sortes de frontières interfèrent entre elles, se surdéterminent les unes les autres, sans frontières entre leurs différents fronts ou champs d’application.

Ainsi, par exemple, mais ce n’est pas simplement un exemple, à quel type de frontière appartiennent les « frontières linguistiques », les frontières entre les langues ? On sait la place qu’occupe, dans l’œuvre de Jacques Derrida, la réflexion sur la question de l’idiome, sur la traduction comme exigence de faire l’impossible, de traduire ce qui, en toute rigueur, demeure intraduisible... Au début de Apories, il salue, chez Cicéron, l’attention qu’il porte à la traduction, la mesure qu’il prend de son enjeu, son inquiétude quant au « passage des frontières entre les langues ». On pourrait dire qu’il se reconnaît dans son souci scrupuleux d’en justifier les options.

Et il ajoute :

« ... l’appartenance à une langue n’est sans doute comparable à aucun autre mode d’inclusion. Par exemple, pour se limiter à quelques indices, elle ne se compare pas, au premier abord, à l’inclusion dans l’espace de la citoyenneté, de la nationalité, des frontières naturelles, historiques ou politiques, de la géographie ou de la géo-politique, du sol, du sang ou de la classe sociale, autant de totalités qui à leur tour, dès lors qu’elles sont surdéterminées, on devrait dire contaminées par les événements de langue […] qu’elles impliquent toutes et tout aussi nécessairement, ne sont plus de part en part ce qu’elles sont ou ce qu’on croit qu’elles sont, à savoir identiques à elles-mêmes, donc simplement identifiables et dans cette mesure déterminables. »

(p. 24)

On le voit, tous ces modes d’inclusion, et donc d’exclusion, de délimitation, de frontières, se contaminent, compliquant considérablement l’identification elle-même que ces frontières seraient censées assurer. Les langues ne respectent pas rigoureusement les frontières politiques nationales, infranationales ou transnationales, jusqu’à les brouiller parfois, les frontières des langues entre elles ne sont pas non plus imperméables et elles se contaminent les unes les autres, au gré des fluctuations géo-politiques. Et cela, d’autant plus qu’une langue elle-même n’est pas « une », identique à elle-même. La babelisation ne passe pas seulement entre les langues, mais à l’intérieur de toute langue. Combien de fois, partant d’une expression, d’un mot, d’une phrase, Jacques Derrida en aura fait surgir la polysémie qui ne peut se rassembler dans une synthèse ou un compromis rassurant. Ainsi, parmi tant d’exemples possibles, dans Apories, à partir de la phrase « il y va d’un certain pas », phrase rigoureusement intraduisible sans perte (ou sans adjonction de notes et commentaires abondants), il y va de trois sens au moins : 1 - il (sujet personnel), y va (quelque part, en un certain lieu) d’un certain pas (d’une certaine allure) ; 2 - il (sujet neutre) y va (ce qui est en question) d’un certain pas (ce qui est en question, c’est une certaine démarche, allure, etc.) ; 3 - il y va d’un certain pas (ce qui est en question, ici, c’est une certaine négation, un certain « pas », no, not, nicht, kein) :

« Cette frontière de la traduction ne passe pas entre des langues, elle sépare la traduction d’elle-même, et la traductibilité, à l’intérieur d’une seule et même langue. Une certaine pragmatique l’inscrit ainsi dans le dedans même de ladite langue française. Comme toute pragmatique, elle prend en compte des opérations gestuelles et des marques contextuelles qui ne sont pas toutes et de part en part discursives. Tel est l’effet de schibboleth : il excède toujours le sens et la pure discursivité du sens.

La babelisation n’attend donc pas la multiplicité des langues. L’identité d’une langue ne peut s’affirmer comme identité à soi qu’en s’ouvrant à l’hospitalité d’une différence à soi ou d’une différence d’avec soi. »

(p. 28)

Traductibilité, identité, hospitalité, l’identité à soi impliquant l’hospitalité à la différence de l’autre, l’impossibilité de les séparer, nous avons là, réunis, quelques uns des motifs essentiels qui animent l’œuvre toute entière de Jacques Derrida. Mais on mesure déjà ce que représenterait un travail qui se voudrait exhaustif sur sa pensée quant aux frontières, en général et dans tous leurs « états ». Je me bornerai, en lui laissant le plus possible la parole, à en évoquer quelques points particulièrement sensibles. Surtout des points où la question de la frontière devient inséparable de celle de l’aporie.

Aporie, c’est donc le mot qui donne son titre à l’ouvrage auquel je me réfère ici depuis le début. Jacques Derrida y rappelle qu’il hante ses écrits depuis longtemps déjà. Avec ce mot d’aporie, il y va dit-il :

«  du non-passage, ou plutôt de l’expérience du non-passage, de l’épreuve de ce qui se passe et passionne en ce non-passage, nous paralysant en cette séparation de façon non nécessairement négative  : devant une porte, un seuil, une frontière, une ligne, ou tout simplement le bord ou l’abord de l’autre comme tel […] en ce lieu où il ne serait même plus possible de constituer un problème, un projet ou une protection, quand le projet même ou la tâche problématique devient impossible et quand nous sommes absolument exposés sans protection, sans problème [qui signifie aussi, Jacques Derrida l’a rappelé, bouclier] et sans prothèse, sans substitution possible, singulièrement exposés dans notre unicité absolue et absolument nue, c’est-à-dire désarmés, livrés à l’autre, incapables même de nous abriter derrière ce qui pourrait encore protéger l’intériorité d’un secret. Là, en somme, en ce lieu d’aporie, il n’y a plus de problème. Non pas, hélas ou heureusement, que les solutions soient données mais parce qu’un problème ne trouve même plus à se constituer comme ce qu’on garderait devant soi, un objet ou un projet présentables, un représentant protecteur ou un substitut prothétique, quelque frontière encore à passer ou derrière laquelle se protéger. »

[p. 31]

Or, parmi les textes « aporétiques » rappelés dans Apories, Jacques Derrida nomme L’autre cap, cet écrit de 1991[6] qui traite de l’Europe, au lendemain de la chute du « mur de Berlin » et alors que l’Allemagne vient à peine d’entamer sa réunification, que l’Europe est encore celle des « douze », et que la candidature de la Turquie est encore loin d’être acceptée. Ouvrage dont la relecture serait aujourd’hui d’une brûlante actualité. J’en rappellerai quelques traits.

