Résumés
Résumé
La lecture suivante présente le dernier roman de Mireille Calle-Gruber Tombeau d’Akhnaton. Il s’agit d’y exhausser les fils de trame qui composent le texte. La narratrice à filer le temps le recompose, le reconsidère, interrogeant tour à tour : son histoire personnelle par sa généalogie féminine, l’histoire du film impossible du cinéaste Chadi Abdel Salam, ou encore la sidérante histoire d’Akhenaton. Ce mobile, que nous interrogeons autant qu’il nous interroge, pose des questions simples et pourtant essentielles, sur le temps, l’amour et la mort en ce qu’elles ont toujours à voir avec l’art : à commencer par l’écriture qui toujours nous précède.
Mots-clés :
- Écriture,
- Lumière,
- Art,
- Mort,
- Amour,
- Noir,
- Obscur,
- Création,
- Cinéma,
- Photographie,
- Temps,
- Calcul,
- Généalogie,
- Féminin,
- Egypte,
- Derrida,
- Blanchot,
- Ollier,
- Djebar,
- Simon
Zusammenfassung
Esta lectura presenta la última novela de Mireille Calle-Gruber Tombeau d’Akhnaton (Tumba de Akenatón). Se intentará aquí retomar los hilos de la trama que componen el texto. La narradora al hilar el tiempo lo recompone, lo reconsidera, cuestionándose a su vez : su historia personal a través de su genealogía femenina, la historia de la película imposible del cineasta Chadi Abdel Salam, o aún la asombrosa historia de Akenatón. Este móvil, que interrogamos tanto como nos interroga, plantea cuestiones sencillas y sin embargo esenciales, sobre el tiempo, el amor y la muerte en su relación necesaria con el arte, comenzando por la escritura que siempre nos precede.
Corps de l’article
Elle aura fait l’impossible, derrière le retrait encore du retrait. Laisser tout juste l’espace d‘après les mots. Un espace qui temporalise la mesure hors de l’humain. Après la mesure en somme, la mesure juste. Je voudrais en ce sens parler à la narratrice, et d’elle ; je voudrais en liminaire esquisser une question. Quelle place dans ses retraits pour esquisser les nôtres ? Mais, à dire vrai, cette question ne peut s’énoncer sans tout de suite se dédoubler en une exclamation : Quelle place dans ses retraits pour esquisser les nôtres ! Cet espace ténu et pourtant infini du récit double, autant que doublé, d’une avant-scène des récits. D’innombrables perspectives se dessinent dans les promesses d’un limon fertile en amont d’un fleuve, noir sang d’encre, sans une origine qui coulerait de source. Autant de promesses pour une pensée qui s’infléchit, sous bénéfice d’inventaire, à soupeser dans la digraphie la trace des reliques de ses auteurs : comptabilité double d’un cahier aux « contes » bien tenus.
Du reste, faire les contes atteste de cette impossibilité à témoigner, pour solde de compte, du reliquat : impossible d’en dresser, une fois pour toutes, un compte rendu... Deux textes, deux récits, deux narrations qui s’intriquent, mais chacune dans son espace : jamais dans l’autre et du coup toujours au plus près. Ne dire plus que les mots, pas de supplément ni d’amputation d’ailleurs, dire seulement, une fois les comptes faits : ce qui reste en nous, du reste. Dans la trame dense et serrée s’inscrit le battement du temps dans l’espace et les blancs du texte : c’est le temps quotidien qui se subtilise à lui-même, ravissant par ce qui s’érode et raffinant ce qui se dérobe ; c’est l’inéluctable qui approche l’essentiel.
Tombeau d’Akhnaton, c’est en somme l’expérience du retrait après le retrait, non pas au plus sombre de la crypte, pas non plus dans la pleine lumière, mais dans ce va-et-vient : un passage pour que « ça » arrive. Certes mais alors quoi ? Ce quoi, ce « ça », serait peut-être, ce qui, une fois la trame défaite, ne se laisserait pas prendre par notre entendement. Jusqu’au dernier souffle, les derniers bruissements de la feuille sous la plume : « Tout » est toujours à recommencer ; « Tout », et même la fin, est commencement. Le noir est ce qui signe cette promesse : la chambre noire du photographe, la salle obscure du cinéaste, l’attente du jour du pharaon, et toujours l’écriture... L’œuvre au noir ne se réalisera que dans l’inachèvement porté en pleine lumière : c’est toute l’histoire de Tombeau d’akhnaton. Noir couleur du deuil qui marque la survivance, et non couleur qui signe l’absence comme une chance qui déborde autrement de ce qu’elle retranche : l’ombre qui exhausse en profondeur les contrastes. Reste alors ce surgissement du noir, de l’opacité totale jusqu’au simple obscurcissement, comme une chance nouvelle de ce qui est donné comme un supplément inattendu : par ce qu’il retranche à la vue ; parce qu’il retranche à la vie.
