Résumés
Résumé
Les écrits de Charlotte Delbo témoignent de l’effort de survie intellectuelle (et affective) auquel l’auteur s’est livrée dès son arrestation en mars 1942. Dans Les Hommes, pièce écrite en 1978, Charlotte Delbo décrit la vie des femmes incarcérées en attendant d’être déportées en camp de concentration. Le personnage "Françoise" va mettre en scène Un caprice, la charmante et innocente comédie de Musset, car : « Mettre en scène notre situation présente : des femmes qui sont enfermées dans un fort en attendant d’être déportées, des femmes qui inventent mille ruses pour passer le temps et tricher avec le destin comme si on pouvait l’esquiver, qui font des efforts surhumains pour ne pas penser à la menace de mort qui pèse sur elles, sur leurs maris ou leurs frères... Des femmes enfermées dans une aile de ce fort et qui sont toujours sur le qui-vive, qui font le guet par n’importe quelle fente dans l’espoir d’apercevoir les hommes enfermés dans l’aile voisine, qui griffonnent sans cesse des petits mots qu’elles esaient de leur faire passer... Des hommes qui se sont battus et qui maintenant attendent que leur vie soit tranchée... Non, cela ne faisait pas une pièce pour nous en ce moment [...] Aucune n’aurait pu jouer son propre rôle. C’était trop dur. » (Les Hommes, p. 45)
Le texte qui suit reprend l’article en anglais de Claude Schumacher, intitulé « Charlotte Delbo : theatre as a means of survival », paru initialement dans Staging the Holocaust,The Shoah in drama and performance, Edited by Claude Schumacher, Cambridge university Press, 1998. Avec l’accord de l’auteur, le texte en a été légèrement modifié.
Corps de l’article
J’ai fait la connaissance de Madame Delbo en août 1974. J’avais acheté tout un lot de pièces de théâtre chez Pierre-Jean Oswald (qui était en difficulté financière et offrait 15 titres pour le prix de 100 francs). La pièce qui a immédiatement retenu mon attention (et qui a provoqué en moi un choc plus radical encore que la projection de Nuit et brouillard) s’appelle Qui rapportera ces paroles? Dans cette tragédie en trois actes, dont l’action se situe dans un camp d’extermination qui n’est jamais nommé, il y a une distribution de 23 femmes ce qui est une aubaine pour un metteur en scène travaillant dans un département de théâtre universitaire. Mais les problèmes esthétiques posés par un texte aussi radicalement différent du répertoire courant demandait un temps de maturation assez long. Heureusement, une autre pièce, La Sentence, tout aussi dramatique, mais moins intimidante, m’a permis d’aborder l’œuvre théâtrale de Charlotte Delbo dans la pratique. La Sentence met en scène le procès de Burgos, ce procès de militants basques à Burgos de 1970 et présente le calvaire des hommes du point de vue des femmes des prisonniers - leurs compagnes, leurs mères, leurs sœurs. Nous avons présenté cette pièce au Festival « off » d’Edimbourg en 1974. Madame Delbo a eu l’extrême gentillesse de venir voir le spectacle - et ce fut le début d’une merveilleuse amitié, brutalement interrompue par sa mort. Après La Sentence, j’ai monté Qui rapportera ces paroles? (1978), Une scène jouée dans la mémoire (1980, inédit) et Kalavrita des mille Antigone (1982).
Quelques éléments importants pour comprendre la vie de Charlotte Delbo :
Elle est née en août 1913 et a fait partie des jeunesses communistes. À partir de la fin des années 30 (où elle était), Madame Delbo fut une proche collaboratrice de Jouvet. En 1940 et 41, elle assurait la liaison entre l’Athénée et Jouvet, qui se trouvait à la campagne. En 1941, elle suit Jouvet en Amérique du Sud pour une tournée avec la troupe. En 1941 elle apprend l’exécution d’un de ses amis et revient de Rio-de-Janeiro malgré l’opposition de Louis Jouvet. Elle débarque en France le 15 novembre 1941. Le 2 mars 42, elle est arrêtée avec son mari, Georges Dudach, pour faits de Résistance. Tous deux sont incarcérés à La Santé. Georges Dudach est fusillé comme otage le 23 mai, au Mont Valérien. Charlotte Delbo sera transférée au fort de Romainville le 24 août, puis déportée de la gare de Compiègne à Auschwitz-Birkenau, dans un convoi de 230 femmes le 24 janvier 1943. Elle est l’une des 49 femmes rescapées de ce camp et portera, le reste de sa vie, le numéro 31661 tatoué sur le bras. Libérée le 23 avril 1945 par la Croix-Rouge, elle revient en France en mai 45 et jusqu’en 1947, travaillera à l’Athénée aux côtés de Jouvet, puis, pour l’ONU.