L’autre cap

La réflexion se développe, pour une large part, à partir de la relecture d’un texte de Valéry, qui date de 1919, intitulé « La crise de l’esprit », dont les traits communs avec la Krisis de Husserl (de 1935) et de quelques autres textes des grands européens de l’époque avaient déjà été remarqués et interrogés dans De l’esprit (1987).

Qu’est-ce donc que l’Europe, demande Valéry ?

« Qu’est-ce donc que cette Europe ? C’est une sorte de cap du vieux continent, un appendice occidental de l’Asie. Elle regarde naturellement vers l’Ouest. Au sud, elle borde une illustre mer dont le rôle, je devrais dire la fonction, a été merveilleusement efficace dans l’élaboration de cet esprit européen qui nous occupe.

Or, l’heure actuelle comporte cette question capitale : l’Europe va-t-elle garder sa prééminence dans tous les genres ?

L’Europe deviendra-t-elle ce qu’elle est en réalité, c’est-à-dire : un petit cap du continent asiatique ?

Ou bien l’Europe restera-t-elle ce qu’elle paraît, c’est-à-dire : la partie précieuse de l’univers terrestre, la perle de la sphère, le cerveau d’un vaste corps ? »

[cité p. 26-27]

La question est donc celle de l’essence de l’Europe, de son « identité », question plus que jamais d’actualité. Et Valéry la pose en rapport avec la notion de « cap », prise en un double sens au moins, sens géographique de ce qui s’avance, de « pointe avancée » de la terre dans la mer, de « finisterre » en quelque sorte et sens spirituel de ce qui est à la tête, du « chef », qui, en tant que « cerveau », siège de la pensée, a le rôle de ce qui conduit, domine, le rôle du « capitaine ».

Or cette question de l’identité est immédiatement traduite par Jacques Derrida en question du rapport de l’identité avec son « autre » :

« Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi. […]

Il n’y a pas de rapport à soi, d’identification à soi sans culture, mais culture de soi comme culture de l’autre, culture du double génitif et de la différence à soi. La grammaire du double génitif signale aussi qu’une culture n’a jamais une seule origine. La monogénéalogie serait toujours une mystification dans l’histoire de la culture. »

[p. 16-17]

Ce qui ne va pas sans compliquer considérablement la question du « cap » :

« Comme toute histoire, l’histoire d’une culture suppose sans doute un cap identifiable, un telos vers lequel le mouvement, la mémoire et la promesse, l’identité, fût-ce comme différence à soi, rêve de se rassembler […] Mais l’histoire suppose aussi que le cap ne soit pas donné, identifiable d’avance et une fois pour toutes... »

[p. 23]

Dès lors se profile un double danger : perdre le cap à trop vouloir le garder, ou le perdre par amnésie culturelle. C’est le problème de la fidélité à l’héritage d’une culture : « Est-on plus fidèle à l’héritage d’une culture en cultivant la différence-à-soi (avec soi) qui constitue l’identité ou bien en s’en tenant à l’identité dans laquelle cette différence se maintient rassemblée ? », demande Derrida. « Cette question, ajoute-t-il, peut propager les effets les plus inquiétants sur tous les discours et toutes les politiques de l’identité culturelle. » L’aporie commence donc à se dessiner :

« Mais notre vieille mémoire nous dit qu’il faut aussi anticiper et garder le cap, car, sous le motif, qui peut devenir slogan, de l’inanticipable ou de l’absolument nouveau, nous pouvons craindre de voir revenir le fantôme du pire […]. Nous devons donc nous méfier et de la mémoire répétitive et du tout autre de l’absolument nouveau ; et de la capitalisation anamnésique et de l’exposition amnésique à ce qui ne serait absolument plus identifiable. »

L’Europe s’est toujours pensée comme « cap », comme à la pointe avancée de l’esprit, comme « cerveau » du corps de l’humanité. Je cite :

« L’idée d’une pointe avancée de l’exemplarité est l’idée de l’idée européenne, son eidos, à la fois comme arkhè - idée de commencement mais aussi de commandement (le cap comme la tête, lieu de mémoire capitalisante et de décision, encore le capitaine) - et comme telos - idée de la fin, d’une limite qui accomplit ou met un terme, au bout de l’achèvement, au but de l’aboutissement. La pointe avancée est à la fois commencement et fin, elle se divise en commencement et fin ; c’est le lieu depuis lequel ou en vue duquel tout à lieu. »

[p. 29]

Et plus loin :

« C’est toujours dans la figure du cap occidental et de la pointe finale que l’Europe se détermine et se cultive ; c’est dans cette figure qu’elle s’identifie, elle-même, à elle-même […] dans sa propre différence comme différence avec soi, différence à soi qui reste avec elle-même, auprès d’elle-même : oui, différence avec soi, avec le soi qui se garde et se rassemble dans sa propre différence, dans sa différence d’avec les autres […] dans la tentation, le risque ou la chance de garder chez soi la turbulence de l’avec, de l’apaiser en simple frontière intérieure - et bien gardée par de vigilantes sentinelles de l’être. »

[p. 30]

