Résumés
Résumé
Réalisée pour Sens Public, cette vidéo de Norbert Godon propose un voyage au sein d’images produites par la vibration d’une courbe, activée par la voix même du commentaire. Renversant l’ordre habituel du montage en voix off, l’image suit la voix et tente de lui correspondre. Cette voix, une voix de bande annonce, nous raconte une version de la Genèse revue et corrigée à l’aire des grands mythes économiques. Relatant l’histoire de la disparition des lettres au profit des chiffres, ses interventions sont entrecoupées de formules chantées à la manière des polyphonies grégoriennes sur une composition originale de Benoît Gaspard.
Corps de l’article
Écran noir. / Apparition d’un point de lumière.
Au commencement, la parole dut se mettre à jour. Elle posa son propre point de départ pour l’étirer sur le fil d’un énoncé. La ligne du temps naquit du déploiement linéaire de la phrase.
Étirement du point en ligne.
L’horizon d’attente était placé.
Vibration de la ligne suivant les inflexions de la voix : courbe de visualisation des variations sonores directement repris à des logiciels standards de lecture son.
Seul repère tracé, dans le néant de l’ouverture : un axe traversé par des variations univoques, un axe défini par l’idée d’un monde mis à plat. Un trajet à suivre.
Du point était née une ligne : origine de tous les graphiques à venir, origine des lignes de fuite et de leurs tangentes.
Doucement, la voix faisait vibrer l’espace continu qu’elle venait de définir. La vibration engendrait des reliefs aux volumes changeants.
Ainsi surgirent les montagnes.
La courbe affiche des variations plus fortes.
Le monde apparaissait sur l’axe linéaire d’un simple filet de voix.
Des pics indiquaient l’émergence de données nouvelles, qui s’effondraient aussitôt pour laisser place à d’autres. À peine l’action d’une voyelle avait-elle atteint des sommets que la chute s’en suivait sans autre forme de procès.
Sur l’axe du temps, le cours des investissements était soumis aux fluctuations de la gravité universelle. La voix montante prétendait que tout ce qui était croissant représentait un gain et ce qui retombait une perte. En réalité, les deux phénomènes suivaient la même pente.
L’angle de vue sur la courbe s’élargit : prise de recul.
Le relativisme s’imposa alors, grâce à la ligne de partage entre le pour et le contre. Celle-ci montrait que tout ce qui monte descend et inversement. La création du monde fut redéfinie par l’invocation d’un accident fondateur. Les reliefs de la représentation étaient nés d’une catastrophe originelle. Ni bien, ni mal, tout n’y était que mouvement indifférencié, conséquence de la grande déflagration initiale.
L’univers s’était créé sur l’implosion originelle d’un crack sans précédent. Les poussières de l’ancien monde s’étaient rassemblées sur une ligne de conduite, vibrant dans un mouvement perpétuel dont le maintient exigeait un effort constant et sans cesse décuplé.
De l’histoire fondatrice du désastre premier, engendré dans un jour noir, la crainte d’un retour au grand chaos avait tiré les principes d’une nouvelle économie des courbes, exigeant une observation accrue des moindres variations du schéma. Les courbes engendrèrent alors leur propre réalité.
Chants grégoriens entonnant des formules économiques.
L’autonomie du secteur politique venait d’être posée. La valeur accordée à la variation des courbes, placée hors de la sphère des mouvements naturels, eut des conséquences irréversibles sur le relief des montagnes dont elles devaient mesurer les hauteurs.
De nouvelles fluctuations étaient enregistrées par la voix même de l’expertise qui en émettait les signaux, provoquant des transformations radicales sur le paysage global.
Les équations qui décrivaient l’équilibre économique prêtaient aux chaînes de conséquence un langage mathématique. Elles disaient en ces termes : il faut préserver l’état d’équilibre que sous-tendent nos formules, car tous nos calculs ne valent que dans le cas où la perspective d’une meilleure répartition des reliefs cessera d’être imaginable et d’agiter les modèles en engendrant des changements imprévisibles. Elles ne disaient rien de plus, rien de moins.
Les équations pouvaient servir à prévoir des événements futurs, de façon approximative, en identifiant des relations empiriques constantes entre des grandeurs de nature physique. Mais cela ne concernait pas la mise en équation des reliefs pour lesquels il n’existe aucune relation de grandeur constante : les seules valeurs interceptées n’ayant qu’une signification ponctuelle, dépourvue de généralité.
