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On abuse certainement du nom des saisons en les identifiant à des révolutions particulières. L’été norvégien, lui, ne passe pas, le drame d’Utøya ayant décimé les leaders de la jeunesse social-démocrate et mis à mal les valeurs qui ont fait la solidité de ce pays. La réaction a été majestueuse à l’instar de l’attitude observée par la population et ce sentiment d’unité éprouvé dans la douleur. Le travail de deuil perdure, la répétition étant souvent le moment redouté pour celles et ceux qui ont dû mal à se sortir de ce traumatisme. Et pourtant, voici que s’est ouvert récemment le procès de Breivik, un moment important mais difficile à endurer pour les familles des victimes et surtout le pays entier. En Suède, le procès Breivik a suscité un débat de fond dans les quotidiens nationaux : faut-il commenter jour après jour le procès Breivik ? Faut-il montrer des photos du terroriste à la Une des journaux ? Certes, la justice est nécessaire pour que le travail de deuil puisse s’effectuer. En revanche, ce procès est totalement dépourvu de vertus pédagogiques. La personnalité du terroriste fait évidemment l’objet de rapports psychiatriques convergents : pas un regret, pas une émotion, un territoire psychique totalement refermé sur la haine des autres et du modèle de « marxisme culturel » propagé par les sociaux-démocrates selon les termes mêmes d’Anders Breivik.
Et c’est ici justement que les Norvégiens ont réagi le week-end dernier en créant un événement Facebook sur le marxisme culturel. Réunissez-vous et défendez les valeurs honnies du terroriste et infligez-lui la médiatisation de ces valeurs qu’il ne saurait voir. De l’humour, de la dignité et une certaines distance ont égayé cet événement qui a rassemblé plus de 40 000 personnes dans le pays entier. Le « marxisme culturel » correspond en réalité à un imaginaire nordique marqué par l’égalité des conditions (fort système de protection sociale) et la liberté individuelle (liberté de choix et tolérance), celui qui a fait la force du pays pendant plus de cinquante ans. Que cette initiative ait pu être créée grâce aux réseaux sociaux est un fait important. En effet, on parlait du manifeste du terroriste et des sites extrémistes, la réponse apportée existe bien sur les réseaux sociaux qui peuvent susciter ce type d’événement. On évite de subir la cadence du procès et des horreurs prononcées par Breivik qui y voit encore l’occasion d’une tribune exceptionnelle.
Le combat des valeurs et des croyances est fondamental, c’est le ciment imaginaire d’une société. On ne démontre pas des valeurs, on les ressent, on y croit, elles font partie de l’institution imaginaire de la société et des significations fondamentales qui y sont associées. La confrontation politique révèle des divergences entre des priorités, mais les valeurs de fond sont partagées et les lutte de l’histoire façonnent ces valeurs, c’est d’ailleurs pour cela que Cornelius Castoriadis parlait à juste titre de social-historique. La rupture radicale par le terrorisme d’Anders Breivik repose sur une synthèse imaginaire alliant croisade, refus du multiculturalisme et de la social-démocratie. Selon Castoriadis, le racisme a des racines sociales et psychiques : la psyché a tendance à exclure tout ce qui n’est pas elle et a du mal à accepter la socialisation pourtant nécessaire qui lui a été imposée (d’où le refus de valeurs collectives par certains individus) ; il y a également une intolérance entre des groupes sociaux inégaux[1]. Les résistances à la socialisation font que certains individus contractent une haine qui est renforcée au cours de leur trajectoire singulière. Il ne s’agit pas tant d’un échec social (Anders Breivik avait le parcours d’un individu intégré dans la vie sociale et économique) que d’une entreprise soigneusement calculée et fondée sur cette haine.
En Suède, l’institut de défense Totalförsvaret s’interroge justement sur la manière dont on peut détecter ces individus en rupture radicale avec la société susceptibles de passer à l’acte. Des projets de recherche ont été lancés avec pour finalité la création de méthodologies de détection adéquates. Comment faire le tri entre les individus à la marge et ceux représentant un danger réel pour la société sans tomber dans des délits de surveillance de l’opinion et des réseaux sociaux ?
Malgré tout, l’été norvégien approche alors même que le dernier n’est pas vraiment passé. Les jours s’allongent et la société norvégienne espère bien que ce procès se déroulera le plus vite possible pour ne pas rester dans les mailles de ce traumatisme collectif.
Parties annexes
Note
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[1]
Cornelius Castoriadis, «Les racines psychiques et sociales de la haine», Figures du pensable, Paris, éditions du Seuil, 1999, pp. 239-260.