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Introduction

Mai 68 a fait l’objet d’un certain nombre d’interprétations. On a pu y voir un grand moment de l’histoire du mouvement ouvrier avec l’une des plus importantes grèves générales. D’autres ont vu dans le mouvement de Mai 68 un mouvement étudiant anti-autoritaire contestant les hiérarchies établies. D’autres encore ont considéré Mai 68 comme un mouvement étudiant visant la libéralisation des mœurs. Ce mouvement a été alors analysé comme le ferment de l’individualisme post-moderne. Se pose la question de savoir quelle est la nature des événements de Mai 68 et de son héritage en particulier contestataire.

Nous voudrions montrer comment plusieurs grammaires se trouvent à l’œuvre au sein de Mai 68. Par grammaires, nous entendons, au sens de la sociologie pragmatique de Luc Boltanski et de Laurent Thévenot, un ensemble de règles permettant de modéliser de manière cohérente les discours et les actions des acteurs. Mai 68 n’est pas un événement univoque. Nous souhaiterons en ce sens faire apparaître comment ces différentes grammaires ont été présentes dans l’héritage contestataire de Mai 68, puis, tout au long des années 70, à l’œuvre au sein des mouvements ouvriers ultérieurs, des mouvements féministes ou écologistes, des mouvements autour des prisons. Enfin, nous voudrions montrer comment cet héritage et les trois grammaires que nous aurons distinguées, lors de l’événement Mai 68, sont à l’œuvre dans les mouvements contestataires qui émergent à partir des années 90.

L’enjeu consiste tout d’abord à essayer de clarifier les principales logiques philosophiques présentes dans la gauche contestataire. A ses différentes grammaires correspondent des aspirations différentes : démocratie, répartition des richesses, épanouissement individuel... Dans le cadre du renouveau actuel de la contestation, nous nous demanderons comment les principaux courants idéologiques de ce renouveau articulent, en fonction de la grammaire à laquelle ils peuvent être référés, les aspirations héritées de 68. Il s’agit donc de proposer une analyse de Mai 68 et de ses vies contestataires ultérieures[1] à partir des différentes interprétations qui en ont été faites. Notre étude s’appuie sur une étude documentaire des relations entre productions intellectuelles et pratiques militantes.

Mai 68 et ses interprétations contestataires

Parmi les interprétations de Mai 68, nous en distinguons trois qui nous semblent permettre de rendre compte de trois aspects présents au sein de Mai 68. Si au sein du mouvement de Mai 68, ces trois aspects sont étroitement imbriqués, ils donnent cependant lieu à des héritages contestataires différents.

Un mouvement issu de la lutte des classes

Lorsque l’on lit les témoignages des participants au mouvement du 22 mars, tels que ceux de J.P. Duteuil[2] ou de D. Cohn-Bendit[3] ou des ouvrages historiques sur le mouvement de Mai 68 à Nanterre[4], on s’aperçoit que les protagonistes de ce mouvement, au moins au moment des faits, adhérent à une analyse de Mai 68 qui en fait un moment de la lutte des classes entre le prolétariat et la bourgeoisie. De ce fait, on comprend pourquoi la jonction entre le mouvement étudiant et le mouvement ouvrier est si importante pour eux à ce moment.

Cette interprétation de Mai 68 trouve en particulier une continuation militante dans le phénomène des établis qui caractérise en particulier les étudiants maoïstes[5], mais d’autres courants aussi, même anarchistes, ont connu un phénomène d’établissement en usine.

L’ouvrage de Xavier Vigna, L’insubordination ouvrière dans les années 68, paru en 2007, en insistant sur l’importance du mouvement ouvrier durant les années 68, semble donner une certaine consistance à l’interprétation qui fut dominante chez les acteurs, même étudiants de Mai 68, selon lequel Mai 68 était un mouvement qui pouvait être analysé selon la lecture « socialiste lutte de classes »[6] de Marx. L’ouvrage de Xavier Vigna étudie ainsi l’héritage ouvrier de Mai 68 jusqu’en 1979.