Ce qui rend son destin exemplaire, c’est sa volonté, très tôt exprimée, de survivre à l’horreur pour revenir parmi nous afin de pouvoir témoigner. Dans un entretien publié dans Le Monde (20 juin 1975) elle dit :
« Quand je suis rentrée du camp, j’ai voulu témoigner. Il fallait que quelqu’un rapporte les paroles, les gestes, les agonies d’Auschwitz. »
Pour elle, il ne faisait pas de doute que son témoignage emprunterait la voix de la poésie et, plus précisément, celle de la tragédie la plus épurée.
« Chacun témoigne avec ses armes », dit-elle. « Je considère le langage de la poésie comme le plus efficace - car il remue le lecteur [et, bien sûr, le spectateur] au plus secret de lui-même - et le plus dangereux pour les ennemis qu’il combat. »
Et de conclure :
« Je me sers de la littérature comme d’une arme, car la menace m’apparaît trop grande. »
Charlotte Delbo a écrit, en plus de son œuvre romanesque, cinq pièces de théâtre inspirées par Auschwitz. Seuls deux textes sont publiés : Qui rapportera ces paroles ? (qui porte le sous-titre de «scènes d’Auschwitz») et Kalavrita (poème dramatique qui relate une atrocité commise, le 13 décembre 1943, par les armées nazies en retraite dans le Péloponèse.
Les Hommes (pièce inédite)
Écrite au cours de l’été de 1978, cette pièce met en scène un épisode de la vie carcérale de Charlotte Delbo qui se place avant sa déportation. Elle témoigne de l’effort de survie intellectuelle (et affective) auquel l’auteur s’est livré dès son arrestation. Il est toujours dangereux, en analysant une œuvre de fiction, de confondre auteur et création, ici auteur et personnage de théâtre, ou - en clair - Charlotte Delbo et le personnage central de Françoise. Mais ici, sans crainte de trahir, on peut affirmer que Françoise, présente dans toutes les « pièces d’Auschwitz », est clairement le double, le porte-parole de l’auteur. L’œuvre théâtrale de Charlotte Delbo est essentiellement autobiographique tout en rendant compte d’une réalité objective (comme, par exemple, Les Perses, d’Eschyle qui exerçait un commandement à la bataille de Salamine).
Charlotte Delbo avait été une proche collaboratrice de Louis Jouvet, et le théâtre était sa raison de vivre. Dans une entrevue avec Madeleine Chapsal, en 1966, elle dit:
« J’avais été la secrétaire de Jouvet. Je connaissais des pièces par cœur, les jeux de scène, les éclairages. Je pouvais les réciter en racontant le jeu des acteurs. Je le faisais pour celles qui étaient groupées tout près de moi (c’est-à-dire au fort de Romainville et en déportation). »
Dans Qui rapportera ces paroles?, une des déportées, Renée - pour encourager une camarade, en train de flancher - lui dit:
« Redresse-toi, Marie. Si nous trouvons un petit coin sec pour nous asseoir pendant la soupe, nous demanderons à Françoise de nous emmener au théâtre. Quel programme lui demanderons-nous? Elle raconte bien et elle fait les voix. On croirait entendre les acteurs. »
Avant d’arriver au camp, Françoise fait mieux que de raconter : elle monte un spectacle. À Romainville, entre août 42 et janvier 43, dans ce fort où se retrouvent des hommes et des femmes en attente de déportation (mais, évidemment, séparés les uns des autres), l’angoisse des femmes est décuplée à cause de la hantise que leur compagnon pourrait être - du jour au lendemain - fusillé comme otage. Pour les distraire de ce danger, Françoise (dont le mari est déjà tombé) va mettre en scène Un caprice, la charmante et innocente comédie de Musset. Le premier acte des Hommes nous montre des préparatifs qui n’ont rien d’amateur. Il semble que le hasard a voulu que la plupart des corps de métiers nécessaires à la réalisation d’un spectacle soient représentés parmi les détenues : Claire, la costumière, était seconde main chez Lanvin, Louise est coiffeuse, Madeleine adore dessiner, le premier métier de « Grand-mère » Yvonne avait été plumassière et il y a même parmi elles une bricoleuse de talent, Renée justement, qui sait manier le marteau et qui n’a pas peur d’improviser un système d’éclairage. La chambrée, donc, s’affaire à monter une pièce romantique pour essayer d’échapper à la situation présente. Madeleine, la décoratrice, exprime un optimisme de surface lorsqu’elle justifie, pour elle-même et pour ses camarades, les raisons du choix de la pièce :
