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Les revues culturelles et l’Europe

La remarque générale que je ferai est la suivante : il existe des revues en Europe, des revues qui ont souci de ce que peut être l’Europe, mais y a-t-il des revues européennes ? Je veux dire qu’à travers les revues en question, se peut-il qu’on discerne ce que l’Europe a en commun, s’agissant de sa conception de ce qui n’est pas l’Europe, c’est-à-dire du reste du monde ? L’Europe, du moins ses institutions, a une politique interne, une action plus ou moins concertée sur les questions d’actualité, mais l’ensemble des peuples qui la constituent réfléchissent-ils, ou même ressentent-ils, ce qu’est le monde et comment le fréquenter ?

La réponse à cette question est de nature, il me semble, à modifier tant les conceptions de structures que les modalités de fonctionnement de ces revues, traditionnelles, numériques, en ligne.

Multilinguisme

De mon point de vue d’écrivain, « j’écris en présence de toutes les langues du monde », même si je n’en connais qu’une seule. Les humanités d’aujourd’hui développent un sens pratique et divinatoire des langues, elles y emploient un pourcentage beaucoup plus élevé des capacités du cerveau humain. C’est-à-dire : d’abord que le multilinguisme ne se ramène pas au développement d’un plurilinguisme quantitatif, le multilinguisme relève non seulement d’une situation, mais aussi d’une sensibilité nouvelle, liée à ma fréquentation d’une poétique de la mondialité. Dans ce cadre, l’importance de la traduction devient irremplaçable, elle constitue de plus en plus un genre nouveau parmi les genres littéraires et artistiques, et elle est liée à cette vocation elle aussi nouvelle : on ne sauvera pas une langue en laissant périr les autres, tant à l’intérieur qu’en dehors de l’Europe.

Les revues doivent-elles inventer des espaces et des méthodes qui favoriseraient ces capacités nouvelles de translation (y compris en publiant sans traduction des textes fondamentaux dans des langues autres), plutôt que de ménager seulement des ponts entre trois ou quatre langues dominantes ?

L’Autre

Les problèmes d’immigration en Europe, comme d’ailleurs dans la plupart des pays riches, ne relèvent pas de mesures ponctuelles, partielles et le plus souvent partiales. Il y faut de toute évidence un plan général de rééquilibrage des richesses du monde, de sorte que les immigrations ne soient plus rendues folles par la misère et le dénuement d’une partie du monde qui, paradoxalement, en produit les plus grandes richesses.

L’établissement de rapports culturels, esthétiques, philosophiques, techniques, entre revues des pays d’Europe, doit aussi, selon moi, brasser les composantes ethniques de ces divers pays, sans contribuer pour autant à quelque forme d’enfermement qu’il se pourrait, et selon une maxime qui m’est chère : « je peux changer, en échangeant avec l’Autre, sans me perdre pourtant ni me dénaturer. »

En outre, dans nombre de pays, une revue est un privilège inconcevable, qui ne saurait être ni fabriquée ni utilisée. J’ai dirigé pendant huit ans une revue internationale, Le Courrier de l’Unesco, avec 36 éditions linguistiques mensuelles papier, dont une édition française en braille, et dans certains pays c’était la seule publication qui pouvait forcer la censure, et dans d’autres, la seule publication qui pouvait paraître dans la langue du pays. Aujourd’hui ce journal est produit sur le Net. On peut se demander si sous sa nouvelle forme il répond aussi bien aux attentes de ceux qui dans ces pays démunis le collectionnaient précieusement ? Que devient le problème de la Connaissance, malgré les infinis progrès techniques enregistrés, si des lieux de la connaissance ne sont pas ouverts dans le monde, aux endroits où ils n’existent pas ? On ne sauvera pas une revue en laissant périr les autres, même si on y applique toutes les innovations ou les révolutions techniques possibles. La connaissance moderne se déplace de lieu en lieu, c’est ce qui fait sa valeur et sa grandeur.

Le temps des revues

Enfin, la mémoire d’un corps de revues est importante, pour considérer la manière dont ces instruments d’une actualité plus ou moins vue de près pourraient évoluer. En particulier, je pense aux innombrables revues qui n’ont connu qu’un ou deux numéros et ont disparu pour toutes sortes de raisons récapitulables. Il me semble qu’il faudrait instituer un corps de recherches sur ces productions, réalisées dans toutes les langues européennes, officielles ou non. De telles archives seraient précieuses.

D’autant plus que nombre de ces revues, avec un ou deux numéros parus, ont occupé une place très importante dans la sensibilité et la connaissance de leur aire d’activité, quelque éphémère qu’elle ait pu être, et je pourrais en donner bien des exemples. La longévité des revues n’est pas toujours concordante de leur parution. Le cercle des revues disparues aiderait à la continuité des revues encore vivantes. C’est là le projet concret que je propose pour finir à votre organisation.

Il rejoint la poétique de la mondialité dont je parlais : se concevoir comme une racine courante du monde, en liaison avec toutes les autres racines qui ne seraient pas sectaires, renfermées sur elles-mêmes, tuant autour d’elles. Nos identités sont solides et elles sont en même temps en relation. C’est une révolution spirituelle à défendre dans le monde, identité rhizome contre identité racine unique. Quels meilleurs acteurs de cette révolution que les revues, quelles que soient leur nature et leur mode de fonctionnement : comme la Relation mondiale, elles relient, elles relaient, et elles relatent l’état du monde. Dans ses particuliers et dans sa quantité réalisée.