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Figure 1

La consommation d’essence, gage de paix sociale dans le monde entier. Crédits Gérard Wormser

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Introduction

L’objectif de cet article est de réfléchir à une partie du processus par lequel Donald Trump, candidat adoubé des conspirationnistes, des suprémacistes et de l’alt-right, a pu arriver au pouvoir, et ce à travers l’analyse de la trajectoire de Stephen Bannon. Si ce dernier a été une figure hyper médiatisée en Amérique du Nord[1], son profil et sa place dans le mouvement de l’alt-right restent encore méconnus en France malgré une position paradoxalement hautement publicisée « stratège de l’ombre[2] ». De nombreux articles et reportages ont été écrits, notamment lors de ses rencontres à l’automne 2018 avec les têtes d’affiche des partis européens de la droite extrême, et aujourd’hui encore, dans un contexte d’inquiétudes concernant l’ingérence dans les élections européennes de 2019.

Figure de l’alt-lite, Steve Bannon a été jeté aux lions depuis la prise de pouvoir de Donald Trump. Néanmoins, il a joué un rôle important pour l’élection du président des États-Unis d’Amérique, puisqu’il a été son directeur de campagne, puis son conseiller spécial. On verra que Bannon a été un des principaux acteurs pour le développement contemporain du monde médiatique ultraconservateur — qui se fonde sur le courant paléo-conservateur et cherche à se distinguer des néoconservateurs — notamment par le biais de la production de plusieurs films de propagande et d’un usage intensif des différents outils politiques offerts par le capitalisme digital (Schiller 1999). Il a été un des cofondateurs de Cambridge Analytica, entreprise d’analyse de données, de profilage psychologique et d’influence numérique, ainsi que le président exécutif de Breitbart News. Ce dernier est un media « alternatif » en ligne, ultraconservateur et ultra-biaisé[3], qui constitue une des clefs de la diffusion idéologique de la culture de l’alt-right. Cette culture politique s’est rapidement développée dans le monde numérique, où elle a créé son propre langage, dont les tropes ont émergé dans le langage commun.

L’élection de Trump a permis à ce mouvement de sortir des forums de discussions et du monde virtuel pour tenter de prendre la rue et de s’attaquer aux villes universitaires et aux symboles du progressisme, Berkeley en tête, car depuis les années 1960, cette ville est devenue un symbole de la contre-culture et de la nouvelle gauche. Hormis quelques rares voix antifascistes (Lyons, It’s Going Down, et Bromma 2017), c’est l’attentat de Charlottesville qui a clairement montré au monde entier les liens entre ce mouvement et les groupes néo-nazis.

On vise ici à questionner le portrait de Bannon, souvent dépeint dans les médias comme une sorte de « Dark Vador de la politique américaine[4] », un « rebelle » ou un « révolutionnaire ». En réalité, c’est un conservateur qui joue de son hypermédiatisation pour soutenir un des héritiers les plus célèbres au monde. Pourquoi une telle focalisation sur Bannon ? Ne s’agit-il pas de l’orchestration d’une panique morale ? Quelle tendances politiques dissimule cette image trompeuse ? Quel est le discours caché de la mise en scène de cet « homme de l’ombre » surmédiatisé ?

En effet, nous verrons qu’aussi haï soit-il par les libéraux, son limogeage n’était en aucun cas un progrès pour la gauche, car c’est ce qui a permis à Trump d’apaiser les néo-nazis déçus après Charlottesville et de poursuivre sa relation avec des groupes bien plus extrêmes. Ainsi, un an après la mort de Heather Heyer le 12 août 2017 à Charlottesville, Trump invite les « Bikers for Trump », une milice xénophobe qu’il finance, à un rassemblement dans une de ses propriétés. Le 13 mars 2019, Trump réalise un entretien sur Breitbart News à propos du nouvel ordre exécutif qu’il vient de signer concernant la « liberté d’expression » sur les campus. Il menace alors directement la gauche de violences de la part de ses soutiens dans l’armée et la police, ainsi que de la part des milices qui lui sont dévouées[5].

« Marxisme culturel »

À l’université de Berkeley en 2017, Steve Bannon est une véritable célébrité pour les jeunes conservateurs qui s’affichent fièrement à ses côtés dans leurs photos de profil sur Facebook. Après s’être positionnés comme des victimes de la censure du « marxisme culturel », les républicains de l’université de Berkeley invitent celui qui est alors conseiller spécial de Donald Trump pour ce qu’ils appellent la « Free Speech Week », festival suprémaciste organisé sous l’égide de la « liberté d’expression » dont l’interprétation absolutiste, dominante aux États-Unis, leur permet de violemment récupérer et retourner la critique pour s’en servir à la fois comme bouclier et comme arme de collaboration et de prise de pouvoir. Il en résulte une série d’émeutes urbaines après l’annulation de l’événement — c’était sa véritable raison d’être — ce qui permet aux groupes les plus extrêmes de prendre la rue.