L’incalculable du calcul
« Faire les contes » à l’inventaire des reliques, pierre de touche du récit, c’est accepter que la fable se construise toujours dans l’après : cinq chapitres intitulés « Tombeau d’Akhnaton », cinq « Livre des Aïeules », un chapitre intitulé Rêve du cinéaste et enfin un Rêve de la narratrice. Soit douze récits, et autant de scansions qui redonnent au temps des tempi à leurs différentes mesures. Ces 12 heures du jour, de la nuit, ces 12 mois, prennent à chaque scansion une plasticité singulière. Au jadis, le récit du pharaon héliotrope prend son temps pour glorifier son amour de l’épiphane Aton : de l’heure bleue jusqu’aux feux du couchant. Le cinéaste « sculpteur de lumière » se doit de composer avec une double injonction : le temps court de la production dont il ne dispose plus ; et le temps infini à travailler chaque scène « à la vie à la mort ».
Douze c’est aussi le nombre d’années que le cinéaste, cet « Il » du Tombeau d’Akhnaton, écrit et peint un film qui n’en finira pas de ne pas se faire :
Cherché à donner
corps de lumière au rêve d’Akhnaton sur écran cinémascope. Comme si la mise en scène du surgissement de l’image sur la page blanche était un rituel prémonitoire de l’image cinématographique. Le gage de sa venue ultérieure dans la salle obscure : sur écran lumineux.
Lorsqu’il meurt sous les ciels de l’été égyptien, on trouve dans ses cahiers le musée du film que douze ans il ne cesse pas de ne pas réaliser. Douze ans ne tourne pas : Akhnaton ou la Chute de la Grande Demeure.
Mais l’habitent le rêve, l’archive.[1] (p.68)
Chadi Abdel Salam, ce « Pharaon du cinéma égyptien », meurt au moment où débute sa course folle contre le temps, le sien et le temps jadis :
Mon film sera une page d’histoire. Je raconte les vingt années de règne pendant lesquelles le Nouvel Empire a failli s’écrouler, il y a plus de trois mille ans ! Une page capitale de l’Egypte antique dans laquelle mes contemporains se retrouveront peut-être...[2]
Tout est pour lui une question de mesure, il veut prendre ce temps-là : les croquis des scènes deviennent des peintures, où la lumière préside, où chaque joyau est reproduit au juste poids. Mais pour tout dire, le vraisemblable importe peu, c’est ici une question de calcul et surtout un pari : chaque heure du jour filmée en cinémascope, chaque symbole de cette célébration de la lumière, imprimeront au corps le poids et la majesté de cette responsabilité nouvelle dans les sables. Cela, pour sûr, impressionnera l’écran.
Dans Tombeau d’Akhnaton la narration, toujours en retrait, se profile derrière le cinéaste mort il y a 20 ans, alors que persiste toujours « ce vouloir faire » du récit impossible d’Akhnaton : figure singulière et éphémère qui régna, il y a plus de 3000 ans, 20 ans. Marque à peine visible sur la flèche du Temps, son histoire déborde le cadre du récit, et ses aspirations outrepassent la durée de son règne. L’homme-dieu hérétique se façonne en art un corps matrice : ode à l’amour du divin levant. Aménophis IV, pharaon de la XVIIIe dynastie, se donne naissance en Akhenaton. Il quitte Thèbes pour créer, avec Néfertiti son épouse, la Cité d’Horizon vouée au culte du dieu solaire « Aton ». Derrière le rêve du cinéaste, le rêve du Pharaon s’éteint avec lui : à sa disparition, celle de la cité d’Horizon ; avec le cinéaste disparaît de nouveau Pharaon mort, au moins deux fois, d’une mort qui ne peut se faire.
Comment redonner aux récits une durée ? Comment y inscrire une amplitude à l’écriture ? De nouveau tout est affaire de calcul : de juste mesure. Mireille Calle-Gruber œuvre à cette économie afin d’exhausser, par l’arasement de symboles qui ornent ces figures, d’après la trace une résistance à la réification. Toutes ces figures sont d’autant plus hypnotiques qu’elles hantent le récit plus qu’elles n’y président : ce sont leurs empreintes apposées qui témoignent d’elles et de l’inéluctable inachèvement. De là, l’écriture refait les contes : elle trace et relit les empreintes...
