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Préambule en forme d’apologue

En route vers l’oracle de la dive bouteille, Pantagruel et ses compagnons croisent au large des îles Tohu et Bohu, dont l’étymon, qui pointe vers le chaos, dit assez bien qu’on ne saurait impunément les passer. Survient une tempête, que Rabelais fait jaillir sous nos yeux, en un passage remarquable qui tisse les fils de l’écheveau « météorologique » qui nous requiert ici :

Soubdain la mer commença s’enfler et tumultuer du bas abysme, les fortes vagues batre les flans de nos vaisseaulx, le Maistral [Mistral] acompaigné d’un cole [ouragan] effrené, de noires Gruppades [grains], de terribles Sions [trombes], de mortelles Bourrasques, siffler à travers nos antemnes. Le ciel tonner du hault, fouldroyer, esclairer, pluvoir, gresler, l’air perdre sa transparence, devenir opacque, tenebreux et obscurcy, si que aultre lumiere ne nous apparoissoit que des fouldres, esclaires et infractions [déchirements] des flambantes nuées : les categides [vents], thielles [bourrasques], lelapes [tourbillons] et presteres [météores] enflamber tout au tour de nous par les psoloentes [éclairs], arges [éclairs blancs], elicies [éclairs en zigzag] et aultres ejaculations etherées, nos aspectz tous estres dissipez et perturbez, les horrificques Typhones [tourbillons] suspendre les montueuses vagues du courrant. Croyez que ce nous semblait estre l’antique Cahos on quel estoient feu, air, mer, terre, tous les elements en refraictaire confusion[1].

La Renaissance, qui découvre la navigation en même temps que la vastitude du monde, élargissant les limites tout à coup étriquées de l’ancienne encyclopédie, découvre dans le même mouvement les mille et une formes des flots qu’animent vents et marées. Protée ne pouvait qu’être fils de la mer. Métaphore d’une précarité qui ne cesse d’inquiéter ce siècle curieux de l’homme, la tempête, qui dit tout aussi bien l’imprévisibilité de la nature, sa violence, que la fragilité de la condition humaine, devient la scène privilégiée où se déploie le théâtre des incertitudes d’un siècle troublé.

Dans son traitement du désormais incontournable topos du récit d’aventures qu’est la tempête, Rabelais ne résiste pas à la tentation du comique. Derrière le drolatique s’esquisse cependant une gravité toute philosophique. Mais revenons à Pantagruel et ses compagnons, que l’augure de la rencontre d’un convoi de moines, qu’ils croient favorable, rend oublieux de l’inconstance des flots. Aussi est-ce « en excès de joye, comme asceuré[s] d’avoir toute bonne fortune pour celluy jour et aultres subsequens en long ordre », que nos compagnons voguent insouciants vers la perturbation qui se trame et va bientôt éclater. Encore Panurge s’est-il trop hâté dans son interprétation des auspices monacaux. Ces oiseaux-là, soldats d’une injuste cause qui se rendent au concile de Trente pour « grabeler les articles de la foy contre les nouveaulx haereticques[2] », sont oiseaux de proie, de noise et de mort. En médecin d’expérience, Rabelais sait que les symptômes du monde sont aussi rétifs au diagnostic que ceux du corps.

Portée par telle fureur, la tempête, à la surprise des apprentis-météorologues, ne peut qu’éclater, qui ballotte nos voyageurs comme fétus, près de les engloutir à tout moment. Vents, ouragan, grains, trombes, bourrasques, tonnerre, foudre, éclairs, grêle, tourbillons : voilà autant de météores, que Rabelais a fidèlement empruntés au chapitre IV du De mundo d’Aristote, qui s’abattent sur des hommes dont le chaos qui les entoure ne peut que se lire, comme en miroir, sur leurs « aspectz […] dissipez et perturbez ». Car c’est bien de dissipation et de perturbation, qui sont à la fois du monde et des hommes, qu’il s’agit ici, où toute chose, dans cet espace mouvant qui efface les contours et brouille les identités, est portée à sa plus extrême « confusion ». Sous le règne de l’inconstance des flux, de la fluence des courants, qu’ils soient d’air ou de mer, tout devient « opacque », incertain.

La leçon rabelaisienne est riche d’enseignements, qui nous rappelle qu’il n’est de ciel transparent, qui ne s’offusque, d’identité stable, qui ne se trouble, de frontière désignée, qui ne s’efface. Grand lecteur de Rabelais, l’un des rares, sans aucun doute, à en apprécier la verve et la profondeur de vue en un xviiie siècle dont le classicisme littéraire ne peut que condamner la démesure et la débauche carnavalesque qui s’y déploient, Diderot se montrera, par son intelligence des météores et leur mise en scène littéraire, digne héritier de maître Alcofribas.

Du temps qu’il est et du temps qu’il fait

En 1729, un arrêt du roi Louis XV transformait le « droguier » du Jardin royal des plantes médicinales, fondé en 1635, en « cabinet d’histoire naturelle ». Dans le même mouvement, le Jardin devenait Jardin royal des plantes, puis Jardin du roi. D’officine, le Jardin se transformait ainsi en lieu de collection pour bientôt devenir, sous l’impulsion de Buffon, nommé intendant en 1739, un véritable lieu d’étude, d’enseignement et d’expérimentation. L’événement est d’importance, qui signale l’élargissement croissant du champ des disciplines et des pratiques, puisqu’aux plantes médicinales s’ajoutèrent végétaux et animaux que les voyageurs rapportaient de leurs pérégrinations pour le plus grand plaisir d’un public de plus en plus « curieux » des choses exotiques, tandis que se constituait un fonds d’échantillons minéraux et de fossiles. L’événement est d’importance, en effet, qui témoigne d’une mode qui vit de la même façon les cabinets de chimie ou de physique expérimentale progressivement supplanter les fameux « cabinets de curiosités » en vogue depuis le xvie siècle. Par delà l’anecdote, il nous faut prendre la mesure de l’avènement d’un ordre de pensée qui, loin du rassemblement hétéroclite de mirabilia et de singularitez, entendait rendre compte en toute rationalité de la réalité empirique du monde et de son organisation.

Complétant en 1753 l’article « Cabinet d’histoire naturelle » de d’Aubenton, Diderot, directeur de l’Encyclopédie, rêvera « d’élever à la nature un temple qui fût digne d’elle » et d’offrir au spectateur ébahi le spectacle de la nature « dans toutes ses variétés et ses dégradations[3] ». En cela, le philosophe ne faisait que cristalliser avec l’enthousiasme inventif et l’intuition perspicace qu’on lui sait la ferveur philosophique de toute une époque. Ce qu’il appellait de ses voeux en 1753 se réalisa d’ailleurs sous la Convention par un décret du 10 juin 1793 qui fit du Jardin un Muséum national d’histoire naturelle dont le patrimoine immobilier et foncier s’était considérablement étendu sous la longue administration de Buffon.

Le xviiie siècle, on le voit, place l’histoire naturelle au coeur de ses préoccupations, de ses représentations et de ses institutions. Encore faut-il affiner cette affirmation, trop générale pour être juste, et dire que les Lumières, participant en cela d’un vaste mouvement qui vise à réévaluer origines et genèses, naissances et généalogies, soumettent la nature à l’épreuve de l’histoire, c’est-à-dire à l’épreuve d’un temps dont il est désormais reconnu qu’il rompt avec une téléologie cyclique pour ouvrir sur un indéfini linéaire. Dégagée de l’Autorité, et soucieuse d’appréhender la diversité des objets dont elle revendique le savoir, l’histoire devient plurielle, à l’image des disciplines qui se constituent alors.

