Corps de l’article

Introduction

Cet article présente les résultats de près de huit années de travail sur le concept d’éditorialisation, un travail notamment réalisé dans le cadre du séminaire international « Écritures numériques et éditorialisation », que je coorganise depuis 2008 avec Nicolas Sauret. La définition du concept d’éditorialisation est le fruit d’une réflexion collective et je suis débiteur d’un large groupe de chercheurs. Je nommerai en particulier Gérard Wormser et le réseau de Sens public, Nicolas Sauret, Yannick Maignien, Louise Merzeau, Michael Sinatra, Anne-Laure Brisac, Carole Dely et Roberto Gac.

Une histoire du terme

Le terme éditorialisation, tel que je l’entends, a d’abord été utilisé en français. En anglais, celui-ci couvre une autre acception, il serait plutôt un dérivé du terme « editorialize » qui signifie, selon les dictionnaires[1], « exprimer une opinion, dans la forme d’un éditorial », ou « introduire une opinion lorsque l’on relate des faits ». D’ailleurs, le verbe éditorialiser (editorialize) est un anglicisme utilisé dans ce même sens en français. Dans la communauté francophone, le terme éditorialisation a acquis un sens plus général, spécifiquement en relation à la culture numérique et aux nouvelles formes de production du savoir. Ce glissement sémantique d’une idée qui indique l’expression d’une opinion à une idée qui suggère ou qui renvoie à la production du savoir à l’ère du numérique, n’est pas si problématique qu’il n’y paraît et s’avère même utile. Tel qu’on le verra en effet, le terme éditorialisation conserve un lien étroit avec la notion d’opinion en ce qu’il se réfère à la production de contenus qui expriment une sorte d’opinion ou, même, qui offrent une manière de voir et d’interpréter le monde.

Une resémantisation de ce concept peut enrichir notre manière d’interpréter et de comprendre la structure de l’espace numérique ainsi que les formes d’autorité qui le caractérisent. Davantage qu’un simple concept, l’éditorialisation est donc une théorie. Mais avant d’explorer plus en détail la signification de ce terme et ses implications théoriques, il faut en retracer l’histoire et les usages au sein de la communauté des chercheurs francophones.

Depuis 2007, le terme éditorialisation est en effet de plus en plus utilisé, sans que l’on puisse pourtant facilement comprendre la signification exacte que les chercheurs lui attribuent, ni même en retracer les usages dans la dernière décennie. En 2004, Brigitte Guyot[2] utilise le terme pour se référer à la fois au dispositif de médiation entre une information et les usagers, et au procès de médiation lui-même. Elle écrit alors :

Dès qu’un dispositif de médiation s’intercale dans la relation première entre l’information et celui qui l’exploite, un ordre organisationnel intervient. Il y a une construction, une « éditorialisation », qui introduit une médiation, mais aussi un éloignement dû à la mise en place d’un système qui est à la fois intellectuel, (par les opérations de traduction et d’interprétation), et organisationnel (parce qu’il gère les modes d’accessibilité et de relations).

En ce sens, « éditorialisation » devient presque un synonyme de « médiation ». La formulation de Guyot présente l’inconvénient de faire croire qu’une relation non médiate à l’information serait possible – ce qui a été fortement contesté, notamment par les travaux de McLuhan et de son école en media studies. Brigitte Guyot, par ailleurs, retire elle-même le terme éditorialisation de la version finale de son article de 2004[3], preuve que cet usage est problématique.

Bruno Bachimont met pour la première fois en avant le concept d’éditorialisation en 2007, dans un chapitre de L’indexation multimédia intitulé « Nouvelles tendances applicatives : de l’indexation à l’éditorialisation ». Dans ce texte, Bachimont aborde les caractéristiques de l’indexation à travers ce qu’il nomme « éditorialisation » :

L’idée centrale de cet article est que l’indexation fine du contenu rendue possible pour le numérique introduit un rapport nouveau au contenu et au document. Alors que selon l’indexation traditionnelle l’enjeu est de retrouver le ou les documents contenant l’information recherchée, l’indexation fine du contenu permet de ne retrouver que les segments concernés par la recherche d’information et de paramétrer l’usage de ces segments. Si le document demeure présent dans les résultats de la recherche dans une indexation et recherche traditionnelles, il n’en est pas de même dans une recherche profitant de l’indexation fine du contenu, dans la mesure où les segments peuvent se désolidariser du contenu dont ils sont issus, perdant ainsi leur origine et nature documentaires. Devenant des ressources, ces segments sont remobilisés pour la production d’autres contenus dont ils constituent les composants. La finalité n’est plus de retrouver des documents, mais d’en produire de nouveaux, à l’aide des ressources retrouvées. On passe ainsi de l’indexation pour la recherche à l’indexation pour la publication. Comme cette dernière s’effectue selon des règles et des normes, on parlera plutôt d’éditorialisation, pour souligner le fait que les segments indexés sont enrôlés dans des processus éditoriaux en vue de nouvelles publications[4].

Le concept d’éditorialisation désigne ainsi une activité éditoriale réalisée à partir des fragments indexés d’un document. Bruno Bachimont se sert de l’éditorialisation pour décrire un passage important : celui d’un document non numérique à un document numérique. Il s’agit d’un transfert d’informations restructurées pour être adaptées à l’environnement numérique. Le terme est donc lié à l’environnement numérique, et souligne la nécessité d’adapter des contenus non numériques au support numérique. Tel qu’il est employé par Bruno Bachimont, le terme éditorialisation implique les caractéristiques suivantes :

  • Un lien étroit entre l’activité éditoriale et la production des contenus dans l’environnement numérique.

  • Un aspect fragmentaire propre à la production numérique de contenus.

  • La nécessité d’une opération de recontextualisation pour adapter des contenus non numériques à l’environnement numérique.

En raison de l’augmentation progressive de l’activité éditoriale numérique dans les dernières années, le concept d’éditorialisation a connu un large succès et s’est trouvé employé par nombre de chercheurs et d’acteurs de la publication numérique. Ainsi, en 2008, Gérard Wormser, alors directeur de la revue Sens public, commence à parler d’« éditorialisation » pour caractériser l’activité particulière de la revue et de son réseau. L’un des objectifs des recherches menées au sein du réseau Sens public consistait – et consiste encore – à étudier l’impact des technologies numériques sur la circulation du savoir. Cette étude se veut à la fois théorique et pratique : plusieurs articles publiés dans la revue traitent de ce sujet, autour duquel la revue est d’ailleurs organisée. Sens public a été fondée en 2003 avec l’ambition de renouveler les échanges intellectuels et académiques ,afin de profiter des possibilités offertes par le web. Sens public n’est donc pas seulement une revue, mais aussi un réseau d’individus disséminés à travers le monde, un réseau thématique – parfois avec des intérêts distincts – et un réseau d’idées et de pratiques[5]. Le concept d’éditorialisation semblait en 2003 être la façon la plus précise pour décrire ce qui se produisait à Sens public. Il était clair que le processus d’édition – tel qu’il se déroulait dans les revues académiques traditionnelles – était en effet un aspect des activités de Sens public, mais qu’en même temps, ces activités ne pouvaient plus être seulement décrites comme de l’édition – du moins au sens traditionnel du terme. Par exemple, il se révélait impossible de discuter ou d’interpréter la publication numérique sans interroger les différences entre les pratiques papier et les pratiques numériques. En même temps, le rôle particulier du réseau d’individus derrière la revue était très distinct par rapport au réseau d’un comité éditorial papier.

Le concept d’éditorialisation souligne en premier lieu ces différences. Il se réfère à des pratiques éditoriales que l’on ne peut réduire à ce que l’on entend généralement par « édition ».

Pour structurer le travail sur les nouvelles formes de production et de circulation du savoir dans l’environnement numérique, Gérard Wormser et moi avons créé, en 2008, un laboratoire de recherche à la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord. Gérard Wormser proposa d’appeler ce laboratoire « Pratiques interdisciplinaires et circulation du savoir : vers une éditorialisation des SHS ». Dans notre demande pour la création du laboratoire à la MSH, nous écrivions :

Il importe de comprendre comment l’esthétique des nouveaux médias et les technologies cognitives porte à redéfinir les pratiques de connaissances et à déployer les effets de cette transformation. C’est ainsi que le concept d’éditorialisation nous semble caractériser l’articulation de la production de contenus, les dimensions techniques et communicationnelles et la dynamique des échanges contemporains en sciences humaines. Cette question se ramifie sur toute la gamme des médias disponibles et par tous leurs registres : accessibilité, objectivité, lisibilité, exhaustivité, tonalité, structuration des documents, liens… Comment penser l’encyclopédie des savoirs numériques ?

En reprenant le terme « éditorialisation », nous lui accordions un sens plus large pour décrire en général toute activité éditoriale numérique, soit aussi les activités concernant de nouveaux contenus – autrement appelés digital native. De la définition initiale de Bachimont demeuraient deux aspects :

     1. La reconnaissance d’une spécificité du geste éditorial numérique : les          techniques conditionnent la structure de la pensée.

       2. La reconnaissance d’une fragmentarité du geste éditorial dans l’espace numérique – un rapport complexe entre fragment et réagencement des fragments en unités de sens.

À partir de ces aspects, le concept prenait alors un sens plus général : c’était une notion capable d’éclairer le processus de production du savoir à l’ère du numérique. Cet élargissement du sens du terme coïncide avec les implications culturelles du mot « numérique ». Si « le numérique » ne concerne pas que des outils mais se réfère à tout un environnement culturel, comme Milad Doueihi le souligne dans son ouvrage La Grande conversion numérique[6], alors l’éditorialisation – la façon de produire des contenus dans des environnements numériques – doit aussi avoir une dimension culturelle. En d’autres termes, la différence entre édition et éditorialisation n’est pas qu’une différence d’outils. Elle suggère plutôt une différence culturelle : l’éditorialisation n’est pas notre façon de produire du savoir en utilisant des outils numériques ; c’est notre façon de produire du savoir à l’époque du numérique, ou mieux, dans notre société numérique.