Que l’Europe se pense comme « capitale », que « l’idée européenne » ait toujours été celle d’un cap, à la pointe finale de l’humanité, n’a pas empêché, on le sait, qu’au cours de son histoire elle ait connu les « turbulences » les plus terribles, que ses « frontières intérieures » en aient été fortement bousculées. Quant à ses frontières extérieures, elles restent pour une large part très indéterminées. Se penser comme « cap » comporte donc toujours le risque majeur de s’aveugler à tout « autre cap », au « cap de l’autre ». A l’intérieur de l’Europe, les différentes nations ont toutes eu, à des degrés divers, la tentation de se considérer comme le cap du cap. Mi sérieux, mi ironique, Valéry parle de la tendance des français à se considérer comme figure de l’universel : « notre particularité - écrit-il - (et parfois, notre ridicule, mais souvent notre plus beau titre), c’est de nous croire, de nous sentir universels - je veux dire : hommes d’univers... ». Mais, commente Jacques Derrida, « il n’est pas réservé aux Français de se sentir "hommes d’univers".[…] Husserl le disait du philosophe européen : en tant qu’il se voue à la raison universelle, il est aussi le "fonctionnaire de l’humanité". » « Ni même sans doute aux Européens », ajoute-t-il [p. 73]. Surtout, précise-t-il, la prétention à « l’hégémonie nationale », qu’elle soit territoriale, linguistique, culturelle en général, ne va jamais sans une prétention à l’universalité :

« ...l’hégémonie nationale n’est pas revendiquée, aujourd’hui pas plus que jamais, au nom d’une supériorité empirique, c’est-à-dire d’une simple particularité. […] L’hégémonie nationale se présente, se réclame, elle prétend se justifier au nom d’un privilège dans la responsabilité et dans la mémoire de l’universel, donc du transnational, voire du trans-européen - et finalement du transcendantal ou de l’ontologique.[…] Le nationalisme et le cosmopolitisme ont toujours fait bon ménage, si paradoxal que cela paraisse ; et depuis Fichte, de nombreux exemples pourraient l’attester. Dans la logique de ce discours "capitalistique" et cosmopolitique, le propre de telle nation ou de tel idiome, ce serait d’être un cap pour l’Europe ; et le propre de l’Europe ce serait, analogiquement, de s’avancer comme un cap pour l’essence universelle de l’humanité. »

[p. 48-49]

Que le nationalisme fasse bon ménage avec le cosmopolitisme pourrait donc éclairer le fait que l’Europe, en s’avançant « comme un cap pour l’essence universelle de l’humanité », ait pu le faire souvent violemment, en toute bonne conscience :

« L’Europe se tient pour une avancée - l’avant-garde de la géographie et de l’histoire. Elle s’avance comme une avancée, et à l’autre elle n’aura cessé de faire des avances : pour induire, séduire, produire, conduire, se propager, cultiver, aimer ou violer, aimer violer, coloniser, se coloniser elle-même. »

Or, et c’est toujours l’antinomie qui se précise, il n’est pas possible non plus de renoncer à toute référence à la « valeur d’universalité » :

« La valeur d’universalité capitalise ici toutes les antinomies, parce qu’elle doit se lier à celle d’exemplarité qui inscrit l’universel dans le corps propre d’une singularité, d’un idiome ou d’une culture, que cette singularité soit ou non individuelle, sociale, nationale, étatique, fédérale ou confédérale. Qu’elle prenne une forme nationale ou non, raffinée, hospitalière ou agressivement xénophobe, l’auto-affirmation prétend toujours répondre à l’appel ou à l’assignation de l’universel. Cette loi ne souffre aucune exception. Aucune identité culturelle ne se présente comme le corps opaque d’un idiome intraduisible mais toujours, au contraire, comme l’irremplaçable inscription de l’universel dans le singulier, le témoignage unique de l’essence humaine et du propre de l’homme. »

[p. 71-72. Je souligne]

Après « La crise de l’esprit », et jusqu’en 1939, Valéry a écrit, on le sait, plusieurs autres textes sur l’Europe (cf. en particulier Regards sur le monde actuel). Comme la Krisis de Husserl, ces textes situés entre les deux guerres mondiales sont des tentatives de penser ce qu’ils nomment une « crise » de l’Europe, avec de plus en plus le pressentiment de l’imminence d’un séisme.

« L’imminence, en 1939, ce n’était pas seulement une terrifiante configuration culturelle de l’Europe construite à coups d’exclusions, d’annexions et d’exterminations. Cette imminence fut aussi celle d’une guerre et d’une victoire après lesquelles un partage de la culture européenne allait se figer, le temps d’une quasi-naturalisation des frontières dans laquelle les intellectuels de ma génération ont pratiquement passé leur vie d’adulte. Le jour d’aujourd’hui, avec la destruction du mur de Berlin, la perspective de la réunification de l’Allemagne, une perestroika encore indécise et les mouvements si divers de "démocratisation", les aspirations légitimes mais parfois très ambiguës à la souveraineté nationale, c’est la réouverture, la dénaturalisation de ces partages monstrueux. C’est aujourd’hui le même sentiment d’imminence, d’espoir et de menace, l’angoisse devant la possibilité d’autres guerres aux formes inconnues, le retour à de vieilles formes de fanatisme religieux, de nationalisme et de racisme. C’est la plus grande incertitude au sujet des frontières de l’Europe même, de ses frontières géographico-politiques (au centre, à l’est et à l’ouest, au nord et au sud), de ses frontières dites "spirituelles" (autour de l’idée de la philosophie de la raison, du monothéisme, des mémoires juive, grecque, chrétienne (catholique, protestante, orthodoxe), islamique, autour de Jérusalem, d’une Jérusalem elle-même divisée, déchirée, d’Athènes, de Rome, de Moscou, de Paris, et il faut dire : "etc....", et il faut diviser encore chacun des noms avec le plus respectueux des acharnements). »

Plus que jamais, aujourd’hui, il faut donc être attentif à « ce qui vient », à « l’événement », c’est-à-dire à ce qui vient sans qu’il soit possible de le prévoir, de l’anticiper. Et ce qui vient c’est peut-être non seulement un « autre cap », mais ce que Jacques Derrida nomme « l’autre du cap », c’est-à-dire « tout autre chose […] qui serait l’au-delà de cette tradition moderne, une autre structure de bord, un autre rivage » [p. 33], écrit-il. Et peut-être ne s’agit-il plus là d’une « crise », c’est-à-dire d’un moment critique à traverser, d’une traversée qui peut être dangereuse et longue certes, mais cependant provisoire. Si bien que notre responsabilité apparaît sans « règle » et comme traversée par une contradiction, comme une sorte de double bind, par rapport auquel nous sommes toujours nécessairement en défaut :

« L’injonction nous divise en effet, elle nous met toujours en faute ou en défaut car elle dédouble le il faut : il faut se faire les gardiens d’une idée de l’Europe, d’une différence de l’Europe mais d’une Europe qui consiste précisément à ne pas se fermer sur sa propre identité et à s’avancer exemplairement vers ce qui n’est pas elle, vers l’autre cap ou le cap de l’autre, voire, et c’est peut-être tout autre chose, l’autre du cap qui serait l’au-delà de cette tradition moderne, une autre structure de bord, un autre rivage.