Dans cette soupesée de l’écriture, l’inéluctable chemine et l’impondérable est présent à chaque cursive : toujours plus que la moitié et moins que le double.
Tout tient à l’œil donneur des mesures, des opérations, des fractions relatives et singulières ; de la plus petite division qui a valeur d’une cuillerée à bouche. L’hiéroglyphe Udjat abstrait de sa partition géométrique le signe du quart de mesure, le signe des deux parts de trois, celui de trois quarts de quatre, et la capacité chiffrable
pour le grain, pour les poudres, pour les fluides. (p.37)
Ce retrait derrière les mots, derrière l’absence de récit et après même l’écriture, se rejoue et diffère, au moins par deux fois, dans le « Livre des Aïeules ». Différer serait alors, à l’instar de la différance [3] du philosophe Jacques Derrida, poser les conditions d’un double bind [4] : impulser un mouvement au temps irréalisé dans un espace qui lui sera propice, mais ce temps-là sera alors passé et ne pourra être ; c’est aussi faire que le temps de l’énoncé s’émousse de l’illusion de son primat. Ainsi le temps donné au pharaon, par le cinéaste qui en manquera puis redéployé par une médiatrice, aura pour effet de projeter la narratrice au milieu de sa généalogie de femmes.
Dans le « Livre des Aïeules », l’écriture en ce qu’elle nomme la narratrice en sa fonction de passeuse, dit le retrait comme la soustraction d’un calcul impossible de destinées qui font lignée mais jamais somme.
L’album est un Livre des Mortes sur six générations - des filles exclusivement. Celle qui dit ici je - suis la narratrice - se tient au milieu des générations mémorables : fille de ma mère Georgine, elle : fille de sa mère Aurélie, elle fille de sa mère Maria […] (p.49)
« Celle qui dit je_ suis la narratrice_ se tient » : la phrase dit moins que ce qu’elle énonce et plus que ce qui semble être énoncé ou proféré. La phrase dit en somme l’impossible qui pourtant « se tient » en devenant par ce truchement possible : car en se soustrayant à l’énoncé, en se déportant de la narratrice comme persona impossible, vers la narration comme mouvement et passage sans récit, « Je » est et n’est pas la narratrice puisqu’elle la suit.
Le « jeu » - cette fois comme écart et interaction - « se tient » au milieu des générations prothétiques ou disparues :
Narratrice au milieu des générations attestées, s’efforçant de trouver la parole névralgique où la fresque s’animerait d’infinis reliefs au gré des éclairages momentanés, je tiens les comptes, mère de ma fille Rachel, elle : mère de sa fille Lucie, elle : mère de la jeune née Marina […]
Trois âges en amont, trois âges en aval, au centre je suis le récit des mortes et des vivantes, des passages mythiques jamais avérés, que seule la mémoire peut habiter lorsque l’écriture du cœur, rhapsodique, intermittente, apparie les mots et que tous les témoins font défaut. (p.49-50)
Point d’ontologie possible : comme si le « je suis la narratrice », n’était point tout à fait la narratrice mais sa suivante. Double, doublé, doublage... ces motifs se retrouvent chez une sœur en littérature : l’écrivaine Assia Djebar à qui l’auteure ne cesse de prêter une oreille attentive. Ainsi peut on lire chez Djebar de semblables préoccupations, tant sur les questions de filiations, que sur les questions touchant au féminin.
