Résumés
Résumé
Cette proposition repose sur mes recherches de maîtrise situant la divergence, chez les Sérères noon du Sénégal, entre une pièce chantée (entendue) et sa partition (lorsqu’existante) dans un processus d’appropriation temporellement étendu du répertoire choral et menant au croisement des traditions orale et écrite. Cet article expose l’appropriation identitaire d’une pratique musicale occidentale en milieu catholique en un ensemble des processus et actions portés sur le répertoire par chacun des membres de la communauté pour une communication adéquate d’un répertoire d’une impressionnante envergure interculturelle. Je propose alors de placer le musicien au coeur de la mise en forme de la musique pour en mesurer son apport dans la construction même de la pièce musicale et ses multiples variations. Je démontre que cette pratique musicale s’inscrit dans un mouvement de communication d’une foi puissante par chacun des membres de la communauté, que la conduite esthétique de la chorale résulte des attentes de cette même communauté envers l’ensemble pour une bonne performance, la performance de la chorale renvoyant ainsi à « une série de modalités de production et de mises en communication qui contribue de façon significative à l’édification de la stylistique [de cette] pratique musicale » (Desroches 2008, 104).
Abstract
This proposal is based on my master’s research in ethnomusicology among the Serer-Noon in Senegal. It explores the appropriation of Western musical practices by a Catholic community through a set of processes and actions on the repertoire by each member of the community for an adequate communication of a repertoire of an impressive intercultural scale. I propose to place the musician at the core of the music making to measure his contribution in the actual construction of the musical piece and its multiple variations. I will try to demonstrate that the choral ensemble is a place where the repertoire is appropriated in a temporally extended process and according to strict rules that contribute to the construction of a performance community, according to Emmanuelle Olivier’s concept of “collective performance” (2004). It is further proposed that this musical practice is part of the communication of a powerful faith by each member of the community. Conversely, the aesthetic conduct of the choir results from the expectations of that same community towards the ensemble for a good performance, the performance of the choir thus referring to “a series of modalities of production and communication practices which contribute significantly to the construction of the stylistics [of this] musical practice” (Desroches 2008, 104). Finally, an analysis of the performance according to its syntagms (Grégoire 2016) will shed light on the discourse of the various actors at the core of a phenomenon situated at the intersection of oral and written traditions.
Corps de l’article
La prémisse de mes recherches nous ramène à une expérience vécue en juin 2010, à Koudiadiène, au Sénégal, village catholique sérère noon[3] en banlieue de Thiès (Figure 1). C’est par le plus grand des hasards que j’y ai trouvé une chorale à quatre voix constituant le coeur d’une pratique musicale bien implantée dans toutes les sphères d’activité de la communauté, de la liturgie aux festivités en passant par les tâches quotidiennes. Dès les premiers jours de mon séjour au village, une complicité musicale s’est installée avec les membres de la communauté, et j’ai été invité à intégrer les rangs de la chorale. Mon premier étonnement fut d’y trouver des partitions musicales de chants chorals écrits à quatre voix dans un système de notation typiquement occidental. Ma surprise fut encore plus grande lorsque j’ai été invité par les membres du choeur à accompagner la chorale à la guitare : je ne réussis aucunement à faire concorder partition et chant. Intrigué, et pour le moins gêné par cette piètre performance de ma part, j’ai alors décidé de dédier les années suivantes à la compréhension de ce que je venais de vivre. Les lignes qui suivent témoignent donc de ce questionnement et de mes réflexions qui se sont poursuivies même après le dépôt de mon mémoire de maîtrise (Grégoire, 2016).
Mon questionnement…
Si je croyais me trouver dans un milieu de tradition orale, supposant l’absence d’un quelconque support écrit, j’ai été confronté à une première énigme : l’existence ponctuelle de partitions dans une communauté dont les savoirs et savoir-faire s’inscrivent pourtant dans la foulée d’une culture d’oralité musicale. Deuxièmement, les choristes, en situation de performance, semblent ignorer totalement la notation musicale du répertoire ; la réalisation chantée diverge donc de ce qui figure sur la partition. Le seul élément rigoureusement respecté est le texte, mais non les notes. Délaissant volontairement, par souci de concision, le rôle que joue cette partition, son statut et ce qu’elle apporte au choriste dans ce contexte de réalisation, j’ai plutôt centré les lignes suivantes sur la fonction du chant choral pratiqué au sein de la paroisse de Koudiadiène et le processus d’appropriation du répertoire mis en oeuvre par les choristes comme source de résultantes sonores différentes d’un même chant. Or, ces manifestations sont tenues pour identiques, et bel et bien représentatives de la représentation graphique (la partition, le cas échéant) de l’oeuvre elle-même. En outre, et c’est ici que réside l’essentiel du propos du présent article, la performance chorale chez les Sérères noon de Koudiadiène renvoie à « une série de modalités de production et de mises en communication qui contribue de façon significative à l’édification de la stylistique [de cette] pratique musicale » (Desroches 2008, 104). Je tenterai de démontrer que l’ensemble choral est un lieu où l’on s’approprie un vaste répertoire dans un processus temporellement étendu et selon des règles strictes qui participent de la construction d’une communauté performancielle, d’après la notion de « performance collective » d’Emmanuelle Olivier[5], règles qui s’appliquent bien au-delà des seuls membres de la chorale. Il est important de préciser que la littérature scientifique ne présente, à ma connaissance, aucun titre portant sur les pratiques musicales des Sérères noons avant, et même pendant la colonisation du Sénégal. En fait, pratiquement aucune littérature ne présente les Sérères noon, à l’exception de trois brèves monographies[6] ; toute la recherche demeure donc à faire. Néanmoins, il existe une vaste littérature « excluant » les noons, en ce sens que nous sommes en mesure, grâce au croisement des sources orales et écrites (archives coloniales et missionnaires, récits d’exploration, cartes de navigateurs, études d’ethnobotanique et de zoologie, etc.), de dresser un portrait global de ce que les noons ne sont pas. Sera donc présentée ici la communauté de Koudiadiène selon mes propres observations, soutenues lorsque possible par la littérature existante, en commençant par les acteurs et leur pratique musicale remis en contexte. Je m’attarderai ensuite à l’ensemble choral et son corpus et, après avoir présenté un nouveau modèle d’analyse illustrant les réalités du terrain, je tenterai enfin d’expliciter l’importance attribuée au phénomène en question chez les noons de la paroisse Saint Pierre Julien Eymard.