Cette interprétation de Mai 68 conduit à mettre en avant une grammaire « socialiste lutte de classes » dont le sujet révolutionnaire est en réalité le prolétariat identifié, bien souvent, aux ouvriers de la grande industrie.

Un mouvement anti-autoritaire

Parmi les étudiants qui ont participé à Mai 68, par exemple au mouvement du 22 mars, se fait jour une critique de l’autorité, en particulier de l’autorité au sein de l’enseignement universitaire. La revendication d’autogestion, comme le souligne Ingrid Gilcher-Holtey[7], est ce qui réunit les étudiants et les travailleurs dans les usines.

Cette analyse du mouvement de Mai 68 comme n’étant pas un mouvement issu de la lutte des classes, mais un mouvement de lutte anti-autoritaire contre la technocratie, caractérise les auteurs de la deuxième gauche. Parmi eux, on peut citer Cornelius Castoriadis. Pour cet auteur, le sujet révolutionnaire du mouvement de Mai 68, contrairement aux lectures marxistes, n’est pas le prolétariat, mais les étudiants. Dans « La révolution anticipée », Castoriadis affirme que contrairement à ce qu’ont pensé beaucoup d’étudiants, Mai 68 n’est pas « une révolution prolétarienne socialiste ratée ou avortée »[8]. « Les ouvriers n’ont même pas été présents physiquement »[9]. « Le mouvement des étudiants propage à travers le pays la contestation de la hiérarchie […] Il commence à réaliser la gestion autonome et démocratique des collectivités par elles-mêmes »[10].

Castoriadis n’interprète donc pas le mouvement de Mai 68 selon la grammaire « socialiste lutte de classes », mais plutôt selon une grammaire de la modernité. Pour cet auteur, Mai 68 doit être interprété comme une revendication radicale de démocratie. Progressivement, il tend à élaborer une théorie de la contestation révolutionnaire qui prend ses références dans un humanisme révolutionnaire, issu de la Révolution française et inspiré par le modèle de la démocratie grecque. C’est donc l’humanité elle-même, et non plus seulement les étudiants, qui devient le sujet politique de la révolution.

Cette analyse est aussi partagée par A.Touraine, dans Le communisme utopique, le mouvement de Mai 68 : « Le conflit présent n’est pas de nature directement économique […] La lutte n’a pas été menée d’abord contre le capitalisme, mais d’abord contre la technocratie […] De même qu’autrefois c’était entre les ouvriers qualifiés et l’encadrement que se situait la ligne de conflit, aujourd’hui elle passe entre les bureaucrates et les experts, ou comme on dit parfois dans l’industrie, entre ceux qui appartiennent à une organisation linéaire et ceux qui assurent les tâches fonctionnelles »[11]. Pour Alain Touraine, la société industrielle et ses revendications matérialistes ne sont plus d’actualité. La société post-industrielle est marquée par des revendications culturelles, en particulier une lutte contre la technocratie. Par conséquent au mouvement ouvrier de la société industrielle succèdent de nouveaux mouvements sociaux : le mouvement étudiant, le mouvement anti-nucléaire, le mouvement féministe... A ces nouveaux mouvements correspondent de nouveaux sujets tels que les étudiants ou les femmes.

C’est en particulier, autour du mouvement écologiste, par exemple de l’œuvre de S. Moscovici, que semble s’incarner une des orientations du militantisme de la deuxième gauche. Dans sa version intellectuelle, comme le rappelle J. Jacob[12], cette orientation regroupe des personnalités telles que Moscovici, Touraine ou Morin. Pour Jacob, cet héritage se trouve, par exemple, du côté des Amis de la Terre. C’est en effet l’humanité elle-même que les désastres écologistes menacent. On peut ainsi parler d’une écologie humaniste par opposition à une écologie profonde.