Dans Ombre sultane, fiction participant à un Quatuor mâtiné d’autobiographie, Assia Djebar en mettant en scène deux femmes, Isma et Hajila, questionne le rapport de la narratrice à son/ses double(s). La figure du double, présente dans le titre, est reprise et redoublée dès l’incipit :
Ombre et sultane ; ombre derrière la sultane. Deux femmes : Hajila et Isma. […] Laquelle des deux, ombre, devient sultane des aubes, se dissipe en ombre d’avant midi ? L’intrigue à peine amorcée, un effacement lentement la corrode.[5]
Dans le troisième opus du Quatuor autobiographique, Vaste est la prison, la narratrice se questionne et se dédouble dans sa mise en scène, dans cette schize exhaussant les tourments de l’autobiographie pour l’écrivaine :
Appellerai-je à nouveau la narratrice Isma ? « le nom ». Dans le cours si mêlé de cette évocation, par superstition ou par crainte des augures païens, je voudrais tant, à partir de son exaltation d’autrefois, après les émois qui la secouèrent, bourrasque attardée à l’approche de la quarantaine, je voudrais tant la conduire aux parages du lac de sérénité ! […] Mais le reste, le vivant et le mort, le masculin (c’est-à-dire l’orgueil irrédentiste) et le féminin (la lucidité qui durcit et rend folle) de ce que je crois l’âme de cette terre, le reste donc s’est drapé dans des voiles de poussière, dans des mots français masquant la voix informe _ gargouillis, sons berbères et barbares reniés, mélodies et plaintes arabisées et modulées _ oui, la voix polyforme de ma généalogie. Comme je m’en dépêtre mal ! [6]
Dans Tombeau d’Akhnaton l’économie même de la phrase, détournée de ses mouvances habituelles, prend en charge autant qu’elle déroute le rôle assigné à une narratrice : à La narratrice. Ni successeur, ni totalement survivante aux aïeules : au mieux cette passeuse et scribe, en fille d’Isis et d’Osiris, se tient « au milieu des générations attestées ». Vie et mort s’enchâssent, se répondent, se dédoublent ou se confondent dans tous les cas.
Outre-lieu.
Pour continuer le chemin par delà la vie terrestre, l’Egypte antique organise « la vie du défunt » dans le prolongement du vivant. La mort et la vie se rejouent à trépas dans la pesée du coeur de « l’outrepassant » : Anubis, le dieu chien noir, le présente à Thot le scribe. Si le cœur est plus léger que la plume de Maât, la création, le candidat vivra de sa belle mort grâce aux dispositions prises de son vivant ; plus lourd, il mourra déchiqueté par « la grande dévorante ». Akhnaton est mort aux vivants, mais sa mort reste inachevée : son corps disparu rend sa vie dans la mort indécidable.
Mort au milieu de la vie, vie au milieu des morts, l’écriture rejoue de façon exponentielle ces rapports différentiels. Pulsations et pulsars : à chaque mot répond un battement ; chaque espace arrête ou exalte sa vibration.
Dans ces allées et venues de l’écriture, une voix souterraine parcourt le récit : « finir où commencer, commencer où finir ». Entre les deux, il y a un abîme autant qu’une continuité que seule l’écriture peut tenir du vivant : elle qui semble déjà être passée outre. De cette voix blanche qui parcourt l’écriture, dans la phrase et par son retrait, quelle génération a pris cours dans la narration?
Et la narratrice de répondre :
Il faudrait une phrase si aimante qu’elle ne puisse dire je, ni je la narratrice de l’été 45, née avec l’Après, qui grandit dans la saga répétée, ni je les personnages du récit qui tente ici une lecture posthume. Toutes les images sont au tu : des visages-tu qui se demandent où ça les regarde. (p.92)
L’histoire des Aïeules, qui circule ascendante puis à rebours, fait du cœur comme vision de la mémoire la seule généalogie possible ; non pas expurgée du temps qui l’étiole mais par l’archive photographique et artificielle qui la saisit dans une autre histoire. Ainsi « l’aïeule-mère », « la mère-fillette », sont des images hors champ pictural, des points de fuites, qui finissent par converger dans la narration : le souvenir est retravaillé pour ne pas se figer dans le plomb refroidi de l’histoire. A l’instar de « l’aïeul de cœur », le photographe Camille Vaills, il n’est pas question de rendre compte, trait pour trait, d’une icône idoine au recueillement ; mais de recomposer le nom des aïeules, sur des périodes de vie qui débordent la mémoire de la narratrice : c’est humblement accepter d’être passeuse, non du chemin parcouru, mais d’un autre chemin à parcourir.
Camera oscura : tombeau de lumière pour les corps conducteurs
Il y a certes de l’incalculable dans les récits, qui pourrait se formuler dans cet indécidable rapport du corps au temps : de quel corps s’agit-il ? De quel temps ? Est-ce le corps disparu de Pharaon ? Est-ce celui de l’œuvre qui n’en finit pas de se finir ? Est-ce celui de Léo le disparu, qui tel Lazare n’en finit pas de revenir au cœur des vivants ? Etc.
L’écriture se situe dans cette béance qui permet de ne pas trancher :
« Tout est crypte. […] toute une ingénierie des arts et des métiers fait de l’univers un sarcophage gigantesque. Du temps, dresse le compte minutieux des dépôts, fait masse. Demeure. Le Temps est Pyramide. Le corps sa crypte la plus secrète » (p.39)
C’est peut-être au coeur du motif « corps » que nous pouvons entendre les passages : le corps comme crypte, comme chambre noire des révélations.