Bannon, qui a été une des têtes de proue du mouvement conservateur du Tea Party, se dit en croisade contre ce « marxisme culturel », étiquette empruntée au lexique du IIIe Reich avec le terme Kulturbolschewismus (« Bolchevisme culturel ») utilisé dès les années 1920 pour attaquer les artistes, réalisateurs, intellectuels et scientifiques qui n’adhéraient pas à la vision du monde des nationalistes.

Cette attaque contre le « marxisme culturel » est ancienne. Si elle est spécifique aux théories conspirationnistes de Lyndon LaRouche qui font de Theodor Adorno, d’Angela Davis, et d’Herbert Marcuse des « agents de la CIA », elle ne se limite pas aux États-Unis. Les idées de LaRouche ont connu une diffusion internationale : c’est par exemple le cas en France où il a publié avec Jacques Cheminade.

Nous ne sommes pas simplement face à un nouvel emballage pour du fascisme à l’ancienne, mais une mutation idéologique et numérique, une démultiplication virale d’un suprémacisme plus contagieux et virulent encore, diffusé au monde entier par le médium numérique dans des formes plus ou moins « light », l’humour servant ici – comme c’est le cas avec Dieudonné M’bala M’bala et Alain Soral en France par exemple – à rendre acceptable une idéologie haineuse. En témoignent les références directes faites au « marxisme culturel » dans les manifestes publiés en ligne par Anders Behring Breivik, auteur des attentats d’Oslo et d’Utøya du 22 juillet 2011 (Jamin 2013), et plus récemment par Brenton Tarrant, responsable des attentats de Christchurch le 15 mars 2019 et qui ont spécifiquement été conçus pour être diffusés en « live-stream » sur Internet.

Ces idées politiques ont pris le pouvoir comme on peut le voir avec Donald Trump qui relaye des tweets faisant référence à ce terme. Au Brésil, c’est Jair Bolsonaro qui se déclare directement en guerre contre le « marxisme culturel ». Et, comme le montre le médiéviste brésilien Paulo Pachá[6], en plus d’une obsession pour l’Europe médiévale, Martins et Eduardo, les deux fils et bras droits de Bolsonaro, ont rencontré Steve Bannon en 2018 et ont déclaré au monde qu’ils étaient des alliés dans une croisade contre le « marxisme culturel[7] ». Loin d’être une simple plaisanterie, l’idée de liquider physiquement l’opposition politique a été intégrée au plus profond de la culture suprémaciste de l’alt-right et elle prospère par le biais d’une diffusion espérée virale, notamment sur des forums Internet plus ou moins anonymes.

Il faut être clair quant à la situation des États-Unis en 2017 : la fédération est dans une situation de fascisme primaire : une sorte de proto-fascisme qui facilite la prise de pouvoir extrémiste par des attaques quotidiennes, une démonisation et des appels constants à éliminer l’adversaire, l’ennemi, l’étranger, l’indésirable bouc émissaire. Si cette idéologie « éliminationniste[8] » est au cœur de ce que David Niewert (2017) appelle la « Alt-America » : l’Amérique alternative, conspirationniste et suprémaciste, j’aimerais insister sur une autre interprétation de l’« éliminationnisme ». Celui-ci n’est pas une tare allemande, américaine, brésilienne, norvégienne ou néozélandaise, mais la pire manifestation d’une hégémonie conservatrice internationale telle qu’exprimée par Hans-Hermann Hoppe, dans son livre Democracy : The God that Failed (2001), ouvrage de référence pour l’alt-right et mentionné dans de nombreux « memes ».

Méthodologie multisituée

Cet article se fonde sur un travail ethnographique multisitué (Marcus 1995) principalement réalisé en 2017 dont une partie a consisté en l’observation directe de l’alt-right sur le campus, lors de leurs événements, dans leurs diverses manifestations physiques et numériques, à l’université, dans la ville de Berkeley, ainsi que sur Internet (Ridley 2019). Elle est augmentée d’un travail de synthèse de travaux réalisés par les observatoires de l’extrémisme comme le Southern Poverty Law Center (SPLC) ainsi que des organisations antiracistes comme Northern California Anti-Racist Action (NoCARA)[9] dont la principale activité consiste à l’autodéfense face au fascisme par le biais de la documentation des activités de groupes et d’individus (Bray 2019). À ceci s’ajoute un travail de veille critique des articles parus sur Bannon, principalement dans les médias américains et français.