Les acteurs et leur pratique : mise en contexte
Tout d’abord, comme il est question ici de pratiques musicales au sein d’une paroisse catholique au Sénégal, il importe de mettre en lumière le contexte d’observation, notamment les pratiques religieuses en présence sur ce territoire colonial. En effet, si la problématique observée à Koudiadiène s’inscrit dans un contexte de foi chrétienne, « on compte chez les Cangin plus de musulmans que de catholiques, mais néanmoins plusieurs cultes animistes se maintiennent » (Dupire 1992, 193). Effectivement, si les Sérères tendent de plus en plus à adhérer à l’Islam, les noons font figure d’exceptions et demeurent à ce jour, et selon mes observations, majoritairement catholiques. Ciss mentionnait aussi à ce sujet que
les Seereer étaient toujours convaincus qu’être chrétien n’était pas incompatible avec certaines valeurs de la culture locale, que le syncrétisme était une manière de renforcer leur foi en un Dieu Unique, et de mieux se protéger des mauvais esprits. Il n’était donc pas question, pour eux, d’abandonner certaines pratiques. Un tel comportement aurait entraîné leur néantisation culturelle […]. Partout où le Christianisme s’était imposé chez des peuples de culture différente, il se posait la question de la prise en compte des coutumes et usages locaux [afin d’éviter, notamment,] les nombreux cas d’apostasie observés chez les Ndut et chez les Noon
Ciss 2000, 331-32
C’est donc dans la foulée de la persistance d’éléments animistes dans la foi catholique que s’inscrit la paroisse de Koudiadiène, fondée en 1973 par le Père Paul Signori, sacramentin italien (Père Antoine Ndong, entrevue du 19 décembre 2014) : un projet d’évangélisation fondé sur l’acceptation des croyances des noons qui partageaient alors cette conception d’un Dieu unique.
Si la littérature coloniale tend à aborder la confrontation des religions et des croyances à partir de la mésentente entre les parties, la musique africaine étant considérée par le colonisateur « insuffisante pour la moralisation [et] inadéquate au recueillement et à l’élévation de l’âme » (Mbandakulu 2005, 145), une tout autre lecture des faits doit être considérée, car comme nous l’indique Christine T. N. Dang, « sur le plan musical, ces lectures impliquent une incompatibilité fondamentale entre les formes d’origine européenne et l’expressivité africaine authentique, oubliant la longue histoire du contact et de l’échange entre ces deux catégories[7] » (Dang 2014, 115). Une fois admise cette différence entre les littératures coloniale et missionnaire, il est possible de concevoir le contact des Spiritains et des Sacramentins avec les noons comme ayant été plutôt aisé et s’étant déroulé dans une certaine compréhension réciproque, permise notamment par la concordance entre les différentes croyances (Ciss 2000). De plus, après l’indépendance du pays, déclarée le 20 août 1960, l’Église catholique y sera dirigée à partir de 1962 par le Cardinal Hyacinthe Thiandoum, Sénégalais natif de Poponguin (Benoist 2008). Si Prévost et de Courtilles (2009) nous rappellent que c’est avec les missionnaires catholiques que le chant grégorien s’est implanté à l’église en Afrique de l’Ouest, c’est sous la gouverne de Monseigneur Thiandoum que les chants et hymnes à quatre voix en langues vernaculaires ont été intégrés au culte et se sont répandus au sein de toutes les paroisses catholiques du Sénégal (Benoist 2008 ; Dang 2014). Cette époque coïncide aussi avec le Concile Vatican ii (1962-65) qui encourage l’adaptation du culte aux us et coutumes traditionnels, notamment en ce qui a trait à la langue, aux particularités culturelles et à l’utilisation des instruments de musique (Dang, 2014). Ainsi que le rappelle à juste titre Dang,
de multiples codes éthiques et chemins spirituels peuvent coexister comme des couches polyphoniques les unes sur les autres — comme une harmonie à quatre voix dans laquelle chacun des choristes énonce une ligne mélodique divergente, mais musicalement et intimement liée aux autres au sein de l’ensemble[8]
Dang 2014, 122
Il devient donc nécessaire d’observer la performance chorale non pas sur un seul mode d’expression artistique, mais comme des événements sociaux et musicaux. C’est cette conception qui a été retenue ici parce que cette musique se caractérise par un lien indissociable entre la vie quotidienne, l’environnement et les sujets pratiquants ; elle est en ce sens, fonctionnelle, et sera donc rapidement associée, chez les noons, à la routine quotidienne. Néanmoins, le phénomène présenté ici témoigne d’une pratique qui n’est pas représentative à elle seule de la culture musicale à Koudiadiène et qui résulte déjà du contact prolongé avec les missionnaires catholiques : elle est le fruit d’un phénomène d’échange et de partage bien institué entre l’Église catholique et les villageois de la paroisse.
En outre, les enfants de la paroisse de Koudiadiène sont orientés très tôt vers un ou l’autre des mouvements initiés par l’Église, que ce soit le mouvement scout ou le renouveau charismatique, par exemple. Il s’agit là pour eux d’un choix personnel et qui peut être modifié, mais les jeunes qui choisissent d’intégrer les rangs de la chorale s’inscrivent non seulement dans un mouvement à vocation musicale, mais aussi dans une série d’ensembles chorals se substituant l’un à l’autre, et ce, durant toute la vie du choriste ; celui-ci a en effet la possibilité de changer d’ensemble, au sein de ce mouvement, suivant son âge, tandis que les autres groupes auxquels un enfant peut adhérer sont davantage axés sur les jeunes. Hommes et femmes, jeunes comme moins jeunes, peuvent en outre intégrer les rangs de la chorale en tout temps. C’est véritablement ce qui distingue le mouvement choral des autres mouvements : il se divise en sous-ensembles pour une meilleure adaptation aux choristes et permet la création d’un sentiment d’appartenance plus fort. La pratique chorale dépend également de la participation active de plusieurs acteurs qui détiennent différents rôles. D’un côté, on observe les interprètes ou performeurs, soit les choristes, les apprentis, et les chefs/maîtres de choeur ; de l’autre, on retrouve les fidèles ou les récepteurs. Si la fonction des choristes est claire, certains d’entre eux — ceux qui démontrent une volonté particulière pour un apprentissage plus approfondi de la musique chorale — peuvent en faire la demande aux maîtres de choeur qui, s’ils acceptent, deviennent des mentors pour l’apprentissage de la direction chorale. Ces apprentis maîtres de choeurs se voient alors formés à déchiffrer, ou plutôt se voient transmettre une connaissance orale des partitions. On leur montre aussi comment jouer des différents instruments qui accompagnent la chorale au village, soit les tams-tams[9], la guitare électrique et le clavier. De plus, ce statut de transition amène la possibilité de devenir chef de choeur de la Petite chorale, l’ensemble des jeunes se situant approximativement entre 12 et 18 ans. Les maîtres de choeur, généralement au nombre de six ou sept, assurent la direction des ensembles et la transmission du répertoire, ainsi que la gestion du corpus de la paroisse. Ils peuvent avoir ou non une formation spécialisée en musique, qui pourra notamment avoir été acquise au Conservatoire de musique de Dakar, ou avoir suivi l’instruction d’un autre maître de choeur à titre d’apprentis.