À partir de 2008, l’usage du terme s’est développé de façon exponentielle dans la communauté des chercheurs francophones. Gérard Wormser, Nicolas Sauret, Anne-Laure Brisac et moi-même avons créé un séminaire international (« Écritures numériques et éditorialisation ») auquel, au cours des années, ont contribué la plupart des chercheurs travaillant sur cette notion.  Depuis, le terme éditorialisation est devenu un concept institutionnel. En avril 2015, Jérôme Valluy a réalisé une bibliographie du concept, en recensant plus de soixante-dix travaux académiques qui le mentionnaient[7].

Malgré son succès, le sens exact du terme n’a pas encore été clairement établi. Je propose donc d’en analyser ici les différentes significations ainsi que leurs relations.

Qu’est-ce que l’éditorialisation?

On peut identifier trois définitions différentes de l’éditorialisation : la première se veut restreinte, la seconde plus générale[8], tandis que la troisième tente de combiner les deux premières.

Selon la définition restreinte, l’éditorialisation désigne l’ensemble des appareils techniques (le réseau, les serveurs, les plateformes, les CMS, les algorithmes des moteurs de recherche), des structures (l’hypertexte, le multimédia, les métadonnées) et des pratiques (l’annotation, les commentaires, les recommandations via les réseaux sociaux) permettant de produire et d’organiser un contenu sur le web[9]. En d’autres termes, l’éditorialisation est une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu dans un environnement numérique. On pourrait dire, en ce sens, que l’éditorialisation est ce que devient l’édition sous l’influence des technologies numériques. Évidemment, cela a aussi un impact sur les contenus eux-mêmes : le concept d’éditorialisation souligne comment la technologie façonne les contenus. Selon cette définition, on serait tentés d’assimiler l’éditorialisation à la curation des contenus (digital curation) – qui désigne le processus d’organisation des contenus dans un environnement numérique déterminé. Mais il y a une distinction fondamentale entre les deux processus : le concept d’éditorialisation implique une dimension culturelle qui n’est pas présente dans l’idée de curation. Cette dernière renvoie plutôt aux pratiques visant à rassembler, organiser et afficher des contenus dans un environnement donné – ce qui met d’abord l’accent sur l’ensemble des compétences nécessaires pour réaliser une bonne curation. En revanche, l’éditorialisation fait référence à la façon qu’ont les outils, les pratiques émergentes et les structures déterminées par les outils, d’engendrer une relation différente avec les contenus eux-mêmes. On pourrait dire que la curation désigne l’action d’un individu spécifique ou d’un groupe d’individus défini, tandis que l’éditorialisation met l’accent sur la façon dont cette action est structurée par les caractéristiques de l’environnement numérique. Il faut enfin souligner que ces caractéristiques ne sont pas seulement techniques, mais aussi culturelles.

Un exemple nous permettra de mieux saisir cette première définition. Imaginons que nous disposons d’un ensemble d’informations sur une maladie particulière – disons, la grippe aviaire. Nous avons à notre disposition une description et un historique de la maladie, des données sur la pandémie, une liste des types de grippe, des statistiques sur les taux de mortalité, des conseils pour prévenir la contamination, etc. Le gouvernement canadien pourrait décider de créer une plateforme pour diffuser ces informations auprès des citoyens. À cette fin, un groupe d’experts serait appelé à éditer ces contenus (content curation) : ils éditeraient ces textes et les adapteraient au public cible, ils choisiraient des formes d’affichage des données (graphiques, tableaux, etc.), ils structureraient la plateforme et travailleraient sur son ergonomie – peut-être créeraient-ils même des profils Twitter et Facebook pour promouvoir et publiciser la plateforme. Toutes ces actions relèvent de la curation des contenus. Cette plateforme comptera sur plusieurs usagers pour interagir avec elle, commenter les informations et pourquoi pas relayer à leur tour ces contenus sur les réseaux sociaux. Ils réutiliseront probablement une partie des informations sur d’autres plateformes et posteront des liens vers celle-ci sur d’autres sites. La plateforme sera indexée par des moteurs de recherche et des algorithmes la classeront dans des listes hiérarchiques. Elle occupera une position particulière sur le web : une position symbolique plus ou moins visible, plus ou moins importante et plus ou moins fiable. Ces aspects seront en évolution constante pendant les jours, les semaines, les mois et les années suivant la publication de la plateforme. C’est ce processus que nous appelons éditorialisation. L’ensemble de tous ces éléments structure les contenus et leur donne leur signification. On pourrait donc dire que la curation des contenus est un des éléments du processus d’éditorialisation, tandis que cette dernière désigne le processus dans son intégralité, prenant en considération tous les aspects de la production d’un contenu et du sens que ce contenu acquiert au sein d’une culture.

En conséquence, l’éditorialisation façonne et structure les contenus sans se limiter à un contexte fermé et bien défini (comme une revue) ou à un groupe prédéfini d’individus (comme les éditeurs). Elle implique une ouverture de l’espace (plusieurs plateformes) et du temps (plusieurs contributions différentes, à des moments distincts). Cette ouverture est l’une des différences principales entre curation et éditorialisation et elle est aussi ce qui différencie l’éditorialisation de l’édition traditionnelle.

L’ouverture de l’éditorialisation par rapport à l’édition papier détermine une certaine perte de contrôle de l’écrivain comme de l’éditeur sur le contenu. En effet, tous deux ne sont plus que des acteurs parmi d’autres du processus éditorial, qui s’élargit considérablement.

Considérons un deuxième exemple : la publication d’un article académique. L’équipe éditoriale d’une revue en ligne travaille à l’édition d’un article et le publie. Elle corrige le texte, le met en forme, le balise (en html ou en xml, par exemple), elle édite les métadonnées et finalement, elle le publie sur la plateforme de la revue. Ce travail ne diffère pas tellement du processus d’édition sur papier. Mais dans un environnement numérique, ce travail n’est que le début d’un processus bien plus long. La vie de l’article, sa visibilité et sa circulation dépendent d’une structure plus complexe qui comprend des commentaires, des citations, des réutilisations et des indexations. Le fait que Google, par exemple, place l’article au début d’une liste de résultats, est comparable à sa mention sur la couverture d’une revue papier, ou au fait que la revue dans laquelle il est publié soit placée en vitrine d’une librairie. On pourrait certes objecter que certains des aspects de l’édition papier sont aussi incontrôlés – le placement dans la vitrine d’une librairie, par exemple, ne dépend pas de l’auteur ou de l’éditeur – mais le degré de contrôle a clairement changé dans l’espace numérique.

Cette première définition comprend une limite évidente, puisqu’elle considère l’environnement numérique comme un espace séparé. Il s’agit d’une définition centrée sur le web, qui ne prend pas en considération l’hybridation entre l’espace numérique et l’espace prénumérique[10].

La deuxième définition est une extension de la première, en se basant sur l’idée que l’espace numérique implique une superposition et finalement, une fusion entre discours et réalité. J’expliquerai tout à l’heure cette idée plus en détail, mais pour le moment, limitons-nous à son principe général : dans un monde numérique connecté, exister signifie être éditorialisé. En effet, dans l’espace numérique, un objet doit être connecté et mis en relation avec les autres objets pour exister. Par exemple, pour qu’un restaurant existe, il doit se trouver sur TripAdvisor, sur GoogleMaps, ou sur une autre plateforme qui spécifie sa relation avec d’autres restaurants, un territoire, etc., tout en le rendant visible et compréhensible. Pour qu’une personne existe dans l’espace numérique, elle doit avoir un profil sur Facebook, sur Twitter, sur LinkedIn ou sur une autre plateforme qui puisse l’identifier et la rendre visible. L’éditorialisation devient donc une condition d’existence. Or, sur la base de cette idée, éditorialiser ne signifie pas seulement produire des contenus, mais aussi produire la réalité elle-même. Selon cette définition très large, l’éditorialisation désigne l’ensemble des formes collectives de négociation du réel. En d’autres termes, l’éditorialisation est l’ensemble de nos pratiques sociales qui nous permet de comprendre, d’organiser et d’interpréter le monde. Le fait que nous vivons dans un espace de plus en plus numérique suggère que toutes ces pratiques ont lieu elles aussi dans l’espace numérique – ce qui signifie, en somme, que toute pratique visant à comprendre, à organiser ou à interpréter le monde, est un acte d’éditorialisation.

Cette deuxième définition présente l’inconvénient inverse de la première : elle est trop générale et même trop vague. Selon cette acception, il est difficile en effet d’imaginer quelque chose qui ne soit pas de l’éditorialisation. Cette définition risque donc de devenir inopérante. Toutefois, une analyse plus attentive révèle que ces deux premières acceptions peuvent être synthétisées en une définition plus opérationnelle. On peut prendre en compte toutes les actions de production de contenus en ligne – sur le web ou sur d’autres formes d’environnement connectés (comme les applications mobiles) – en les comprenant comme des fonctions de structuration du réel. En ce sens, on peut définir l’éditorialisation comme un ensemble d’actions collectives et individuelles, qui ont lieu dans un environnement numérique en ligne, et qui ont pour objectif de structurer notre façon de comprendre, d’organiser et d’interpréter le monde. Ces actions sont façonnées par l’environnement numérique dans lequel elles se réalisent : l’éditorialisation,comme souligné par la première définition, ne prend pas seulement en compte ce que les usagers font, mais aussi comment leurs actions sont déterminées et orientées par un environnement particulier. Il est important de souligner que si nous comprenons le mot « numérique » dans un sens culturel, l’espace numérique est notre espace principal, l’espace dans lequel nous vivons, et pas seulement l’espace du web ou des objets en ligne. Cela nous permet de faire la distinction entre différents environnements numériques – comme le web ou d’autres environnements connectés – et l’espace numérique, qui est le résultat de l’hybridation de ces environnements avec la totalité de notre monde. Ces considérations nous permettent de modifier notre définition pour arriver à une formulation finale :

L’éditorialisation désigne l’ensemble des dynamiques qui produisent et structurent l’espace numérique. Ces dynamiques sont les interactions des actions individuelles et collectives avec un environnement numérique particulier.