Cet article vise à montrer deux facettes des techniques de prise de pouvoir : la première est indirecte et diffuse — c’est la troisième dimension du pouvoir évoquée par le sociologue Stephen Lukes (Lukes 1974) —, elle se déroule sur le temps long et colonise le quotidien ; la deuxième est plus directe, elle se déroule sur une temporalité plus courte mais a des effets sur le temps long. C’est par exemple le cas avec Cambridge Analytica dont un scandale retentissant a révélé qu’elle a permis à Trump de remporter les élections grâce à l’influence exercée sur une minorité de personnes dont les informations sont minées sur Internet.

Opérer une distinction, aussi poreuse soit-elle, entre alt-lite et alt-right (I) est nécessaire pour comprendre les rythmes d’une guerre culturelle et le long processus de consolidation de l’hégémonie culturelle conservatrice (II), qu’il est intéressant d’articuler avec des facettes plus ponctuelles de la prise de pouvoir (III).

Entre alt-right et alt-lite

La distinction entre l’alt-lite et l’alt-right est devenue importante pour appréhender un mouvement politique qui prétend avoir dépassé le modèle gauche/droite. Cette distinction n’existe pas dans la réalité empirique, mais elle est d’une certaine utilité heuristique pour donner un cadre de compréhension aux dynamiques du mouvement. Elle met l’accent sur le fait que l’alt-right est très loin d’être une entité homogène. En réalité, il s’agit d’un monde hétérogène avec des polarités et des conflits importants. Un des arguments évoqués comme stratégie pour combattre ce mouvement est d’ailleurs celui de son autodestruction en pointant les divergences de ses composantes et les conflits de personnalités.

L’alt-right est certainement le groupe de référence, parce qu’il a la plus grande notoriété politique. À sa base, il est majoritairement composé de jeunes « milléniaux » très à l’aise dans le monde virtuel. On peut par exemple faire référence à Christopher Poole, un jeune homme newyorkais qui n’a que 15 ans en 2003 lorsqu’il crée le site de partage d’images 4chan. « Moot », c’est le nom de son alter ego en ligne, s’inspire du site de discussions de manga et d’animé japonais Futaba Channel, et il encourage les usagers du sous-forum « Anime Death Tentacle Rape Whorehouse » de ce site à venir sur 4chan poursuivre leurs discussions anonymes, éphémères et sans filtre, ce qui attire tous les extrêmes. En 2009, Time magazine nomme Poole « personne la plus influente au monde » à la suite d’un sondage réalisé sur son site Internet[10]. Christopher Poole travaille désormais pour Google où il a été employé pour son expertise dans la « construction de communautés en ligne[11] ». S’il fait partie de l’alt-right au sens large, son profil correspond à l’alt-lite, dont l’idéal-type est le jeune homme célibataire vivant dans la cave de chez ses parents, et multipliant les identités sur des jeux vidéo, sites pornographiques et forums Internet.

En ce qui concerne les milléniaux qui se réclament directement de l’alt-right, on peut citer Milo Yiannapoulos, dont les meetings politiques prétendent être des spectacles provocateurs. Lorsque son meeting est perturbé par un black bloc sur le campus de Berkeley en 2017, Donald Trump prend sa défense pour lancer son offensive contre les universités. Celles-ci sont ciblées par l’alt-right pour y recruter, tout en accusant l’institution de diffuser le « marxisme culturel ». Yiannapoulos a lancé sa carrière en tant que journaliste de jeux vidéo, et il est recruté par le site Breitbart après la controverse du Gamergate où il défend des positions islamophobes, antiféministes, et anti-politiquement correctes dans une véritable campagne de haine en ligne à l’encontre de Zoe Quinn (2017). En 2016, il co-signe avec Allum Bokhari un article dans Breitbart intitulé « An Establishment Conservatives Guide to the Alt-Right[12] ». Comme le note Keegan Hankes du Southern Povrety Law Center (SPLC) dans un article sur le conflit pour l’appropriation politique de l’étiquette « alt-right », Yiannapoulos tente de dissimuler le côté ouvertement néo-nazi du mouvement en faveur d’un aspect qui se veut festif et transgressif, plus en phase avec la pratique du « troll » sur Internet. Cette posture lui vaut les critiques d’Andrew Anglin, néo-nazi assumé. Il répond explicitement à un post qui dit de l’alt-right « the goal is often offensiveness for the sake of offensiveness in the way that many young white men embrace », par : « No it isn’t. The goal is to ethnically cleanse White nations of non-Whites and establish an authoritarian government. Many people also believe that the Jews should be exterminated[13] ». Anglin est le fondateur du site Total Fascism, devenu ensuite The Daily Stormer. Il représente l’idéal-type du suprémacisme blanc particulièrement virulent qui a discrètement étendu son réseau international de manière réticulaire grâce à Internet. Socialisé au suprémacisme à la fin des années 1990 sur des sites Internet comme Stormfront, créé par Don Black, ancien leader du Ku Klux Klan et membre du Parti nazi américain, ses ambitions globales reflètent son slogan : « White Pride World Wide[14] ».