Du côté des récepteurs figurent les membres du clergé, soit le curé et le vicaire, et les membres de la communauté des six villages de la paroisse. Ces récepteurs ne sont pas moins actifs que les choristes et détiennent, au contraire, un rôle prédéterminant dans le déroulement de la bonne performance de la chorale, notamment en ce qui concerne les attentes et conduites d’écoutes régissant cette performance.
La chorale à Koudiadiène
D’emblée, l’ensemble choral observé à Koudiadiène, la Grande chorale Saint Dominique Savio, renvoie à la formation occidentale à quatre voix, constituée en des registres de soprano, alto, ténor et basse (SATB). Le nombre de choristes au sein de la chorale n’est pas fixe et varie grandement en fonction de la période de l’année. Cependant, le répertoire de l’ensemble demeure polyphonique en tout temps, à l’exception des demandes d’intercession en faveur de la communauté, telles que la Prière universelle qui est d’ailleurs souvent chantée en homophonie, et auxquelles se joint l’ensemble des paroissiens, ou encore lorsqu’un groupe de choristes intone[10] la partie initiale d’une pièce, intonation qui sera suivie immédiatement par le choeur en polyphonie. Si, en 2010, mes premières observations faisaient état d’une seule chorale pour Koudiadiène et Thiafathe[11] (je n’avais pas alors relevé la présence d’autres chorales dans les autres villages de la paroisse), il en va différemment aujourd’hui : la paroisse ne compte pas moins de six chorales pour accompagner ses quelque 2 000 paroissiens dans la liturgie. À cette multiplication apparente des ensembles s’ajoute l’institutionnalisation de la pratique chorale dans un système de gestion complexe et à une échelle qui dépasse de beaucoup les limites mêmes de la paroisse de Koudiadiène. La paroisse participe donc à l’expansion de la pratique chorale dans une structure gestionnaire basée sur l’autoadministration et le bénévolat au sein de l’Église, ainsi qu’au sein même des ensembles que j’ai pu y observer (au nombre de quatre à Koudiadiène et Thiafathe). Si l’institutionnalisation de la pratique chorale ne peut être abordée plus longuement ici, elle peut être schématisée comme l’indique la Figure 2.
Le corpus à l’étude
À l’image de l’ampleur institutionnelle de la pratique, le corpus de chants trouvé dans un local de l’église s’est révélé d’une richesse exceptionnelle, et la recension que j’ai effectuée en juillet et en août 2015 m’a permis de mettre au jour plus de 1 250 partitions et textes différents, rassemblés depuis au moins les 35 dernières années, et de provenances très diverses : du Sénégal à l’Afrique du Sud en passant par le Congo ; de l’Europe et de l’Amérique du Nord ; de même que des compositions originales, écrites par les membres de la paroisse, etc. De plus, la diversité de langue est tout aussi exceptionnelle : sérères du Sine-Saloum, ndut, noon et lala ; wolof, lingala, français, anglais, latin, créole, etc. Une conclusion est à tirer : ce n’est pas la provenance de la partition ni la langue du texte qui comptent, mais bien le chant et son contexte d’exécution ; ce sont eux qui soutiennent ensemble le message. Par exemple, pour certains chants, seul le texte demeure parmi les documents recensés à la paroisse, et la mélodie semble avoir été apprise depuis plusieurs années. Certains l’auront même apprise lors d’une messe, et n’auront donc aucun souvenir de l’apprentissage de ce chant en répétition. De plus, lorsque j’ai voulu connaître la signification de certains textes spécifiques, personne dans mon entourage n’a été en mesure de me dire de quelle langue ou quel dialecte il s’agissait. C’est donc dire que la mélodie aura été intégrée depuis assez longtemps, et que le texte aura seul été conservé, sans pour autant que les choristes et les maîtres de choeur n’en connaissent la signification exacte. Pourtant, bien qu’ils aient mémorisé le chant, et comme j’ai pu l’observer, les choristes, en situation de performance, regardent le texte et le suivent à la lettre pour ne pas en déroger. De plus, ils savent exactement à quelle partie de la messe il correspond : la raison d’être de ces chants ne repose pas sur le chant lui-même, mais bien sur des règles de conduite et des attentes très strictes à respecter en situation de performance dans la liturgie. Aussi ces règles ne relèvent pas uniquement du musical, mais celles-ci soulignent sa raison d’être au sein du rituel de culte.
Cela m’amène à penser que si le répertoire recensé à la paroisse de Koudiadiène ne s’y retrouve qu’en raison, selon les dires de certains de mes informateurs sur le terrain, de la beauté de chaque chant, il n’en demeure pas moins que théoriquement, c’est le Conseil paroissial pastoral qui devrait en quelque sorte encadrer et gérer ce répertoire (Père Antoine Ndong, entrevue du 19 décembre 2014). En effet, selon les dires du curé de la paroisse, le corpus devrait être l’oeuvre de toute la communauté qui aurait participé à sa construction, comme en témoigne le schéma de la Figure 3, qui illustre la constitution du Conseil paroissial pastoral.
Dans les faits, ce Conseil régule les pratiques culturelles de la paroisse et détermine les règles esthétiques et de conduite à suivre pour la bonne performance de la chorale : il impose ses décisions, et celles-ci sont sues et respectées par l’ensemble de la communauté, qu’il s’agisse ou non de membres de la chorale. La conception qu’a cette instance du répertoire se situe principalement aux niveaux vocal et textuel, et de leur intelligibilité : c’est notamment la liturgie qui décide de la conduite de la chorale, qui doit aider les gens à prier : « [l]es gens doivent[12] comprendre ; ce n’est pas un concert ! » (Père Antoine Ndong, entrevue du 19 décembre 2014) Cette simple citation suffit ainsi à comprendre plusieurs éléments. D’abord, les fidèles ne constituent pas un auditoire. Ensuite, l’accent doit être porté sur la voix : non pas pour sa seule beauté, mais bien sur l’intelligibilité du message qu’elle véhicule. Le père Ndong ajoute aussi à cela que « [l]a chorale ne doit pas vocaliser[13], parce que le peuple ne chante plus ; ça devient un concert… [Et] l’instrument de musique ne doit pas dominer les voix ! » (entrevue du 19 décembre 2014). Finalement, c’est une conception vocale, ou plutôt textuelle qui régit la bonne performance de la chorale. Et la construction collective du corpus de la paroisse, peu importe la provenance des chants, se doit impérativement de respecter cette règle. Cependant, la possibilité de performer un chant sans même en connaître la signification, justement, textuelle, met par ailleurs en lumière son importance dans le déroulement du culte (la messe) : un chant de communion, par exemple, même si les choristes ne connaissent pas exactement la signification des paroles, tirera son importance de sa fonction de soutien du message qu’il véhicule. Cette unique règle sera la cause des diverses occurrences musicales, selon l’emploi du terme par Lortat-Jacob (2004), que j’ai observées lors des performances de la Grande chorale Saint Dominique Savio de Koudiadiène.