Répondre fidèlement de cette mémoire et donc répondre rigoureusement à cette double injonction, cela devra-t-il consister à répéter ou à rompre, à continuer ou à s’opposer ? Ou bien à tenter d’inventer un autre geste […] ? 

Je crois que cela a lieu maintenant […]  cet événement a lieu comme ce qui vient, ce qui se cherche ou se promet aujourd’hui, en Europe, l’aujourd’hui d’une Europe dont les frontières ne sont pas données - ni le nom même, Europe n’étant ici qu’une appellation paléonymique. Je crois que s’il y a de l’événement aujourd’hui, il a lieu là ; dans cet acte de mémoire qui consiste à trahir un certain ordre du capital pour être fidèle à l’autre cap et à l’autre du cap. Et cela arrive à un moment pour lequel le mot de "crise", de crise de l’Europe ou de crise de l’esprit, n’est peut-être plus approprié. »

Responsabilité sans règle donc, qui nous met en demeure d’inventer. Responsabilité sans chemin ouvert et tracé d’avance. La situation est celle de l’aporie, donc. Et plusieurs fois, au cours de l’ouvrage, Jacques Derrida revient sur le caractère nécessairement aporétique de toute responsabilité véritable. Aporie et non simple contradiction, susceptible d’être résolue, relevée, par quelque synthèse dialectique. Aporie ou antinomie si l’on entend par antinomie non pas, à la manière kantienne, la contradiction entre deux thèses antithétiques de la raison théorique mais, selon l’étymologie même du mot, la contradiction entre deux lois également impératives, sans synthèse possible, qui nous met dans l’obligation d’inventer l’impossible même. En effet, si l’adage veut que « à l’impossible, nul ne soit tenu », en réalité, pour Jacques Derrida, « nous ne sommes tenus qu’à l’impossible ». C’est la condition de toute responsabilité véritable, « s’il y en a », comme il se hâte toujours d’ajouter.

« J’oserai suggérer que la morale, la politique, la responsabilité, s’il y en a, n’auront jamais commencé qu’avec l’expérience de l’aporie. Quand le passage est donné, quand un savoir d’avance livre la voie, la décision est déjà prise, autant dire qu’il n’y en a aucune à prendre : irresponsabilité, bonne conscience, on applique le programme. Peut-être, et ce serait l’objection, n’échappe-t-on jamais au programme. Alors il faut le reconnaître et cesser de parler avec autorité de responsabilité morale ou politique. La condition de possibilité de cette chose, la responsabilité, c’est une certaine expérience de la possibilité de l’impossible : l’épreuve de l’aporie à partir de laquelle inventer la seule invention possible, l’invention impossible. »

[p. 43]

et plus loin :

« Nous avons, nous devons avoir seulement la sécheresse d’un axiome abstrait, à savoir que l’expérience de l’identité ou de l’identification culturelle ne peut-être que l’endurance de ces antinomies. Quand nous disons : "il semble que nous ne disposions pas de règle ou de solution générale", ne faut-il pas sous-entendre en effet : "il faut que nous n’en disposions pas"? Non seulement "il faut bien" mais absolument "il faut", et cette exposition démunie est la forme négative de l’impératif en lequel une responsabilité, s’il y en a, garde une chance de s’affirmer. […] L’invention du nouveau qui ne passerait pas par l’endurance de l’antinomie serait une dangereuse mystification, l’immoralité plus la bonne conscience, et parfois la bonne conscience comme immoralité ».

[p. 70-71]

Ainsi en va-t-il pour notre responsabilité quant à l’Europe à venir :

« ... l’identité culturelle européenne, comme l’identité ou l’identification en général, si elle doit être égale à soi et à l’autre, comme à la mesure de sa propre différence démesurée "avec soi", appartient, donc doit appartenir, à cette expérience de l’impossible. »

[p. 46-47]

Certes, on pourra toujours, dès lors, se demander, dit-il, « ce que peut être une morale ou une politique ne mesurant la règle de la responsabilité qu’à la règle de l’impossible ». Mais en revanche celle-ci ne saurait, en aucun cas, servir d’alibi à l’irresponsabilité, bien au contraire. Et, dans les dernières pages du livre, il rassemble en sept formulations le devoir, de structure aporétique, qui voue ce que l’on nomme encore l’identité européenne, à s’ouvrir non seulement à « l’autre rive d’un autre cap », mais à s’ouvrir sur cet « autre du cap », c’est-à-dire à en laisser venir l’événement imprévisible, au risque de « la propagation d’une fission en chaîne » de toutes les frontières dans lesquelles elle s’est, jusqu’ici, plus ou moins assurée. Ces sept formulations, ou « sept apories », il les reprend dans Apories, et je les cite à mon tour, les livrant dans leur actualité intacte, aujourd’hui, à votre réflexion :

« ...Le devoir de répondre à l’appel de la mémoire européenne, de rappeler ce qui s’est promis sous le nom de l’Europe, de ré-identifier Europe, c’est un devoir sans commune mesure avec tout ce qu’on entend généralement sous ce nom mais dont on pourrait montrer que tout autre devoir peut-être le suppose en silence.

Ce devoir dicte aussi d’ouvrir l’Europe, depuis le cap qui se divise parce qu’il est aussi un rivage : de l’ouvrir sur ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne sera jamais l’Europe.