La deuxième gauche[13] apparaît donc comme partagée entre une tendance révolutionnaire et une tendance réformiste qu’incarnent bien les ambiguïtés de la CFDT et du PSU (Parti socialiste unifié) durant les années 1970 à ce sujet[14]. Le recentrage de la CFDT à partir de 1977 indique la victoire progressive de l’orientation réformiste. La CFDT incarnait en effet depuis son congrès de 1970, avec l’adoption du socialisme autogestionnaire et d’une ligne de classe et de masse, un certain héritage de Mai 68 alliant à la fois la grammaire socialiste et la grammaire démocratique de la modernité telle qu’elle se trouvait portée par la deuxième gauche. L’autogestion de Lip en 1973 constitue l’acmé de cette ligne à la fois lutte de classe et démocratique incarnée par cette organisation syndicale.

A partir de la seconde moitié des années 1970, et plus particulièrement après la victoire de la gauche en 1981, on assiste progressivement à un décrochage entre la grammaire socialiste et la grammaire de la modernité, entre la critique sociale et la critique artiste autogestionnaire[15]. Le démantèlement des grands bastions industriels contribue à marquer un coup de frein au mouvement ouvrier. Le mouvement SOS-racisme, durant les années 1980, constitue un bon exemple d’une incarnation de la critique appuyée par une conception réformiste de la grammaire de la modernité. Comme le montre Duyvendak, dans Le Poids du politique - Nouveaux Mouvements Sociaux en France, SOS racisme mène une action à vocation générale et universelle. « Alors que le mouvement des beurs mettait l’accent sur l’intégration tout en respectant les différences, SOS racisme insiste de plus en plus sur l’égalité sur base des ressemblances »[16] Ce qui est donc mis en avant c’est une conception de l’égalité appuyée sur une conception formelle référée à des droits de l’homme universaux.

Un mouvement contre-culturel

Le mouvement du 22 mars trouve ses prémisses un an avant Mai 68 autour de la revendication pour les garçons d’aller dans le dortoir des filles et vice-versa[17]. Les animateurs du mouvement du 22 mars défendent des revendications liées à la liberté sexuelle plus ou moins influencées par le freudo-marxisme et le situationnisme.

Ces revendications contre-culturelles ont été analysées par certains auteurs tels que G. Lipovetsky[18] comme s’inscrivant dans une logique qui était celle de l’avènement de l’individualisme post-moderne. Cette thèse est reprise sous un angle quelque peu différent par L. Ferry et A. Renault dans La Pensée 68. Pour ces auteurs, il faut chercher les racines de la pensée 68, entre autres, dans l’anti-humanisme du nietzschéisme de gauche[19].

Foucault, en 1971, participe à la constitution du GIP (Groupe Intervention Prison). L’histoire de la folie à l’âge classique a eu une certaine répercussion sur le mouvement anti-psychiatrique ; avec Surveiller et Punir (1975), Foucault s’est intéressé à la question de l’enfermement carcéral et à la constitution d’une société disciplinaire.

De son côté, Guattari, par son activité au sein de la clinique de la Borde, participa aussi de la critique anti-psychiatrique. Dans La révolution moléculaire, en 1977, Guattari écrit que « la lutte révolutionnaire […] doit donc se développer à tous les niveaux de l’économie désirante qui sont contaminés par le capitalisme (au niveau de l’individu, du couple, de la famille, de l’école, du groupe militant, de la folie, des prisons, de l’homosexualité) »[20]. Il s’agit pour lui de ne pas dissocier la lutte des classes et la lutte sur le front du désir. La lutte sur le front du désir passe par des micro-résistances individuelles. Ces luttes, au niveau collectif, font intervenir des minorités. Néanmoins, pour Guattari, Mai 68 n’a pas été suffisamment loin sur le front du désir : « Mai 68 a peut être libéré des attitudes militantes, mais pas les cervelles qui restaient complètement polluées et qui ont mis beaucoup plus de temps à s’ouvrir à ces questions de folie, d’homosexualité, de drogue, de délinquance, de prostitution, de libération de la femme »[21].