Parler de la nature et de ses histoires au siècle des Lumières, puisqu’aussi bien rien ne saurait subsumer la diversité qu’expéditions et missions ne vont cesser d’accroître, c’est dire la lente genèse d’une terre dont la nouvelle science géologique, sous l’influence de l’Académie royale des sciences et surtout de Fontenelle, son secrétaire perpétuel, s’attache à découvrir les étapes inscrites en strates lisibles et à en rendre compte, des savantes observations de Jussieu, de l’abbé de Sauvages ou de Guettard aux interprétations apologétiques de l’abbé Pluche ou résolument anticléricales de Boulanger. C’est aussi décrire le travail minutieux d’un Réaumur consacrant douze grands volumes à l’histoire des insectes, ou donner la mesure d’entreprises plus ambitieuses encore qui, à l’instar des oeuvres de Linné ou de Buffon, proposent tableaux généraux et subtiles filiations. Dire l’invention des temps de la nature au siècle des Lumières, c’est aussi rappeler les travaux de ceux qui ont pensé la généalogie des espèces, leurs possibles avatars, des conjectures audacieuses d’un de Maillet dont le Telliamed circulait sous le manteau dès 1720 aux analyses plus tardives de Lamarck dont la Philosophie zoologique, publiée en 1809, signera l’acte de naissance du transformisme moderne. Dire l’invention des temps de la nature en ce siècle que l’on qualifie trop vite de triomphant, c’est rappeler également le pessimisme d’un Buffon vieillissant prévoyant l’inéluctable et fatal refroidissement de la terre, ou les sombres hypothèses d’un Cuvier sur la disparition des espèces. On le devine : parler de la nature et de ses histoires — et il ne faut certes pas compter pour rien ce qu’a pu coûter de démonstration l’acceptation d’un pluriel qui donne à penser une diversité distinctive tant dans les objets que dans les régimes temporels qui régissent leurs devenirs —, c’est dire l’histoire du temps et les temps de l’histoire. Mais il y a plus, et là réside sans doute l’une des grandes avancées du siècle : si les histoires naturelles font obligation de penser le temps « qui est », ou « qui passe », vecteur ouvert aux transformations du monde, elles font également signe vers le temps « qu’il fait », acteur dont les sciences émergentes confirment l’incontournable importance dans la connaissance de la nature.

Les Lumières et le défi des métérores

Il n’est pas surprenant que la science moderne du « temps qu’il fait » qu’est la météorologie ait connu ses premiers balbutiements théoriques et méthodologiques dans les années 1770, âge d’or du rationalisme des Lumières : maîtrisées la physique des solides, les lois de l’attraction et de la pesanteur, maîtrisée la mesure du monde — que l’on songe aux expéditions de La Condamine au Pérou (1735-1744) ou de Maupertuis en Laponie (1736-1737), que l’on songe aussi aux remarquables cartographes que furent Delisle, Buache ou d’Anville, que l’on songe enfin au décret de la Convention du 7 avril 1795 instituant les nouvelles « mesures républicaines » du système métrique —, maîtrisée la mesure de la température — le physicien Celsius proposera pour la première fois en 1736 l’échelle centigrade toujours en usage aujourd’hui —, maîtrisée aussi la mesure du temps qui passe — que l’on songe ici au chronomètre de John Harrison et à ses inestimables conséquences dans le calcul de la longitude —, maîtrisées, en somme, la substance et la quantité, toutes catégories où se voient vérifiées les prescriptions aristotéliciennes de la prééminence du général sur le particulier et de la proportionnalité de la cause et de l’effet, conquis, en d’autres termes, les territoires du fixe, du constant et du régulier, restaient à conquérir de la nature ses archipels fluents aux contours indécis, restaient à penser les sciences du particulier, celles de la qualité et des relations, au premier rang desquelles la physique des fluides et la chimie.

De la physique des fluides, d’Alembert constate symptomatiquement dès 1744 dans son Traité de l’équilibre et du mouvement des fluides qu’elle signale les limites de la mécanique classique, puisqu’aussi bien celle-ci échoue à rendre compte d’une matière où les expériences « faites en petit » n’ont presque « aucune analogie » avec les expériences « faites en grand », et les contredisent même quelquefois, requérant ainsi une multitude d’expériences particulières qui rendent difficiles des résultats généraux fiables. L’histoire de la nature, on le comprend, ne pourra faire désormais l’économie de l’histoire de ses singularités. De la chimie, discipline alors tout récemment dégagée de ses oripeaux hermétiques grâce aux travaux fondateurs de Rouelle — dont Diderot rédigera les cours en 1756[4] —, Venel déclare dans l’article de l’Encyclopédie qu’il consacre à cette discipline en 1753 qu’elle mérite désormais une place distincte et égale à celle de son encombrante aînée. De là à suggérer qu’elle puisse même lui être supérieure par la difficulté des problèmes qu’elle permet de résoudre, il n’y a qu’un pas dont on devine que Venel a bien du mal à se défendre. Science des « affinités » et des rapports, science des réactions et de la circulation[5], la chimie s’émancipe ainsi d’une ancillarité pérenne pour plonger dans le monde moderne des transformations. Il faudra les travaux de Berthollet à la fin du siècle[6] pour réconcilier les deux disciplines autour d’une théorie générale de l’action chimique. Ceci permettra à Cuvier d’affirmer en 1808 dans ses Rapports sur le progrès des sciences et des arts depuis 1789 que le chimiste, obligé désormais d’avoir égard à tant de circonstances accessoires, et d’en mesurer la force pour en calculer les effets, ne pourra plus se dispenser d’être physicien et géomètre. Voici poindre la science moderne, à la naissance de laquelle, on le voit, le débat des Lumières n’est guère étranger. Retenons simplement de cette brève et fort incomplète esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit scientifique au siècle des Lumières l’idée de la conquête incertaine d’une nature livrée aux aléas des circonstances. L’histoire naturelle sera aussi, désormais, l’histoire des sciences qui l’ont constituée. Mais venons-en à la science du « temps qu’il fait », nouvelle en ces années 1770.

Il n’est pas surprenant non plus que les règles et les principes de l’« art » météorologique aient été édictés pour l’une des toutes premières fois par le chimiste Lavoisier dans ses Observations sur le froid de 1776 et son Mémoire sur la construction du baromètre à surface plane[7]. Hostile à la phlogistique stahlienne, ce partisan d’une chimie nourrie au savoir et aux pratiques de la physique expérimentale soulignait dans son Mémoire que l’observation et la mesure rigoureuses des données atmosphériques, anémométriques et hygrométriques rendaient « presque toujours possible de prévoir un jour ou deux à l’avance, avec une très grande probabilité, le temps qu’il va faire[8] ». Programme optimiste quoique prudent, pari sur l’avenir, le Mémoire de Lavoisier tenait alors davantage du voeu pieux que de l’évidence scientifique. Il n’en déployait pas moins un horizon d’attente, symptôme d’une époque par ailleurs cruellement mortifiée par les terribles vagues de froid qui sévirent à six reprises au cours du siècle, entraînant de funestes famines. Cette conquête du « temps qu’il fait » est par ailleurs contemporaine, en toute logique, d’une autre conquête : celle des airs, qui fascinera au début des années 1780 une société française enthousiasmée par les expériences aérostatiques des frères Montgolfier ou de Pilâtre de Rozier. Déjà Alexander Wilson et Thomas Melville avaient effectué en 1748 les premières mesures météorologiques grâce à un cerf-volant. Le 1er décembre 1783, Jacques Charles effectuera les premières observations en ballon à 3 400 mètres d’altitude. L’on ne dira jamais assez ce que put représenter pour l’imaginaire de l’époque la conquête des airs, équivalent pour le xxe siècle de la conquête de l’espace[9]. Épuisé par la maladie, Diderot ne sut sans doute pas que la révolution technologique et scientifique se jouait là, qu’il avait pourtant prédite et appelée de ses voeux. Nul doute que son enthousiasme eût été à la mesure de sa passion pour les météores, dont nous dirons bientôt la genèse et les formes qu’elle a investies.