Le même devoir dicte aussi non seulement d’accueillir l’étranger pour l’intégrer, mais aussi pour reconnaître et accepter son altérité : deux concepts de l’hospitalité qui divisent aujourd’hui notre conscience européenne et nationale.

Le même devoir dicte de critiquer ("en-théorie-et-en-pratique", inlassablement) un dogmatisme totalitaire qui, sous prétexte de mettre fin au capital, a détruit la démocratie et l’héritage européen, mais aussi de critiquer une religion du capital qui installe son dogmatisme sous de nouveaux visages que nous devons apprendre à identifier - et c’est l’avenir même, il n’y en aura pas autrement.

Le même devoir dicte de cultiver la vertu de cette critique, de l’idée critique, de la tradition critique, mais aussi de la soumettre, au-delà de la critique et de la question, à une généalogie déconstructrice qui la pense et la déborde sans la compromettre.

Le même devoir dicte d’assumer l’héritage européen, et uniquement européen, d’une idée de la démocratie, mais aussi de reconnaître que celle-ci, comme celle du droit international, n’est jamais donnée, que son statut n’est même pas celui d’une idée régulatrice au sens kantien, plutôt quelque chose qui reste à penser et à venir: non pas qui arrivera certainement demain, non pas la démocratie (nationale et internationale, étatique ou trans-étatique) future, mais une démocratie qui doit avoir la structure de la promesse - et donc la mémoire de ce qui porte l’avenir ici maintenant.

Le même devoir dicte de respecter la différence, l’idiome, la minorité, la singularité, mais aussi l’universalité du droit formel, le désir de traduction, l’accord et l’univocité, la loi de la majorité, l’opposition au racisme, au nationalisme, à la xénophobie[7]. »

Cosmopolites de tous les pays, encore un effort !

Il faudrait, dans le prolongement de cette lecture rapide et nécessairement simplificatrice de L’autre cap, dire quelques mots du très court ouvrage intitulé Cosmopolites de tous les pays, encore un effort ! [8]publié en 1997 et qui est la reprise d’une communication faite au premier congrès des villes-refuges qui se tint les 21 et 22 mars 1996 au Conseil de l’Europe à Strasbourg, à l’initiative du Parlement international des écrivains, à la création duquel Jacques Derrida avait participé et dont il assura quelque temps l’une des vice-présidences. Car est-il besoin de rappeler que ce n’est pas seulement dans sa pensée et dans ses livres qu’il a affronté la problématique des frontières. On rappelait, ce matin, son arrestation à Prague, à la fin de l’année 1981, courte mais violente et qui eût pu durer beaucoup plus longtemps. Sans doute, son expérience précoce des frontières que trace le racisme, avec en particulier son éviction de l’école, en tant qu’enfant juif, à l’époque du régime de Vichy, à Alger, n’est peut-être pas sans rapport, beaucoup plus tard, avec son engagement contre l’apartheid, mais aussi avec la persévérance de ses engagements concernant l’enseignement de la philosophie, son souci d’en décloisonner la place, dans les lycées comme dans l’Université et au-delà, qu’il s’agisse de la création du GREPH (Groupe de recherches sur l’enseignement philosophique), de l’organisation des États Généraux de la Philosophie, de la participation à plusieurs commissions pour élaborer des projets de réforme, de la création du Collège International de Philosophie, dont le titre complet devrait être « Collège International de Philosophie - Sciences - Intersciences et Arts » et dont l’idée directrice fut non seulement un décloisonnement entre les différentes « disciplines », une mise en question « déconstructrice » de leurs frontières, mais également un décloisonnement entre les différentes institutions de recherche et notamment entre l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur [9]. S’agissant des villes-refuges, l’un des derniers voyages de Jacques Derrida fut pour Coimbra, en novembre 2003 : l’Université de Coimbra, à l’ouverture d’un colloque sur « la souveraineté », lui décernait un doctorat honoris causa, alors même que la ville, pour un an « capitale de la culture », entrait dans la communauté des villes-refuges dont il avait été l’un des initiateurs, et il en signa l’engagement officiel. Il était déjà très malade, mais il tint à venir cependant, comme il l’avait promis. Il tenait toujours ses promesses, jusqu’aux limites du possible et même au-delà.

Il y aurait beaucoup à dire sur cette instauration des « villes-refuges ». Je me bornerai, là encore, à quelques traits.

Dans ce court texte, il aborde à nouveau la question du « cosmopolitisme », mais à partir de la question : qu’est-ce que la polis aujourd’hui ? L’État ? La Ville ? « Au moment où la "fin de la ville" résonne à la manière d’un verdict, au moment d’un diagnostic et d’un pronostic si communs, comment rêver encore d’un statut original pour la Ville, et ensuite pour la « ville-refuge », demande-t-il ? Comment rêver cela sans rêver d’un « re-nouvellement du droit international » ? Destinée à donner refuge à des intellectuels victimes de persécutions, de menaces meurtrières d’origine aussi bien étatiques que non étatiques, la ville-refuge, une ville peut-elle « s’élever au-dessus des États-nations ou du moins s’en affranchir ? », s’en affranchir assez, pour devenir « selon une nouvelle acception du mot, une ville-franche quand il s’agit d’hospitalité et de refuge ? »[p. 25], telle est la question. Et cela, à l’heure où les États sont de moins en moins respectueux du « droit d’asile » que pourtant ils proclament respecter. A l’heure où, par exemple, en Europe, l’on prétend « lever les frontières intérieures », conformément aux accords de Schengen, mais où on renforce d’autant plus les frontières extérieures pour protéger cet espace intérieur élargi, où « on procède à un verrouillage plus strict encore des frontières extérieures de ladite Union européenne ». Dès lors :

« Les demandeurs d’asile frappent successivement aux portes de chacun des États de l’Union européenne et finissent par être refoulés à toutes les frontières. Sous prétexte de lutter contre une immigration économique déguisée en exil ou en fuite devant la persécution politique, les États rejettent plus souvent que jamais les demandes de droit d’asile. »