Il faut l’ombre pour faire surgir la lumière, le cinéaste en est conscient. Il faut se jeter, à corps perdu, aller à sa propre perte pour faire la lumière : car c’est elle son sujet principal.
Un film, un livre est un hypogée. Toute œuvre d’art creuse la mise en scène de la lumière, de la mort. Pas donnée. Pas nature. Pas crue. La lumière est le personnage principal. Energie ouvrière. (p.60)
C’est aussi à elle qu’Akhénaton s’est voué durant 20 ans, il y a 3000 ans.
La chambre noire du cinéaste, c’est son écriture et ses dessins comme prolongement de son corps et comme au-delà de l’humain, de l’œuvre qu’il veut « totale » :
Sur mes « cartons », j’ai peint les structures, les matières, les couleurs, les regards intérieurs, mais aussi la qualité des lumières qui baigneront chaque scène. […] Je fais très peu de prises : avant de tourner, tout est pesé et vécu jusqu’à la position minutée du soleil, « Ce dieu vivant » qui allonge les ombres de ses créatures...[7]
Le cinéaste est dans le retrait qui permet cette chose impossible : celle du film qui n’en finit plus de ne pas se faire. Il constitue en ce sens le Grand Œuvre, une œuvre au noir toujours en devenir qui échappe aux prises du Temps : un mouvement du perpétuel inachèvement.
L’écriture de Mireille Calle-Gruber, me semble-t-il, se situe dans une démarche analogue : la voix narrative, in absentia, constitue ici le retrait dans la chambre noire de l’écriture.
Le narrateur est aussi le récitant de son texte, le personnage aussi figurant que son histoire. Corps conducteur. (p81)
Elle laisse affleurer la figure disparue du cinéaste dévoué jusqu’à la mort à son œuvre, fait vivre Akhenaton qui, dans son dévouement à Aton, laisse surgir dans l’ombre de sa disparition la portée de la lumière. Apocalypse à l’ombre de laquelle, le noir de l’écriture répond à l’écriture blanche[8] de la page, où l’absence de signes mise en espace fait sens :
La lumière se tisse intimement de son contraire, noir. Est un effet du noir qui affleure, primordial, à la surface des choses. Ecrit-il.
[…]
Là tient toute l’histoire d’Akhnaton qui porte aux nues l’excès du jour.
Porte à l’excès. A vivre : un plaisir sans limites. A mourir : une satisfaction sans limites.
C’est toute l’histoire. Akhnaton : tout un cinéma. C’est ni mourir ni ne pas mourir. La vue des signes noir sur blanc traçant le mot, ne suffit pas à lever l’ambiguïté, ni à abolir la distance de l’irréparable. (p.61)
C’est en somme faire de l’écriture la chance et la manifestation pleine d’un impossible, entre vie et trépas : que la perte même déborde d’excédent.
Ou encore, ainsi que l’illustre merveilleusement La folie du jour de Maurice Blanchot : « ne jamais dire à la vie tais-toi, et jamais à la mort, va-t’en[9] ». Dans ce récit de l’impossibilité du récit, se côtoient et se conjuguent: folie et lumière ; raison et obscurcissement. Le récit, d’une « écriture blanche », dépose également dans ce mouvement qui déborde la linéarité du récit : un « commencer où finir ; finir où commencer ». L’intertexte de La folie du jour dans Tombeau d’Akhnaton est assez prégnant pour être souligné : il accentue autant que, déférant, il rend hommage à une écriture qui a déjà commencé avant l’écriture. La folie du jour, dès l’incipit signe son impossible fin et sa plénitude :
Je ne suis ni savant ni ignorant. […] Mais telle est la vérité remarquable dont je suis sûr : j’éprouve à vivre un plaisir sans limites et j’aurai à mourir une satisfaction sans limites[10].
