Corps de l’article
Stephen McAdams a travaillé à l’Institut de recherche et coordination acoustique/musique (IRCAM) pendant une vingtaine d’années. Il est titulaire de la chaire de recherche du Canada en Perception et cognition musicales et professeur à l’École de musique Schulich de l’Université McGill depuis 2004. Chercheur chevronné, il contribue depuis plusieurs décennies déjà à l’avancement des connaissances dans le domaine de la perception et de la cognition musicales. Il compte à son actif plus d’une centaine de publications ; le livre qui fait l’objet de la présente recension est sa première monographie, issue d’une série de conférences tenues à l’Université Paris-Sorbonne (conférences Alphonse Dupront) et à l’Université de Montréal (conférences de prestige de la Faculté de musique), ce qui explique la relative autonomie des quatre chapitres qui le composent.
Le chapitre 1 et une bonne partie du chapitre 3 se situent principalement dans un registre au caractère plus synthétique et dont la lecture est généralement accessible aux non-spécialistes ; l’auteur y offre un survol de l’état actuel des connaissances sur la perception et le traitement de la musique. Soutenu par cette trame plus générale, l’auteur passe, plus particulièrement dans les chapitres 2 et 4, à un second registre, beaucoup plus pointu et à la portée d’un public plus restreint ; il y plonge dans la description détaillée de recherches liées à la perception du timbre et aux perceptions d’une oeuvre en temps réel. Ainsi, l’ouvrage Perception et cognition de la musique s’adresse tout autant à celui qui souhaiterait se familiariser avec ce domaine de connaissances et à l’étudiant ou au chercheur qui possède déjà un certain bagage en psychologie de la musique. De plus, en raison de sa forme segmentée, liée à la relative indépendance des chapitres et en raison de certains contenus très ciblés, il s’agit d’abord d’un ouvrage de référence qui n’est pas forcément destiné à être lu d’une couverture à l’autre. Ceci étant dit, le travail d’édition de l’ouvrage est fort réussi, le lecteur appréciera les nombreuses figures qui soutiennent et exemplifient le discours.
Avant de souligner les qualités et les apports importants de l’ouvrage, je souhaiterais faire quelques mises en garde préliminaires. D’abord, la quatrième de couverture n’est que partiellement représentative du contenu de l’ouvrage. En effet, bien que l’auteur aborde effectivement « les méthodes de travail du psychologue de la musique et son approche épistémologique afin de comprendre le phénomène musical dans le but d’établir un dialogue avec les musicologues et les théoriciens de la musique qui s’intéressent à cette problématique » — à savoir, « comment le psychologue cognitiviste considère-t-il la musique ? » — par moments, le coeur de ce livre est plutôt axé sur la synthèse et la présentation de résultats de recherche que sur l’épistémologie ou la méthodologie de la recherche à proprement parler. Ce faisant, cet objectif déclaré est principalement rejoint dans les sections « éléments (ou pistes) de réflexions » qui closent chaque chapitre et qui offrent, comme leur titre l’indique, des pistes pour les recherches ultérieures dans le domaine. De plus, alors que son titre peut suggérer un discours plutôt extensif, couvrant un large spectre de thématiques liées au domaine de la cognition et de la perception musicale, à l’image de l’ouvrage au titre identique (en langue anglaise) Perception and Cognition of Music d’Irène Deliège et John A. Sloboda[1], ce n’est pas tout à fait le cas. En effet, les sujets couverts par la monographie de McAdams sont beaucoup moins variés que ceux abordés dans l’ouvrage antérieur de Deliège et Sloboda, se limitant au processus de groupement auditif, à la perception du timbre, à la cognition des structures et des systèmes musicaux, et à la temporalité de l’écoute musicale. Cela étant dit, un apport novateur du livre de McAdams se situe dans le quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage, qui, sans faire l’étalage des fondements épistémologiques associés à cette démarche, illustre par l’exemple l’immense potentiel que revêt la collaboration étroite entre musiciens-créateurs, musicologues et psychologues pour accéder à une meilleure compréhension du phénomène musical tel qu’appréhendé par l’esprit humain. Ce chapitre offre des stratégies méthodologiques pertinentes et des pistes de réflexion inestimables pour celui qui souhaiterait contribuer à la poursuite de la recherche en psychologie musicale en adoptant ce type d’approche collaborative.