Cette définition sous-entend trois aspects implicites de l’éditorialisation, qu’il faut spécifier : un aspect technologique, un aspect culturel et un aspect pratique. Il est fondamental de comprendre que l’éditorialisation est liée à un environnement numérique particulier, ce qui implique qu’elle a un lien avec des technologies spécifiques. Le terme éditorialisation a été créé en partie pour prendre en compte l’impact des technologies sur la production des contenus. L’un de ses principaux aspects est donc évidemment la présence de certains dispositifs, de plateformes numériques, d’outils, de réseaux et de protocoles qui à la fois contextualisent et structurent les contenus. Ce phénomène a été étudié par plusieurs chercheurs, qui l’ont notamment qualifié d’« affordance[11]». Cette analyse de l’impact des technologies sur les contenus concerne l’ensemble des technologies de production et de circulation des contenus[12]. L’environnement numérique est prescriptif, car il détermine la forme des contenus qu’il héberge. La dimension technologique est donc fondamentale pour l’édition, mais en même temps, on ne peut pas réduire l’éditorialisation à ce seul aspect.

En effet, il existe une relation complexe entre technologie et culture, si bien que la dimension culturelle est tout aussi centrale pour notre définition de l’éditorialisation. Lorsque l’on tente de comprendre la structure de l’espace numérique, il est important d’éviter tout déterminisme technologique[13] – en particulier l’idée selon laquelle le développement technologique serait un processus presque mécanique (une progression) déterminant les changements culturels. À en croire cette position techno-déterministe, la culture serait déterminée par les développements de la technologie. En réalité, culture et technologie sont au contraire liées par une sorte de relation circulaire : la convergence de certaines idées culturelles et de certains découvertes technologiques implique un changement et ce changement est en retour façonné par des éléments à la fois culturels et technologiques. En d’autres termes, la culture influence la technologie et la technologie influence la culture. Il est impossible de séparer ces deux processus. Aussi, l’éditorialisation décrit la façon dont nos traditions culturelles influencent notre manière de structurer les contenus.

Considérons par exemple le cas de l’hypertexte. L’idée d’hypertexte existait bien avant les développements du web. Vannevar Bush présentait déjà en 1945[14] un modèle assez semblable, ensuite adapté par Ted Nelson au domaine de l’informatique[15] et repris finalement par Tim Berners-Lee, lors de la conception de l’html. Mais on pourrait remonter encore plus loin dans l’Histoire pour retrouver cette idée de classement non linéaire des contenus – un principe déjà appliqué dans le système de classification des bibliothèques au IIIe siècle avant J.-C. Le catalogue de la bibliothèque d’Alexandrie, par exemple, utilisait un système de classement par mots-clés[16]. Il est impossible de comprendre la structure hypertextuelle dans sa manifestation technologique particulière qu’est l’html, sans prendre en considération l’histoire culturelle des classifications non linéaires.

Le troisième et dernier aspect de l’éditorialisation – son aspect pratique – nous amène du côté des pratiques, sans lesquelles les structures culturelle et technologique ne pourraient exister. En effet, les possibilités technologiques et la tradition culturelle ne suffisent pas à induire des pratiques. Si personne ne créait ou n’utilisait d’hypertextes, ces derniers n’existeraient pas. Par ailleurs, les pratiques ne sont pas seulement des applications des possibilités culturelles et technologiques : toute pratique est créative. Ces éléments nous permettent de souligner l’importance fondamentale du collectif dans les processus d’éditorialisation. Les différentes formes d’éditorialisation dépendent du fait que des actions particulières deviennent communes – ce qui signifie que des groupes de personnes commencent à les effectuer pour en faire peu à peu des pratiques. Considérons l’exemple des hashtags. L’action de mettre un # avant un mot dans l’environnement Twitter fait de celui-ci un mot-clé. À l’origine, cette action n’avait pas été prévue par la plateforme, car Twitter n’avait pas été conçue pour gérer des mots-clés. Puis, un premier usager a commencé à utiliser le #, bientôt suivi d’un groupe de personnes, et cette action est devenue une pratique – pratique qui a obligé Twitter à adapter sa plateforme, pour prendre en compte les mots-clés – que nous appelons aujourd’hui des hashtags. Pour le dire autrement, les pratiques influencent la technologie et la façonnent tout autant que les pratiques ont un fondement culturel – l’histoire des mots-clés le démontre clairement. Cela signifie que les trois aspects de l’éditorialisation – technologique, culturel et pratique – ne font qu’un. On ne peut les distinguer que d’un point de vue théorique.

La nature processuelle de l’éditorialisation

Afin de comprendre la nature de l’éditorialisation et d’identifier les caractéristiques qui la distinguent des autres formes de structuration des contenus, nous devons en analyser les attributs. Nous pouvons lister cinq principaux attributs constitutifs de l’éditorialisation : sa nature processuelle, sa nature performative, sa nature ontologique, sa nature multiple et enfin, sa nature collective. Tentons de définir plus en détail ces attributs.

En premier lieu, l’éditorialisation est un processus. Plus précisément, c’est un processus ouvert. L’éditorialisation est une série d’actions en mouvement qui n’ont ni un commencement, ni une fin bien définis. Tout processus d’éditorialisation est toujours en cours ; il est toujours dans une dynamique de mouvement. La nature processuelle de l’éditorialisation rend très difficile l’identification et l’isolement d’un acte d’éditorialisation unique et particulier : chaque processus d’éditorialisation est lié d’une certaine façon à d’autres, et il est impossible de délimiter exactement une chaîne précise d’actions. Considérons ainsi la publication d’un article académique. On pourrait dire que cet exemple nous donne une preuve a fortiori : si nous pouvons démontrer que la publication d’un article académique en ligne est un processus ouvert, a fortiori toutes les autres formes d’éditorialisation seront des processus ouverts.

Publier un article scientifique dans une revue imprimée relève d’un processus qui peut être délimité et isolé : il implique successivement un auteur qui écrit l’article, le comité éditorial de la revue qui publie cet article, probablement deux ou trois évaluateurs, ainsi qu’un groupe d’individus qui travaillent pour la maison d’édition de la revue. On peut identifier et compter ces individus : ils peuvent être plus ou moins nombreux selon la taille de la revue, mais leur nombre restera toujours bien défini. Le processus éditorial commence quand l’article est proposé à la publication par l’auteur, et s’achève quand la revue est imprimée. Après cela, l’article devient un objet stable et statique. On pourrait objecter que la distribution de la revue, les réactions de ses lecteurs, le nombre de citations, etc. sont aussi importants et mériteraient d’être considérés comme faisant partie du processus éditorial. Même si cela est sans doute vrai, il n’en demeure pas moins indéniable que le moment de l’impression produit une rupture importante dans le processus : l’article ne changera plus d’état après sa publication.

Le groupe de personnes travaillant à la publication suit le processus du début à la fin, depuis le moment où l’auteur propose l’article jusqu’à celui de l’impression.

Dans le cas d’un article en ligne, identifier sa publication comme un processus isolé et délimité est difficile sinon arbitraire, pour ne pas dire impossible. Considérons le processus à partir du moment où l’auteur a achevé la phase d’écriture et propose son texte à la publication. Mettons pour l’instant entre parenthèses la phase d’écriture elle-même. Le début du processus est assez similaire à celui de la publication papier : il y a un comité éditorial, bien défini et composé d’un nombre précis de personnes, probablement deux ou trois évaluateurs, ainsi qu’un groupe de personnes qui met en forme l’article et le publie sur la plateforme en ligne. Mais le processus ne se termine pas à ce moment. En premier lieu, la place que l’article occupe n’est pas encore décidée. Dans le cas d’une revue papier, l’éditeur décide où l’article doit apparaître : il le place par rapport aux autres articles, choisit s’il doit figurer en couverture ou non. Pour un article en ligne, sa position par rapport à d’autres contenus et finalement, sa signification, dépendent d’un ensemble de facteurs qui échappent au contrôle de l’équipe éditoriale. Par exemple, la place qu’il occupera dans les listes de résultats des moteurs de recherche ou d’un réseau social, ou d’un site institutionnel. Si, dans le cas de l’édition papier, les relations parmi les différents articles sont proposées et organisées par les éditeurs – qui mettent ensemble sciemment certains matériels dans le même objet imprimé, dans le cas d’un article en ligne, ces relations sont produites par d’autres plateformes qui agrègent les contenus. Par exemple, la plateforme rechercheisidore indexera l’article et le placera dans des listes basées sur des métadonnées. L’article sera cité et repris sur différents réseaux, par exemple sur Twitter ou sur Academia, ou sur un dépot institutionnel comme HAL. La conversation et les discussions sur le texte pourront alors se développer à l’intérieur des communautés en ligne.

Bien évidemment, la même structure de diffusion et de commentaires existe pour les articles imprimés, mais dans l’environnement numérique, ces structures font partie intégrante de l’article, puisqu’elles existent dans le même espace que celui-ci. Selon l’analyse de Genette[17], dans une revue papier, on peut établir une distinction entre le texte et l’épitexte, puisque ce dernier appartient à un autre espace – un autre livre ou une autre revue. Dans le cas d’un article numérique, en revanche, les commentaires, les listes des résultats, et les recommandations sur les réseaux sociaux sont tous dans le même espace : le web. Ils font partie intégrante de l’article. De plus, l’article n’est guère cristallisé, il peut être modifié très facilement. L’article imprimé ne peut quant à lui pas être modifié, à moins de produire une seconde édition. De plus, si l’article numérique peut être transformé facilement, il peut aussi être copié et réutilisé dans d’autres contextes. Même si l’éditeur essaie de limiter ce type de pratiques, elles sont inhérentes à l’environnement numérique : copier ne demande aucun effort et devient de fait une pratique commune. L’article peut alors être présenté sous différentes formes et dans différents espaces. Par exemple, la publication d’un article sur un dépôt institutionnel est de plus en plus courante. La vie de l’article continue alors après la fin du travail des éditeurs, qui n’exercent plus aucun contrôle sur lui. Le processus éditorial est ouvert dans l’espace et dans le temps : dans l’espace, parce qu’il n’est pas limité à une plateforme ou à un groupe spécifique de personnes comme c’était le cas pour la version papier ; dans le temps, parce que l’article n’est plus figé à un moment donné, comme c’était le cas dans le modèle imprimé.