La chambre noire, c’est aussi celle du photographe Camille Vaills, non-aïeul et aïeul de cœur qui disparaît mais qui, comme Akhnaton, demeure en figure à jamais absente :
Tailleur de profession, de penchant explorateur fasciné par les puissances occultes de la lumière en chambre noire, Camille Vaills fait varier l’exposition, tire d’une prise unique des séries de visages tout différemment révélés (…) : selon les états de la lumière, du papier traité à cette fin, du bain qui fait revenir des jours plus tard, un temps qu’on croyait mort. […] Ce qui a déposé dans le bac des révélations rend ainsi l’histoire à l’énigme des interprétations. Rend le récit indécidable. (p. 52-53)
Camille Vaills donne à voir, dans « Le livre des Aïeules », le secret non comme objet mais comme retrait. La possible saisie du réel pour immortaliser l’instant est une illusion aporétique que seul le recours assumé à la subjectivité n’annihile pas complètement :
[…] il retouche la texture des clichés comme il retouche le drap des vêtements pour l’ajuster au corps, et se rend à l’inimaginable : que la photographie fait toujours de l’image impossible, de l’ineffable monde des événements de l’œil, de la lumière, du temps, et des vitesses inconciliables où ils vont. Toute photo est illisible. Mystère. (p.53)
L’illisible de la photographie, nous renvoie à l’illisible de la vie et du récit, comme du récit de vie. Cela n’est pas sans rappeler Une histoire illisible de Claude Ollier, à qui l’auteure, en critique universitaire, consacrera de nombreux ouvrages : ce récit d’un proche parent en littérature relate, entre autres, l’impossible de ce qu’il nommera ailleurs « la vaste supercherie » de l’autobiographie dans ce qu’elle a de plus linéaire et conforme à la norme.
Une scène en particulier dans ce récit fait « corps conducteurs » avec Tombeau d’Akhnaton. Devant un amas désordonné de photographies du passé, dont l’une d’entre elles donnera le point de départ au « dernier voyage » de Paul et Bruno, une voix narrative constate pour Bruno, le plus écrivain des deux, alors qu’il tente de reclasser chronologiquement les photos:
Cette ordonnance relative - selon ses réminiscences _ doit certes différer passablement de celle, absolue, du calendrier légal telle qu’elle s’imposerait s’il avait dûment noté les dates au dos des photos. Mais ce n’est pas cela qui le travaille. […] C’est un autre ordre qui vacille en cette circonstance comme en bien d’autres du passé, une sécurité s’y dérobe encore : que vaut ce bout à bout - authentifié ou non par le calendrier- en termes de récit, de matière à récit ? Contiguïté fait-elle histoire ?... C’est un pari que tout récit, il le sait bien ; un décret ancien, très ancien, le légitime. Une assurance s’y attache - comme récit d’une vie. Sans ce pari, plus de lisible[11].
Là encore, Tombeau d’Akhnaton tisse avec Une histoire illisible des fils, nous rappelant que nous sommes déjà pris dans des trames qui nous dépassent.
En ce sens l’illusion de la digraphie, qui donnerait à voir deux livres en un, s’étiole au profit des motifs-mots qui font « corps conducteurs » entre les différents récits, ou différentes manifestations de l’art, ainsi que l’a développé Claude Simon[12] dans son œuvre: c’est, en somme, dire que les images, autant que les mots, sont les corps conducteurs qui donnent naissance à des fictions éternellement recommencées et permettent de faire pont entre des éléments éloignés, hétérogènes et antinomiques.
D’ailleurs le terme de « corps conducteurs » revient en leitmotiv tout au long des récits, pour faire Pont et Coupure : l’histoire de l’un s’offrant comme la catachrèse de l’Autre, où un enchâssement se lit par delà l’apparente séparation. En outre, l’une des expressions de ce procédé révélateur du récit et de la narration est l’emploi de la répétition. La même phrase, voire la même scène, se répétera à la fois au sein de chaque partie, mais aussi d’une partie sur l’autre. La répétition n’est toutefois jamais à l’identique, puisqu’à chaque fois elle diffère - dans le temps l’altérant - l’énoncé comme le contexte d’énonciation. Elle crée de la sorte une zone trouble et poreuse permettant les passages, des temps, des êtres etc. La répétition comme éternel recommencement est aussi à chaque fois un commencement : un nouveau liminaire par lequel quelque chose finit toujours par se révéler.
Le motif de la camera oscura, permet justement de faire le pont et le révélateur de l’autre histoire :
Quelle camera oscura assez fabuleuse pour donner lieu à l’absence ? le déjointement, l’ennuitement de Pharaon qui n’en revient pas,
privé de tombeau où appeler son nom vivant (p.215)
Ici on peut voir clairement, du moins autant que faire se peut, une référence aux aïeules privées de leur aimé : vivant dans leur trop présente absence. On peut aussi voir comment cette figure gémellaire amoureuse d’Akhnaton/Néfertiti vient répondre à diverses reprises, à celle de Camille/Aurélie, puis de façon plus troublante encore à celle de Léo/Geo qui, dans leur amour hérétique, n’ont pu être séparés : pas même par la mort.