« Il faut une pièce qui rompe avec notre vie ici et notre vie avant (c’est-à-dire, la vie dans la clandestinité) ; quand nous étions ces ombres fugitives qui auraient voulu être cloutées d’yeux perçants tout autour de la tête pour dépister les filatures, quand nous n’étions que tension et inquiétude, et résolution. Quelque chose de léger, ‘d’ailleurs’. Des personnages comme il n’en existe plus de nos jours. Quelque chose de tellement différent, que nous plongions dans une autre vie, une autre époque. »
(p. 8)
Quand Madeleine imaginera (et confectionnera) le rideau de scène, elle découpera de grands oiseaux, car, dit-elle, « c’est toujours beau, les oiseaux, leurs ailes large ouvertes. C’est la liberté. » (p. 16). Madeleine évoque-t-elle la mouette qui décorait le rideau du théâtre de Stanislavski ? Je ne le pense pas. Mais Charlotte Delbo, sans aucun doute, combine ici, en un raccourci saisissant, l’image de l’asservissement des prisonnières des nazies et celle de la victime existentielle de Tchekhov - qui devient un véritable emblème de l’art (et pas seulement de l’art théâtral).
La pièce sera montée avec beaucoup de rigueur. Françoise (comme Charlotte Delbo et comme Jouvet) est un metteur en scène pointilleux et extrêmement respectueux de l’auteur. À Cécile, la couturière, qui veut changer le texte parce qu’il lui est impossible de trouver le tissu voulu par Musset pour le costume de Madame de Léry, Françoise répond : « On n’a pas le droit de couper une réplique. » (p. 29). Et pour que tout le monde comprenne bien la leçon, elle ajoute : « Au théâtre, on est exigeant. On ne fait pas n’importe quoi. » (p. 30). Après la représentation, tout en félicitant Mounette (qui joue Mathilde), elle lui fera remarquer une « presque » faute : « Tu nous as presque mangé une réplique, dit-elle, mais tu t’es rattrapée à temps. » (p. 49)
Arrive donc le jour de la représentation. Tout est prêt. Tout, y compris l’affiche annonçant le spectacle. Tout, sauf l’enthousiasme des spectatrices. Tout, sauf l’occasion (il y a des jours où on n’a pas envie d’aller au théâtre, il y en a d’autres où le théâtre nous semble être l’occupation la plus dérisoire qui soit). Tout est prêt : les actrices sont habillées et maquillées, le rideau est en place et cache un décor « si merveilleux que l’assistance l’applaudira » (p. 41) - mais la représentation débute par un coup de théâtre qui n’a rien à voir avec Musset. Un soldat (allemand, bien sûr), le seul homme à paraître sur la scène, entre, accompagné de Claire, qui assume la fonction de chef de camp, et il procède à l’appel de quelques noms : Marguerite, Jeanne, Reine, Madeleine. Ces femmes sont invitées à descendre dans la cour pour prendre congé de leurs hommes qui « partent » (p. 38). Rien n’est dit, mais toutes comprennent. S’écartant du groupe, Françoise murmure à voix basse : « L’après-midi. Moi, c’était le matin. Il faisait à peine jour. » (p. 38). L’absence de Reine et de Madeleine ne dure guère, c’est à peine si on leur a laissé le temps de dire adieu. Quand elles reviennent, « droites, raides, elles vont à leur lit, sans un mot » (p. 40). Reine se reprend vite et pousse à la représentation : « Camarades, il faut jouer la pièce. Se recroqueviller pour pleurer chacune dans son coin ne sert à rien. Les nuits seront toujours bien assez longues pour cela. Quand peut-on commencer ? »
Le cœur n’y est plus et c’est en silence que les spectatrices prennent leur place. Reine frappe les neuf et les trois coups ; elle écarte le rideau, Mounette/Mathilde brode la petite bourse rouge... et le spectacle démarre sous les applaudissements du public. Nous n’entendrons jamais le texte de Musset (quel intérêt, en effet, y aurait-il à cela ?). Voici les indications scéniques de Charlotte Delbo :
« Les actrices joueront sans parler. Elles mimeront Un caprice, sans émettre de son. Toutes sont enfermées en elles-mêmes. Cependant, on applaudira l’entrée de Gina (M. de Chavigny) et l’entrée d’Yvonne (Mme de Léry), seules interruptions aux monologues »
(p. 41)
Les monologues, c’est d’abord celui de Madeleine qui vient de dire adieu à son jeune frère de 18 ans et qui pense à la douleur de sa mère lorsqu’elle apprendra la mort de son fils. C’est le monologue de Reine qui vient d’embrasser pour la dernière fois son mari, Henri, le père de ses deux fils, avec qui elle a vécu pendant près de vingt ans ; c’est enfin celui de Françoise qui revit douloureusement sa propre scène d’adieu, à la prison de la Santé, à l’aube du jour de l’exécution de Paul.