En fait, c’est même le début du processus, soit la phase d’écriture, qui est déjà plus ouvert. Par exemple, l’auteur peut posséder un blogue sur lequel il livre une première intuition à l’origine de l’article. L’auteur peut ensuite recevoir des commentaires de la part de ses collègues ou ses lecteurs, recevoir des suggestions de lectures, des informations complémentaires et tenir des discussions à ce sujet. Le travail d’écriture de l’article fait ainsi partie du processus d’éditorialisation.

Cette ouverture propre au processus d’éditorialisation implique une instabilité à plusieurs niveaux : une revue n’est plus une forme de circulation stable[18], puisque l’accès à l’article ne dépend plus seulement d’elle mais d’autres plateformes, telles que les moteurs de recherche ou les réseaux sociaux. L’article devient un objet instable qui peut être fragmenté, notamment car on peut extraire des données de l’article et considérer ces dernières comme des unités originaires pouvant être agrégées de façon différente[19]. La nature processuelle de l’éditorialisation est donc profondément liée à l’idée de fragmentation soulignée par Bruno Bachimont.

À coup sûr, ces qualités caractérisent aussi en une certaine mesure l’édition papier. Mais encore une fois, ce principe ne déroge pas à l’idée selon laquelle il n’y a pas vraiment eu de révolution numérique, car la culture numérique s’inscrit dans la continuité de la culture prénumérique. Les différences sont davantage une question de degré que de qualité. Les tendances culturelles auxquelles nous assistons aujourd’hui ont des origines qui remontent loin dans le passé, et qui ne sont donc jamais complètement nouvelles. L’aspect processuel de la culture numérique en est un exemple. Ce phénomène n’est pas complètement inédit, mais il était moins prononcé dans la culture papier, culture qui insistait plutôt sur la possibilité de contrôler un processus bien défini et délimité.

La nature performative de l’éditorialisation

Le concept de performativité a eu un impact théorique important dans les dernières décennies. Depuis le travail d’Austin sur les actes de langage[20] jusqu’à l’application de la performativité au champ des gender studies[21], en passant par les perfomance studies dans le domaine du théâtre[22], les définitions du concept ont varié en fonction de leur contexte. Pour cette raison, il est presqu’impossible de donner une définition consensuelle des termes « performance » ou « performativité ». Dans le cadre de cet article, nous pouvons nous limiter à définir la performativité comme l’aspect normatif de chaque action. Toute action peut être observée ou bien à partir de son aspect déterminé (son contexte, ses contraintes, etc.) ou bien en se concentrant sur son élément d’indécision (en quelle mesure elle est inédite, en quelle mesure elle produit quelque chose qui n’était pas prédéterminé ou prévisible). L’idée de performativité se réfère au fait qu’une action particulière produit quelque chose qui n’était pas prévu – qui n’était pas prévisible – avant ladite action. En ce sens, la notion de performativité dénote une approche non essentialiste de la notion de réel, tout en rejetant le paradigme de la représentation. Une telle définition simplifie sans doute un sujet très complexe, mais celle-ci suffit aux besoins du présent article. .

L’éditorialisation est performative pour deux raisons majeures : d’abord, il s’agit d’un processus qui ne suit aucun schéma prédéfini ; par ailleurs, ce processus produit du réel bien plus qu’il ne le représente. L’éditorialisation est en effet un processus ouvert. Il s’agit là, comme nous l’avons souligné, d’une des principales différences entre éditorialisation et édition imprimée. L’aspect ouvert de l’éditorialisation la distingue radicalement du modèle imprimé, qui implique le respect d’un protocole strict décidé en amont, indépendamment des processus d’édition et de publication.

Dans le cas de l’éditorialisation, il n’existe pas de protocole, et les différentes étapes du processus sont décidées au fur et à mesure. En même temps, un processus particulier d’éditorialisation peut devenir normatif, lorsqu’il sert à son tour de modèle pour d’autres processus. L’éditorialisation crée ses propres normes de façon performative. On pourrait objecter que les plateformes numériques prédéterminent le processus, que le fait de poster des photos sur Facebook, par exemple, démontre comment la plateforme détermine les comportements et même le processus de publication dans son ensemble. C’est tout à fait exact, mais la multiplication des usages détournés des plateformes démontre qu’il est très facile de contourner le schéma de celles-ci. Le hashtag de Twitter constitue un exemple assez significatif de cette performativité propre à l’éditorialisation : le processus prend une forme particulière qui n’était pas prévue, ni même prévisible, et cette forme devient une norme.

Autre élément révélateur du paradigme performatif de l’éditorialisation : sa nature opérationnelle. L’éditorialisation est un acte performatif dans le sens où elle tend à agir sur le réel plutôt qu’elle ne le représente. Nous lisons et nous écrivons dans l’espace numérique – et en particulier sur le web – mais la majeure partie de nos lectures et de notre écriture s’effectue à des fins opérationnelles précises. Lorsque nous organisons un voyage et que nous achetons des billets d’avion sur Expedia, par exemple, nous écrivons du contenu – le nom de la ville de départ et d’arrivée, l’horaire du voyage, nos préférences – à des fins opérationnelles, soit réaliser ce voyage. La page écrite que nous venons de créer sur Expedia – l’itinéraire proposé, toutes les informations sur le voyage – a clairement une valeur performative : le document lui-même produit le voyage. On pourrait certes objecter qu’il s’agit là d’un exemple tout à fait spécifique et guère représentatif de la majeure partie de nos lectures et de notre production d’écrits sur le web, mais ce serait sans compter sur les nombreux exemples capables de démontrer la nature performative de l’éditorialisation.

Envisageons ainsi le cas d’un commentaire rédigé sur TripAdvisor. Nous pourrions sans aucun doute placer cette action dans un paradigme représentationnel : le commentaire représente en effet le restaurant. Conformément au paradigme de la représentation, nous retrouvons un signifiant (le commentaire) et un signifié (le restaurant) – ou bien, si l’on en croit le paradigme, un sens et une dénotation[23]. Mais cette interprétation ne rend pas compte de la nature exacte de ces pratiques : écrire un commentaire, c’est en effet aussi produire le restaurant lui-même. Le commentaire est un moyen de caractériser le restaurant, de le rendre plus ou moins visible, par exemple, ou de déterminer s’il s’agit d’un restaurant de viande ou de poisson. Écrire un commentaire sur un restaurant, c’est d’une certaine manière, le faire exister. En fonction de son classement et de ses commentaires, le restaurant occupera une place singulière dans l’espace de TripAdvisor – d’une façon finalement pas si différente que s’il déménageait dans la même rue. Si l’on veut dire ce qu’est le restaurant en question, nous devons inclure de nombreux facteurs, notamment sa localisation (son adresse dans le monde physique), le nom de ses propriétaires, son menu, mais aussi sa position sur TripAdvisor, sa visibilité sur Google, et l’ensemble des commentaires publié à son propos sur les plateformes en ligne. L’éditorialisation contribue alors à la production du restaurant, car elle est partie prenante de son existence.

Ces considérations nous conduisent ainsi à discuter de la nature ontologique de l’éditorialisation.

La nature ontologique de l’éditorialisation

Considérons de nouveau l’opposition entre les paradigmes performatif et représentationnel. Le paradigme représentationnel oppose réel et discours. À cet égard, l’éditorialisation pourrait être considérée comme un discours sur le réel et, de fait, comme une forme d’imitation ou de mimesis. Ce paradigme occupe une place fondamentale dans l’histoire de la pensée occidentale, depuis Platon jusqu’aux travaux contemporains dans le domaine de l’esthétique.

Mais dans l’espace numérique, le réel s’apparente davantage à une hybridation d’objets connectés et non connectés. En ce sens, le réel relève de ce que Luciano Floridi appelle l’« infosphère » :

Minimally, the infosphere denotes the whole informational environment constituted by all informational entities, their properties, interactions, processes, and mutual relations. It is an environment comparable to, but different from, cyberspace, which is only one of its sub-regions since the infosphere also includes offline and analogous spaces of information. Maximally, the infosphere is a concept that can also be used synonymously with reality, once we interpret the latter informationally. In this sense, the suggestion is that what is real is informational and what is informational is real[24].

Le développement du web des objets démontre en effet cette fusion entre la réalité et l’infosphère. D’un point de vue technique, il est difficile d’affirmer que l’identifiant unique d’un objet (URI, pour « uniform resource identifier ») est une représentation de cet objet. En effet, l’identifiant détient un pouvoir opérationnel sur l’objet, de telle façon qu’il devient lui-même l’objet (l’URI de Paris n’est pas une représentation de la ville Paris ; il s’agit de la ville elle-même). On peut facilement démontrer cette thèse à partir du fonctionnement d’un système de distribution : commander un ouvrage sur Amazon et le recevoir à la maison ne demande aujourd’hui qu’une intervention humaine minimale, amenée à se réduire encore davantage dans les années à venir. Chaque produit est marqué par un identifiant unique qui peut être géré sur le réseau, et cette opération affecte directement le produit lui-même : je clique sur l’image d’un livre sur Amazon, un robot va le chercher dans un entrepôt et le dépose sur un drone, lequel le livre à mon adresse. Il n’existe aucune différence entre l’objet « livre » et son URI. Il est essentiel de souligner qu’un URI ne se réfère pas à un objet comme un nom commun : l’URI n’est pas un identifiant générique pour un groupe d’objets (comme le terme « livre »), ni même pour un groupe d’objets identiques (toutes les copies d’un même livre, par exemple). Il se réfère – ou du moins, il peut se référer – à un objet singulier, unique, précis. En d’autres termes, un URI ne se réfère pas à « un livre », mais à « ce livre » particulier ; il ne se réfère pas à « une copie de The 4th Revolution de Luciano Floridi », mais à une seule copie, à l’objet livre lui-même.