Science des nuages, des vents et des pluies, science des orages et des brouillards, des éclairs et des tonnerres, la météorologie nouvelle est elle aussi science des flux, des mélanges et des réactions, et a de fait partie liée avec ces savoirs du labile et du compliqué[10] qui émergent dans la seconde moitié du siècle. Prévoir la pluie et le beau temps, en cette période où la mathématique statistique, née au siècle précédent, prend véritablement tout son essor, imprégnant de sa logique probabiliste les champs de savoir les plus divers (finance, économie, histoire, sciences de la nature, etc.), c’est certes participer de plain-pied au projet prosélyte de conquête rationaliste du monde, car il ne s’agit de rien moins que de prévoir pour mieux prévenir, de prévenir pour mieux réguler, et de réguler pour mieux contrôler. Paradoxalement, cependant, la météorologie, en tant que science du probable, c’est-à-dire de ce qui est tout à la fois déterminé — dont on peut rendre compte en termes de lois — et imprévisible ou du moins non prévisible en toute rigueur — car trop nombreux sont les paramètres pour que soit maîtrisé le devenir exact des phénomènes —, signale par la nature de ses objets et de ses pratiques les limites de ce même projet, son caractère indéfiniment et constitutivement inachevé, son contenu tout aussi indéfiniment inassignable en toute exactitude.

Qui peut prédire en effet sans erreur, en cette seconde moitié des Lumières — et encore aujourd’hui —, l’erratique trajet d’un courant, qu’il soit d’air ou d’eau ? Qui peut décrire en toute exactitude l’informe nuage — ce n’est qu’en 1802 que Lamarck et Howard tenteront respectivement d’en établir une typologie[11] —, le mouvant tourbillon ? Qui peut déterminer où et quand frappera l’éclair ou grondera le tonnerre ? Ainsi la météorologie, cette science du « temps qu’il fait », manifeste-t-elle de façon emblématique l’ambition d’une époque et les limites mêmes de cette ambition. Faire des météores l’objet d’une science exacte représentait de fait un acte épistémologique de conséquence, et ce pour deux raisons distinctes, contraires même. Acte ambitieux, puisqu’il ne s’agissait rien de moins que d’étendre le champ de la maîtrise rationnelle du monde à ce qui jusqu’alors appartenait à un fonds de superstition, de fatalisme et d’aristotélisme mêlés, il marquait le point culminant des Lumières scientifiques. L’on comprend alors ce que représente de synthèse idéale de toute une époque la célèbre hypothèse d’un déterminisme mécaniste absolu énoncée par Laplace dans son introduction à la Théorie analytique des probabilités en 1812, où une intelligence connaissant pour un instant donné toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent connaîtrait avec certitude le passé et l’avenir. Acte téméraire, tout autant, puisque ne pouvant s’affirmer qu’au risque — inexpugnable — de l’approximation ou, pire, de l’erreur, la science moderne des météores menaçait le rêve classique des Lumières d’un savoir fait de transparence et de hiérarchie ordonnée.

Éclectique brillant, polygraphe infatigable, Diderot sera un témoin privilégié du débat scientifique et philosophique de son temps, qu’il ne manquera pas de convoquer sur le théâtre de sa représentation. Du statut des météores — et de leur science — dans sa fiction, il sera maintenant question.

L’inobservance du réel

L’âge classique n’a pas le savoir des météores. Dans un monde géométrisé où règne la loi du Grand Pan, où les systèmes rendent compte d’une totalité sans extérieur selon des lois universellement valables en tous lieux et en tous temps sans souci véritable des conditions empiriques de leur actualisation, l’événement imprévisible que constitue le météore est à proprement parler scandaleux, puisqu’y achoppe une épistémè oublieuse des circonstances.

À l’encontre de la doxologie scientifique de son temps qui conforte l’évidence de la rationalité hiérarchisée du monde et la légitimité des principes d’ordre et de continuité qui la soutiennent, Diderot en perçoit la fragilité légale, l’impossible réduction du désordre à l’ordre. Lucrécien des Lumières qui porte haut les vertus créatrices du clinamen, le philosophe est fasciné par ce que l’événement, en tant qu’il manifeste un principe de discontinuité, rend compte de la réalité empirique :

Il est inutile de s’étendre sur les avantages de l’Histoire de la Nature uniforme. Mais si l’on nous demande à quoi peut servir l’Histoire de la Nature monstrueuse, nous répondrons, à passer des prodiges de ses écarts aux merveilles de l’Art ; à l’égarer encore ou à la remettre dans son chemin ; & surtout à corriger la témérité des Propositions générales, ut axiomatum corrigatur iniquitas[12].

Ainsi s’exprime le philosophe en 1750 dans le Prospectus de l’Encyclopédie, alors qu’il déploie programmatiquement le tableau général du projet dont il partage avec d’Alembert la prestigieuse et lourde responsabilité. Par « Histoire de la nature monstrueuse », il ne faut pas entendre ici un inventaire des aberrations de la nature qui ressortirait davantage aux mirabilia de la tradition médiévale ou renaissante qu’à la science des Lumières, bien qu’elle s’y compromette, en quelques occasions, en un retour du refoulé magique. Il s’agit pour Diderot d’étudier des phénomènes dont la rareté fait obligation d’un retour sur la loi, la norme, l’usage. Dans cette logique herméneutique où l’hapax fait sens, logique qui est aussi posture morale, l’aveugle et le sourd sont des monstres, au même titre que des phénomènes plus spectaculaires dont les Académies royales de Berlin, de Londres ou de Paris feront encore leur pâture pendant tout le siècle. S’annonce ainsi le parcours d’un philosophe qui, des Bijoux indiscrets au Rêve de d’Alembert, du Neveu de Rameau aux Éléments de physiologie, n’aura cessé de s’intéresser aux circonstanciels météores, dont il faut comprendre qu’ils constituent un problème qui dépasse très largement les considérations méthodologiques et techniques relatives à la prévision du « temps qu’il fait » : en tant que phénomène qui résiste à toute systématicité déterministe, le météore renvoie du monde l’image de son « désordre », et du savoir l’image de son irréductible incomplétude. De ce paradoxe d’une philosophie toute-puissante mise à mal par une circonstance, Michel Serres écrit dans Hermès IV. La distribution :

Entre une terre en ordre présumé ou voulu et le système planétaire ou solaire en équilibre métastable, les météores, oubliés par les classes de théorie, font voir un somptueux désordre. La philosophie regardait le ciel, les éclipses et les ellipses, et ne disait jamais que les nuages, quelquefois, l’empêchaient de les voir[13].

« Victime de l’attraction », l’astronome-aruspice Codindo fait, dans Les bijoux indiscrets, semblable expérience. Ses calculs ayant prévu le passage d’une comète, il « pr[end] le parti de passer la nuit sur son donjon […] l’oeil collé à la lunette[14] ». Malheureusement pour lui, un « brouillard effroyable » l’empêchera de voir ce que ses savantes conjectures avaient pourtant prédit. Inconstant, fluctuant, masse aux bords tremblés qui fait irruption dans l’espace géométrique unifié de la représentation classique, ce brouillard est circonstanciel[15].