Cette pièce de Charlotte Delbo, Les Hommes, illustre magistralement la position ambiguë de la pratique théâtrale, en particulier, et de l’art, en général. Aux moments les plus difficiles de la vie, rien ne semble plus futile, plus puéril que de jouer à être ce qu’on n’est pas, à assumer une personnalité, plus ou moins frivole, à s’affubler d’oripeaux d’un autre temps, à dire des mots qui n’ont rien à voir avec la situation présente. Mounette (qui vient de jouer Mathilde) se révolte à sa sortie de scène lorsqu’elle comprend que Bob, son amant et son compagnon de Résistance, fait partie des otages. « Et pendant ce temps-là, dit-elle, (c’est-à-dire, pendant que Bob était emmené au supplice), pendant ce temps, je me fardais, je m’habillais, je jouais mon rôle de petite dinde. Reine, pourquoi ne l’as-tu pas dit tout de suite ? ».
REINE. Tu as perdu deux heures de chagrin. Tu as tout le temps de te rattraper.
MOUNETTE. Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite...
REINE. J’ai fait ce que Bob voulait. Il a dit : « J’aime mieux partir en sachant qu’au moment même où je pars, elle ne pleure pas. Mounette dans la jolie toilette rose, avec des anglaises et des petits nœuds dans ses beaux cheveux, des mules dorées à ses petits pieds, souriante, comme lorsque nous nous sommes connus. C’est la dernière image d’elle que j’emporterai. Son sourire (p. 51). »
Au départ les détenues n’avaient pas prévu de représenter une pièce du répertoire. L’idée primordiale n’était pas de s’évader de la réalité, mais de s’y investir totalement. Or cela s’est avéré impossible : la pièce Les Hommes commence abruptement, par une question de Reine à Françoise :
REINE. Alors, Françoise, ça y est ? Tu as fini ?
FRANÇOISE. Je n’ai pas commencé.
Que n’a-t-elle pas commencé ? Que n’a-t-elle pas fini ? Il s’avère qu’elle n’a pas écrit la pièce qu’elle avait racontée à ses compagnes et avait promis d’écrire pour en faire la mise en scène. La pièce devait faire l’objet du spectacle présenté par les détenues du fort. Pourtant, dit Madeleine, « l’idée enthousiasmait tout le monde » (p. 3) et Françoise avait si bien raconté que Reine « voyait déjà la pièce, les personnages qui entraient, parlaient, criaient, tombaient » (p. 1). Non seulement Françoise prétend qu’elle ne peut « rien écrire en ce moment » (p. 1), mais - dans un accès de désespoir - elle déclare : « Je ne pourrai plus jamais écrire. Plus jamais. Cela paraît si vain, si en dehors de la vérité. À côté, comme tout le reste, d’ailleurs. » (p. 9).