De la force des mots pour comprendre
Le dialecte noon nous donne un indice de la signification de la performance chorale elle-même, notamment par l’absence du mot musique dans la langue ; on parle plutôt d’expressions pouvant être traduites par « ambiance festive » (mbúmbaí) et même, en référence à un passé mémoriel marqué par des gens (et non par des dates), par l’expression « faire la généalogie » (keñtokh), au sens de se remémorer ses ancêtres pour créer cette ambiance festive au sein de la communauté (doyen Pascal Déthié Dione, entrevue du 14 août 2015). Aussi le vocabulaire recueilli au village renvoie-t-il à des processus expérientiels : ainsi, pour parler de la pratique musicale, chacun énonçait des expressions telles que « faire le mbilim[14] » (ketúm mbilim) ou « danser le mbilim » (keham mbilim), « battre [le tam-tam] » (ketip [han]), ou encore « chanter » (kethiek). Toutes ces expressions renvoient à l’expression « faire de la musique » (ketúm mbilim), et gravitent autour de la notion centralisatrice de l’« expérience » partagée (Dewey 2010), à la fois individuelle et dans les attentes de la communauté quant au déroulement de la performance de la chorale. Dans cette foulée, le modèle d’analyse utilisé recourt au concept de performance, au sens pragmatique proposé par Desroches (2008), c’est-à-dire qu’il porte sur les procédés performanciels, « à la fois [ceux produits par les acteurs et ceux] attendus de l’auditoire et servant à qualifier [ici, le choeur] de bon ou de mauvais » (Desroches 2008, 107). C’est pour une meilleure représentation de la performance sur le terrain qu’a été développée une nouvelle grille d’analyse performancielle qui tienne compte, suivant la présentation ci-dessus, de la fonction du message véhiculé par la performance plutôt que le musical lui-même.
De la performance selon ses syntagmes
Il nous faut nous pencher à nouveau sur la notion de performance en tant que communication d’un message. Ici, le sens premier du mot tradition prend tout son sens : du latin traditio, il renvoie non pas à « une chose » que l’on transmet, mais bien à l’action de transmettre elle-même. De plus, de cette même notion doivent être dégagés, selon Gérard Lenclud (1987), différents mécanismes à observer ; d’une part, les mécanismes sociaux, agissant dans l’organisation collective de l’inculcation de la tradition et, d’autre part, les mécanismes psychologiques, mobilisés dans les processus d’interaction et de mémorisation : ce sont des mécanismes mis en oeuvre de façon constante chez les noons de Koudiadiène. La raison d’être de la performance ne réside donc pas dans la seule musique, mais bien dans sa communication. Le contexte dans lequel elle se produit est aussi important, parce que sont considérées les « performances comme socialement construites pour une audience spécifique dans le but de maintenir une certaine identité sociale » (Macé 2011, 288). De plus, je m’inscris ici dans la lignée de chercheurs qui insistent sur l’importance d’étudier la performance sans se limiter à la seule dimension sonore, mais plutôt en prenant compte de tout aspect de la pratique vocale et/ou instrumentale relevant de la production de sons par un musicien lors de l’acte musical (Lacasse 2006), et comme « une série de modalités de production et de mise en communication [entre acteurs et récepteurs] qui contribue de façon significative à l’édification de la stylistique d’une pratique musicale » (Desroches 2008, 104). Enfin, une part active est accordée aux fidèles dans la performance, de même qu’aux textes des chansons qui sont considérés comme autant d’éléments imbriqués dans un espace ou un ensemble communicationnel que Bob W. White (2008) appelle la « performativité », terme emprunté de l’anglais performativity (Austin 1962 ; Searle 1979). J’ai cherché à souligner la pertinence de ces propositions en créant un nouveau modèle d’analyse de la performance musicale axé sur la relation entre production et réception dans le discours sur la performance : la « syntagmatique performancielle » (Grégoire 2016).
Cette méthode d’analyse, fondée sur les notions d’intersubjectivité et d’interculturation (Guerraoui 2009), cherche plus précisément à aller au-delà de l’objet — de sa structure et sa forme — pour observer le sujet en tant que production régie par des attentes précises des villageois de la paroisse. Suivant cette réflexion, j’ai pris le pari d’expliquer le musical non pas à l’aide d’une analyse de partitions, dont l’importance est moindre de toute manière, mais bien par une analyse discursive du phénomène sur le terrain. Pour ce faire sont regroupés les éléments caractéristiques de la performance selon certains procédés performanciels (par exemple, la lecture ou non d’un texte) et constats circonstanciels (la disposition spatiale de l’ensemble ou la concordance entre la performance et un moment important de l’année, par exemple) concernant l’exécution elle-même, et selon différents syntagmes performanciels (phonique, structurel, gestuel et contextuel). Le rapport entre ces derniers dans la performance est observable selon un axe syntagmatique (linéaire) successif et simultané dans une série effective. Cela permet de visualiser chacun des syntagmes, isolément, sur un axe linéaire et temporel, puis de l’analyser tel un « bloc détachable », en relation avec les autres syntagmes, dans une analyse paradigmatique. Ceci afin d’obtenir le portrait complet d’une pièce au sein du répertoire performé, et de situer la performance complète dans la globalité du corpus trouvé à la paroisse. Cette proposition terminologique me semble importante en ce qu’elle permet aussi le repérage, puis l’analyse, du déroulement de l’ensemble des éléments caractéristiques dans la performance du répertoire. Suivant cette proposition, il conviendrait d’observer la performance de la chorale à partir des contextes situationnel et circonstanciel. Autrement dit, la situation de performance se doit d’être prise en compte aussi dans le non musical afin de rendre compte concrètement de l’action réellement portée sur le répertoire. Cependant, je n’aborderai ici que les résultats de l’analyse discursive qu’a permis le découpage et le déploiement de la performance selon chacun de ses constituants syntagmatiques, tels que schématisés dans la Figure 4.
L’analyse discursive de la performance à Koudiadiène
Les quelques exemples introduits ici afin de témoigner du lien étroit entre le message et la fonction de la performance chorale dans le discours des différents acteurs illustrent selon moi la pertinence de l’analyse selon les syntagmes performanciels. C’est dans la communication que se trouve la clé du phénomène observé à la paroisse Saint Pierre Julien Eymard de Koudiadiène. Comme le rappelle Filippo Colnago, « [d]ans les cultures orales, [l]e contexte [de communication partagée] n’est pas analysé de façon conceptuelle et la communication n’est jamais objectivée, puisque ce qui prévaut est un processus de pensée qui tend vers le concret et non vers l’abstrait » (Colnago 2007, 79). C’est pour cette raison, notamment, que l’analyse porte sur l’interprétation que font les acteurs eux-mêmes, dans leur discours, de leur propre pratique musicale.