Nous pouvons pousser plus loin encore cette réflexion. Ce qui est écrit à propos d’un objet particulier – un commentaire publié sur Amazon à propos de mon livre, par exemple – affecte directement l’objet « livre », puisque ce dernier partage le même espace avec tout ce qui est écrit sur lui (commentaires, URI, algorithme qui gère les acquisitions et les livraisons).

Par conséquent, il n’est plus approprié de séparer le discours sur le réel du réel lui-même : tous deux ont complètement fusionné.

Pour ces raisons, il est impossible de considérer l’espace numérique d’un point de vue purement esthétique : le paradigme de l’espace numérique est un paradigme opérationnel. Nous agissons dans l’espace numérique, nous ne faisons pas que le regarder. La critique qu’Alexander Galloway[25] adresse au travail de Lev Manovich[26] repose sur ce principe. Dans The Language of New Media, Manovich applique le paradigme des médias audiovisuels pour interpréter l’espace numérique : les environnements numériques, soutient-il, doivent être compris comme un espace d’écrans d’affichage car nous ne faisons que les regarder. Galloway, cependant, souligne que les interfaces ne sont nullement régulées par cette structure de regard, mais bien par une structure d’action. Le cinéma relève de l’esthétique ; le numérique relève de l’action et par conséquent, de l’éthique.

Considérons de nouveaux exemples. Le processus d’éditorialisation d’une ville comme Paris, notamment, comprendra l’ensemble des cartes numériques de Paris (Google maps, Mappy, Openstreetmap), mais aussi les commentaires de voyageurs sur Expedia et TripAdvisor, les données sur Wikipédia ou Dbpedia, différents types d’images, de même que les sites institutionnels (le site de la ville de Paris, ceux des nombreux musées de la ville). Lorsque l’on marche dans la ville, nous évoluons dans un espace qui est donc produit par l’ensemble de ces pratiques. Être à Paris en revient à se situer dans un espace où les murs, les bâtiments, l’architecture coexistent avec Google maps, l’information sur les restaurants, les horaires d’ouverture des musées, ainsi qu’une variété infinie d’autres narrations produites sur la ville. Cette dernière est ainsi forméepar la somme de tous ces éléments.

Le même phénomène est observable sur Facebook. L’algorithme de Facebook prend en compte les données produites par différents profils en considérant qu’il n’existe pas de différence entre un profil et une personne. Un profil est une personne, et en tant que tel, il peut devenir une cible publicitaire ou faire l’objet d’une étude statistique – qui compterait, par exemple, le nombre de gens ayant apprécié un événement ou ayant étudié à l’Université de Montréal.

Nous pouvons donc conclure que l’éditorialisation est une façon de produire le réel et non un moyen de le représenter. Cette conclusion amène pourtant un nouveau problème : si nous abandonnons le paradigme de la représentation, il devient impossible de distinguer le réel de l’irréel, la vérité de la fiction. La définition logique de la vérité (Tarsky) est basée sur l’idée selon laquelle il existe une correspondance entre le signifiant et le signifié. Selon la définition de Tarsky, la proposition « A » est vraie si et seulement si le fait « A » est en train de se réaliser. Par exemple : la proposition « il pleut » est vraie si et seulement si, il est effectivement en train de pleuvoir. Mais cela signifie que pour être capable de décider de ce qui est vrai, nous devons identifier un signifiant (la phrase « il pleut ») et un signifié (le monde dans lequel il est véritablement en train de pleuvoir). Selon le paradigme performatif, la distinction n’est guère pertinente, ce qui signifie que ces questions concernant la vérité ou l’authenticité de l’éditorialisation sont posées en de mauvais termes.

La nature multiple de l’éditorialisation

Le paradigme performatif détermine la nature multiple de l’éditorialisation : si chaque acte d’éditorialisation produit du réel, alors le réel doit être multiple puisqu’il existe plusieurs actes d’éditorialisation. Cette structure soulève cependant un problème ontologique : comment peut-on définir l’essence du réel s’il possède justement plusieurs essences ?

L’avantage du paradigme représentationnel est qu’il se base sur l’idée d’une réalité « unique » qui peut être représentée de différentes façons. Selon ce paradigme, on peut déterminer la valeur d’une représentation en analysant sa ressemblance à l’original. La notion de vérité telle que définie par Tarsky procède de ce rapport comparatif : d’un côté se trouve le réel, de l’autre la représentation, et on peut vérifier si cette dernière est conforme au premier. On pourrait dire que l’essence d’une chose est sa représentation la plus exacte, celle qui représente la chose le plus fidèlement.

L’abandon du paradigme représentationnel en revient à reconnaître la confrontation entre plusieurs réalités et ne pas avoir la possibilité de choisir entre ces réalités. C’est pourquoi l’éditorialisation produit un réel « stratifié », un réel composé de différentes strates relativement autonomes. C’est aussi pourquoi l’approche ontologique classique n’est plus pertinente à l’analyse de l’espace numérique : l’espace numérique est multiple – originellement multiple, même – alors que l’ontologie tend vers une unité originaire. L’approche ontologique doit être remplacée par une approche métaontologique, soit une théorie qui accepte cette multiplicité originaire, le caractère multiessentiel du réel.

Considérons à nouveau quelques exemples. Un profil Facebook pourrait notamment être considéré – du point de vue du paradigme représentationnel – comme une représentation de l’usager propriétaire du profil, ce qui signifie que nous avons d’un côté une personne « réelle », l’usager, et de l’autre une représentation de cette personne, le profil. Nous pourrions comparer ces deux objets afin de déterminer si un profil est « vrai » ou « faux » et s’il est fidèle à l’objet original (la personne). L’idée sous-tendue par ce paradigme est que la personne a une essence unique à laquelle le profil tente de se conformer. L’image du profil devrait donc être aussi ressemblante que possible à la personne. Le védutisme vénitien est une parfaite illustration de cette idée : la principale qualité d’une peinture est sa conformité au réel, et l’objectif du bon peintre est de pousser à son paroxysme la ressemblance à celui-ci.

Cependant, si nous envisageons le profil en ligne non plus comme une forme de représentation, mais plutôt comme une forme de production identitaire, nous constatons qu’il peut exister de nombreuses identités distinctes pour une même personne : le profil Facebook, le profil Twitter, le profil de blogue, le profil construit sur une plateforme comme Amazon, le profil défini par un moteur de recherche et enfin, la personne elle-même, conçue comme un usager. Ces différentes formes créent toutes une conjoncture dynamique de circonstances qui constitue l’identité. La personne comprise comme un usager n’est que l’un des nombreux aspects de cette identité. L’identité de Marcello Vitali-Rosati est le résultat de mes actions, de ce que les gens pensent de moi, de mes profils numériques, des données collectées sur moi par les plateformes et leurs algorithmes, des discours que l’on produit sur moi en ligne ou à l’université, des commentaires de mes étudiants, etc. Il n’existe pas d’objet « original » dans cette liste. Le réel est formé de la superposition et de l’imbrication dynamique de ces nombreuses conjonctures. Et il est possible – sinon probable – que ces conjonctures ne soient pas toujours cohérentes : elles peuvent en effet se contredire. Par exemple, Marcello Vitali-Rosati peut être en même temps un très bon professeur sur la plateforme Ratemyprofessors.com et générer de mauvais commentaires sur la page Facebook de l’association étudiante, un très bon professeur pendant un semestre et un très mauvais au semestre suivant. Clairement, le paradigme représentationnel ne fonctionne plus ici : il n’existe pas d’un côté un original, de l’autre une représentation. En effet, tous les actes qui produisent la réalité sont performatifs et tous sont des originaux.

Il nous reste alors à poser la question : quel est ce « moi » ? Quelle est son essence ? En fait, il n’y a pas une seule, mais une multiplicité d’essences. Et si l’ontologie est la science de l’essence, alors la métaontologie[27] doit être l’ontologie de la multiplicité des essences.

La nature collective de l’éditorialisation

L’éditorialisation est toujours un processus collectif[28]. Nous l’avons constaté lors de l’analyse de la nature processuelle de l’éditorialisation, processus ouvert et continu que l’on ne peut circonscrire dans le temps ou l’espace. L’éditorialisation n’est pas l’action d’une seule personne, ni même d’un groupe prédéterminé : l’acteur ou les acteurs de l’éditorialisation font toujours partie d’une collectivité ouverte. Cette dimension collective est aussi l’une des principales différences entre l’éditorialisation et la curation de contenus. De plus, sans action collective, l’éditorialisation est impossible : l’action individuelle – même si elle est réalisée par une entreprise aussi importante que Google – ne peut jamais produire d’éditorialisation.

Examinons de plus près le cas de Google. On pourrait croire que Google structure ses contenus de façon précise, sans prendre en compte les réactions de ses usagers. Ce modèle serait en quelque sorte « googlocentrique », puisque le seul acteur à décider de l’organisation des contenus est l’entreprise qui conçoit les algorithmes. Mais cet argument ne tient pas, pour trois raisons au moins : en premier lieu, si personne n’utilise Google, l’algorithme ne peut produire d’éditorialisation. Google ne peut structurer des contenus que parce que des internautes l’utilisent. Un moteur de recherche qui n’est pas utilisé n’a nullement le pouvoir de structurer les contenus, puisque cette structure resterait abstraite, serait lettre morte, soit une structure quasi inexistante, puisque personne ne la verrait. Le pouvoir de Google dépend du nombre d’internautes – aujourd’hui titanesque – qui en fait usage, et c’est en cela que la hiérarchie proposée par le moteur de recherche acquiert sa fonction structurante. Une page gagne en visibilité parce que Google l’indexe et parce que les internautes utilisent Google pour la trouver. En second lieu, l’algorithme n’est pas statique : il évolue en fonction des pratiques et des usages. Google doit adapter son algorithme aux usages des internautes, afin d’éviter qu’il ne devienne obsolète. C’est pourquoi l’étude des comportements des usagers est à ce point essentielle pour l’entreprise, qui peut ainsi répondre à leurs besoins, voire les anticiper. Les actions des internautes affectent donc directement l’algorithme. En troisième lieu enfin, l’algorithme est basé sur un certain nombre de valeurs culturelles prédéterminées par une négociation collective. Ainsi que l’a démontré Dominique Cardon[29], PageRank est basé sur le principe de l’indice de citation, lui-même développé au sein de la communauté académique : sans les interactions collectives de la communauté, ces valeurs n’existeraient pas.