[p. 35]

Dès lors, en inscrivant dans sa constitution même, l’instauration de villes-refuges, le Parlement international des écrivains invite à repenser le droit international et tout particulièrement en rapport avec le principe de plus en plus problématique de la « souveraineté nationale » :

« Qu’il s’agisse de l’étranger en général, de l’immigré, de l’exilé, du réfugié, du déporté, de l’apatride, de la personne déplacée […], nous invitons ces nouvelles villes-refuges à infléchir la politique des États, à transformer et à refonder les modalités de l’appartenance de la cité à l’État, par exemple dans une Europe en formation ou dans des structures juridiques encore dominées par la règle de la souveraineté étatique, règle intangible ou supposée telle, mais règle aussi de plus en plus précaire et problématique. Celle-ci ne peut plus et ne devrait plus être l’horizon ultime des villes-refuges. Est-ce possible ? »

[p. 14]

Or, en posant, avec les villes-refuges, les principes d’une « nouvelle charte de l’hospitalité », cet objectif du Parlement international des écrivains rejoint un des motifs majeurs, et de plus en plus manifeste dans ses écrits récents, de la pensée de Jacques Derrida. Car, dit-il, « l’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. »

« En tant qu’elle touche à l’ethos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu’à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité, elle est de part en part co-extensive à l’expérience de l’hospitalité, de quelque façon qu’on l’ouvre ou la limite. »

[p. 42]

Mais avec l’hospitalité, nous sommes à nouveau amenés à l’une de ces apories qu’il a maintes fois analysées. Dans son fameux texte Vers la paix perpétuelle, Kant fonde son concept d’ « hospitalité universelle » sur la limite de la terre, du « globe terrestre sphérique et fini », qui voue les humains, qui ne peuvent se disperser à l’infini, à une « commune possession de la surface de la terre ». Jacques Derrida se réfère souvent à ce texte mais pour en souligner aussi la limite. Le droit à l’hospitalité universelle, « droit naturel » pour Kant, se limite cependant, selon lui, à un « droit de visite », de plus soumis à la condition que l’étranger se conduise paisiblement. Le « droit de résidence », relève, lui, de la juridiction des États. Le droit à l’hospitalité universelle se trouve donc, finalement, chez Kant, fortement « conditionnel ». Or, selon Jacques Derrida, l’hospitalité véritable ne saurait être qu’inconditionnelle. Comme semble l’indiquer le double sens du mot « hôte » en français - hôte est celui qui reçoit (host, en anglais), hôte est aussi celui qui est reçu (guest, en anglais) - celui qui reçoit n’est pas nécessairement celui qu’on croit. Si la culture est hospitalité, ouverture à l’autre, le « chez-soi » n’appartient pas au seul hôte qui reçoit :

« Le chez-soi comme don de l’hôte rappelle au chez-soi […] donné par une hospitalité plus ancienne que l’habitant même. Comme si celui-là même qui invite ou reçoit, comme si l’habitant logeait toujours lui-même chez l’habitant, cet hôte auquel il croit donner l’hospitalité alors qu’en vérité il commence par la recevoir de lui. Comme s’il était en vérité reçu par celui qu’il croit recevoir. »

[Apories, p. 28-29]

Les conséquences en sont dès lors infinies.

« Recevoir, cela revient à quoi? Telle infinité se perdrait alors dans l’abîme du recevoir, de la réception ou du réceptacle, de cet endekhomenon qui creuse de son énigme toute la méditation du Timée à l’adresse de Khôra (eis khôran). Endekhomai signifie prendre sur soi, en soi, chez soi, avec soi, recevoir, accueillir, accepter, admettre autre chose que soi, l’autre que soi. On peut y entendre une certaine expérience de l’hospitalité, et le passage du seuil par l’invité qui doit être à la fois appelé, désiré, attendu mais toujours libre de venir ou de ne pas venir. Il s’agit bien d’admettre, d’accepter et d’inviter. »

[Apories, p. 29]

Accueillir l’autre comme « autre » c’est l’accueillir sans limite, sans condition, en le laissant libre de venir ou non, libre aussi de bouleverser le chez-soi qui l’accueille et qu’il ne peut pas ne pas bouleverser, d’une manière ou d’une autre, dès l’instant où il y est accueilli et respecté comme autre. Cela ne va pas sans péril. Il ne faut pas que l’autre accueilli soit un otage, mais celui qui l’accueille peut bien en devenir lui-même l’otage et l’hospitalité se changer en hostilité, l’hospitalité étant toujours, plus ou moins, « hostipitalité », mot composé par Jacques Derrida pour rappeler que « hôte » vient de hostis aussi bien que de hospes et que l’aporie est logée au cœur même de l’hospitalité.

« Pas de politique, […] sans hospitalité ouverte à l’hôte comme ghost qu’on tient aussi bien qu’il nous tient en otage. »

[Apories, p. 112]

L’éthique c’est l’hospitalité, avons nous dit. Jacques Derrida rejoint ici Lévinas, pour qui « je suis l’otage de l’autre ».

Mais, inconditionnelle par principe, l’hospitalité ne peut pas, pour ne pas rester seulement un principe, une « idée régulatrice », ne pas entrer dans certaines conditions. La justice est toujours au-delà du droit, mais il faut le droit. Et c’est l’aporie. L’exigence d’hospitalité inconditionnelle ne doit jamais renoncer à l’être, mais elle doit aussi y renoncer si peu que ce soit. La justice est « indéconstuctible » et c’est bien pour cela que le droit, lui, doit toujours être déconstruit, pour plus de justice, et selon des modalités toujours à inventer. Mais « il faut » le droit... pour moins d’injustice.