Rédigés en 1748 à la veille de l’entreprise encyclopédique, Les bijoux indiscrets sont bien plus que le divertissement libertin que la critique a souvent voulu y voir. En deçà du propos galant et des aventures divertissantes provoquées par l’anneau magique dont le génie Cucufa fait au sultan épistémophile Mangogul le don fatidique — le chaton de l’anneau, une fois tourné sur les femmes, fait parler « la partie la plus franche qui soit en elles et la mieux instruite des choses par leurs bijoux » (DPV, t. III, p. 43) —, en deçà du rapport des sexes et du brouhaha des bijoux, c’est le bruit du savoir qui nous est donné à entendre. Ce que nous proposent Les bijoux indiscrets n’est rien moins en effet qu’un questionnement sur ce que d’aucuns ont pu appeler un totalitarisme de la raison, par quoi il faut entendre, tout à la fois, la volonté d’un savoir totalisant, sinon total, et la volonté d’un pouvoir que le rationalisme des Lumières réclame sur la nature et qu’il ne tardera pas à revendiquer sur les hommes[16]. Le fantasme totalitaire de Mangogul, voyeur tout-puissant, ne peut-il pas, dès lors, être lu comme celui d’une certaine philosophie des Lumières, à ce moment crucial de son histoire où elle s’assigne comme fin le contrôle d’un savoir dont elle perçoit déjà l’inquiétante prolifération ? Décidé à étendre son pouvoir jusqu’aux « territoires » les plus reculés et les plus secrets — sacrés ? —, Mangogul n’incarne-t-il pas, tout aussi bien, la suprême violence du despotisme d’une raison qui ne voit pas d’obstacles et de limites à son activité heuristique ? À l’écart, invisible, imperturbable, l’observateur-manipulateur-voyeur semble en effet avoir tout pouvoir sur le monde. Or, l’on sait les déboires que ne manquera pas de rencontrer le sultan dans sa quête de savoir sur la nature des femmes, l’anneau créant bien plus de désordre et de bruit, dans son royaume et en lui-même, qu’il ne révèle de vérité pure et distincte. C’est un despote vaincu et un amant parjure qui, à la fin du conte, se rend à la sagesse de sa favorite, la vertueuse Mirzoza, et rend au génie Cucufa le fatal anneau. Il s’agit là, on s’en doute, de beaucoup plus. Le « destin » de l’Encyclopédie, à bien y regarder, n’est-il pas déjà inscrit dans le récit des pérégrinations de Mangogul, touchant au bonheur dès lors qu’il renonce à son despotisme et s’ouvre à l’échange[17] ? Ainsi l’imprévisible événement météorologique dont est victime l’astronome Codindo, coupable d’inobservance[18], événement qui offusque la pure vision d’une comète dont le passage était pourtant rigoureusement garanti par l’autorité des mathématiques, joue-t-il le rôle d’un signal, qui n’est autre que celui de l’irréductibilité du désordre à l’ordre ou, en d’autres termes, de la résistance du monde au logos. Les bijoux des femmes-météores, dont les « vapeurs » disent combien elles appartiennent au monde des flux indéterminés, ont eu raison de l’arrogance martiale des philosophies à systèmes.

Dès La promenade du sceptique, publiée anonymement en 1747, Diderot mettait en scène semblable topos d’une arrogante philosophie ramenée à la réalité « désordonnée » de l’empirie par l’irruption inopportune d’un météore. Homme de guerre retiré de la violence du monde par une blessure qui lui dicte une retraite salutaire, Ariste est harassé d’importunes visites mondaines. Une seule lui manque, celle de son ami Cléobule, trop respectueux de sa convalescence pour le harceler de la sorte. À la recherche de la seule personne sensée dans ce monde de vanités, Ariste rend ainsi visite à Cléobule, qui lui contera à cette occasion un apologue qui fournira la matière du récit d’Ariste au lecteur. De ce récit, sachons seulement qu’il consiste en la traversée de trois lieux, qui sont autant d’interprétations du monde et de la place qu’y tient l’homme, mondes emblématisés par des allées : « l’allée des épines » dira l’austérité d’une religion qui, se réservant exclusivement pour l’au-delà, nie la réalité du monde et de ses plaisirs ; « l’allée des marronniers », lieu d’élection des philosophes, de ceux qui cherchent à donner sens au monde dans lequel ils vivent, mais sont souvent coupables ou victimes de sectarisme, sera le théâtre d’une confrontation doctrinale dont nous reparlerons ; séjour du plaisir et des mondanités, « l’allée des fleurs » montrera la frivolité d’un ethos mondain préoccupé du seul instant et de ses jouissances. Classique dans sa facture, le récit suscite ici notre intérêt par son utilisation du paradigme météorologique. Lisons plutôt :

Je ne suis qu’un historien, et je te dirai simplement que la lune était au zénith, le ciel sans nuage et les étoiles très radieuses. Le hasard m’avait placé près d’Athéos, et nous marchâmes d’abord en silence, mais le moyen de voyager longtemps sans rien dire ? Je pris donc la parole, et m’adressant à mon voisin : « Voyez-vous, lui dis-je, l’éclat de ces astres ; la course toujours régulière des uns, la constante immobilité des autres, les secours respectifs qu’ils s’entre-donnent, l’utilité dont ils sont à notre globe ? Sans ces flambeaux où en serions-nous ? Quelle main bienfaisante les a tous allumés et daigne entretenir leur lumière ? Nous en jouissons ; serions-nous donc assez ingrats pour en attribuer la production au hasard ? Leur existence et leur ordre admirable ne nous mèneront-ils pas à la découverte de leur auteur ? »

DPV, t. II, p. 130

Premier regard. En position inaugurale, la transparence de la voûte étoilée que ne masque aucun nuage, topos fontenellien d’un dialogue philosophique placé sous l’égide harmonieuse du divin orchestrateur, alors que le déiste Cléobule fait à Ariste le récit de sa rencontre avec Athéos le bien-nommé. Règnent ici l’emblématique lieu commun de l’éclat adamantin de l’étoile dans un firmament aussi fixe qu’immaculé, et celui de la limpidité cristalline de l’eau d’une fontaine, que ne contrarie aucun vent. L’on sait la valeur du paradigme cristallin dans l’épistémologie classique, qui dit l’homogénéité du système, sa performativité, sa clôture maîtrisée, la netteté de ses contours, la stabilité de son équilibre.

Dès le préambule à La promenade du sceptique, Ariste-Diderot confie au lecteur son admiration pour le sage Cléobule dont le monde « local » offre un contraste marqué en regard de l’universalité orthonormée « classique » qui plie l’empirie à sa loi. À l’écart, retiré du monde et de ses modes capricieuses, Cléobule vit en effet au plus près d’une nature qu’il a soin de ne pas violenter, mais tout au contraire de laisser à son désordre naturel :

On arrive dans sa retraite par une avenue de vieux arbres qui n’ont jamais éprouvé les soins ni le ciseau du jardinier. Un vestibule […] conduit dans un enclos qui n’est ni bois, ni prairie, ni jardin ; c’est un assemblage de tout cela. Il a préféré un désordre toujours nouveau à la symétrie qu’on sait en ce moment ; il a voulu que la nature se montrât partout dans son parc[19].