Ce qu’était le projet initial, on l’apprend de la bouche de Cécile (qui fera les costumes d’Un caprice), car ce projet-là, elle, elle ne l’aimait pas du tout et elle le critique sans ambages :
« Mettre en scène notre situation présente : des femmes qui sont enfermées dans un fort en attendant d’être déportées, des femmes qui inventent mille ruses pour passer le temps et tricher avec le destin comme si on pouvait l’esquiver, qui font des efforts surhumains pour ne pas penser à la menace de mort qui pèse sur elles, sur leurs maris ou leurs frères... Des femmes enfermées dans une aile de ce fort et qui sont toujours sur le qui-vive, qui font le guet par n’importe quelle fente dans l’espoir d’apercevoir les hommes qui sont enfermés dans l’aile voisine, qui griffonnent sans cesse des petits mots qu’elles essaient de leur faire passer... Des hommes qui se sont battus et qui maintenant attendent que leur vie soit tranchée... Non, cela ne faisait pas une pièce pour nous en ce moment, même en déplaçant l’action dans l’antiquité. […] Aucune n’aurait pu jouer son propre rôle. C’était trop dur. »
Et Françoise de répondre :
« C’est justement la raison pour laquelle je ne peux pas l’écrire. Le jouer, ç’aurait été prendre une conscience si aiguë de la réalité que personne ne l’aurait supporté. Ni les actrices, ni les spectatrices. »
(p.5)
Mais, la pièce que Françoise n’a pas eu le courage d’écrire à Romainville, Charlotte Delbo l’a écrite à Chypre, 36 ans plus tard, durant l’été de 1978. Elle a pu l’écrire parce qu’elle a survécu, et elle a survécu parce que la rage de vouloir témoigner, de ne pas permettre à la barbarie d’avoir le dernier mot lui a tenu lieu de raison de vivre. Au début de cet exposé, j’ai dit que l’identité Françoise/Charlotte Delbo ne faisait aucun doute, et j’aimerais y revenir. Charlotte Delbo avoue qu’en arrivant à Auschwitz elle a été tentée par le suicide, et qu’elle en a parlé avec ses camarades. Mais grâce à Maria Alonso, connue dans la Résistance sous le nom de Josée, elle a renoncé à son projet. Un soir, quelques jours après leur arrivée au camp Josée a interpellé Charlotte (c’est Madame Delbo qui raconte l’épisode à Madeleine Chapsal) :
« (JOSÉE) - Viens un peu par ici, j’ai quelque chose à te dire. » Je la suis.
« (JOSÉE) - Qu’est-ce que j’entends ? Il paraît que tu veux te pendre ? »
(C’était très facile à imaginer, il y avait les bois superposés et les poutres du toit, apparentes ; on n’avait qu’à déchirer sa robe.)
« (CHARLOTTE DELBO) - Eh bien, oui, et quoi ? »
« (JOSÉE) - Tu n’as pas le droit. »
« [CHARLOTTE DELBO) - Comment je n’ai pas le droit ? C’est le dernier
droit qui me reste ! »
« (JOSÉE) - Une communiste n’a pas le droit de se suicider ! »
« (CHARLOTTE DELBO) - Rengaine tes slogans, c’est bien le moment de sortir tes proverbes. » Je me disais: « Qu’est-ce qu’elle me chante? On est là et voilà ce qu’elle vient me dire. »
Ce dialogue est repris presque mot pour mot entre Françoise et Claire, au début de Qui rapportera ces paroles ?
CLAIRE. Viens par ici, toi, j’ai à te parler. Qu’est-ce que j’ai entendu dire ?
FRANÇOISE. Qu’est-ce que tu as entendu dire ?
CLAIRE. Que tu voulais te suicider ?
FRANÇOISE. Oui. Eh! Bien ?
CLAIRE. Eh ! bien, tu n’en as pas le droit.
FRANÇOISE. Oh ! assez, Claire. Laisse tes formules. Ici, elles n’ont plus cours. C’est le seul droit qui me reste, le seul choix. Le dernier acte libre.
À Auschwitz, face à Charlotte Delbo, comme Claire dans la pièce, Josée trouve l’argument qui redonnera courage : « Il y a des petites jeunes sur qui tu as de l’influence ([Charlotte Delbo ajoute :] celles à qui j’enseignais la littérature au fort de Romainville), qui te suivent, pour qui tu es un exemple, imagine qu’il n’y en ait qu’une seule qui doive rentrer et que, suivant ton exemple, elle se suicide ? Tu n’en as pas le droit. » Et Charlotte Delbo de conclure : « Eh bien ! j’ai trouvé ça convaincant ! Je me suis dit : Bon, allons-y. »
Josée Alonso est morte peu après. Comme nous ne le savons que trop, rares furent ceux qui sont revenus des camps de la mort. Et encore plus rares ceux qui avaient en eux soit le désir, la force ou la volonté d’en parler, le courage héroïque de revivre leur calvaire pour que toute cette souffrance ne soit pas oubliée du reste du monde. Il y a des déportés qui estiment que toute création artistique inspirée par l’Holocauste est une manière de sacrilège. Ce n’était, évidemment, pas le cas de Charlotte Delbo qui s’en explique :
« Certains ont dit que la déportation ne pouvait pas entrer dans la littérature, que c’était trop terrible, que l’on n’avait pas le droit d’y toucher... Dire ça, c’est diminuer la littérature, je crois qu’elle est assez grande pour tout englober. Un écrivain doit écrire sur ce qui le touche. J’y suis allée, pourquoi n’aurais-je pas le droit d’écrire là-dessus ce que j’ai envie d’écrire ? - Il n’y a pas de mots pour le dire. Eh bien ! vous n’avez qu’à en trouver - rien ne doit échapper au langage. »
« Rien ne doit échapper au langage », dit-elle ; et par son œuvre Charlotte Delbo nous convainc que le langage ne doit surtout pas être abandonné à l’ennemi, et qu’il peut être la plus efficace arme de survie. En conclusion, voici un merveilleux poème, ce merveilleux appel à la vie de Charlotte Delbo qui a appris à Auschwitz « qu’il ne fallait pas laisser filer son être », elle qui ne l’a jamais laissé filer.