La relative indépendance des chapitres m’incite à les aborder ici de façon séquentielle. Le premier chapitre (« Processus d’organisation auditive lors de l’écoute musicale ») traite du groupement auditif, le processus par lequel notre cerveau segmente et organise l’information musicale. Le groupement peut être simultané, séquentiel, ou « segmentationnel ». Le groupement simultané est le processus par lequel plusieurs composantes acoustiques concomitantes sont perçues comme un seul évènement par l’auditeur ; il entre en jeu pour déterminer si différentes composantes acoustiques proviennent d’une même source sonore ou de plusieurs. Le synchronisme de l’attaque et de la chute, la fréquence initiale et ses variations dans le temps, ainsi que la provenance des sons dans l’espace sont les principales variables qui influencent notre perception lors du processus de groupement simultané. Le groupement séquentiel, quant à lui, est le processus par lequel notre appareil perceptif groupe plusieurs évènements en un même flux continu. La continuité des propriétés sonores des évènements telles que leur séparation fréquentielle et la distance entre les sons dans le temps sont les principales variables qui influencent notre perception de groupement séquentiel. Finalement, le groupement segmentationnel est le processus par lequel les flux d’évènements sont groupés en unités perceptives cohérentes (c’est-à-dire en cellules, motifs et thèmes musicaux). Ce chapitre relativement court et très accessible est parsemé d’exemples de recherches qui ont porté sur ces phénomènes et d’exemples musicaux révélateurs quant à la relation existant entre ces phénomènes perceptifs et la musique « réelle ».
Le deuxième chapitre (« La perception du timbre musical ») traite du timbre, défini comme « un ensemble d’attributs perceptifs qui émergent d’un groupe de composants acoustiques perçus comme appartenant à un même “évènement sonore” » (p. 76). Dans ce chapitre, l’auteur aborde la relation entre les attributs physiques ou dimensions du timbre et les perceptions de l’auditeur. L’analyse des perceptions de similitude et de différence, lorsque les auditeurs se font présenter différents timbres, permet au chercheur de créer un « espace de timbre », qui représente le degré de relation perçue entre ces timbres. Ensuite, les corrélations entre les propriétés acoustiques des sons et les similitudes/différences perçues entre les timbres peuvent être étudiées et validées par la recherche, notamment en utilisant des sons de synthèses qui offrent l’avantage de permettre d’isoler les dimensions étudiées. Ici encore, les relations entre le timbre et le répertoire musical sont explorées, tant pour les évènements simultanés et les flux séquentiels, que du point de vue formel. Ce chapitre aurait pu être bonifié par l’inclusion de recherches récentes qui se sont penchées sur le phénomène du timbre en neuropsychologie. Par exemple, Kailash Patil, Daniel Pressnitzer, Shihab Shamma et Mounya Elhilali ont créé un modèle robuste, capable de reproduire les jugements de distance perceptuels entre les timbres perçus par les humains en analysant l’activation neuronale du cortex auditif primaire engendrée par l’exposition à des sons d’instruments[2]. Les nouvelles avenues de recherche, rendues possibles par des technologies qui permettent de mesurer l’activité cérébrale humaine, revêtent un grand potentiel pour étudier la réponse neuronale aux sons, et tout particulièrement au timbre qui « de tous les attributs perceptifs de la musique, [est celui qui] demeure le plus mystérieux et le moins susceptible d’être représenté par une simple abstraction mathématique[3] ».
Après avoir traité du groupement auditif et du timbre, l’auteur aborde, dans le chapitre trois, « Le traitement cognitif des structures et des systèmes musicaux ». Ce chapitre porte sur l’interaction entre les connaissances acquises par acculturation et la structure musicale. Quels sont les poids relatifs de nos perceptions sensorielles et de notre acquis dans l’apprentissage et la reconnaissance des structures musicales telles que les gammes, les accords et les structures harmoniques ? L’auteur répond à cette question en notant que la recherche, comme l’a suggéré Fred Lerdahl en 2001[4], tend à démontrer que les propriétés psychoacoustiques des sons sont bel et bien à la base de la syntaxe musicale, mais que cette dernière repose aussi sur un processus d’acculturation, qui influencera les perceptions et les attentes de l’auditeur. De plus, l’auteur souligne — et je suis totalement en accord avec lui sur cette question — l’importance, pour les recherches ultérieures dans le domaine de la perception et de la cognition musicales, de préconiser des conditions naturelles, et ce, tant en ce qui concerne la musique entendue que les conditions d’écoute. Finalement, McAdams conclut ce chapitre en posant une question très importante : dans quelle mesure les dimensions musicales autres que la hauteur répondent-elles à des schémas syntaxiques ? J’ajoute ici qu’il serait également intéressant de documenter les effets des tempéraments inégaux sur les perceptions de consonance et de dissonance ainsi que sur les attentes des auditeurs.