Ce qui se dit ici, où la fluence de Vénus triomphe de la rigidité de Mars, est d’épistémologie et de morale. D’épistémologie, Cléobule nous apprend que désordre et savoir ne sont pas incompatibles, et qu’il y aurait même un savoir du « désordre ». Il nous enseigne aussi la vertu heuristique de l’abandon, qui est de la chose, qu’il faut laisser à sa liberté naturelle, et de l’interprète, qui doit se laisser aller à la mouvance du monde pour mieux le comprendre. Sur les traces d’Épicure, dont il semble bien que nous ayons pénétré le jardin, Cléobule nous enseigne que physis et ethos doivent se retrouver dans une philosophie qui est d’abord art de vivre. Promeneur dans le labyrinthe du monde, spectateur attentif et sensible d’une nature multiforme, le philosophe est immergé dans cela même qu’il observe, dont il participe, et qui lui dicte, en une fructueuse analogie où l’observation se fait interprétation, ses moindres réflexions :

[…] je remarquai bientôt que les matières qu’il [Cléobule] entamait étaient presque toujours analogues aux objets qu’il avait sous les yeux. Dans une espèce de labyrinthe, formé d’une haute charmille coupée de sapins élevés et touffus, il ne manquait jamais de m’entretenir des erreurs de l’esprit humain, de l’incertitude de nos connaissances, de la frivolité des systèmes de la physique et de la vanité des spéculations sublimes de la métaphysique.

Assis au bord d’une fontaine, s’il arrivait qu’une feuille détachée d’un arbre voisin, et portée par le zéphir sur la surface de l’eau, en agitât le cristal et en troublât la limpidité, il me parlait de l’inconstance de nos affections, de la fragilité de nos vertus, de la force des passions, des agitations de notre âme, de l’importance et de la difficulté de s’envisager sans prévention, et de se bien connaître[20].

Dans le labyrinthe de la nature, il n’est de transparence qui ne soit troublée. Telle est la « philosophie locale » de Cléobule, modèle de sapience, digne fils de Lucrèce et de Montaigne.

Mais revenons pour le moment à la transparence initiale de la voûte étoilée et à l’espace de représentation qu’elle désigne. Cet espace est celui de l’abstraite mathesis, de la géométrie analytique, de la mécanique céleste, de la physique générale des solides, des corps inertes, du calcul infinitésimal, cette « sécurité des classiques[21] ». Cet espace de la raison classique est celui de Descartes, de Newton, mais aussi celui de Laplace, espace homogène dont le centre est le Soleil, archè suprême. Dans un tel système, le local est porteur de la loi globale. Écoutons plutôt Fontenelle, classique entre les classiques qui, en 1686, rappelle cette exigence dans ses Entretiens sur la pluralité des mondes : « On veut que l’Univers ne soit en grand, que ce qu’une Montre est en petit, et que tout s’y conduise par des mouvements réglés qui dépendent de l’arrangement des parties[22]. »

D’où le discours du déiste Cléobule, transformé ici pour les besoins de l’apologue en déiste militant, qui tente de convaincre Athéos qu’une telle mécanique ne saurait exister, qu’un Grand Horloger ne l’eût conçue. Nous sommes dans « L’Allée des marronniers », séjour d’élection des philosophes, de ces philosophes dont les systèmes conquièrent le monde, mais qui sont rappelés « au désordre » — à l’imprévisibilité — de ce même monde par une rivière venant barrer le cours de leur promenade-débat, les contraignant, à leur corps défendant, de changer le cours de leur progression[23]. Enfin parvenus à un site propice au déploiement de leur(s) métaphysique(s), exemplaire locus amoenus, nos philosophes peuvent désormais donner toute son ampleur à leur affrontement oratoire. Partageant avec Cléobule la tâche de défendre la thèse déiste dans cette joute philosophique, Philoxène semble un instant dominer le débat. Vigoureusement pris à parti par Oribaze le spinoziste, il réplique. Mais un « météore » survient, qui interrompt l’équilibre qui jusqu’alors régnait, renvoyant dos à dos les orateurs et, ce faisant, différant indéfiniment la solution de ce qui ne peut manquer, posé en ces termes, de passer pour un problème insoluble :

À peine eut-il commencé que le ciel s’obscurcit ; un nuage épais nous déroba le spectacle de la nature, et nous nous trouvâmes dans une nuit profonde, ce qui nous détermina à finir notre querelle, et à renvoyer la décision à ceux qui nous avaient députés.

DPV, t. II, p. 138

Voilà donc les savants échanges de nos philosophes réduits à bien peu de choses par l’apparition, dans l’espace épuré de leur représentation initiale, d’un inopportun nuage. Nul n’échappe à la leçon de science naturelle, y compris le Cléobule de l’apologue, dont il faut comprendre qu’il est une persona du Cléobule retiré du monde qui se met ainsi en scène pour les besoins de l’exercice didactique, et que Diderot-Ariste, malgré une sympathie affirmée pour l’homme, n’exclut pas en tant que personnage de la péripétie, dès lors qu’il quitte l’humble silence de sa retraite et cède à la tentation du prosélytisme. Le Diderot de La promenade du sceptique semble balancer entre déisme et matérialisme, tous deux présentés ici comme autant de systèmes à la conquête de la nature, posture qu’illustre le choix d’une métaphore filée guerrière, dont on comprend bien qu’elle ne se justifie pas seulement par la profession passée d’Ariste dont le précepteur-maïeute Cléobule emprunterait le langage pour mieux l’éclairer. L’ancrage résolument matérialiste pour lequel optera Diderot ne se défera cependant jamais de sa méfiance très tôt marquée vis-à-vis des systèmes, ce qui explique qu’il se démarque si clairement de l’orthodoxie matérialiste d’un Helvétius ou d’un d’Holbach, attitude rare en ce siècle de certitudes, mais qui ne surprend guère chez un philosophe qui déclarera dans La lettre sur les sourds s’occuper « plutôt à former des nuages qu’à les dissiper, et à suspendre les jugements qu’à juger » (DPV, t. IV, p. 162). Opaque, flou, le nuage pose en effet problème aux métaphysiciens, plus versés en astronomie qu’en météorologie, ainsi réunis en cet apologue, au-delà de leurs différences, par une même inobservance de la nature[24].

L’on penserait à tort, cependant, que le météore constitue pour Diderot un obstacle à une science de la nature. Tout au contraire, il en constitue l’accès privilégié. Cléobule en sa sagesse locale pointait déjà vers une épistémologie que l’on pourrait réputer « vénérienne », par quoi il faut entendre une approche non systématique et non déductive du monde. Il est de fait loisible de penser que, interrompus par le brouillard, nos rhéteurs — Cléobule, à n’en pas douter — en viendront à réfléchir au sens de cette fâcheuse circonstance, comme le lecteur à la valeur exemplaire de cet apologue.

Si rien dans La promenade du sceptique ne nous permet de véritablement cautionner cette hypothèse, si elle reste bien fragile dans Les bijoux indiscrets, puisqu’aussi bien c’est malgré lui et faute de pouvoir faire autrement que Mangogul « dépose les armes », l’exemple « météorologique » de La promenade Vernet du Salon de 1767 signale une nette modification thétique du topos météorologique chez Diderot. Le récit est connu : Diderot-narrateur, fuyant le bruit d’une compagnie nombreuse et agitée, part en promenade accompagné d’un abbé instituteur et de ses deux élèves. Nos randonneurs contempleront — et traverseront — une série de sites, dont le lecteur apprendra plus tard qu’ils sont autant de toiles du peintre Vernet rendus au mouvement de l’empirie par le talent du critique d’art. Dans ce monde lucrécien du clinamen, la promenade ne sera pas sans surprise. Il n’est pas indifférent que le compagnon de promenade du narrateur, défenseur de la « Belle nature », soit convaincu que la parfaite horloge du monde ne pourrait être, qu’un suprême horloger ne l’eût conçue. Derrière l’invention diderotienne se profile la démonstration. Nul, en effet, n’accompagne impunément le philosophe en promenade, et il semble bien que la quadruple autorité de l’abbé cicerone (sur les âmes, les enfants, le narrateur-promeneur et le territoire) ne le destine que davantage au renversement de rôle qui ne saurait manquer d’intervenir. Récalcitrant au matérialisme de Diderot et à son esthétique, l’abbé ne va pas tarder à faire à ses dépens l’expérience de l’indifférence aveugle d’une nature tourbillonnaire. Ironie du « hasard », c’est en effet par l’oeil, organe par lequel il a commis le « péché » d’inobservance, qu’il sera puni : « J’en étais là [déclare le Diderot-persona], lorsqu’un vent d’ouest balayant la campagne nous enveloppa d’un épais tourbillon de poussière. L’abbé en demeura quelque temps aveuglé […] » (DPV, t. XVI, p. 180-181). Force de destruction, qui blesse l’abbé, le tourbillon est aussi force de création, inclinaison, écart créateur. Si l’abbé fait contre son gré l’expérience tourbillonnaire, s’il paie de sa personne, ce coût, néanmoins, le transforme. Toute La promenade Vernet peut ainsi être lue comme une initiation de l’abbé-géomètre, défenseur de la « Belle nature », tant à la physique turbulente des fluides qu’à une esthétique du pathos[25].