La création d’un profil Facebook démontre elle aussi que l’éditorialisation n’est jamais un processus individuel, mais qu’elle implique au contraire une collectivité. Quand il se crée un profil sur Facebook, l’usager serait tenté de croire qu’il est le seul acteur de cet acte de création : je peux me définir comme je l’entends. Cette idée a été plutôt bien illustrée dans un célèbre dessin des années 1990, où un chien assis devant un ordinateur annonce « Sur Internet, personne ne sait que vous êtes un chien ». L’idée de ce dessin consistait à dire que nous étions complètement libres de construire notre identité selon notre bon vouloir. L’identité virtuelle[30] apparaissait en effet alors comme la réalisation d’un fantasme d’autodétermination : avoir le pouvoir de se réinventer de manière autonome. Le problème était alors le risque d’un excès d’autodétermination : sur Internet, chacun pouvait prétendre être ce qu’il n’était pas.

Ce fantasme d’autodétermination est cependant largement erroné. Ainsi que l’ont démontré de nombreux chercheurs, plusieurs facteurs déterminent notre façon de construire nos profils : l’ « affordance » de la plateforme, son influence sur le comportement des usagers, les pratiques de ceux-ci. Nous avons déjà évoqué les façons dont les caractéristiques techniques d’une plateforme influençaient nos comportements : il est évident, par exemple, que Facebook détermine la façon dont je crée mon profil. La plateforme est normative parce qu’elle me demande une série d’informations et d’actions très précises. C’est la plateforme qui décide ce que j’ai à dire à propos de moi et comment le dire, ce qui est important et ce qui ne l’est pas, à quelle fréquence et à qui j’écris. Ces valeurs sont prédéterminées par la plateforme. Au-delà de ces déterminations, se trouve aussi un ensemble de pratiques collectives et d’usages qui jouent un rôle crucial dans la construction de mon profil : si je suis cette image que je choisis et le statut que j’écris, je suis aussi le nombre d’amis que j’ai, les commentaires que mes amis écrivent à mon propos, les images de moi que les autres usagers publient et identifient et même la réutilisation de ces images sur d’autres plateformes, dans d’autres contextes.

Encore une fois, nous pouvons souligner la profonde différence entre l’éditorialisation et la curation des contenus. Si je m’occupe de la curation de mon profil, je suis entièrement maître du processus : la curation, c’est la façon dont je choisis et j’agence les contenus. L’éditorialisation d’un profil est donc un ensemble d’interactions qui déterminent qui je suis et ce que je suis : ce que les gens connaissent de moi et quelle idée ils se font de moi après avoir consulté mon profil.

Si l’on veut bien saisir le concept d’éditorialisation, il est important de comprendre un problème crucial : le fait que l’éditorialisation soit collective ne signifie pas pour autant que ce qu’elle produit est « commun » (common) à tout un chacun. Dans le cas de Google et Facebook par exemple, la dimension collective ne saurait impliquer qu’à la fin du processus d’éditorialisation, nous obtenons un objet partagé par tous (common) : les données, les informations et les contenus sont la propriété d’une compagnie privée et cette compagnie décide de comment ces données sont produites et à quelles fins elles sont utilisées. Certains cas d’éditorialisation – Wikipedia, par exemple – portent à croire qu’un bien commun a été créé – bien qu’il soit difficile de séparer une plateforme des autres et que la visibilité, tout comme l’efficacité de Wikipedia dépendent du référencement et de l’indexation par Google.

La question que l’on pourrait se poser est alors la suivante : comment faire de l’espace numérique un espace public ?

Pour y répondre, considérons plus attentivement les structures d’autorité qui sont révélées par le concept d’éditorialisation.

Éditorialisation et autorité

Les caractéristiques que nous avons identifiées jusqu’à présent servent de fondement à l’analyse de l’autorité. Si l’éditorialisation est ce qui structure l’espace numérique et si la structure d’un espace est ce qui détermine l’autorité, alors l’autorité de l’espace numérique est déterminée par l’éditorialisation.

En suivant ce raisonnement, nous voyons que l’autorité dans l’espace numérique est processuelle, performative, multiple, non représentative et collective. Pour mieux comprendre le concept d’autorité à l’ère du numérique, nous devons examiner chacun de ces aspects, tour à tour.

On doit d’abord souligner la nature hybride de l’espace numérique, qui n’est pas un espace autonome séparé d’un hypothétique espace non numérique. L’espace numérique est notre espace, dans lequel sont plongés des objets connectés aussi bien que non connectés. Cela signifie qu’il n’existe pas de séparation entre les formes numériques et non numériques d’autorité. L’espace numérique est caractérisé par une hybridation entre des formes d’autorité prénumériques et numériques. De nombreuses formes d’autorité institutionnalisées et stabilisées qui existaient avant l’avènement des technologies numériques sont toujours opérantes dans l’espace numérique et coexistent avec des formes nées à l’ère du numérique.

Cet aspect a été souligné par Saskia Sassen, qui se réfère à la notion de « capacités » (capabilities) dans son ouvrage Territory, Authority, Rights: From Medieval to Global Assemblages[31] . Les capabilities sont des caractéristiques d’un moment historique spécifique qui, lorsqu’elles sont réorganisées, deviennent les fondements du moment historique qui va suivre. Saskia Sassen utilise ce concept pour montrer que les changements historiques ne devraient pas être considérés comme des ruptures épistémologiques, mais plutôt comme la réorganisation de principes culturels préexistants. Dans le glissement d’un ordre médiéval féodal à l’ordre de l’État-nation, certaines capabilities médiévales – par exemple, la notion d’autorité divine – restent au centre de la culture politique, mais se manifestent sous une forme modifiée, l’idée d’autorité divine devenant par exemple la condition même de la nation souveraine.

L’espace numérique devrait ainsi être considéré comme un nouvel ordre politique, dans lequel d’anciennes formes d’autorité ont été réorganisées et ont pris de nouvelles significations.

Les autorités processuelles

Élément clé de cette réorganisation, l’autorité numérique privilégie un processus dynamique et ouvert plutôt qu’un objet statique et cristallisé. L’autorité numérique légitime ce qu’il est difficile d’arrêter. Considérons à nouveau l’exemple de l’article académique. Il s’agit d’une action organisée et planifiée qui est destinée à demeurer identique dans le temps et qui doit, pour les mêmes raisons, être signée. Plus que n’importe quelle autre forme d’écriture, l’article académique requiert d’être associé à la notion traditionnelle d’auteur. Quelqu’un prend la responsabilité d’un contenu après sa production. La signature, le nom associé au contenu, est une fonction qui garantit sa pérennité. Et pourtant, l’analyse rapide des conditions d’existence de ce contenu démontre que le signataire ne peut être considéré comme l’auteur, tel que c’est le cas avec une revue imprimée. L’autorité qui garantit la fiabilité de ce contenu n’est pas l’auteur – parce que l’auteur est une autorité statique qui ne peut donc, par conséquent, garantir la légitimité d’un article que si celui-ci est aussi statique. L’éditeur est dans la même situation : il peut être une autorité qui légitime un article uniquement si cet article reste stable et bien défini. En effet, tel qu’on l’a constaté plus tôt, un article numérique ne peut être à lui seul considéré comme une entité indépendante et cohérente. Il est impossible de déterminer à quel moment commence et s’achève sa production et il est encore plus difficile de déterminer de façon exhaustive qui est impliqué dans sa création et dans sa circulation.

Pensons simplement aux façons dont un article est présenté : on peut le trouver sur un site web, via navigateur. Il ne s’agit pas d’une page statique, mais d’un code étroitement connecté à une série d’autres pages. Sur la page, le contenu importe moins que ses nombreuses relations à d’autres pages. Il est impossible de déterminer où le contenu produit par un écrivain s’arrête et où un autre commence. Les nouvelles pratiques de lecture en témoignent : nous naviguons d’un article à l’autre, d’une page à l’autre, d’un élément de recherche à un autre et ce n’est que très rarement que nous nous arrêtons pour chercher l’auteur de ces contenus[32]. La signature d’un auteur est effacée et à sa place émerge un parcours de lecture, avec les éléments de la page qui nous permettent de suivre ce même parcours (des liens, des tags, la barre d’adresse, des moteurs de recherche). C’est pourquoi la réponse la plus courante à la question « où avez-vous trouvé cette information? » est désormais « sur Internet » ou même, « sur Google ».

Ce qui devient essentiel, de fait, ce n’est pas l’unité d’un texte produit par une personne – et légitimé par un auteur ou par un éditeur – mais l’ensemble des relations dynamiques que ce contenu maintient avec d’autres contenus. Ces relations, qui font partie intégrante de ce processus, déterminent l’existence d’une part de ce contenu. C’est l’ensemble des relations et des liens qui rend un contenu accessible ou visible, et qui lui confère ainsi son existence. Un contenu totalement indépendant serait inaccessible, invisible et par conséquent, inexistant.

De même que l’on ne peut considérer un article en ligne comme une unité indépendante et statique, la personne qui a signé ce contenu (ou bien qui l’a édité en premier lieu) ne peut être considérée comme une autorité. L’unité est plutôt constituée par les relations qui permettent à ce contenu d’être accessible. Ces relations ne sont cependant pas déterminées par la personne qui signe un texte, et elles ne sont que partiellement déterminées par les éditeurs. Écrire et lire sont des actions inséparables dans le processus d’éditorialisation. L’autorité devient une question d’agencement de connections qui constituent l’espace du web. Ces connections peuvent dériver des actions d’un lecteur qui navigue de page en page, ou d’une série d’éléments mis en place sur le web pour créer des relations, depuis le lien le plus basique aux algorithmes des moteurs de recherche ou même aux plateformes comme Amazon. En ce sens, la proposition « j’ai trouvé cela sur Google » n’est pas dénuée de sens, puisque Google est l’une des autorités qui valide les contenus.