L’alt-right dans sa forme la plus virulente, qui fréquente des forums et sites ouvertement néo-nazis comme Stormfront ou The Daily Stormer, critique ce qu’elle appelle l’« alt-lite » ou « alt-light », vue comme n’étant pas assez radicale. En retour, celle-ci, qui a véritablement pris le pouvoir par le biais de Trump, a pu laisser croire qu’elle se désolidarisait de l’aile la plus à droite du mouvement, tout en la conservant comme alliée. La posture de Bannon est représentative de cette mise en scène : dans ses discours et « textes publics » (Scott 1990) il récuse le racisme et se réclame du « nationalisme économique » ; dans les textes de sa vie privée, l’antisémitisme de Bannon est avéré : lors de son procès de divorce en 2016, une dispute sur l’école à laquelle sont envoyés ses enfants mène à la divulgation de nombreux documents retranscrivant ses propos antisémites, faisant les gros titres des journaux américains. Pour prendre sa défense en ligne, Breitbart News, dont il a été un des présidents, réagit en titrant : « Stephen K. Bannon: friend to the Jewish people, defender of Israel[15] ». Comme le rappelle Mike Wendling, l’alt-lite, l’aile la moins virulente et la plus médiatisée, n’est pas moins raciste que sa contrepartie de l’alt-right (2018). Elle se fonde sur la même astuce rhétorique qui vise à faire passer son racisme pour de l’humour transgressif. Rappelons que si les néo-nazis de l’alt-right, comme Andrew Anglin, s’amusent à critiquer la frange la moins radicale et la plus institutionnelle de la mouvance, visant directement Bannon, l’alt-right est quasiment inconnue du grand public avant la campagne présidentielle de 2016 lorsque Hillary Clinton l’évoque dans un de ses discours.

Si la majorité des jeunes hommes de l’alt-right ne se soucient sans doute pas des origines idéologiques de leur mouvement, quelques personnes font le lien entre les générations. C’est le cas de Richard Spencer, qui avait créé le blog alternative-right.com en 2009. Ancien doctorant en histoire européenne à l’université de Duke, une des institutions les plus prestigieuses des États-Unis, il se décrit comme un « identitaire ». Il refuse qu’on lui accole l’étiquette de néo-nazi mais déclare vouloir créer un nouvel ethno-État réservé aux blancs. Il se dispute sur la création du terme « alternative-right » avec Paul Gottfried, philosophe qui prétendait déjà avoir créé le néologisme « paléo-conservateur » dans les années 1980, « par révulsion pour les néoconservateurs[16] ». Dans un article publié fin août 2016 dans FrontPage Magazine, un site Web antimusulman, il se décrit comme « l’homme qui a créé l’alt-right[17] ».

Paul Gottfried est le fondateur et le président du H. L. Mencken Club, une organisation qui se décrit comme un forum pour la droite intellectuelle indépendante. Depuis son inauguration en 2008, ce club inspiré du GRECE et de la nouvelle droite française (Duranton-Crabrol 1988  ; Laurens et Bihr 2014), sert de lieu de rassemblement pour l’extrême droite suprémaciste américaine déjà largement inspirée de la culture politique allemande et des thèses de Carl Schmitt (Vergniolle de Chantal 2005). William Regnery II, le trésorier du club, est le fondateur de deux groupes de haine nationalistes blancs : le National Policy Institute (NPI) et la Charles Martel Society, cette dernière publie The Occidental Quarterly, journal qui cherche à se donner une allure académique mais dont l’objectif à peine dissimulée est d’avancer l’idéologie du racisme pseudo-scientifique. Regnery II est aussi connu pour avoir cherché des investissements pour la création d’un service de rencontres dédié aux « blancs hétérosexuels d’héritage culturel chrétien » dont l’objectif est « la survie de notre race[18] ». L’idéal-type ici est plutôt celui du conservateur à l’ancienne, formé à l’époque du maccarthysme, parti en guerre culturelle contre les valeurs de la contre-culture, des féministes, et des minorités ethniques. Sa croisade conspirationniste est pour l’homme blanc occidental qui serait menacé de toutes parts, y compris par le néo-conservatisme.