Cette grammaire de l’individualité, qui est présente durant Mai 68, n’est pas allée assez loin selon Guattari. En effet, elle passe par la revendication selon laquelle l’individu minoritaire ne doit pas céder sur son désir.

L’individualisme post-moderne fustigé par des auteurs tels G. Lipovetsky, nous semble radicalement se distinguer de la grammaire de l’individualité telle qu’elle est à l’œuvre durant Mai 68 ou chez Guattari, par le fait que la thématique de l’individualisme durant les années 80 se trouve dissocié de toute grammaire socialiste.

Pour résumer les trois moments de notre analyse, nous pouvons dire que l’esprit contestataire de Mai 68 semble se caractériser par l’association de ces trois grammaires : une grammaire socialiste (lutte de classes), une grammaire démocratique de la modernité, une grammaire de l’individualité. Les établis maoïstes ont mis en avant la grammaire socialiste au détriment des deux autres grammaires. La deuxième gauche met en avant une grammaire de la modernité par opposition à la grammaire socialiste du PCF. La CFDT, avec son programme affirmant un socialisme autogestionnaire et « une stratégie de masse et de classe »[22], semble incarner une articulation entre une grammaire socialiste et une grammaire de la modernité. Le nietzschéisme de gauche de Guattari, tel qu’il peut influencer l’autonomie désirante dans la seconde moitié des années 70, constitue une articulation entre grammaire socialiste et grammaire de l’individualité.

Mai 68 et son héritage dans le renouveau contestataire.

A partir des années 90, on assiste à un renouveau de la contestation[23] autour de l’apparition de nouvelles organisations telles que les syndicats SUD (Solidaires unitaires et démocratiques), AC ! (Agir ensemble contre le chômage) ou le DAL (Droit au logement). Le mouvement de grève de décembre 1995, mais aussi le mouvement zapatiste[24] ou le mouvement altermondialiste[25] sont analysés comme des marques de ce renouveau de la contestation. Celui-ci semble se caractériser par un retour de la question sociale qui suscite une abondante littérature sociologique[26]. Nous allons maintenant nous intéresser à la manière dont s’articulent les trois grammaires que nous avons dégagées comme constitutives de l’esprit de 68, en cherchant à montrer comment ces grammaires sont à l’œuvre au travers de trois courants du renouveau contestataire : la sociale-démocratie radicale, le syndicalisme d’action directe et la contestation postmoderne - mais aussi comment elles s’articulent dans le cadre du renouveau contestataire. Nous allons aussi chercher à analyser comment, au sein des luttes féministes ou ethniques, se posent des controverses afférentes à ces différentes grammaires.

La grammaire de la modernité dans le renouveau contestataire

La grammaire humaniste et démocratique de la modernité se déploie dans le cadre du renouveau de la contestation selon plusieurs axes.