Dès lors, « l’oeil malade couvert d’un mouchoir » (DPV, t. XVI, p. 186), comme si l’irruption du pathos ouvrait le champ d’un savoir « anthropologique » qui ne saurait advenir sans tache aveugle, l’abbé va naître à l’empirie du monde. D’observateur voyant mais aveugle à la nature, il deviendra à son tour, dans sa modeste capacité, interprète-voyant, voyant parce qu’aveuglé. C’est ce que nous dit le texte, littéralement : après « une mauvaise nuit » (DPV, t. XVI, p. 193), pendant laquelle le grain de sable, ce corps étranger, météorique, logé dans sa chair à son corps défendant, lui rappelle douloureusement la nature hasardeuse de la matière, l’abbé manifeste un premier signe de progrès, puisqu’il est dorénavant capable de deviner certains mouvements d’âme de son compagnon de promenade. Timidement d’abord, plus audacieusement par la suite, l’abbé prend part à l’échange. Comme si agissait une secrète sympathie, qui prend chez Diderot la forme d’une connivence physiologique et chimique, l’abbé finira par suppléer les paroles de son interlocuteur-maïeute et se rendre à l’évidence de la matière sensible du monde et de l’art. Voilà, une fois encore, une autorité a priori inébranlable, battue en brèche par l’irruption d’un météore.

Qu’il s’agisse d’une feuille qui, soumise au jeu de sa pondération, de la résistance de l’air à sa chute, vient troubler la calme transparence du miroir d’une fontaine, qu’il s’agisse d’un nuage qui, mû par les forces multiples de vents irréguliers, vient subitement masquer la lumière d’un soleil-archè et rappeler aux métaphysiciens réunis qu’il n’est transparence qui ne soit troublée, qu’il s’agisse d’un tourbillon qui intime au pathos le partisan aveugle de la « Belle nature », qu’il s’agisse, enfin, de la cacophonie des bijoux qui rappelle à l’épistémophile zélé épris d’harmonie tout le bruit du corps et du désir, Diderot n’a de cesse de nous rappeler la fragilité d’un ordre que notre contemporanéité qualifiera de « complexe ». Toutes ces figures jouent un rôle déterminant dans le procès de scénarisation de la complexité empirique du monde à l’oeuvre dans l’écriture du philosophe. De simple motif dans les oeuvres que nous venons d’évoquer, les figures de la série météorologique vont progressivement devenir dans la fiction diderotienne les modèles d’une structure épistémique qui informe l’oeuvre comme ensemble. Ce sera le cas, entre autres, de deux contes rédigés au début des années 1770, Madame de la Carlière et le Supplément au voyage de Bougainville.

L’athanor de la fiction

— Rentrons-nous ?
— C’est de bonne heure.
— Voyez-vous ces nuées ?
— Ne craignez rien ; elles disparaîtront d’elles-mêmes, et sans le secours de la moindre haleine de vent.
— Vous croyez ?
— J’en ai souvent fait l’observation en été dans les temps chauds. La partie basse de l’atmosphère que la pluie a dégagée de son humidité, va reprendre une portion de la vapeur épaisse qui forme le voile obscur qui vous dérobe le ciel. La masse de cette vapeur se distribuera à peu près également dans toute la masse de l’air, et par cette exacte distribution ou combinaison, comme il vous plaira de dire, l’atmosphère deviendra transparente et lucide. C’est une opération de nos laboratoires qui s’exécute en grand au-dessus de nos têtes. Dans quelques heures, des points azurés se multiplieront et s’étendront ; bientôt vous ne saurez ce que sera devenu le crêpe noir qui vous effrayait, et vous serez surpris et récréé de la limpidité de l’air, de la pureté du ciel et de la beauté du jour.
— Mais cela est vrai, car tandis que vous parliez, je regardais, et le phénomène semblait s’exécuter à vos ordres.
— Ce phénomène n’est qu’une espèce de dissolution de l’eau par l’air.
— Comme la vapeur qui ternit la surface extérieure d’un verre que l’on remplit d’eau glacée, n’est qu’une espèce de précipitation.
— Et ces énormes ballons qui nagent ou restent suspendus dans l’atmosphère ne sont qu’une surabondance d’eau que l’air saturé ne peut dissoudre.
— Ils demeurent là comme des morceaux de sucre au fond d’une tasse de café qui n’en saurait plus prendre.
— Fort bien.
— Et vous me promettez donc à notre retour…
— Une voûte aussi étoilée que vous l’ayez jamais vue.

DPV, t. XII, p. 549-550

Ainsi débute le conte Madame de la Carlière (1773). La soirée s’achève. Deux amis se promènent, devisant de la soirée qu’ils viennent de passer. L’on parle d’un homme, le chevalier Desroches, dont les aventures feront l’objet du récit. Desroches, nous dit-on, « s’est fait un nom par sa dissipation, ses galanteries et la diversité de ses états ». C’est un « fou qui a subi toutes sortes de métamorphoses », « une des plus malheureuses victimes des caprices du sort » dont la vie « est un tissu d’événements singuliers » (DPV, t. XII, p. 550). Dissipation, diversité, métamorphoses, destin : ces termes nous sont désormais familiers, qui disent l’inconstance du monde. Desroches est frère lointain du neveu de Rameau. Vertumne est son dieu.

L’histoire du chevalier Desroches et de Madame de la Carlière qui nous est contée pourrait s’intituler « Chroniques d’un échec annoncé ». Alors qu’il a miraculeusement échappé aux « deux cent mille coups de fusil » (DPV, t. XII, p. 553) d’une guerre de campagne, Desroches se rendant à ses quartiers d’hiver pour y jouir d’un repos mérité a la jambe fracassée par un « cheval ombrageux » (DPV, t. XII, p. 553). C’est ce cheval fatidique, qui n’est pas sans rappeler un certain cheval qui conduit Jacques vers les augures menaçants des fourches patibulaires, qui est à l’origine de la rencontre de Desroches et de Madame de la Carlière. Telles prémices ne sont guère engageantes. Desroches en fera l’expérience à ses dépens.

Soucieuse, la veille de leur mariage, de contrer l’inconstance naturelle de Desroches par un serment solennel, Madame de la Carlière prend à témoin la foule des parents et amis réunis, jurant qu’à la moindre infidélité, elle se séparera de lui à jamais. Ce faisant, ce n’est rien moins que la nature elle-même que son « orgueil » et sa « bizarrerie » poussent à contrarier : « Demain [déclare solennellement Madame de la Carlière], au pied des autels, vous jugerez de m’appartenir et de n’appartenir qu’à moi » (DPV, t. XII, p. 555). L’entreprise ne pouvait qu’échouer. Parjure malgré lui, comme le Gardeil de Ceci n’est pas un conte (1773)[26], Desroches suivra l’inclination de sa nature, qui est celle-là même, nous dit ailleurs Diderot, de la nature. Des lettres en effet seront échangées avec une ancienne maîtresse dans des circonstances pourtant bien éloignées de la tentation de l’adultère, qui ne manqueront pas d’être découvertes par l’épouse.