« Je vous en supplie
faites quelque chose
apprenez un pas
une danse
quelque chose qui vous justifie
qui vous donne le droit
d’être habillés de votre peau de votre poil
apprenez à marcher et à rire
parce que ce serait trop bête
à la fin
que tant soient morts
et que vous viviez
sans rien faire de votre vie. »
(Poème est cité par François Bott dans « Entretien avec Charlotte Delbo : ’Je me sers de la littérature comme d’une arme’ », Le Monde, 20 juin 1975).
Remarques :
Maria Alonso/Josée :
Elle est née en août 1910. « Elle était infirmière à l’hôpital Tenon au début de la guerre. Elle donne des soins en cachette à des combattants et aide la Résistance. Arrêtée une première fois en octobre 1941, elle est relâchée; reprise en novembre, elle sera transférée au fort de Romainville le 1er août 1942, où elle deviendra ’chef de camp’, comme Claire dans Les Hommes. Arrivée le 27 janvier, Maria Alonso/Josée n’a pas survécu trois semaines. Particulièrement maltraitée par les kapos, elle est morte à Auschwitz le 14 ou 15 février 1943. » (« Le Convoi du 24 janvier », pp. 28-31. L’Express, 14-20 février 1966.) Dans Qui rapportera ces paroles ? Maria Alonso/Josée devient le personnage de Claire p. 12).
Primo Levi :
La position de Primo Levi rejoint exactement celle de Madame Delbo. Parmi toutes les horreurs décrites dans Si c’est un homme, il y a un moment de réel espoir, une oasis de beauté au milieu de la laideur absolue, et ce moment, c’est l’explication de texte/traduction à laquelle se livre Levi sur La Divine comédie de Dante. Relisez ces quelques pages. Imagine-t-on introduction plus extraordinaire à la langue italienne, puisque Levi se sert de Dante pour apprendre des rudiments d’italien à un jeune prisonnier alsacien, Jean, qui parle couramment le français et l’allemand ?
« J’y suis, attention Pikolo, ouvre grands tes oreilles et ton esprit, j’ai besoin que tu comprennes : Considérez quelle est votre origine :
‘Vous n’avez pas été fait pour vivre comme des brutes,
Mais pour vous livrer à la science et à la vertu.’
Et c’est comme si moi aussi j’entendais ces paroles pour la première fois : comme une sonnerie de trompettes, comme la voix de Dieu. L’espace d’un instant j’ai oublié qui je suis et où je suis. Pikolo me prie de répéter. Il est bon, Pikolo, il s’est rendu compte qu’il est en train de me faire du bien (…) Il a reçu le message, il a senti que ces paroles le concernent, qu’elles concernent tous les hommes qui souffrent, et nous en particulier... »
Grâce à Dante, grâce à cette nouvelle confrontation avec un texte classique qu’il croyait connaître par cœur, Levi, non seulement, s’échappe un instant de sa situation, mais il entraîne un camarade avec lui. Mieux encore, le texte de Dante, « en une fulgurante intuition », lui permet d’entrevoir qu’il y a peut-être une explication à son destin... Si c’est un homme fut écrit immédiatement après la guerre (déc. 45 - janvier 47). En 1976 Levi ajouta un appendice pour mieux se faire comprendre par la nouvelle génération. Il écrit : « Peut-être que ce qui s’est passé ne peut pas être compris, et même ne doit pas être compris, dans la mesure où comprendre, c’est presque justifier. » Mais il ajoute, en conclusion, que c’est son « intérêt jamais démenti pour l’âme humaine » et sa « volonté de survivre dans le but précis de raconter les choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies » qui lui ont permis de revenir. - Charlotte Delbo et Primo Levi partageaient donc une croyance indéracinable dans l’humain.