Le premier axe est celui de la critique de l’inégalité économique. Le problème est le suivant : il s’agit de savoir comment est possible une critique du creusement des inégalités économiques, liées par exemple au chômage, sans ré-introduire la notion de classe sociale, propre à la grammaire socialiste. En effet, la notion de lutte des classes dans le marxisme suppose une critique de l’unité de l’humanité prônée par l’humanisme démocratique. La notion d’exclusion joue un tel rôle. Les pauvres et les chômeurs ne sont pas appréhendés comme une classe antagoniste à une autre classe qui détiendrait les moyens de production, mais comme des individus qui sont exclus de la citoyenneté et des droits qui devraient être conférés à tout homme du simple fait de son humanité. On assiste ainsi à un regain d’intérêt durant les années 90, chez les sociologues, pour les thématiques liées à l’exclusion sociale : Paugam, La disqualifacation sociale (1991)[27] ; Bourdieu, La misère du Monde (1993) ; Castel, Métamorphose de la question sociale (1999)... Parallèlement émergent des associations de lutte, et non plus seulement d’association humanitaires telles qu’ATD quart monde, en faveur des sans-droits : DAL (1990)[28], AC ! (1993), Droits Devant (1995)[29]. Dans un second temps, on peut constater l’émergence d’une seconde thématique qui est l’antilibéralisme. Cette thématique se distingue, elle aussi, de la grammaire socialiste. En effet, la grammaire socialiste est fondée sur une critique du système capitaliste. Dans le cas de l’antilibéralisme, il s’agit seulement de dénoncer les politiques libérales sans remettre en cause le système capitaliste en soi[30]. Cette thématique de l’antilibéralisme est mise en avant dans le sillage des grèves de 95, par l’organisation ATTAC[31], fondée en 1998, à l’appel du Monde Diplomatique[32]. C’est aussi à l’appel du Monde Diplomatique qu’a eu lieu le premier Forum Social Mondial (2001). L’altermondialisme peut s’interpréter, en partie, selon le cosmopolitisme humaniste à l’œuvre dans la grammaire de la modernité. Les revendications sont énoncées selon les termes de l’humanisme de la grammaire de la modernité, et non selon les termes de l’internationalisme socialiste, : « I- Un autre monde possible doit respecter le droit à la vie pour tous les êtres humains grâce à de nouvelles règles de l’économie […] Un autre monde possible doit promouvoir le « vivre ensemble » dans la paix et la justice à l’échelle de l’humanité […] III- Un autre monde possible doit promouvoir la démocratie du local au global. »[33] Sur l’axe politique, cette revendication de démocratie est marquée par la mise en avant de la démocratie participative dont le modèle pratique est la municipalité de Porto Alegre et le modèle théorique l’éthique de la discussion habermassienne[34] . C’est la grammaire cosmopolite et citoyenne de l’humanisme démocratique de la modernité qui sert là aussi de grammaire au Réseau Education sans Frontières (RESF)[35], fondé en 2004, qui appelle dans ses textes, non pas tant à la mobilisation des travailleurs, que des citoyens dans leur ensemble. Sur l’axe du féminisme, c’est à travers l’association Ni Putes, Ni Soumises (2003)[36], que semblent se déployer les revendications propres à la grammaire de la modernité. En effet, c’est sur un féminisme orienté autour des notions d’égalité et de laïcité républicaine que s’est constituée l’association.

Du point de vue des sociologues, c’est par exemple autour d’Alain Touraine et de son école, héritiers de la deuxième gauche, que l’on voit se développer, en France, une théorie des mobilisations contemporaines analysées selon la grammaire de la modernité, que ce soit par exemple dans Un nouveau paradigme pour comprendre le monde [37] d’A.Touraine ou Le rêve zapatiste d’Y. Lebot.

Nous appelons sociaux-démocrates radicaux, les organisations et les militants qui se réfèrent, au sein du renouveau contestataire, à la grammaire démocratique de la modernité afin d’appuyer leurs revendications. Ces militants sont réformistes, et non pas révolutionnaires, mais ils se distinguent des sociaux-démocrates, tel que ce terme est utilisé par exemple par un homme politique comme Dominique Strauss-Kahn, par leur volonté d’aménager radicalement le système capitaliste par la mise en place d’un capitalisme à visage humain.

2. La grammaire socialiste dans le renouveau contestataire

Le retour de la question sociale, mais aussi de la thématique des classes sociales, constitue un terrain favorable à un renouveau de la grammaire socialiste. Durant les années 90, le regain d’intérêt suscité par la grammaire socialiste, est marqué par l’émergence d’un nouveau radicalisme syndical avec le développement de la CNT (Confédération nationale du travail)[38], mais aussi surtout des syndicats SUD. En effet, le syndicalisme est le lieu par excellence dans lequel peut se déployer la grammaire socialiste, dans la mesure où le renouveau d’un syndicalisme de lutte se prête particulièrement à une analyse en termes de conflit entre le capital et le travail. L’opposition de l’école d’A. Touraine aux grèves de 95 peut s’analyser par le problème théorique que pose le retour de revendications matérialistes, alors même que la sociologie de l’action collective de cette école met en avant les revendications d’ordre culturel. Ce qui est en jeu est de savoir si nous nous trouvons dans une société qui est en rupture ou bien en continuité avec la société industrielle. 