La trajectoire professionnelle de Bannon est évocatrice puisqu’il mélange tous ces aspects. Né en 1953 en Virginie dans une famille catholique pratiquante, il est envoyé dans un lycée catholique privé militaire pour garçons. Il entre ensuite à Virginia Tech, une des plus grandes universités militaires des États-Unis où il préside pour un temps l’association étudiante. Ses études terminées, il rejoint la United States Navy où il est engagé lors de la crise des otages américains en Iran entre 1979 et début 1981. Selon la série de films documentaires PBS Frontline[19], cette période de sa vie aurait contribué à forger ses opinions politiques qualifiées d’apocalyptiques et islamophobes. Après sa carrière militaire et des cours du soir à la Harvard Business School, Steve Bannon fait des rencontres qui lui permettent d’entrer chez Goldman Sachs. Il se spécialise alors dans l’industrie des médias de « divertissement », ou plutôt de propagande.

En 1987, il s’installe à Los Angeles où il crée une société d’investissements et il enchaîne plusieurs postes dans des banques d’investissement sans grand succès. De nombreuses personnes viennent le voir pour espérer lever suffisamment de fonds pour réaliser leurs idées de films. C’est par exemple le cas de Tim Watkins qui veut faire un film s’inspirant du livre du journaliste conservateur Peter Schweizer, Reagan’s War : The Epic Story of His Forty-Year Struggle and Final Triumph Over Communism. Ce sera finalement Tim Watkins qui payera les deux tiers de l’argent nécessaire pour le film. In the Face of Evil: Reagan’s War in Word and Deed, paraît en 2004. Julia Jones, qui a travaillé avec Bannon pendant plus d’une décennie et qui a participé à l’écriture du script du film, décrit Bannon au New Yorker comme un grand admirateur des films de propagande nazie comme Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl[20]. Bannon est plus particulièrement fasciné par les usages de la peur par la propagandiste du IIIe Reich.

En 2010, Bannon participe à un « documentaire » de promotion du Tea Party intitulé Battle for America. La même année sort le film Generation Zero, qu’il a écrit et réalisé en se fondant sur la théorie de la génération de William Strauss et Neil Howe. La vision de Bannon est parfaitement alignée avec les organismes ultraconservateurs comme la Young America’s Foundation (YAF), qui ont ciblé la jeunesse dorée des universités depuis les années 1960 (elle a par exemple financé les études de Peter Schweizer) (Andrew 1997  ; Rolland-Diamond 2008). Dans la vision du mouvement conservateur, ce sont les enfants du babyboom qui sont responsables de la crise économique de 2008 à cause du rejet des valeurs sociales traditionnelles par la contre-culture. C’est simplement une version américaine poussée à l’extrême des thèses de la nouvelle droite, qui attribue tous les maux de la société capitaliste présente aux mouvements d’émancipation des années 1960 et 1970.

En 2011, Bannon écrit et produit le film documentaire The Undefeated : un portrait encenseur de Sarah Palin, ancienne gouverneure d’Alaska, candidate aux élections présidentielles de 2008 aux côtés de John McCain et principale conférencière à la première convention du Tea Party à Nashville, dans le Tennessee. Steve Bannon a investi environ 1 million de dollars de ses fonds propres dans ce film, qui est un véritable flop. Si les réseaux de l’ultra-droite permettent de financer Bannon, c’est parce que les milliardaires qui veulent la liberté de ne pas payer d’impôts estiment qu’il est un bon investissement pour consolider l’hégémonie conservatrice.

Hégémonie culturelle conservatrice et guerre culturelle

La principale idée de l’alt-right est ancienne : pour influencer la politique il faut, en amont, modifier la culture elle-même. Il s’agit tout simplement d’une récupération de l’idée gramscienne de l’hégémonie culturelle (Gramsci 1971). En effet, l’alt-right s’est beaucoup inspirée de la Nouvelle Droite française, et en particulier des idées d’Alain de Benoist et du « gramscisme de droite » (Benoist 1982). Tout le travail de Bannon vise à imposer une hégémonie capitaliste, masculine et blanche, sous-tendue par une idéologie millénariste. Pour ce faire, un certain nombre d’outils ont été utilisés sur le long terme : il s’agit de chercher à infiltrer toutes les différentes facettes de l’espace public légitime, et d’investir, si ce n’est de créer, ce qu’Oskar Negt appelle un « espace public oppositionnel » (2007) dont ont pourrait voir le retournement comme étant « contre-oppositionnel ».

« Politics is dowstream from culture » est le mot d’ordre du site Breitbart News, et la culture est comprise dans son aspect international. Bannon s’est souvent tourné vers l’Europe, et en particulier la France, pour puiser son inspiration. Les journalistes ont justement noté les idées qu’il a directement repris de chez Charles Maurras, Jean Raspail, ou plus récemment de Renaud Camus, Alain de Benoist, et même Marine Le Pen. Prétendre agir sur la culture et se déclarer « apolitique » permet aux populistes de se distinguer à la fois de la vision décriée de la politique comme profession (Weber 2005), mais aussi, de manière plus subtile, de nier les acquis du féminisme, en particulier l’idée que « le personnel est politique ».