Puisque le processus reste ouvert, cependant, l’autorité ne peut pas légitimer un objet : il doit légitimer un processus. Cette autorité processuelle n’est définitivement pas en complète opposition avec l’autorité statique : le nom de l’auteur, ainsi que ceux des éditeurs – et leurs autorités – font partie intégrante du processus. L’algorithme Google n’est que l’un des nombreux processus d’évaluation et de légitimation d’un article, bien qu’il possède une fonction d’autorité essentielle.

Un autre exemple capable d’illustrer la nature digitale de l’autorité est Wikipedia. On doit d’abord souligner que Wikipédia est le reflet de plusieurs formes d’autorité hybridées. Tel que de nombreux chercheurs l’ont démontré[33], le fantasme d’un espace encyclopédique dans lequel tous les individus seraient égaux est faux. Mathieu O’Neil parle de « cyberchiefs » pour décrire cette structure complexe qui établit une hiérarchie entre les différents usagers. Wikipédia est construite sur une architecture bureaucratique très complexe, qui distingue les simples usagers des administrateurs et même des experts. Cela signifie que des formes prédigitales d’autorité – dans le cas présent, celle de l’auteur considéré comme la personne la plus compétente dans un champ donné – perdurent dans l’espace digital. En premier lieu, l’idée sous-jacente de Wikipédia est de maintenir un niveau de qualité en adhérant à certaines règles formelles. Les cinq piliers de Wikipedia sont clairement une tentative de définir une forme processuelle d’autorité plutôt qu’une forme statique. Sur Wikipédia, un contenu est jugé fiable, non pas parce qu’un expert l’a écrit, mais parce qu’il a été produit en respectant une série de normes très formelles qui s’efforcent de réguler le processus. Tel que Thomas Leitch l’a souligné[34], cet effort comporte de nombreux paradoxes et quelques formes d’autorité prénumériques imprègnent nécessairement cette autorité processuelle. Cela étant, les objectifs initiaux et les principes de Wikipédia n’en méritent pas moins une analyse plus approfondie. Rappelons-les en quelques mots[35] :

  • Premier pilier : Wikipédia est une encyclopédie qui incorpore des éléments d’encyclopédie généraliste, d’encyclopédie spécialisée et d’almanach. […]

  • Second pilier : Wikipédia recherche la neutralité de point de vue. […]

  • Troisième pilier : Wikipédia est publiée sous licence libre et autorise chacun à utiliser, éditer et distribuer ses contenus : puisque tous les éditeurs publient leur travail sous une licence Creative Commons, personne n’a le contrôle d’un article en particulier ; ainsi, tout texte apporté à Wikipédia peut être modifié et redistribué sans avertissement par n’importe qui. Le droit d’auteur doit être respecté, et il est interdit de plagier.

  • Quatrième pilier : Wikipédia suit des règles de savoir-vivre : vous êtes tenus de respecter les autres wikipédiens, même lorsqu’il y a désaccord. Ne vous livrez pas à des agressions contre des personnes, ni à des généralisations insultantes. Gardez votre sang-froid lorsque l’atmosphère chauffe. Évitez les guerres d’édition. […] Agissez de bonne foi et partez du principe que vos interlocuteurs font de même, sauf preuve flagrante du contraire. Efforcez-vous d’être ouvert, accueillant et amical.

  • Cinquième pilier : Wikipédia n’a pas d’autres règles fixes : Wikipédia a des règles et des lignes directrices, mais elle ne sont pas gravées dans le marbre ; leur contenu et leur interprétation peuvent être amenées à évoluer. Leurs principes et leur esprit importe davantage que leur application à la lettre, et il arrive que l’amélioration de Wikipedia nécessite quelques exceptions. Soyez audacieux sans être imprudent lorsque vous mettez à jour des articles, et n’ayez pas peur de commettre des erreurs. Toutes les versions précédentes des articles sont conservées et accessibles par le biais de l’historique, il est donc impossible d’endommager ou perdre irrémédiablement de l’information sur Wikipédia.

Ces principes sont processuels : ils donnent des informations sur la façon dont le processus de production devrait être structuré, mais ne disent rien – ou presque – de la validation ou de l’évaluation des contenus en tant qu’entités immobiles et arrêtées. Le premier principe définit le format : les contenus de Wikipédia doivent être encyclopédiques. Cela fournit une règle formelle, qui a pour effet de conditionner et de structurer le processus même de production des contenus. Le second principe est le plus connu – et aussi le plus controversé. Tel que Thomas Leitch le souligne, il est impossible de déterminer ce qu’est un point de vue neutre (puisqu’un point de vue neutre est déjà un point de vue…) ; par conséquent, cette revendication de neutralité n’est déjà pas totalement neutre. Mais en même temps, l’idée sous-jacente de ce principe est de fournir une règle formelle qui rende possible une évaluation du processus de production. Ce principe est souvent associé à la règle de citation des sources : quiconque, indépendamment de son niveau d’expertise, peut évaluer le processus de production d’un article en vérifiant tout simplement qu’il cite bien ses sources. Les troisième et quatrième principes soulignent un autre aspect du processus d’évaluation : le respect des droits d’auteur et le respect d’autrui en cas de conflit. Le cinquième et dernier principe vise plus clairement à établir une forme d’autorité processuelle : il n’y a pas de règle fixe, la production de la connaissance est un processus, tout peut être soumis à des modifications, chaque erreur peut être corrigée. La fiabilité et la qualité de Wikipédia reposent sur son processus régulé et ouvert[36]. Tel que le souligne Mathieu O’Neil : « Wikipedia est basée sur une redéfinition radicale de l’expertise, qui ne repose plus sur une personne mais sur un processus : l’agrégation de nombreux points de vue[37]».

Parallèlement à ces principes, on retrouve un élément technique : la plateforme elle-même. Wiki, le CMS utilisé par Wikipédia, est tenu de structurer et d’organiser le processus d’écriture de façon spécifique. Le CMS joue un rôle essentiel dans la production de l’autorité : il guide les interactions des usagers qui interagissent, les liens entre les contenus, la vérification algorithmique du respect de ces principes. En outre, l’ergonomie ou les éléments graphiques sont des contraintes formelles qui structurent et influencent la production du processus. C’est ce que Cardon appelle « la dépendance récursive des pratiques et des règles[38] ».

Ce dernier point nous amène à discuter d’une autre caractéristique de l’autorité numérique : sa qualité performative.

Les autorités performatives

L’éditorialisation, tel que nous l’avons plus tôt établi, est performative en ce sens où elle produit ses propres normes ; elle représente moins les choses qu’elle ne les produit. Cette qualité autoproductive caractérise aussi l’autorité numérique. C’est d’ailleurs évident lorsque l’on considère les relations profondes entre activité et autorité – ce que de nombreux chercheurs ont démontré[39]. Plus un usager est actif, plus il gagne en autorité ; agir dans l’espace numérique revient à produire de l’autorité. La façon dont un simple usager peut devenir un administrateur en témoigne : sur Wikipédia bien sûr, mais aussi sur d’autres plateformes, les administrateurs sont d’abord les usagers les plus actifs. L’autorité est une affaire d’activité, indépendamment de la nature ou de la qualité de cette activité. Un usager est fiable parce qu’il est très présent sur le web.

Ce principe s’applique à l’autorité des usagers, mais concerne tout autant celle des plateformes : de l’activité dépend la visibilité et de cette visibilité dépend l’autorité. Plus une plateforme est active, plus elle gagne en visibilité – et plus elle est considérée comme fiable. Google et sa politique de classement (basée sur l’index de citation) illustre très bien ce principe. Derrière le PageRank se cache l’idée selon laquelle plus un contenu est cité, puis il gagne en autorité. Mais cela implique un effet performatif propre à la production d’autorité : être visible détermine une augmentation de la visibilité et cette augmentation implique celle de l’autorité. En ce sens, dans l’espace numérique, il est facile de constater des lieux de concentration de l’autorité.

Les autorités non représentatives

Cet aspect performatif tend à rendre obsolète l’évaluation de l’autorité en fonction d’un critère de vérité. L’autorité ne garantit plus qu’un contenu – une phrase ou tout autre fragment d’information – correspond à la réalité : l’autorité est plutôt ce qui crée la réalité. Cet aspect est intimement relié à la nature ontologique de l’éditorialisation, mais n’est pas spécifique à l’espace numérique. Si l’on en revient à la définition de l’autorité proposée par Arendt[40], on voit bien que l’autorité ne découle pas de la validité des informations délivrées, mais qu’elle renvoie à ce que l’on croit sans aucune raison rationnelle. En d’autres termes, une chose est vraie parce que l’autorité qui l’affirme est vraie. On ne peut dire, à l’inverse, qu’une autorité est une autorité parce que ce qu’elle dit est vrai. Mais le fait que l’autorité produise la vérité signifie qu’il est impossible de vérifier ce qu’elle déclare. La vérifiabilité n’est pas un critère de vérité.

Il est donc impossible de questionner l’autorité en se basant sur un principe de vérification par les faits. Il s’agit là d’un point essentiel : l’autorité doit être questionnée – ou du moins doit pouvoir l’être – afin d’éviter qu’un pouvoir absolu lui soit conféré.

Ce risque est en effet intrinsèque à l’autorité et se révèle de façon particulièrement manifeste dans l’espace numérique, en raison de la nature ontologique même de l’éditorialisation. Comment est-il possible, par exemple, de questionner le fait que les premiers résultats d’une recherche lancée sur Google soient les plus pertinents ? Plus une page occupe une place élevée au classement PageRank, plus elle gagne en visibilité. Et plus elle gagne en visibilité, plus elle est consultée et citée. Sur l’ensemble des valeurs comprises par l’algorithme, la page la plus citée est la plus pertinente. La proposition « le premier résultat sur Google est le plus pertinent » est donc vraie, puisque cette page est la première à apparaître sur Google. L’autorité de Google rend ainsi la proposition vraie, ou plus précisément, elle la transforme en tautologie. Afin d’interroger cette structure, nous avons besoin d’un autre système de légitimation, qui implique une autre autorité que Google, en laquelle nous avons davantage confiance. En ce cas, nous aurions alors deux vérités qui s’opposent.