Et c’est bien ainsi que se termine la réflexion sur les villes-refuges :

« Il s’agit de savoir comment transformer et faire progresser le droit. Et de savoir si ce progrès est possible dans un espace historique qui tient entre La Loi d’une hospitalité inconditionnelle, offerte a priori à tout autre, à tout arrivant, quelqu’il soit, et les lois conditionnelles d’un droit à l’hospitalité sans lequel La loi de l’hospitalité inconditionnelle risquerait de rester un désir pieux, irresponsable, sans forme et sans effectivité, voire se pervertir à chaque instant.

Expérience et expérimentation donc. Notre expérience des villes-refuges alors ne serait pas seulement ce qu’elle doit être sans attendre, à savoir une réponse d’urgence, une réponse juste, en tout cas plus juste que le droit existant, une réponse immédiate au crime, à la violence, à la persécution. Cette expérience des villes-refuges, je l’imagine aussi comme ce qui donne lieu, un lieu de pensée, et c’est encore l’asile ou l’hospitalité, à l’expérimentation d’un droit et d’une démocratie à venir. Sur le seuil de ces villes, de ces nouvelles villes qui seraient autre chose que des "villes nouvelles", une certaine idée du cosmopolitisme, une autre, n’est peut-être pas encore arrivée.

- Si - elle est arrivée...

- ... alors, on ne l’a peut-être pas encore reconnue. »

[Cosmopolites ... p. 57-58]

***

Voilà, je crois avoir atteint la limite du temps de parole qui m’était accordé. Si vous m’accordez un sursis de quelques minutes, cinq minutes, pas plus, je voudrais dire quelques mots encore ...

Pour n’être pas trop injuste avec cette pensée de l’aporie qui anime tant de textes de Jacques Derrida, il aurait fallu évoquer tant d’autres occurences.

Qu’il s’agisse de la traduction qui n’est véritable qu’à être l’impossible traduction de l’intraduisible, et plus que tout, du poème « révélant le secret qu’il garde comme secret ». 

Qu’il s’agisse du témoignage qui n’est tel qu’à condition de rester hétérogène à la preuve, qui ne peut qu’être lié à une singularité, une expérience absolument singulière, idiomatique et donc, en un sens, indicible, « intraduisible », que la traduction, la simple tentative pour le dire, ne peut que trahir. « Mais que vaudrait un témoignage intraduisible ? Serait-ce un non-témoignage ? Et que serait un témoignage absolument transparent à la traduction ? Serait-ce encore un témoignage ? » Telle est l’aporie.

Qu’il s’agisse du mensonge - et on ne pourra jamais prouver que quelqu’un a menti - aussi bien que du parjure, qui, l’un comme l’autre supposent une certaine fidélité à la véracité ou au serment qu’ils trahissent et qui sont, l’un comme l’autre, condition de possibilité de la véracité et de la promesse.

Qu’il s’agisse du pardon qui, pour être « pardon » véritable et non « oubli », « réconciliation », ou quelque économie réparatrice, « ne prend son sens », « ne trouve sa possibilité de pardon que là où il est appelé à faire l’im-possible et à pardonner l’im-pardonnable ».

Qu’il s’agisse de la décision qui, on l’a vu, pour n’être pas la simple application d’une règle ou l’effectuation d’un programme, ne peut et ne doit décider qu’à l’épreuve de l’indécidable.

Dans tous ces cas, trop sommairement évoqués, la rigueur même de la pensée la porte implacablement à la rencontre de l’aporie d’un possible qui n’est possible qu’à être im-possible, qu’à exiger l’im-possible, l’im-possible comme seule possibilité.

Mais « ... endurer l’aporie, […] telle est la loi de toutes les décisions, de toutes les responsabilités, de tous les devoirs sans devoir, pour tous les problèmes de frontières qui peuvent jamais se présenter... » écrivait Jacques Derrida dans Apories, (p. 136). Il s’agit donc de « penser autrement - la possibilité de l’impossible ».

Dans Apories, l’ouvrage d’où nous sommes partis et qui est resté comme l’horizon de tout ce parcours, dans cette longue réflexion sur « le passage des frontières », Jacques Derrida cite, au passage, cette pensée commune : « la mort n’a pas de frontière ». On entend par là qu’elle est le sort commun à tous les vivants, sans distinction. Mais toute la philosophie, au cours de son histoire, s’est ingéniée à tracer une frontière entre l’homme et le reste des vivants, notamment entre l’homme et l’animal et, notamment, en définissant l’animal de manière essentiellement négative, comme ce qui « n’a pas » ce qui caractérise l’homme : la raison, le langage, etc. Or Jacques Derrida a toujours eu à cœur de mettre en question cette pseudo-évidence. D’abord en faisant valoir que parler de « l’animal » en général, sans distinction, comme si entre l’amibe et le singe il n’y avait pas de différence, est une schématisation des plus contestable. Ensuite en s’efforçant de montrer, non pas que l’animal a tout ce dont on le prive (encore qu’il en ait parfois beaucoup plus que la philosophie ne le croit), mais que l’homme a beaucoup moins et surtout de manière beaucoup moins pure, ce qu’il croit avoir. C’est ainsi que, dans Apories, s’en prenant à la thèse de Heidegger selon laquelle l’animal, « pauvre en monde », n’a pas de rapport à quoi que ce soit « en tant que tel », et tout particulièrement n’a pas de rapport à la mort « en tant que telle » et donc, à proprement parler ne meurt pas mais « périt » seulement, c’est-à-dire « cesse de vivre », il se demande s’il est possible d’assurer que l’homme, le Dasein, a lui-même un véritable rapport à la mort « en tant que telle ». Qu’il y pense, qu’il n’existe qu’en tant qu’« être-pour-la-mort », qu’il y pense sans cesse même, qu’il soit hanté par cette pensée, qu’elle structure tout son rapport à l’autre - et il faudrait penser aux admirables analyses de Jacques Derrida sur l’amitié ou l’amour comme hantés par la certitude que nous ne mourrons pas ensemble, que, nécessairement l’un survivra à l’autre, fût-ce un seul instant, comme Roméo et Juliette -, tout ceci n’implique pas un rapport à la mort « en tant que telle ». L’« antique croyance que les morts ne sont pas morts, ou ne sont pas tout à fait morts », n’est pas le seul fait de ceux que l’on nomme les « primitifs ». L’inconscient ne croit pas à la mort, disait Freud. Et nous ne sommes jamais quitte avec l’inconscient.