Ce processus culturel quotidien, qui vise à influencer la politique sur le long terme par le biais du retournement d’un échec du passé, est une vieille stratégie politique. Aux États-Unis, elle existe au moins depuis la « Lost cause » : la cause perdue des États confédérés d’Amérique après la défaite de 1865 vise à prétendre qu’une trahison est la cause de la défaite des États du sud. Elle fait la promotion de la mémoire d’un sacrifice militaire et avance l’idée que les États confédérés ne se battaient pas pour conserver un système économique fondé sur l’esclavage, mais pour leur liberté face à l’États fédéral. C’est une des bases mythiques pour un racisme romantisé et toujours présent aujourd’hui.

Le révisionnisme n’a rien de nouveau, et il a longtemps été diffusé dans les pamphlets, par la radio et la télévision. Néanmoins, Internet est de tous les médiums celui qui a permis au conspirationniste et à l’alt-right de réellement prendre leur envol pour devenir une réalité alternative. Le Web, en particulier aux États-Unis qui consacre une définition absolutiste de la liberté d’expression, a été un des grands espaces de liberté pour le fascisme, qui y trouve un espace favorable à son organisation, et ce plus encore après le 11 septembre 2001, puisque Internet — malgré tout massivement surveillé — devient alors un espace de plus en plus hostile aux mouvements transnationaux de justice sociale, tout en épargnant les médias alternatifs de la droite extrême (Atton 2004). Les années 1990 sont aussi l’époque qui a vu la croissance de la rhétorique éliminationniste telle qu’exprimée par Patrick Buchanan dans sa déclaration de 1992 sur la « guerre culturelle ». Il n’est pas surprenant que les années 1990 soient un âge d’or pour les milices patriotiques, qui s’organisent notamment en réaction aux mesures du Président Bill Clinton sur l’éventuelle restriction des armes à feu.

Les observatoires de l’extrémisme constatent néanmoins une forte baisse des groupes de type milice après le passage à l’an 2000. Pour cause : la fin du monde, ou l’apocalypse, qui devait prendre la forme d’un « bug informatique » entraînant l’effondrement du système, n’a pas eu lieu. Le nombre des groupes recensés par le SPLC passe de 868 en 1996 à 131 en 2007[21]. C’est en réaction à la crise économique de 2008 que ces groupes vont renaître, avec une virulence renouvelée. Le mouvement populiste du Tea Party, regroupe alors toutes sortes de sections et de groupes de la droite extrême. Les Oathkeepers et les Three Percenters, milices patriotiques et complotistes souvent constituées de vétérans des forces armées, connaissent alors une croissance sans précédent. En effet, en 2011, le nombre de groupes de type milice recensés bondit de 868 pour atteindre 1360 groupes (Niewert 2017, 140). Les liens entre ces groupes et l’alt-right sont explicites. Lors des premiers meetings du Tea Party, on voit apparaître le Gadsden Flag — avec son serpent à sonnette sur fond jaune et portant l’inscription « Don’t tread on me » — symbole des milices patriotes. Il devient même la bannière officieuse du Tea Party. Dix ans plus tard, la tête du serpent a été remplacée par le crapaud Pepe, symbole de l’alt-right.

La principale technique de prise de pouvoir est classique : il s’agit de la lutte culturelle au quotidien pour essayer d’imposer sa vision de l’histoire. La lutte est engagée pour maîtriser les différentes arènes de l’espace public : c’est ce pour quoi Steve Bannon est financé ; ses films documentaires relaient le discours des ultra-conservateurs. Cette stratégie, qui se joue sur le temps long, ne vise pas tant à influencer la politique immédiatement mais simplement à transformer la culture pour que la politique change d’elle-même, et Internet a rendu ce rêve possible dans un temps record.

Bannon est donc une des figures de proue du Tea Party dont il est sans doute le principal propagandiste grâce à ses films comme Undefeated ou encore Occupy Unmasked. Son collègue de Breitbart News, Andrew Breitbart, le qualifie d’ailleurs de Leni Riefenstahl du Tea Party[22]. Bannon affectionne visiblement cette étiquette qui fait peur[23], fait parler, et augmente sa visibilité.

Lors des meetings du Tea Party, Bannon s’imagine grand orateur et livre des discours où il explique que les États-Unis sont accros à la dette, cette « drogue des dealeurs de Wall Street ». Son passé en réalité peu glorieux chez Goldman Sachs accentue sans doute encore plus sa recherche de bouc émissaires. En fait, Bannon s’est lui-même construit comme une figure repoussoir. Épouvantail de l’alt-lite, il sert ensuite volontairement de « punchingball » pour les figures politiques de la droite extrême qui peuvent à la fois satisfaire l’électorat à leur gauche en dénonçant l’homme de paille, le « Darth Bannon[24] » machiavélique qui joue sur la peur, tout en satisfaisant dans le même temps l’alt-right radicale.