Le syntagme phonique
Le premier syntagme, le syntagme phonique, désigne l’élément significatif de la performance musicale sur le plan sonore et par lequel on observe une importance dans l’emploi des sons ; par exemple, les conduites mélodiques dans le chant. J’ai pu tester personnellement mon hypothèse voulant que chacun puisse chanter ce qu’il veut, voire ce qu’il peut, par appropriation et selon les règles extramusicales présentées précédemment (voir ci-dessus, p. 28-29), règles préétablies et régies par les attentes des membres de la communauté. En effet, j’ai laissé de côté mon titre de choriste[15] pour me joindre à la communauté lors d’une messe, et j’ai « créé du faux » : pour tous les chants performés lors de la messe, j’ai chanté des lignes mélodiques totalement différentes de celles que j’avais apprises jusque-là, et j’ai même improvisé lorsque je ne connaissais pas le chant. Selon le cas, j’ai chanté ma ligne de basse comme il se doit pour ensuite : 1) déroger à celle-ci pour emprunter des passages aux autres voix ; 2) tenir des notes pédales ; 3) faire des mouvements mélodiques contraires ; et 4) ajouter une sensible et des notes de passage, étrangères ou non. Malgré tout, non seulement il semblait normal et naturel que je chante de la sorte, mais personne ne m’a fait de remarque ni même regardé bizarrement[16]. Le seul élément respecté à tous coups a été le texte[17]. Ceci confirme que la « bonne » performance du chant choral à Koudiadiène se caractérise non pas par le musical à proprement parler, mais bien par l’intelligibilité du texte, et que la communauté tout entière s’approprie elle aussi le répertoire de la chorale par cette possibilité de chanter une ligne mélodique bien à elle, qu’elle soit créée de toutes pièces ou fidèle autant que possible à la performance de la chorale. Si l’action de s’approprier le répertoire et y apporter sa personnalité, son identité, pour la construction d’une « collectivité » musicale où chaque membre de la communauté trouve sa place semble normal, voire encouragé, cela doit impérativement se faire sans nuire au message véhiculé par le chant en question. Dans tous les cas, « bien chanter, c’est prier deux fois » (Joseph Tine, entrevue du 12 août 2015), et bien communiquer le message de la foi par le chant contribue à renforcer les liens de la collectivité dans cette foi catholique : s’approprier le répertoire revient donc à transmettre et partager sa foi dans la communauté.
Le syntagme structurel
Le syntagme structurel renvoie quant à lui à la complexité de la performance, tant au niveau d’une pièce musicale (sa structure formelle), qu’au niveau du répertoire performé (lors d’un événement ponctuel), et du corpus (ensemble des pièces) dans sa globalité. À Koudiadiène, ces différents niveaux d’observation résultent aussi d’associations extramusicales essentielles, d’une métastructure flexible et mise en place originalement pour le bon déroulement de la performance. Par exemple, le répertoire d’une performance complète se doit d’être structuré selon la liturgie qu’elle accompagne. En effet, la performance de la chorale doit convenir à certaines règles, notamment la corrélation des chants, des lectures et de l’homélie, et doit convenir aussi à tout autre élément ponctuel ou à la thématique particulière de chacune des messes (Lazare Ngagne Tene, entrevue du 6 janvier 2015). Cette obligation de respecter la structure liturgique démontre qu’avant tout, une bonne performance repose prioritairement sur le respect du message transmis durant la messe : la chorale sert en quelque sorte de véhicule à ce message. Lors de la messe du vendredi 24 juillet 2015, alors que la Petite chorale, l’ensemble des jeunes de 12 à 18 ans, animait la célébration, l’ensemble a inversé accidentellement l’Agnus et le Sanctus, ce qui a immédiatement causé de l’agitation, et même l’interruption de la cérémonie jusqu’à ce que l’apprenti maître de choeur perçoive son erreur et entonne l’Agnus comme il se devait. Étant donné que cette agitation a suffi à rendre l’ensemble des paroissiens terriblement mal à l’aise, le vicaire s’est empressé d’aller sermonner la chorale à la fin de la messe, et une séance d’explication sur le déroulement d’une messe a été organisée pour le lendemain, en matinée, afin d’expliquer aux jeunes de toute la paroisse l’importance de la rigueur liturgique et, en ce sens, du rôle de soutien de la chorale. En outre, un commentaire pour le moins curieux a attiré mon attention : au cours d’une discussion informelle, après cette messe du 24 juillet, j’ai demandé à Marie-Christine Ndiolène de m’expliquer ce qui, à son avis, s’était produit à cette occasion, et elle m’a répondu que « c’[était] évident que la Petite chorale [avait] “dégammé” ». Si je ne m’attendais pas à ce terme, n’ayant pas remarqué de « fausses notes » outre mesure, ma propre réaction a surtout surpris mon amie qui croyait que je ne m’étais pas rendu compte de cette inversion des mouvements de la messe. J’en conclus que l’utilisation de termes musicaux ne renvoie pas nécessairement, sur le terrain, au musical lui-même, mais à des règles extramusicales dont la sémantique mériterait d’être étudiée. Pour le moment, cette possibilité ouvre la voie à des recherches ultérieures portant sur la polysémie terminologique au sein du discours musical des Sérères noon de Koudiadiène.
Le syntagme gestuel
Ensuite, le syntagme gestuel renvoie au geste musical participant de la conduite de la chorale dans un système de significations prédéterminées par les acteurs. Plus spécifiquement, alors que les choristes tendent vers un minimalisme gestuel lors de la performance, que leur corps est plutôt « statique » en situation de performance, une grande place est accordée à la battue du chef. En fait, la battue des maîtres de choeur et des apprentis ne relève pas uniquement du musical, de la direction chorale à proprement parler. Elle relève aussi de l’attribution de compétences bien précises. De prime abord, j’ai tenté de déterminer ce qui est réellement battu par le chef, car je n’ai pas toujours été en mesure d’associer le mouvement à ce qu’il indiquait. Alors que les choristes affirment de façon unanime que la battue de certains chefs que j’ai sélectionnés indique la mesure, mes enregistrements vidéo démontrent explicitement un lien entre le geste et les mots ; dans certains cas plus rares, je n’y suis simplement pas parvenu. Cette gestuelle des chefs de choeur qui dirigent l’ensemble leur permet aussi de montrer l’aisance qu’ils ont à « battre » un répertoire bien précis. L’importance de cette battue est donc de mettre en avant les compétences du chef ou de l’apprenti, et de donner une « impression d’aisance », peu importe si le chef de choeur bat réellement ou non la mesure demandée. Par exemple, Lazare Ngagne Tene me disait, en parlant d’un autre chef, que celui-ci exécute les chants particulièrement bien « parce qu’il met de l’ambiance » (entrevue du 6 janvier 2015). La prédétermination de cette battue relève donc d’une compétence attribuée, qui se trouve être au coeur d’un système complexe d’apprentissage parallèle qui ne peut malheureusement pas être abordé davantage ici.