En d’autres termes, compte tenu des données fournies initialement (les tempéraments réciproques des amants, la teneur du serment) et des événements, nécessairement fortuits[27], qui se produisent (détresse financière d’un ami, qui pousse Desroches à contacter une ancienne maîtresse afin de l’aider ; découverte, par Madame de la Carlière, de lettres malencontreusement tombées sous ses yeux, sous l’effet d’un anneau de coffre qui se brise au moment précis où le serviteur traverse les appartements de Madame, passage obligé vers ceux de Monsieur), le récit qui nous est fait ici ne pouvait se finir autrement qu’il ne s’est fini.

Au moment où débute le conte, le narrateur — et son lecteur — est en possession de tous les éléments de l’histoire : il en sait les transformations, l’incontournable résultat. Nous sommes dans le laboratoire où, une fois l’expérience observée, les paramètres établis, les mêmes causes produisant les mêmes effets, rien n’échappe au déterminisme de la Loi. Examinons l’incipit, où s’énonce un panégyrique aussi assuré que programmatique de la science chimique. Nos deux amis se promènent, devisant de la soirée qu’ils viennent de passer. L’un des interlocuteurs, appelons-le A, s’inquiète des nuées qu’il voit s’accumuler dans le ciel et qui menacent la promenade. B, qui sera le narrateur « savant » du conte, le rassure en des termes qui ont toute la « péremption » — la présomption — de la science : fréquence du phénomène, maintes fois observé, prédictibilité des opérations qui le constituent ou au contraire l’annihilent, infaillibilité des conclusions. Distribution, combinaison, dissolution, précipitation, saturation : la nature ne semble être que l’analogon du laboratoire du chimiste : « C’est une opération de nos laboratoires qui s’exécute en grand au-dessus de nos têtes » (DPV, t. XII, p. 549). Le narrateur-chimiste est ici tout-puissant. À l’égal du Vernet-démiurge des Salons, la nature semble lui obéir : « Mais cela est vrai, car tandis que vous parliez, je regardais, et le phénomène semblait s’exécuter à vos ordres[28] » (DPV, t. XII, p. 550). En d’autres termes, rien ne peut contrer la loi d’inconstance de la nature humaine. Le choix de la loi énoncée est certes paradoxal, dont on mesure aisément la portée thétique, puisqu’il s’agit de dire en quelque sorte le déterminisme de l’indétermination. Il n’en demeure pas moins que l’omniscience du narrateur qui choisit ici de l’exposer en termes chimiques en dit long sur l’imaginaire scientifique du temps, dont Diderot se fait à la fois l’écho et l’analyste averti.

Le philosophe a convoqué à plusieurs reprises cette exemplaire analogie, où le laboratoire du chimiste devient laboratoire du monde, en un lyrisme où perce le fantasme moderne d’une science conquérante rivale de son objet même : « La chimie est imitatrice et rivale de la nature : son objet est presque aussi étendu que celui de la nature même », déclare ainsi le Prospectus de l’Encyclopédie en 1750[29], déclaration reprise en 1775 dans le Plan d’une université avec un enthousiasme intact :

Rien n’est simple dans la nature, la chimie analyse, compose, décompose ; c’est la rivale du grand ouvrier. L’athanor[30] du laboratoire est une image fidèle de l’athanor universel. C’est dans le laboratoire que sont contrefaits l’éclair, le tonnerre, la cristallisation des pierres précieuses et des pierres communes, la formation des métaux, et tous les phénomènes qui se passent autour de nous, sous nos pieds, au-dessus de nos têtes[31].

Convoquer la chimie au lieu de l’incipit constitue un geste lourd de signification. Il y va de la loi du monde et, non moins, de la loi du texte et du savoir qui est le sien. En tant que phénomènes atmosphériques relevant de changements intervenus dans des corps, les nuages qui voilent le ciel introductoire de Madame de la Carlière relèvent « naturellement » de la chimie[32], et du rêve d’une chimie maîtresse du monde. Qu’advient-il, cependant, dès lors que l’on passe du laboratoire au vaste monde ? C’est ce que Diderot, en bon pédagogue, nous donne à lire dans le Supplément au voyage de Bougainville (1773).

Le Supplément au voyage de Bougainville ou Du laboratoire au monde

Nouvel élément de la série météorologique. Après le nuage de La promenade du sceptique et celui des Bijoux indiscrets, après le tourbillon du Salon de 1767 et les nuées de Madame de la Carlière, le brouillard qui inaugure le Supplément au voyage de Bougainville vient nous rappeler l’imprévisibilité du monde, son empirie contingente, son flux, d’incertaine direction. Il y a là, à n’en pas douter, série, qui fait signe vers le monde, tout autant que vers le texte et sa morale[33] :

A. Cette superbe voûte étoilée, sous laquelle nous revînmes hier, et qui semblait nous garantir un beau jour, ne nous a pas tenu parole.
B. Qu’en savez-vous ?
A. Le brouillard est si épais qu’il nous dérobe la vue des arbres voisins.
B. Il est vrai ; mais si ce brouillard, qui ne reste dans la partie inférieure de l’atmosphère que parce qu’elle est suffisamment chargée d’humidité, retombe sur la terre ?
A. Mais si au contraire il traverse l’éponge, s’élève et gagne la région supérieure où l’air est moins dense, et peut, comme disent les chimistes, n’être pas saturé ?
B. Il faut attendre.
A. En attendant, que faites-vous ?
B. Je lis.
A. Toujours ce voyage de Bougainville ?
B. Toujours.

DPV, t. XII, p. 579

Retour sur la transparence inaugurale du ciel classique, que vient perturber un météore. Du nuage de La promenade du sceptique au tourbillon du Salon de 1767, quelque chose avait déjà changé : d’argument anti-métaphysique, le météore était devenu objet d’un discours qui en disait la loi, fût-elle « compliquée ». Les nuées de Madame de la Carlière faisaient quant à elles l’objet d’un savoir précis, positif, qui semblait, fantasme scientiste, en maîtriser le fonctionnement. C’est le règne du laboratoire, où l’observateur semble toujours placé en position privilégiée, hors l’espace qu’il observe. Écho aux nuées de Madame de la Carlière, qui s’ouvre au lendemain de la promenade — et du récit auquel elles ont servi de cadre et d’objet —, le brouillard du Supplément au voyage de Bougainville fait sortir l’observateur du laboratoire. Ces deux textes ont cependant beaucoup en commun.

Alors que l’irruption du nuage coupe la parole aux philosophes, et par là même met un terme au récit de « L’Allée des marronniers » dans La promenade du sceptique, les nuées de Madame de la Carlière et le brouillard du Supplément au voyage de Bougainville ne sont pas de simples motifs topiques qui ponctuent le récit, mais ce qui l’inaugure. Ils en sont même, pour un moment, l’objet. Ils en sont aussi la « clôture », ou plus précisément la clausule, en telle relance qui marque souvent dans le texte diderotien une ouverture vers le pluriel du sens ou son indéfini. Ils en sont, surtout, le modèle, par quoi il faut entendre une structure actualisée qui agit comme analogon du contenu positif, thétique, du récit.