La notion de vérifiabilité proposée par Wikipedia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:Vérifiabilité) illustre elle aussi ce principe : la fiabilité d’une information n’a rien à voir avec sa véridicité – que personne ne peut vérifier – mais procède des sources à l’appui de cette information. La vérifiabilité n’est donc pas la possibilité de comparer une information à des faits, mais simplement la possibilité de comparer des informations entre elles[41]. Cette idée fait écho à ce que l’on a pu dire plus tôt au sujet de la métaontologie – il n’y a pas d’essence des choses, mais plutôt de multiples essences : il y a plusieurs discours qui circulent dans l’espace numérique et il n’y a plus de séparation entre les objets, les faits et les discours.

Cela nous conduit à questionner la relation entre la nature multiple de l’éditorialisation et l’autorité.

Les autorités multiples

L’éditorialisation est toujours multiple. Cette multiplicité détermine, en particulier, la crise du concept d’ « original ». Dans la culture de l’imprimé, l’un des piliers de l’autorité était la production et la conservation des documents. Le fait qu’un État possède le droit de produire et de conserver un certificat de naissance, par exemple, donne à cet État l’autorité de garantir l’identité de ses citoyens. Nous croyons l’État lorsqu’il nous dit qu’une personne est née tel jour, et qu’elle possède tel nom, car nous savons – même si nous ne le vérifions pas – qu’il existe des documents pour prouver ces informations. Les documents originaux constituent une preuve et posséder ces originaux est une source d’autorité. La possibilité de vérifier existe, même si la preuve est produite par la même autorité qui la possède ensuite. On pourrait ainsi exiger de voir l’original – ou d’en obtenir une copie authentifiée, ce qui veut dire une copie que l’autorité certifie « conforme à l’original ». Dans l’espace numérique, cependant, il n’existe plus d’« original », en raison de la multiplicité des informations, des données ou des documents. Un document est une entrée sur une base de données, mais il est impossible d’établir une distinction entre une même entrée sur deux bases de données. Un certificat de naissance peut se trouver simultanément sur plusieurs bases de données. Il peut être détenu par plusieurs institutions ou plusieurs États, par les universités dans laquelle un individu a étudié, ainsi que par ses différents employeurs. Ces entrées peuvent être exactement identiques ou bien différer sensiblement, selon un nombre infini de variations.

Il n’est donc plus possible d’utiliser le concept d’« original » comme preuve de vérité. L’autorité peut rendre un contenu fiable, uniquement au terme d’un processus de validation. Plutôt que d’associer la fiabilité d’une information à l’existence d’un « original », il est désormais nécessaire de garantir sa fiabilité au moyen d’une reconnaissance active de l’information. Par exemple, si un employeur a besoin de vérifier la date de naissance de son employé, plutôt que de lui demander un certificat de naissance, une fonction d’autorité pourrait consister à créer un processus de validation qui autorise l’employeur à comparer les informations fournies par l’employé avec les informations disponibles dans la base de données d’une autorité. C’est exactement ce qu’il se produit avec les pratiques du web sémantique, où une « autorité » est un URI qui identifie un objet de façon singulière sur une base de données spécifique.

Par exemple, si on veut connaître la liste des livres que j’ai publié, et s’assurer que j’en suis bien l’auteur – qu’il ne s’agit pas, par exemple, d’un homonyme – on peut s’en remettre à la Library of Congress qui indique que mon URI est http://lccn.loc.gov/n2009013771. Ce lien est un outil capable de valider mon identité sur la base de données de la Bibliothèque du Congrès. Mais il ne s’agit là que d’une autorité parmi d’autres. On pourrait décider, par exemple, que puisque la plupart de mes livres ont été écris en français, il est préférable de se fier à la BNF, où l’URI de Marcello Vitali-Rosati est http://catalogue.bnf.fr /ark:/12148/cb15021926p/PUBLIC, encore une autre « autorité ». Dans la première base de données, je suis l’auteur de trois ouvrages et dans la seconde, de cinq.

L’espace numérique est donc caractérisé par la coexistence de plusieurs autorités et celles-ci peuvent être différentes, voire contradictoires. Cette multiplicité détermine aussi que dans l’espace numérique, les autorités prénumériques coexistent avec les autorités natives du numérique. Par exemple, Google est une autorité qui détermine et mesure la pertinence des contenus, au même titre qu’une revue académique. Dans l’espace numérique, il est vrai qu’une page est pertinente parce qu’elle est la première à apparaître parmi les résultats de recherche, comme il est vrai qu’une autre page sera davantage pertinente, car elle se trouve sur le site d’une revue scientifique célèbre. En pratique, nous acceptons cette coexistence entre plusieurs autorités – même si elles diffèrent radicalement – de même que nous accordons à chacune notre confiance – bien que de façon différente. Nous pouvons nous fier à Tripadvisor, Wikipedia, Google, et en même temps accorder notre confiance au site institutionnel d’une université, d’une revue académique, d’un gouvernement – des autorités qui sont différentes et basées sur des modèles distincts.

Les autorités collectives

La nature collective de l’éditorialisation est probablement son aspect le plus problématique. L’espace numérique est clairement une affaire de dynamique collective : il s’agit là de la principale caractéristique d’un réseau. Mais quelle sorte de collectivité est engagée dans le processus d’éditorialisation ? L’espace numérique est produit par l’interaction continuelle entre les individus, les machines, les algorithmes et les plateformes. C’est ce qui détermine notre définition de l’éditorialisation comme l’ensemble des interactions des actions individuelles et collectives dans un environnement numérique particulier. L’autorité émerge de ces interactions. Le fait que PageRank soit devenu une autorité dépend de l’algorithme (ses valeurs, ses règles) et de la plateforme (son graphisme, son ergonomie), qui à leur tour interagissent avec de nombreuses pratiques : les individus qui utilisent Google, les webmestres qui adaptent leur site en fonction de l’optimisation pour les moteurs de recherche (SEO), les entreprises qui achètent les données, etc. L’autorité se développe à partir de ces interactions. En ce sens, les autorités ne sont pas organisées selon une hiérarchie claire et stable.

Dans l’espace de l’État-Nation, il y a certainement un aspect collectif à l’autorité, mais cet aspect devient moindre en raison d’une hiérarchie claire et stable qui organise les relations entre les autorités. Un spécialiste d’Aristote détient l’autorité nécessaire pour déterminer la qualité d’un article sur Aristote : son autorité est garantie par ses diplômes, eux-mêmes garantis par une université, elle-même accréditée par un État (dans le cas, du moins, d’une université publique). Le système est organisé de façon hiérarchique : si l’État n’inspire pas confiance, nous n’accorderons aucune valeur au diplôme et si tel est le cas, nous n’aurons pas confiance en l’autorité du chercheur. Évidemment, ce modèle n’est pas si monolithique. Nous pouvons à nouveau en appeler à la notion de « capacité » (capabilities) avancée par Saskia Sassen pour comprendre que, dans le modèle académique prénumérique, il y avait des éléments qui – une fois réorganisés – pouvaient produire un modèle numérique. C’est évident, par exemple, avec le concept de « pair » et le système des indices de citation selon lesquels la valeur d’un article ne devrait pas dépendre des références passées de son auteur. Ainsi, dans l’espace numérique, il devient impossible d’identifier une quelconque hiérarchie puisque seul le résultat des interactions dynamiques compte – et ce résultat n’est jamais stable.

En même temps, ce n’est pas parce que les autorités ne sont pas hiérarchiquement organisées qu’elles sont toutes égales. En effet, il y a des autorités plus fortes et plus faibles que d’autres – selon leur champ d’influence, le degré de confiance qu’elles inspirent, le nombre de personnes sur lesquelles elles ont de l’autorité. Les relations entre ces autorités ne sont cependant pas structurées comme elles l’étaient dans la société prénumérique : il n’y a pas de relation hiérarchique entre l’autorité d’Amazon, celle de Google ou celle de Facebook.

Dans l’espace numérique, les autorités peuvent apparaître – comme disparaître – subitement, et elles résultent toujours d’une dynamique récursive entre les pratiques collectives et la structure numérique. Mais qu’est ce que « collectif » signifie alors ?

J’utilise ce terme selon une acception très formelle, ce qui signifie que je ne lui accorde aucune signification politique : « collectif » désigne tout ce qui implique plus d’une personne. En ce sens, dans l’espace numérique, tout est collectif. Mais cela signifie-t-il pour autant que tout est commun ? Cela signifie-t-il, en d’autres termes, qu’une collectivité règne sur l’espace numérique dont elle est le premier et le principal acteur ? Enfin, peut-on vraiment considérer une juxtaposition d’individus comme une collectivité ? Évidemment, non.

Les plus fortes autorités dans l’espace numérique sont les entreprises puissantes pour lesquelles cette organisation non hiérarchique offre la possibilité de cultiver un modèle ultracapitaliste, tel que l’a démontré Morozof dans ses travaux[42]. Souvent, l’aspect collectif n’est qu’un moyen d’exploiter les gens pour enrichir une entreprise privée. Les cas de Uber et d’AirBnb sont tout à fait significatifs : tout y est évalué. Les gens font ces évaluations sans même être payés. Toute personne impliquée dans ces collectifs est d’une certaine manière contrôlée par les autres (les conducteurs sont évalués par les passagers, les passagers sont évalués par les conducteurs, les hôtes par leurs invités, les invités par leurs hôtes). L’entreprise exploite le contrôle mutuel des individus afin de produire son capital. C’est ce que certains chercheurs appellent le digital labor[43]. Ainsi, au lieu de produire des biens communs (commons), les collectivités produisent du capital.

Est-il possible de transformer ces structures ? Quelles sont les formes d’interactions collectives qui peuvent produire un bien commun ? Qu’est-ce qui pourrait faire office d’autorité commune ? Il devient urgent de se poser ces questions, afin de poursuivre une réflexion critique sur les enjeux du numérique, dans la lignée de ce que Geert Lovink appelle notamment le « Net criticism[44] ».

Traduit de l’anglais par Servanne Monjour