Le syntagme contextuel
Enfin, le dernier syntagme, contextuel, renvoie au contexte d’exécution, à ce qui permet l’application de l’ensemble des syntagmes performanciels au sein de la performance : Où ? Quand ? Qui et pour qui ? Pourquoi ? Comment ? Il est nécessaire pour comprendre la place particulière que prend un syntagme ciblé selon son contexte d’exécution : un syntagme peut-il être observé en plusieurs circonstances, notamment ? Peut-il être recontextualisé ? Si oui, conserve-t-il alors la signification qu’il avait dans le cadre de sa première observation ? On observe en effet que le déplacement d’une pièce du corpus au sein du répertoire peut amener un changement important dans sa signification. Par exemple, j’ai remarqué une double utilisation du chant Tamae pong ku binu, pièce en langue créole du sud du Sénégal, lors de la messe du 4 janvier 2015. Alors que ce chant devrait en principe être performé lors de l’offertoire, je l’ai aussi entendu en début de messe, à la guitare seule, en guise de musique d’ambiance avant l’entrée des Pères (avant donc l’introït). Si mes entrevues ont toutes montré qu’un chant devait être performé uniquement selon le seul cadre liturgique, cette situation suggère qu’il est possible de contourner cette règle : sans texte pour porter le message associé à ce chant, la musique peut alors être utilisée dans un tout autre contexte, de même que la musique traditionnelle sérère noon a servi de base pour la création de certaines pièces liturgiques, sans toutefois tenir compte du texte d’origine (Samuel Ndiolène, entrevue du 14 juillet 2015). C’est donc dire, encore une fois, que le texte est porteur de significations chez les noons, qu’il s’agit d’un facteur identitaire du répertoire au sein du corpus, et que le contexte de performance est inévitablement lié au texte en question : il devra être observé à partir de celui-ci, qu’il soit présent ou non.
Du processus d’appropriation du répertoire dans une mise en acte
Cette proposition d’analyse syntagmatique de la performance témoigne aussi d’une distinction à faire entre la mise en acte et la performance elle-même, distinction pour laquelle il convient de revenir sur quelques notions théoriques. Dans la littérature scientifique portant sur l’« action d’interpréter une pièce », ou encore un répertoire musical, il semble y avoir une utilisation ambivalente des expressions « performance » et « mise en acte », comme si ces expressions pouvaient désigner le même phénomène, selon le contexte d’exécution. Je propose de faire une distinction entre ces concepts qui semblent, certes, concerner tous deux une action sur le répertoire musical (par exemple), mais qui semblent à Koudiadiène s’appliquer à des moments différents de cette action. Ainsi, la mise en acte renvoie à l’action des acteurs sur le répertoire et aux procédés qu’ils mettent en oeuvre en vue de son appropriation par chacun d’eux (pendant les répétitions, par exemple) ; c’est une « période » de préparation précédant la performance qui, elle, renvoie au moment ponctuel qu’est celui de la communication de ce travail d’appropriation (la messe ou, en d’autres contextes, un concert). Bien que ces moments soient tous deux « performatifs », le premier illustre une construction identitaire, alors que le second, le partage et la mise en commun de cette identité au sein de la communauté. Aussi, alors qu’Emmanuelle Olivier insiste sur le fait que « [p]rendre en compte le temps réel dans l’analyse, c’est envisager la performance comme une situation d’incertitude et la traiter comme telle » (Olivier 2004, 66), il en va tout autrement dans le présent cas puisque les choristes ont la ferme certitude de chanter ce qui est inscrit sur la partition parce qu’ils ou elles suivent les indications du chef, qu’elles soient effectivement conformes à celle-ci ou non. La division de ce « temps réel » que présente Emmanuelle Olivier témoigne ici d’une réelle volonté des membres de la paroisse de s’inscrire dans le répertoire performé. C’est une action, pour eux, évidente, et qui va certainement de pair avec leur foi, fondée sur un processus à grande échelle au sein d’une temporalité extensive, observable chez chacun des choristes et membres de la communauté qui intègrent et s’approprient les chants personnellement pour atteindre, finalement, la bonne performance du répertoire choral. La construction d’une communauté performancielle se fait ainsi dans une mise en acte : un processus actif mis en oeuvre par chacun des individus prenant part, de près ou de loin, à l’ensemble choral.
Alors que la divergence entre le lu et l’entendu laissait croire à la présence d’un répertoire fixe à partir duquel on pouvait observer une simple improvisation, la question doit en réalité être posée à l’envers : c’est justement cette « plurivocalité » qui aura permis au répertoire originel de se transformer, comme une construction dont elle en serait le fondement. La « plurivocalité linéaire » (Grégoire 2016) menant à la transformation du répertoire est en fait un processus complexe et observable en plusieurs moments, ou plusieurs étapes de la mise en acte soit :
lors de la transmission (entre chefs et apprentis, entre chefs et/ou apprentis et choristes) ;
par intégration, appropriation et interprétation (chez tous les membres de la communauté, choristes ou non) ; et
dans la conservation du répertoire.
En d’autres mots, la plurivocalité linéaire est un concept qui désigne à la fois ce processus actif agissant sur le répertoire et menant à sa performance, les voies d’intégration du répertoire, tout comme les voix qui ont été créées par elles, et ce, dans une relation réciproque et dynamique entraînant toujours davantage cette dérive du répertoire vers une autre forme. C’est la création, dans la mise en acte du répertoire par la communauté, de multiples variations, ou occurrences, d’un même chant. Ces voies sont donc les objets, ou plutôt les entités supportant le fait même des occurrences observées sur le terrain, selon différents niveaux de transmission : 1) la partition originelle, écrite, présente ou non ; 2) la partition mémorielle des maîtres de choeur ou acteurs compétents ; et 3) la partition en construction, par l’adaptation des lignes mélodiques par les choristes et les membres de la communauté. Si l’on observe alors la création de nouvelles variations d’un même chant, c’est grâce à cette transmission qui agit de façon dynamique tant sur le répertoire que sur la communauté des choristes elle-même. Ces éléments de transmission sont autant de facteurs de croisement entre les traditions orale et écrite, situation qui ne sera pas sans conséquence sur la production et le devenir du répertoire à Saint Pierre Julien Eymard. La schématisation du phénomène de plurivocalité linéaire montre toutefois qu’il n’y a pas réellement de distinction à faire entre les transmissions par écrit et à l’oral puisque celles-ci sont intrinsèquement liées par cette dynamique observée sur le terrain (voir la Figure 5, page suivante).