Peut-on jamais conclure ?
J’aimerais pour finir, revenir sur cette figure centrale et fascinante que représente Akhnaton, certains l’ont fait chantre du monothéisme avant l’heure, d’autres mentor de Moïse voire Moïse lui-même : cette dernière thèse a d’ailleurs été retenue pour faire l’objet d’une superproduction à paraître... Ce qui m’intéresse ici c’est peut-être l’un des postulats de départ sous-jacent à Tombeau d’Akhnaton : un homme durant 20 ans, il y a 3000 ans, a fait une brèche dans l’histoire, dans la Doxa, dans l’art même. Une trouée insignifiante à l’échelle de l’histoire et qui pourtant ne laisse voir qu’elle.
Dans le cadre d’une réflexion sur les différences sexuelles, et les diversités culturelles, quoi de plus singulier que son exemple. Un être seul a ébranlé une civilisation en repensant chacune de ses fondations : il refond totalement le polythéisme religieux de ses ascendants ; fonde une cité nouvelle consacrée à Aton le dieu solaire ; crée un style sans précédent, fait de son épouse Néfertiti son double, son égale ; se « renaît » en Akhenaton, puis se modèle en art un corps nouveau. C’est sur ce dernier point que je voudrais quelque peu m’attarder.
Le style Amarnien fait de la représentation de la personne d’Akhenaton une figure de l’indécidable, ce que le récit d’ailleurs souligne à diverses reprises :
Pour conter l’histoire d’Aménophis IV en son nom d’Akhnaton, le pharaon le plus deux le plus seul, le plus entier le plus divisé,
sachant non sachant,
qui se fait représenter par traits angulaires, mâchoire nez lippe volontaires, tracés larges pour les rondeurs du ventre, les hanches maternelles […] (p.80)
Plus loin encore :
Ainsi fait de chairs mères et de chairs délétères, Homme-Matrice, Dieue-Soleil, le pharaon hérétique apparaît plus extraordinaire que le divin : une immortalité au cours mortel.
[…]
Une cosmogonie du corps humain faisant l’amour à l’univers, l’inscription sous le stylet de ses énergies insues_ organique, minérale, astrale. (p.113)
L’inscription dans le minéral, en ce qu’elle relève d’un regard intérieur, rejoue ici un rapport au monde et à la création qui est par essence transgressif : de la doxa certes, mais surtout de la partition sexuelle et religieuse. L’inscription sur la pierre ne se veut pas vraisemblable, elle laisse affleurer à la surface du monolithe la transgression des limites circonscrites mais, plus que le franchissement des liminaires établis entre les genres, sexuels ou artistiques, la représentation maintient la position d’écart qu’incarne la figure de l’androgyne puisqu’il tient du divin et de l’humain, mais n’est ni l’un ni l’autre. Akhenaton se présente au monde dans l’indécidable du neutre, au sens étymologique du latin neuter : ni l’un, ni l’autre ; et l’un, et l’autre.
Ici c’est l’homme-matrice, et dieu le concubin : théogamie que semble suggérer le peintre-cinéaste et l’écrivaine-narratrice.
Il fait l’hypothèse : Akhnaton rejoue la scène du voyage de Nout, l’archaïque figure de Mère-Monde,
lui l’orant d’Horizon, avec son ventre de parturiente,
les traits de sa silhouette androgyne. (p.180)
L’œuvre de Chadi Abdel Salam, fait à son tour place à un destin indécidable pour Akhnaton, l’homme, et le film, et les dessins préparatoires ne tranchent point en un sens ou un autre, si ce n’est peut être pour laisser percer cette lumière fugace qui se dépose sur la rétine.
Quant à la narratrice, elle ne s’esquisse que dans les retraits, les pleins et les déliés des écritures et des récits qu’à sa propre perte elle étaye. A l’ombre de l’ombre, elle se fait corps de chambre noire pour que surgisse au texte une lumière :
Le rêve me découvre : noire. Découverte : comment l’articuler phrase ? Noire - la Nuit - suis - Noire - la Nuit - Noire - Noirs (p.267)
Si jusque-là, de la mort et de l’absence il a été question, de la pure perte aussi, ce n’est que parce qu’elles épurent les aspérités de nos vies : ce qui se subtilise, s’affine. Ne reste alors que l’élan qui sous l’usure se révèle : nous révèle. Quoi de plus beau alors que la pure perte, sans utilité, sans commencement et sans fin ? Quoi de plus que ce qui ne vous ajoute et ne vous soustrait rien : c’est en somme outrepasser, de vie à trépas, le cœur à la pesée de la plume. Aller là... Où : « tout » est toujours à recommencer ; « tout », et même la fin, est commencement.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Toutes les citations suivies du numéro de page renvoient à : Calle-Gruber, Mireille, Tombeau d’Akhnaton, Paris, éd. La Différence.