Prise de pouvoir et gros chèques de la famille Mercer

En plus de son activité dans l’industrie du film, Steve Bannon est un des membres fondateurs du Breitbart News Network. Andrew Breitbart, journaliste et commentateur politique qui a donné son nom au site, prétend positionner ce medium sur la ligne des médias « mainstream » : c’est déjà faire acte de désinformation.

Ce site est symptomatique de la stratégie de la droite extrême qui cherche à rendre ses idées acceptables. Breitbart News a joué un rôle particulièrement important dans la prise de pouvoir des extrémistes. Ce média, qui paraît particulièrement biaisé et connu pour relayer de nombreuses fausses informations, parfois ridicules[25], est néanmoins cité par de nombreuses personnes. Lors de mes observations ethnographiques sur le campus de Berkeley, je suis surpris par le nombre de jeunes parmi cette université d’élite, prétendument ultra-sélective, qui croient dur comme fer les histoires véhiculées dans ces pages souvent xénophobes, islamophobes et surtout pro-Trump. Avant Charlottesville, ce média s’est battu bec et ongles pour obtenir le statut de vitrine officielle de l’alt-right.

À la mort d’Andrew Breitbart en 2012, Bannon devient le président exécutif du site Breitbart News. Sous sa direction, le site déjà proche de la droite extrême, prend un nouvel élan et se rapproche plus encore de l’idéologie de l’alt-right. Quelques semaines avant d’avoir été choisi par Donald Trump pour diriger sa campagne politique, Bannon avait déclaré à Sarah Posner, journaliste chez Mother Jones, « We’re the platform for the alt-right[26] ». Ce choix démontre une volonté de la part de Trump de faire la cour à l’électorat ethno-nationaliste et suprémaciste blanc tout en prétendant ne pas être raciste mais simplement nationaliste. Aujourd’hui, Breitbart joue toujours son rôle de propagande raciste et de centrale de désinformation ultraconservatrice, et ce de manière très lucrative. Avec près de 40 millions de de visites par mois, soit 3 653 447 vues par jour, le site génère un revenu publicitaire de 109 604 $ par mois[27].

Les réseaux financiers sont une des principales facettes de la prise de pouvoir. Car malgré les discours de Bannon qui dit vouloir l’effondrement du système élitiste du capitalisme américain, ses réseaux comptent certaines des familles industrielles les plus riches du pays, en particulier la discrète famille Mercer, qui a financé Breitbart News ainsi que certains des projets de films de Bannon et Cambridge Analytica.

Robert Mercer est un informaticien californien qui a longtemps travaillé chez IBM avant de faire fortune chez Renaissance Technologies, un fonds alternatif de trading automatique qui repose sur des algorithmes pour des activités de spéculation sur les marchés financiers. Celle-ci lui rapporterait des centaines de millions de dollars par an dont il se sert pour promouvoir son idéologie extrémiste (Mayer 2016). Il a largement financé, si ce n’est sauvé la campagne électorale de Trump, puisque c’est sa fille Rebekah Mercer qui permet le limogeage de Paul Manafort, le précédent directeur de campagne de Trump, en faveur de Steve Bannon qui a travaillé avec la famille Mercer au sein de plusieurs organismes qu’elle a financés.

La famille Mercer a été au cœur du succès de Breitbart News, puisque c’est son investissement initial de 10 millions de dollars qui a permis à Andrew Breitbart de lancer le site dont on a vu qu’il a une influence majeure sur l’orientation du conservatisme américain contemporain dans une optique de « guerre d’informations », faite de batailles quotidiennes contre les faits, couplée d’une offensive frontale contre les médias conventionnels.

La famille Mercer finance aussi le Government Accountability Institute à hauteur de 3,7 millions de dollars. Cet institut est principalement connu pour l’ouvrage Clinton Cash : The Untold Story of How and Why Foreign Governments and Businesses Helped Make Bill and Hillary Rich écrit par nul autre que Peter Schweizer, le même qui a écrit une hagiographie de Reagan et qui a travaillé avec Bannon pour en faire un film. En pleine période électorale, on ne peut pas ignorer la campagne de publicité massive pour ce livre accablant la Fondation Clinton sur le site Breitbart News. Il est même adapté au cinéma et projeté à Cannes en 2016. Il faut dire que la politique aux États-Unis se joue sur une autre planète financière : ce sont des sommes astronomiques dépassant le milliard de dollars qui sont dépensés par les gros candidats.