La représentation de l’équilibre statique sous-tendu par ces formules impliquait donc une variation uniforme. Dans un tel état d’équilibre, les comportements étaient dits rationnels à condition que les motifs de toute modification soient évacués.
Les fréquences relatives au volume des actions engagées par le poids des mots accélérèrent le phénomène, qui provoqua la mise à distance du passé simple et le repliement systématique sur le présent de l’énoncé.
L’observation des pics et des chutes importait plus que l’écoute de la voix, comme si le son suivait l’image et non l’inverse, comme si, d’elle-même, la courbe engendrait le sens.
De fil en aiguille, l’accoutumance à l’observation de graphiques toujours plus complexes devint source d’hallucinations.
Chants grégoriens entonnant des formules économiques : le rythme est plus rapide que précédemment / Les images qui suivent se font de plus en plus hallucinatoires.
Les analyses graphiques prouvèrent empiriquement que les schémas se reproduisaient et qu’en observant, à différentes échelles de temps et de valeur, ils s’accordaient avec le concept d’autosimilarité fractale.
La fascination du détail s’empara alors des visions générales et porta le découpage des oscillations à atteindre des sommets de précision.
Se posa le problème de l’échelle : les variations sur de courtes périodes annonçaient-elles de grands changements ? Le chiffrage des données qui dressait l’aspect rassurant de l’expertise économique au-dessus de toutes les valeurs structurantes devint la source même du doute.
Les principes de découpage, toujours plus fins et précis, ouvraient sur des possibilités de subdivisions infinies.
Le modèle de simplification originel déclenchait des effets en cascade qui attachaient tout point de vue à des chaînes d’opérations indémêlables, dont la complexité était toujours croissante. Et, par effet d’enchaînement, la recherche de la complexité devint, en soi, un point de fuite et le seul point d’accord commun. Toute vision à long terme se trouvait brouillée par l’enchevêtrement des données qui devaient précisément le sous-tendre.
Chants grégoriens entonnant des formules économiques : le ton est plus grave / Les images qui suivent se déploient des camaïeux de rouges et de bleus.
Au lieu de laisser se défaire la chaîne des causes qui porte à conséquence et d’abandonner l’axe qui servait de fil à couper le monde, le filet de voix prétendait évoluer et se passer de l’axe en le surchargeant toujours davantage.
Les pronostiques se resserraient, saturant l’espace dans l’idée de pouvoir anticiper la catastrophe. La prévision du pire, tout entier porté sur le présent proche des variations, constituait l’unique projet, le dessin résiduel, renversant la perspective du progrès. Tout tendait vers ce but : la détection des signes avant-coureurs de la chute.
Cette chute aurait pu entraîner l’effondrement des modèles. Toujours déguisée, elle pouvait se manifester sous la forme d’une envolée subite, d’une croissance irraisonnée : elle planait comme une menace au-dessus des monticules de données.
La théorie des flux attestait de l’extrême tension et du caractère imminent du danger.
L’emballement généralisé tendait la ligne du temps vers l’idée d’un épuisement prochain, insinuant que l’accélération même du mouvement des fluctuations, s’éloignant des rythmes du renouvellement naturel, provoquerait un épuisement accéléré des fonds représentés.
L’assurance de la continuité du débit prenait ainsi l’aspect d’un combat permanent contre l’ange invisible de la crise. Gérer l’abondance des flux pour maintenir le courant.
Sous la crainte des retombées, l’idée d’un retour au black-out originel menaçait en permanence l’édifice instable des flux enregistrés.
Chants grégoriens entonnant des formules économiques : le ton dramatique / Les images qui suivent baignent dans les rouges et les noirs
Le cours des actions s’enflamma.
L’axe principiel, dévoré par les flambées spéculatives assurait l’entretien du feu rationnel. L’incendie des mesures se répandait comme traînée de poudre, sur la ligne des prévisions, avec une égale constance. L’horizon était rongé par les décimales d’un verbe émondé, déchiqueté par les abstractions du calcul.
La menace des flambées subites déclenchait la ferveur arithmétique et la montée des décibels.
Le feu sacrificiel purifiait la nature même des échanges dans l’exactitude des calculs. Par le travail des chiffres, l’ensemble des réalités se trouvaient mises sur un même plan.
La consumation du jour dans la traduction chiffrée du présent immédiat représentait l’unique rédemption possible. Neutralisation de l’angoisse dévorante dans le travail au cordeau, rachat universel dans l’éreintement des précisions : le feu sacrificiel ouvrait sur la promesse d’une rédemption possible. Le verbe moralisant, devenu impuissant, n’avait plus qu’à se taire.