Cette plurivocalité linéaire s’exprime aussi par une multiplication des représentations d’un même chant. On trouve ainsi notamment des représentations graphique (originelle), mémorielle (intégrée), appropriée (interprétée) et enfin, dans un futur déjà en cours, mais non abordée jusqu’à maintenant dans le cadre de mes recherches, virtuelle, en ce qu’une occurrence peut être fixée sur un support technologique (sur le terrain, au moyen d’un téléphone cellulaire, par exemple). Si l’on ajoute à cette situation l’improvisation spontanée qui permet à chacun des choristes de conserver la capacité de s’exprimer dans chacune des pièces du corpus (le cas où j’ai créé du faux, par exemple), le nombre d’occurrences pour chacun de ces chants devient illimité. Bien que le résultat de modifications mineures à court terme sur le répertoire, ces occurrences devraient théoriquement produire à long terme une distanciation toujours plus grande entre le lu et l’entendu d’un chant, ce qui serait comme une marque, une signature de cette communauté, de cette collectivité, apposée sur un répertoire approprié et constamment en expansion.
Faire de la musique pour dire sa foi à Koudiadiène
En résumé, pour les Sérères noon de la paroisse de Koudiadiène, la performance chorale détient un statut particulier ; si elle permet aux choristes de s’approprier musicalement le répertoire, c’est plutôt dans le soutien du message textuel d’un chant que se situe sa raison d’être : la performance est le véhicule de la foi des fidèles, et c’est le texte qui prime sur le musical. En outre, la divergence observée entre un chant et sa notation musicale lors de la performance, ou même entre deux interprétations d’un même chant, est le résultat d’une réelle appropriation du répertoire par les choristes : une série d’actions portées par les choristes dans une temporalité étendue afin d’adapter un chant aux circonstances. Aussi, l’action de s’approprier le répertoire, pour les noons de Koudiadiène, est rendue possible par la construction d’une collectivité musicale où chaque membre de la communauté est encouragé à prendre place dans l’ensemble choral. Le nombre élevé de participants à cette performance est directement représentatif des liens de la communauté avec cette foi catholique syncrétique, où s’approprier le répertoire est la seule manière d’être en communion avec les autres membres de cette famille élargie que représente la communauté. La plurivocalité linéaire, cette multiplication des voix/voies du répertoire, symbolise musicalement cette situation où chacun des membres peut demeurer « unique » et apporter sa propre contribution à la performance chorale. Dans le cadre de cette transmission, les traditions de foulées écrite et orale ne sont ni opposées ni complémentaires, mais font bien partie intégrante d’un paradigme unique reposant plutôt sur des critères extramusicaux qui, pour leur part, sont régis par une conception particulière du répertoire pour et par les membres de la paroisse.
Ici, l’action portée sur le répertoire est indissociable de l’action de communiquer ce même travail d’appropriation. Non seulement chacun des choristes s’approprie-t-il le répertoire par la mise en acte, mais la communauté a elle-même des attentes très strictes face à la performance du répertoire dans le cours de la liturgie. La collectivité dans la mise en acte du chant choral à Koudiadiène s’observe donc par l’ensemble des processus et actions portés sur le répertoire par chacun des membres de la communauté, choriste ou non. La communication adéquate du répertoire a pour effet un partage de sa foi : faire de la musique pour communiquer, et dire sa foi par le message du chant choral, telle est la clé d’une performance à la hauteur des attentes pour les membres de la paroisse Saint Pierre Julien Eymard de Koudiadiène.
Parties annexes
Note biographique
Doctorant en anthropologie à l’Université de Montréal (direction : Bob White), et en ethnomusicologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) de Paris (direction : Denis Laborde), Anthony s’intéresse aux modalités d’appropriation de pratiques musicales occidentales en milieu catholique chez les Sérères noon du Sénégal et vise à comprendre comment les processus d’acculturation agissent sur l’identité culturelle. Dans ses recherches (financement FRQ-SC), il propose de reconsidérer le travail d’archives sur l’histoire et l’expérience coloniale et missionnaire afin de repenser les modèles classiques sur le syncrétisme et l’acculturation et pour, finalement, comprendre la construction d’une identité culturelle syncrétique.
Notes
-
[1]
Cette expression s’inscrit dans la foulée des théories de la performativité amenées par Austin (1970) qui écrivait « Quand dire, c’est faire » et, plus tard, Desroches (2005) qui inversait l’énoncé en écrivant « Quand faire, c’est dire ». Suivant la réalité de mon propre terrain, il me semble plus adéquat de poursuivre avec « Quand faire et dire ».
-
[2]
Cet article repose sur mon mémoire de maîtrise en ethnomusicologie déposé à la Faculté de musique de l’Université de Montréal en avril 2016, et les observations présentées font suite à mes recherches sur le terrain en 2014, 2015 et 2016.
-
[3]
Les Sérères, au Sénégal, sont généralement divisés en deux « familles » : les Sérères Singandum, dans le sud, qui peuvent être subdivisés en deux ou trois sous-groupes selon les différentes sources, et les Cangin, situés de Thiès à la Petite-Côte, famille divisible en ndut, palor, saafen, noon, et lala (Dupire 1992 ; Richard 2015). Suivant les différentes sources consultées se pose le problème de l’écriture des mots « sérère » et « noon » qui se présentent sous une pléthore de formes orthographiques. L’orthographe utilisée ici est celle proposée par la Société internationale de linguistique (SIL) de Dakar, soit sérère (pluriel sérères), avec majuscule lors de la nominalisation (Sérère), et noon (pluriel noons, uniquement lorsqu’utilisé comme adjectif nominal, ex. les noons). Si différentes, les graphies originales de ces mots sont toutefois conservées dans les citations.
-
[5]
La performance collective, telle que conçue par Emmanuelle Olivier, renvoie à l’« élaboration de la mélodie […] éminemment individuelle, condition nécessaire à la fabrication du contrepoint, puisque toutes les voix sont structurellement équivalentes. Au-delà du cheminement de chacune des voix, l’analyse d’une telle performance collective permet d’aborder la question de l’interaction entre [ces voix tout en considérant] que la mise en forme d’un chant ne résulte pas de la simple addition de mélodies individuelles » (Olivier 2004, 18).
-
[6]
Il s’agit de La religion des Nones (Sénégal) (Tastevin 1934), Coutume des Sérères None (Cercle de Thiès) (Dulphy 1939), et Les Nones (Boutrais 1952 ; texte incomplet).
-
[4]
Vidinani.com (2011). http://www.vidiani.com/maps-of-senegal/, consulté le 14. juillet 2018 ; BaseGéo, http://www.basegeo.gouv.sn, consulté le 14 juillet 2018.
-
[7]
« [O]n the musical level, these readings imply fundamental incompatibility between European-originated forms and authentic African expressivity, dismissing the long history of contact and exchange between these two categories ». Toutes les traductions sont de l’auteur, sauf indication contraire.
-
[8]
« [M]ultiple ethical codes and spiritual paths may coexist like polyphonic layers upon each other—like a four-part harmony in which each voice enunciates a melodic contour of divergent yet fundamentally interrelated musical veracity ».