La famille Mercer investit aussi 15,5 millions de dollars dans Make America Number 1, un super PAC, un comité d’action politique qui permet de financer des campagnes de dénigrement à très grande échelle grâce à des fonds quasi illimités, en se prétendant indépendant des candidats. Robert Mercer avait déjà joué un rôle dans l’arrêt Citizens United du 21 janvier 2010 où la Cour suprême des États-Unis a estimé que financer des campagnes de façon indépendante relève de la « liberté d’expression », ouvrant ce faisant la voie aux lobbies et à la corruption à grande échelle.

Robert Mercer a aussi financé Cambridge Analytica ltd, une entreprise de consulting politique présidée par Steve Bannon, à hauteur de 15 millions de dollars. Basée en Grande Bretagne, l’entreprise a fait scandale après que Christopher Wylie, un ancien employé de l’entreprise, a lancé l’alerte sur son fonctionnement, expliquant comment la manipulation d’informations sur les réseaux sociaux a largement favorisé non seulement l’élection de Donald Trump, mais aussi le vote en faveur du Brexit. Le fonctionnement dévoilé consiste en l’achat de données personnelles aux banques, aux organismes de crédit, à la sécurité sociale et aux géants d’Internet (les GAFAM) comme Amazon, Apple, Facebook, Google, Twitter et Microsoft, pour ensuite créer une segmentation du public selon des profils psychologiques types. L’entreprise se fonde sur le travail du psychologue Michal Kosinski, qui développe pour elle un système de profilage au Psychometrics Centre de l’université de Cambridge. À partir de quelques « likes » sur Facebook, croisés avec les données extraites des smartphones et achetées aux GAFAM, il est possible de créer des algorithmes capables d’analyser et de cibler les individus pour des publicités mensongères, ciblées et personnalisées et dont le seul but est d’influencer les individus politiquement.

Concernant la campagne présidentielle américaine de 2016, l’entreprise exploite les données personnelles d’environ 87 millions de personnes obtenues de façon trompeuse, si bien qu’après le scandale, Mark Zuckerberg est contraint de s’excuser lors d’audiences face au Congrès des États-Unis. Il est estimé que son entreprise a perdu une valeur d’environ 100 milliards de dollars à cause du scandale. Le film documentaire Comment Trump a manipulé l’Amérique de Thomas Huchon, diffusé en 2018, montre comment Cambridge Analytica et sa maison mère, SCL, participent à orienter et manipuler l’opinion publique non seulement aux États-Unis mais dans le monde entier. Ce scandale incite à poser la question du néocolonialisme digital : pourquoi est-ce seulement lorsque les États-Unis et la Grande-Bretagne sont concernés par un scandale politique que des questions se posent ? Si Cambridge Analytica a cessé d’exister après le scandale, SCL, continue d’offrir ses services d’influence dans le monde entier.

Conclusion

On a vu que les stratégies de prise de pouvoir sont multiples et varient d’une échelle qui va du « microciblage psychographique » de Cambridge Analytica à l’influence culturelle de type diffusion idéologique et propagande classique, pour tenter de consolider une position hégémonique. Bien entendu, les techniques changent une fois le pouvoir en place. Bannon, qui se plait à être l’épouvantail de la droite extrême, se révèle alors n’être finalement qu’un pion parmi d’autres. Le vrai pouvoir semble se trouver concentré entre les mains d’un réseau d’hommes et de femmes qui se dissimulent souvent derrière des sociétés écrans. Au sein du capitalisme digital, il est certain que celles et ceux qui captent et manipulent à la fois les flux financiers et les flux de données qui circulent à haute vitesse disposent d’un avantage compétitif inédit. Cet article a cherché à montrer qu’il y a bel et bien un changement de paradigme avec Internet : l’alt-right et sa culture ne sont néanmoins pas arrivées par hasard. Elle est le produit d’une longue mutation souvent passée inaperçue, ou qu’on a refusé de voir, couplée à des moments de transformation virale (Ridley 2020).

De manière plus générale, tout comme les minorités ont cherché à retourner les stigmates à leur propos, on peut observer que le mode d’action principal de l’alt-lite est le retournement des valeurs et des signifiants du libéralisme, comme la liberté d’expression par exemple. Elle démontre en quelque sorte l’incapacité du néolibéralisme à gérer les crises qu’elle a produites et témoigne d’une volonté, bien plus dangereuse, de créer un monde alternatif qui sortirait des ruines de l’empire néolibéral pour un retour à une période de gloire fantasmée. C’est ce que Robert Paxton appelle le fascisme en action (2004). Sa vision est celle de la guerre culturelle binaire et l’objectif est la prise de pouvoir non seulement sur les forums Internet, dans les instances de gouvernement, mais aussi dans la rue, espace qui reste un enjeu de taille et l’objet de batailles tranchées.

Figure 2

Rien de mieux que la consommation pour encadrer la population. Crédits Gérard Wormser

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