On trouve clairement, avec la constitution du syndicat Sud PTT en 1989[39], la volonté de renouer avec l’esprit de Mai 68 tel qu’avait pu l’incarner la CFDT à travers l’expérience autogestionnaire à Lip. En effet, les statuts du syndicat affirment que celui-ci se donne pour perspective le « socialisme autogestionnaire ». Ce syndicat accorde une importance particulière à la mise en œuvre de deux axes : d’une part, la constitution d’un syndicalisme de lutte qui ne renonce pas à utiliser la grève comme moyen d’action, d’autre part, la mise en œuvre d’un projet démocratique[40]. Nous avons donc à l’œuvre un projet qui tente de concilier à la fois la grammaire démocratique de la modernité et la grammaire socialiste.

Le corollaire de cette articulation entre grammaire de la modernité et grammaire socialiste se trouve dans la question de l’articulation entre l’anticapitalisme, et de ce qui avait été appelé dans les années 1970, les nouveaux mouvements sociaux. Cela se traduit surtout par des controverses tant dans les milieux militants que dans les milieux intellectuels liés au renouveau contestataire. Sur la question féministe, cela se manifeste par un regain d’intérêt pour les controverses entre féminisme lutte de classe et féminisme radical[41]. Le même problème se pose avec la question de l’articulation entre l’écologisme et l’anti-capitalisme qui s’est traduit par la constitution d’un Réseau écosocialiste International en 2007[42].

Dans le cadre de la mondialisation capitaliste, le mouvement altermondialiste est ainsi analysé comme la condition de possibilité d’un nouvel internationalisme[43] de même que l’on assiste par ailleurs à un regain d’intérêt pour le concept, issu de la grammaire socialiste, d’impérialisme. Cette tentative d’analyser la mondialisation par le biais de la notion d’impérialisme est par exemple présente dans un numéro de 2003 de la revue théorique de la LCR[44], Critique communiste, intitulé « Mondialisation et Impérialisme ».

3. La grammaire de l’individualité postmoderne dans le renouveau contestataire

Le renouveau contestataire est enfin marqué par la grammaire postmoderne de l’individualité. L’interprétation des phénomènes contestataires à partir de cette grammaire est particulièrement à l’œuvre chez des chercheurs proches d’A. Négri. Le négrisme peut s’interpréter dans une certaine mesure comme un renouvellement du marxisme à partir des thématiques de la postmodernité. On peut interpréter ce courant comme une tentative de renouveler le marxisme en partie par les thématiques de l’individualisme nietzschéisme de gauche de Deleuze par exemple. Cela se traduit par l’importance accordée à des concepts tels que l’individuation. La notion de multitude permettrait ainsi d’articuler le commun et l’individualité[45].

Sur l’axe économique, la situation actuelle doit être pensée en rupture avec la société industrielle ou fordiste, mais aussi avec la modernité. La phase actuelle du capitalisme peut être appelée capitalisme postmoderne ou cognitif[46]. Dans un tel contexte, la contradiction entre le capital et le travail a perdu sa centralité. Cela a plusieurs conséquences. D’une part, la valeur travail et la théorie de l’exploitation ne constituent plus le cœur de la lutte anti-capitaliste. D’autre part, la notion de classe sociale a perdu de sa pertinence et doit être remplacée par celle de multitude. C’est au sein d’AC Réseau[47] ou de la CIP (Coordination Intermittents et Précaires) d’Ile de France[48], constitué en 2003, que l’on trouve défendues ce type de position dans les milieux militants.