Quoi qu’il en soit, la mort de l’autre c’est à tout le moins la terrible frontière qui nous sépare désormais de lui (même si cette frontière n’empêche pas que les morts reviennent de tant de façons). Pour terminer, je voudrais citer une page de Jacques Derrida que je trouve particulièrement bouleversante. Elle se trouve dans le texte d’hommage à Paul Ricœur qu’il écrivit pour le Cahier de l’Herne consacré à celui-ci et publié au début de 2004. Il l’écrivit en 2003, alors qu’il était déjà très gravement malade. Au début du texte, il évoque l’histoire de leur relation, leurs rencontres mais aussi les écarts entre leurs pensées qui pourraient apparaître comme autant de frontières. Entre autres, il donne, cet exemple :

« A ma proposition d’allure aporétique selon laquelle le pardon est, en un sens non-négatif, l’im-possible même (on ne peut pardonner que l’impardonnable ; pardonner ce qui est déjà pardonnable, ce n’est pas pardonner ; ce qui ne revient pas à dire qu’il n’y a pas de pardon mais que celui-ci, pour paraître possible, devrait, comme on dit, faire l’impossible : pardonner l’impardonnable), Ricœur opposa plus d’une fois une autre formule : "le pardon n’est pas impossible, il est difficile" »

« Quelle différence y a-t-il, et où passe-t-elle, entre "l’im-possible" (non-négatif) et le "difficile", le très-difficile, le plus difficile possible, la difficulté, l’infaisable même ? Quelle différence entre ce qui est radicalement difficile et ce qui paraît im-possible ? », se demande alors Jacques Derrida. S’agit-il d’une frontière entre deux modes de penser ? Non :

« "Logique" étrange de cet échange sans accord ni opposition, où une rencontre à la fois tangentielle, tendancielle et intangible s’esquisse mais aussi s’esquive dans la proximité la plus amicale (nous nous sommes "côtoyés", me dit-il un jour, assez récemment, alors qu’une fois encore nous essayions de penser ensemble ce qui s’était passé, ne s’était pas passé, toute une vie durant, entre nous). "Se côtoyer" (chemins parallèles qui se rejoindront peut-être à l’infini, cheminement ou navigation côte-à-côte, ou bord à bord, alliance implicite et sans heurt mais dans le respect d’une différence irréductible), ce serait l’une des "métaphores", potentiellement les plus riches, que nous pourrions tenter d’ajuster ou de compliquer, voire de contredire pour dire la "chose" de cette "logique". »

Au moment cependant où, comme en réponse à "La mythologie blanche. La métaphore dans le texte philosophique » de Derrida, Ricœur publia La métaphore vive, la différence aurait pu sembler au plus près de la frontière et le côtoiement n’être plus possible de part et d’autre de cette frontière. C’est pourtant dans l’évocation de ce moment que se trouve le passage que je tenais à citer en conclusion et que je trouve d’une bouleversante générosité. Il commence par une brève citation de La métaphore vive :

« On peut distinguer deux affirmations dans l’entrelacs serré de la démonstration de J. Derrida. La première porte sur l’efficace de la métaphore usée dans le discours philosophique, la seconde sur l’unité profonde du transfert métaphorique et du transfert analogique de l’être visible à l’être intelligible.

La première affirmation prend à revers tout notre travail tendu vers la découverte de la métaphore vive. Le coup de maître, ici, est d’entrer dans la métaphysique non par la porte de la naissance, mais, si j’ose dire, par la porte de la mort. »

Et voici le commentaire qu’en donne Jacques Derrida :

« Même si je doute que cela soit vrai de mon texte sur la métaphore, peu importe ici aujourd’hui, je crois que bien au-delà de ce débat sur la métaphore, Ricœur a vu juste et profondément. En moi et dans mes gestes philosophiques. Je me suis toujours rendu à l’affirmation et à la réaffirmation invincible de la vie, du désir de vie, en passant, hélas, "par la porte de la mort", les yeux fixés sur elle, à chaque instant. Dans la crainte et le tremblement, bien sûr. Pour les autres, pour ceux et celles que j’aime non moins que pour moi. Il n’y a pas si longtemps, Ricœur me dit : "la mort ne me fait pas peur, mais la solitude, oui". Je crois n’avoir pas su quoi lui répondre, et ne le sais pas davantage aujourd’hui. Bien sûr, j’ai alors formé en moi, pour moi, comme aujourd’hui encore, le voeu que l’une et l’autre lui soient épargnées le plus longtemps possible. Que sa parole veille toujours sur nous, non moins que ses écrits.

Une dernière métaphore "vive", au moment de signer ce témoignage d’admiration et de fidélité. Il me semble que nous avons toujours partagé une croyance, un acte de foi, tous les deux, chacun à sa manière et depuis son lieu propre, son lieu de naissance, sa "perspective" […] et l’unique "porte de la mort". Cette croyance nous engage, comme une parole donnée. Elle nous donne, elle nous appelle à savoir une chose simple et incroyable que je figurerais ainsi : par dessus ou à travers un abîme infranchissable que nous n’avons pas su nommer, nous pouvons néanmoins nous parler et nous entendre. Et même, autre don que je reçois de lui, nous prénommer.

Nous le ferons encore, comme nous le fîmes, tout à l’heure, au téléphone, pour échanger des nouvelles et des voeux.

le 31 décembre 2003 [10] »

Le tout dernier mot, je le laisserai à Paul Ricœur lui-même, bouleversé par la mort de cet ami, auquel, dans son grand âge, il se reprochait presque de survivre et qu’il devait suivre dans la mort quelques mois plus tard, un simple mot donné pour un dernier hommage au Collège international de philosophie, le 12 octobre 2004 :

« Moi aussi je pleure la perte du penseur le plus créatif de notre temps... »