-
[2]
S. Marei & M. Wassef, Chadi Abdel Salem, Le Pharaon du cinéma égyptien, Paris, éd. IMA, 1996, « Propos recueillis par Gilles Mermet, mars 1986, p. 35.
-
[3]
Derrida, Jacques, L’écriture et la différence, Paris, éd. Seuil, coll. Tel Quel, 1967.
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[4]
Notion, empruntée par Derrida à l’étiologie des psychoses de Gregory Bateson (Palo Alto), qui désigne pour un sujet, le fait d’être pris dans la contrainte d’une double injonction contradictoire où se maintient la plus grande tension entre les deux pôles du dilemme qui la fonde. Par exemple, dire à quelqu’un : « Sois spontané », c’est faire que l’injonction annihile toute possibilité d’initiative autonome de l’agent. La réponse à cette injonction est alors calcul ou aporie.
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[5]
Djebar, Assia, Ombre sultane, Paris, éd. Lattès, 1987, p. 9.
-
[6]
Djebar, Assia, Vaste est la prison, Paris, éd. Albin Michel, pp. 330-332.
-
[7]
Chadi Abdel Salam, opit.cit. p. 35.
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[8]
L’écriture blanche déjoue et déçoit les connotations, avec les variations « irrationnelles » (invraisemblables) de la personne et du temps. Elle subvertit la relation entre l’écriture et la lecture, entre le destinateur et le destinataire du texte. Il s’agit donc d’une pratique qui est fortement transgressive par rapport aux principales catégories qui fondent notre socialité courante : la perception, l’intellection, le signe, la grammaire etc. (Voir à ce sujet Barthes, Le degré zéro de l’écriture).
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[9]
Maurice Blanchot, La Folie du jour, Paris, éd. fata morgana, 1973, p. 13.
-
[10]
Ibid., p. 9.
-
[11]
Ollier, Claude, Une histoire illisible, Paris, éd. Flammarion, coll. Textes, 1986, p. 85.
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[12]
Dans Les Corps conducteurs, Claude Simon, impressionné par la structure géométrique de l’architecture new-yorkaise, écrit en phrases courtes, sèches, « à angles droits ». Inspiré au départ par un tableau de Rauschenberg et par l’Orion aveugle de Poussin (il publiera d’ailleurs sous le titre de Orion aveugle les soixante premières pages des Corps conducteurs illustrées de collages et de tableaux ayant servi d’« inspirateurs » au livre), il donne, à travers la description de la marche dans un New York dans la touffeur, un gigantesque collage d’images et de sensations, expression chaotique du monde et pourtant cohérente. (Simon, Claude, Les corps conducteurs, Paris, éd. Minuit, 1971)
Bibliographie
- « Espèces de langues : enjeux et perspectives du paradigme Corps/écriture dans le Quatuor d’Assia Djebar », Colloque de Cerisy La Salle « Assia Djebar : entre Littérature et transmissions », juin 2008 (à venir)
- « Michel Butor, un humaniste itinérant », in Michel Butor rencontre, Lyon, éd. CNDP, coll. Présence de la littérature, nov. 2007
- « Quand le corps s’écrit/s’écrie ? Manifestations et enjeux des corps féminins dans l’œuvre d’Assia Djebar », in Ecritures transculturelles. Kulturelle differenz und Geshlechterdifferenz im französischsprachigen Gegenwartsroman, Allemagne, éd Tübingen, octobre 2007
- « Que l’écriture nous déborde... » sur l’œuvre d’Assia Djebar, in Altermed La méditerranée autrement, Paris, éd. Non-Lieu, mars 2007
- « Passer outre : une poétique du contrepoint, poésie du second souffle. « L’Enfant passage »...dans l’œuvre de Rabat Belamri », intervention dans le cadre de la journée d’étude organisée par la revue AWAL à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Les rapports hommes-femmes dans l’œuvre de Rabah Belamri : domination et ambiguïté. (EHESS, Paris, à paraître)