-
[9]
Nom attribué par les noons à leurs tambours traditionnels et qui renvoie à une famille de quatre membranophones. Sur le plan de la forme et de la structure, la facture de ces instruments se situe à la croisée entre le djembé et le sabar : taillé en une seule pièce de bois sur laquelle est tendue une membrane unique à l’aide de lanières de cuir et de montants insérés dans les parois du fût. On accorde l’instrument en frappant simplement ces montants sur le sol afin de les faire entrer pour tendre la peau, ou en les retirant partiellement pour la détendre. On en joue en frappant la peau simultanément avec une main et une baguette (en tous les cas, une branche).
-
[10]
L’intonation, dans la liturgie catholique, est la partie initiale d’une oeuvre musicale, chantée par un soliste ou un groupe de choristes pour annoncer l’entrée du choeur.
-
[11]
J’ai logé lors de tous mes passages au Sénégal depuis 2010 à Thiafathe, mais ces deux villages sont si près que leur seule réelle délimitation géographique est l’église elle-même : d’un côté, Koudiadiène, et de l’autre, Thiafathe. D’ailleurs, si la paroisse porte le nom de Koudiadiène, c’est uniquement parce que c’est ce village qui a accepté de vendre ses champs pour la construction de l’église.
-
[12]
Ici accentué par le curé lors de notre entrevue.
-
[13]
Par « vocaliser », le père Ndong sous-entend à la fois l’ornementation vocale et le fait de chanter trop fort ce qui, dans les deux cas, placerait le « peuple » dans une position subordonnée à la chorale (ou du moins, perçue ainsi) en la reléguant au rang d’auditoire.
-
[14]
Le mbilim ne doit pas être considéré comme une forme musicale uniquement, car dans les faits, le terme renvoie aussi à une fête (« ambiance festive »), un type de danse et un genre musical attribué aux noons et qui est divisible en plusieurs types de chants associés non abordés ici.
-
[15]
La méthodologie employée s’inscrivait dans la lignée de la bimusicalité de Mantle Hood (1960).
-
[16]
Alors que cette situation aurait pu être le fruit de mon statut d’étranger, j’ai pu remarquer pareille acceptation ultérieurement pour tout membre de la paroisse, peu importe son âge et son origine.
-
[17]
S’il s’agit de l’événement qui m’a orienté vers l’importance d’un élément extramusical de quelque sorte, je ne savais toutefois pas à ce moment que ce serait nécessairement le message véhiculé par le texte.
Bibliographie
- Austin, John Langshaw (1970). Quand dire, c’est faire, Paris, Éditions du Seuil.
- Ciss, Ismaila (2000). « Colonisation et mutations des sociétés seereer du Nord-Ouest, du milieu du xixe siècle à la Deuxième Guerre mondiale », thèse de doctorat, Université Cheikh Anta Diop.
- Colnago, Filippo (2007). « La communication musicale comme élément d’identité culturelle chez les Lobi du Burkina Faso », Cahiers d’ethnomusicologie, vol. 20, p. 67-85.
- Dang, Christine Thu Nhi (2014). « Songs of Spiritual Citizenship: Muslim and Christian Voices in the Senegalese Public Sphere », thèse de doctorat, University of Pennsylvania.
- De Courtilles, Isabelle, et Prevost, Lilane (2009). Les racines des musiques noires, Paris, Éditions L’Harmattan.
- Desroches, Monique (2005). « Musique et rituel : Significations, identité et société », dans Jean-Jacques Nattiez (dir.), Musiques : Une encyclopédie pour le xxie siècle, Arles/Paris, Actes Sud/Cité de la musique, vol. 3, p. 538-56.
- Desroches, Monique (2008). « Entre texte et performance : L’art de raconter », Cahiers d’ethnomusicologie, vol. 21, p. 103-15.
- Dewey, John (2010). L’art comme expérience. Oeuvres philosophiques iii, Pau/Tours, Presses de l’Université de Pau/Farago.
- Dupire, Marguerite (1992). « À propos d’unités échangistes Sereer-Noon et Lala », Journal des africanistes, vol. 62, no 2, p. 193-217.
- Grégoire, Anthony (2016). « La représentation de la collectivité dans la mise en acte du chant choral sénégalais chez les Sérères noon de Saint Pierre Julien Eymard de Koudiadiène », mémoire de maîtrise, Université de Montréal.
- Guerraoui, Zohra (2009). « De l’acculturation à l’interculturation : Réflexions épistémologiques », L’Autre, vol. 10, no 2, p. 195-200.
- Hood, Mantle (1960). « The Challenge of “Bi-Musicality” », Ethnomusicology, vol. 4, no 2, p. 55-59.
- Lacasse, Serge (2006). « Composition, performance, phonographie : Un malentendu ontologique en analyse musicale ? », dans Serge Lacasse et Patrick Roy (dir.), Groove : Enquête sur les phénomènes musicaux contemporains, Québec, Presses de l’Université Laval, p. 65-78.
- Lenclud, Gérard (1987). « La tradition n’est plus ce qu’elle était… Sur la notion de tradition et de société traditionnelle en ethnologie », Terrain, no 9, p. 110-23.
- Lortat-Jacob, Bernard (2004). « Ce que chanter veut dire. Étude de pragmatique (Castelsardo, Sardaigne) », L’Homme, no 171/172, p. 83-101.
- Macé, Christian (2011). « D’une perspective normative vers une perspective interactionniste compréhensive pour aborder le concept de résilience », Recherches qualitatives, vol. 30, no 1, mai, p. 274-98.
- Mbandakulu, Martin F. M. (2005). « Itinéraires et convergences de musiques chrétiennes et profanes en République démocratique du Congo », dans Mukala Kadima-Nzuji et Alpha Noël Malonga (dir.), Itinéraires et convergences de musiques traditionnelles et modernes d’Afrique, Paris, Éditions L’Harmattan, p. 141-60.
- Ndione, Francois Bagne, Heikki Soukka et Maria Soukka (1996). Manuel pour lire et écrire le noon, Dakar, Société internationale de linguistique.
- Olivier, Emmanuelle (2004). « Performance musicale et situation sociale », Cahiers d’ethnomusicologie, vol. 17, p. 65-88.
- Richard, François G. (2015). « The Very Embodiment of the Black Peasant? Archaeology History and the Making of the Seereer of Siin (Senegal) », dans François G. Richard et Kevin C. MacDonald (dir.), Ethnic Ambiguity and the African Past : Materiality, History, and the Shaping of Cultural Identities, Walnut Creek, Californie, Left Coast Press, p. 87-118. Publications of the Institute of Archaeology, University College London.
- White, Bob W. (2008). Rumba Rules. The Politics of Dance Music in Mobutu’s Zaire, Durham, Duke University Press.