Conformément à ce qui a été suggéré par l’auteur au chapitre précédent, le quatrième et dernier chapitre de l’ouvrage (« La temporalité de l’écoute musicale ») présente une partie d’un vaste projet de recherche portant sur les perceptions et la cognition musicale, qui a été mené dans un contexte naturel. L’oeuvre The Angel of Death (1998-2001), écrite expressément par le compositeur américain Roger Reynolds pour les besoins de cette recherche, a permis d’étudier la dynamique expérientielle au cours de l’écoute musicale. Une des questions qui se situe au coeur de cette problématique est liée à l’étude de l’adéquation entre l’intention créative et la vision de l’oeuvre du créateur et la réception de l’oeuvre par les auditeurs. Plus précisément, les chercheurs ont documenté la ressemblance des matériaux musicaux et l’intensité émotionnelle telles que perçues par les auditeurs en temps réel, lors de l’écoute de l’oeuvre en concert. The Angel of Death est une oeuvre en deux parties (S et D). Lors de la collecte de données, elle a été jouée par deux ensembles dans des endroits différents (à la Jolla, par l’ensemble Sonor, et à Paris, par l’ensemble Court-Circuit). Lors de chacune de ces représentations, l’oeuvre a été jouée deux fois, en interchangeant l’ordre de présentation des deux parties (S-D puis D-S à la Jolla et D-S puis S-D à Paris). Bien qu’elles offrent l’avantage de multiplier les possibilités de corrélations à étudier, comme l’effet de l’ordre de présentation des sections sur la reconnaissance et la réponse émotionnelle des auditeurs, ces décisions méthodologiques présentent le risque d’augmenter proportionnellement le poids des variables inconnues dans l’équation. À cet effet, McAdams fait notamment état des effets difficilement pondérables des variations de l’interprétation de chaque ensemble et de la provenance du public sur les deux variables mesurées. Mon seul bémol concerne la longue description de la structure de l’oeuvre (p. 150-179), qui scinde le discours et qui dépasse largement, à mon avis, ce qui était ici nécessaire au bon entendement de l’objet de ce chapitre, d’autant plus que cette structure est détaillée par le compositeur lui-même dans une publication antérieure[5]. Cela étant dit, ce chapitre clôt fort habilement l’ouvrage ; il présente un grand intérêt pour le lecteur et apporte des contributions importantes au domaine de la perception et de la cognition musicale. En effet, il décrit un projet de recherche fascinant sur le plan méthodologique — les données sont récoltées en temps réel dans un contexte naturel —, qui pourra inspirer les recherches ultérieures en lien avec la perception et la cognition musicale. Par ailleurs, ce projet innove également en s’intéressant à la perception de la musique contemporaine, dont les processus d’écoute sont beaucoup moins documentés dans la littérature que ceux de la musique tonale.
En somme, Perception et cognition de la musique — un des rares ouvrages en langue française dans ce domaine — s’adresse d’abord au lecteur qui s’intéresse au processus d’organisation auditive, à la perception du timbre, au traitement cognitif des structures et systèmes musicaux ou à la temporalité de l’écoute musicale. Sans avoir la prétention de couvrir extensivement la littérature pertinente liée à chacun de ces domaines, McAdams offre une vue d’ensemble de l’état des connaissances pour les trois premières thématiques abordées et un exemple de recherche assez détaillé pour la dernière thématique. Ce faisant, l’auteur outille le chercheur de pistes méthodologiques et propose des objets d’étude fort pertinents pour la poursuite de la recherche dans ce domaine.
Parties annexes
Notes
-
[1]
Irène Deliège et John A. Sloboda (dir.) (1997). Perception and Cognition of Music, Hove, Psychology Press.
-
[2]
Kailash Patil, Daniel Pressnitzer, Shihab Shamma et Mounya Elhilali (2012). « Music in Our Ears : The Biological Bases of Musical Timbre Perception », PLOS Computational Biology, vol. 8, no 11, p. 1-16.
-
[3]
« Of all perceptual attributes of music, timbre remains the most mysterious and least amenable to a simple mathematical abstraction » (Patil et autres, « Music in Our Ears », p. 2).
-
[4]
Fred Lerdahl (2001). Tonal Pitch Space, Oxford, Oxford University Press.
-
[5]
Roger Reynolds (2004). « Compositional Strategies in The Angel of Death for Piano, Chamber Orchestra, and Computer-Processed Sound », Music Perception, vol. 22, no 2, p. 173-205.