La mondialisation capitaliste n’est plus comme dans la grammaire socialiste analysée à partir de la notion d’impérialisme, mais de celle d’Empire. Alors que selon Négri et Hardt, la notion d’impérialisme repose sur l’Etat-Nation, l’Empire est la nouvelle forme de l’ordre mondial mis en place par le capital collectif[49].

La revendication démocratique n’est pas absente. Il existe donc au sein de cette grammaire contestataire une tentative d’articuler la grammaire de la modernité et la grammaire de la postmodernité. Cette thématique de la démocratie n’est pas tant développée autour de la notion de démocratie participative ou de celle d’autogestion, mais autour de celle de réseaux. D’où l’importance donnée au réseau Internet comme paradigme de cette démocratie postmoderne[50]. L’haktivisme[51] constitue alors un modèle illustrant ce militantisme postmoderne.

La contestation postmoderne se déploie sur d’autres axes encore. On remarque l’intérêt pour la revue Multitudes pour la théorie queer et le post-féminisme[52]. Les théories queer, centrées autour de la déconstruction des genres, ont joué, par ailleurs, un rôle important comme grammaires de justification des luttes homosexuelles qui se sont déployées à partir des luttes sur le SIDA autour de l’association Act-Up, créée en 1989.

On remarque aussi un intérêt particulier de la revue Multitudes pour la notion de postcolonialisme[53]. Alors que la notion d’impérialisme est centrée sur l’exploitation économique, les théories post-coloniales centrent leurs analyses sur les questions culturelles. Par ailleurs, dans la mouvance militante luttant contre les discriminations racistes, c’est chez les Indigènes de la République[54] (fondé en 2005) que l’on trouve mis en avant la notion de postcolonialisme. La grammaire postmoderne des postcolonial studies est opposée en particulier au féminisme républicain se réclamant de l’universalisme des Lumières de l’association Ni Putes, Ni Soumises[55].

Nous avons cherché à montrer que le mouvement de Mai 68, dans le discours et les pratiques de ces acteurs, allie trois grammaires : la grammaire démocratique, la grammaire « socialiste lutte de classe » et la grammaire de l’individualité. Les interprétations de Mai 68, ainsi que ses héritages militants, dans les années 70, ont mis en avant telle ou telle grammaire ou les ont combinées, voir l’articulation de certaines de ces grammaires. Après la période de reflux militant qui caractérise les années 80, on assiste à partir des années 90, à un renouveau de la contestation. Au sein de ce renouveau de la contestation, nous avons essayé de dégager plusieurs courants théoriques, en montrant comment ils se situaient par rapport à l’héritage de Mai 68. Ils tentent d’articuler à partir d’une grammaire principale les diverses aspirations que nous avions dégagés durant Mai 68. Le courant social-démocrate radical tente d’articuler des revendications démocratiques et économiques à partir d’une grammaire de la modernité. C’est principalement autour des notions d’antilibéralisme et de démocratie participative qu’il tente d’effectuer cette articulation. Le courant syndicaliste d’action tente cette articulation à partir d’une grammaire socialiste. C’est celui qui reste le plus proche de l’esprit de 68 puisqu’il tente cette articulation à partir des notions d’autogestion et de socialisme. Le courant de la contestation post-moderne essaie pour sa part d’articuler les aspirations individualistes, démocratiques et de justice économique, autour de nouvelles notions comme la notion de multitude, de réseau ou de revenus garanti.

Publications

Chapitres d’ouvrages collectifs :

2008- « Proudhon, Pragmatist » in New Perspectives on Anarchism- Purdue University Indiana- Lexington Press ( à paraître)

Publications dans revues :

2008 - « Mai 68, quel héritage contestataire pour aujourd’hui ? », Réfractions, n°20

Comptes rendus de lecture :

Autres publications sur Internet :

Traductions :

2008 - Gallo S., « Anarchisme et philosophie de l’éducation » (à paraître aux éditions du Passager Clandestin)