Dans Madame de la Carlière, la transparence de la voûte étoilée est aussi celle du conte, où un narrateur extra- et hétérodiégétique, omniscient, déroule devant nous l’enchaînement inéluctable et exemplaire — au sens didactique de l’exemplum — des événements dramatiques dus au projet insensé de contrer la nature. D’où la clausule, qui fait retour sur l’incipit, et en confirme les prémisses :

Et regagnons notre gîte ; j’entends d’ici les cris enroués de deux ou trois vieilles brelandières qui vous appellent, sans compter que voilà le jour qui tombe et la nuit qui s’avance avec ce nombreux cortège d’étoiles que je vous avais promis. — Il est vrai.

DPV, t. XII, p. 575

L’exact déroulement, dans le laboratoire du texte, des prémisses annoncées, à savoir l’inéluctable inconstance de la nature humaine, que le code religieux et le code de la société ont l’orgueilleuse et dérisoire prétention de contrôler — et donc de modifier —, est ainsi isomorphe à la prédiction météorologique confirmée à la fin du texte[34]. Coupable comme Codindo dans Les bijoux indiscrets ou l’abbé dans La promenade Vernet du péché d’inobservance, Madame de la Carlière se voit brutalement ramenée à la loi d’inconstance de la nature humaine, qui est celle de la nature, si l’on entend par là les incessantes fluctuations de la matière[35].

Tel n’est pas le cas du Supplément au voyage de Bougainville. L’énonciateur n’est plus le chimiste tout-puissant faisant la démonstration de sa maîtrise des phénomènes naturels — et de la nature humaine. Il a laissé place au météorologue, plus humble, moins conquérant, dès lors que l’athanor devient la nature elle-même. De fait, le temps de l’énonciation est ici contemporain du brouillard. Les interlocuteurs y sont plongés, tout autant qu’ils sont plongés dans une réflexion anthropologique qui, bien que révélant un parti pris — celui de la prévalence du « code de la nature » sur le « code de la religion » ou le « code de la société » —, n’en apporte pas pour autant de réponse tranchée aux problèmes moraux — ethno-anthropologiques — abordés.

Lisons à nouveau l’incipit du Supplément au voyage de Bougainville. Convoquer en tel lieu, souvent programmatique, toujours stratégique, une science des météores, une météorologie, fût-elle balbutiante, exige toute notre attention. Il ne s’agit pas seulement de programme épistémologique, de savoir positif sur le monde, mais aussi d’ouverture du texte sur sa propre semiosis. Tout lecteur de Jacques le fataliste sait que le texte, comme le ciel, peut ne pas tenir parole et échapper à l’injonction de l’arbitraire légaliste. Retour à la lettre du texte, donc, qui nous donne des signes de sa loi. Si l’on souscrit à l’hypothèse que le roman classique partage avec la physique de cet âge une commune loi — où, du local au global, la même archè préside à l’ordonnancement du système — et une commune histoire[36], le Supplément, plongé dans l’indétermination du brouillard, apparaît dans toute la force de sa modernité. Pour mieux comprendre la nature « météorologique » du récit, passons à la clausule :

B. Et ce brouillard épais, qu’est-il devenu ?
A. Il est retombé.
B. Et nous serons encore libres, cet après-dîner, de sortir ou de rester ?
A. Cela dépendra, je crois, un peu plus des femmes que de nous.
B. Toujours les femmes ! On ne saurait faire un pas sans les retrouver à travers son chemin.
A. Si nous leur lisions l’entretien de l’aumônier et d’Orou ?
B. À votre avis, qu’en diraient-elles ?
A. Je n’en sais rien.
B. Et qu’en penseraient-elles ?
A. Peut-être le contraire de ce qu’elles en diraient.

DPV, t. XII, p. 643-644

La clausule n’offre ici nulle résolution. Certes, l’épais brouillard a trouvé son équilibre et son repos. Il est retombé dans l’indifférenciation, en souffrance du prochain aléa, de la prochaine « catastrophe » qui créera l’événement. L’indétermination inaugurale perdure, néanmoins, transférée sur le paradigme féminin, qu’il faut saisir comme modèle épistémique, dont nous disions tout à l’heure les fluentes vapeurs. A « clôt » le récit comme il l’a ouvert, sur le constat du désordre qui court sous l’ordre apparent, sur l’incertitude du monde et des choses humaines. D’où, chose remarquable, tout s’ensuit, à commencer par l’économie du récit.

Retour sur l’incipit, donc. De quoi s’agit-il ? A et B débattent de l’évolution possible du phénomène-brouillard : va-t-il retomber sous l’effet gravitationnel de sa pondération, ou va-t-il s’élever, par un phénomène que A décrit en termes chimiques, et se transformer en nuage ? L’événement est tout à la fois certain et incertain. Il est certain que le brouillard se lèvera, selon le savoir statistique, ici exprimé par la sapience populaire, qui sait qu’il n’y a de brouillard, si dense soit-il, qui ne soit suivi d’une éclaircie. Cette certitude, néanmoins, est incertaine quant à son actualisation. En attendant, A et B discutent. Or, quel est le sujet de conversation qui va les occuper ? Le récit, par Bougainville, de ses pérégrinations maritimes.

De ces parages perturbés, qu’il s’agisse aussi — et surtout — de débats anthropologiques, moraux et politiques aux incertaines conclusions, débats qui mettent face à face l’état de nature et celui de culture, l’Ancien monde et le Nouveau, et plus précisément une vieille Europe malade à une communauté tahitienne dont l’hétérodoxie sociale fait figure de saine alternative, le Supplément nous donne quelques nouvelles, qui est tout entier placé sous le signe de la dissipation — qu’elle soit des flots ou du tourbillon mondain de l’Ancien monde — et de la noise — dispute, guerre et corruption mêlées : bouclant la boucle ouverte par l’incipit, la clausule ne dit rien d’autre que la dispersion du brouillard et la compagnie troublante, taraxique, des femmes, autres météores vaporeux dont l’article « Femme » de l’Encyclopédie, rédigé par Desmahis, déclare que « Tout à la vérité parle en elles, mais un langage équivoque[37] ». Cette conclusion n’est cependant pas conclusive. Ouvert à la dissipation, à la dispersion, à l’incertitude de l’événement, le Supplément au voyage de Bougainville emporte les interlocuteurs de ses dialogues — et leurs lecteurs — dans un échange étranger à toute téléologie de la résolution. Le récit, on le sait, débute sur un interlocuteur A ignorant et un interlocuteur B en position de savoir, ce qui fait dire au premier, à la fin de la première partie :

Voilà le brouillard qui retombe, et l’azur du ciel qui commence à paraître. Il semble que mon lot soit d’avoir tort avec vous jusque dans les moindres choses ; il faut que je sois bien bon pour vous pardonner une supériorité aussi continue.

DPV, t. XII, p. 588

Or, si l’on examine la fin du texte, et le dialogue qui le clôt, l’on s’aperçoit que c’est maintenant B qui pose des questions et A qui propose des réponses qui, pour incertaines qu’elles soient, ne le placent pas moins dans la position dominante de celui qui en sait plus. Il faut voir, dans ce renversement des rapports de force entre les interlocuteurs, non pas le travail unificateur de la geste dialectique qui résout les oppositions, mais tout au contraire la relance d’un échange toujours déjà inachevé, toujours déjà irrésolu.

Diderot météorologue du sensible

C’est ce souci de donner à voir et à penser les turbulences du monde et du sujet dans le monde qui est au coeur de la démarche de Diderot, dans la prolifération d’une écriture qui dit le multiple en son empirie, la vie dans sa chatoyante fluence. Une certaine philosophie a depuis longtemps dénigré l’oeuvre de Diderot pour crime de lèse-vérité, puisqu’aucune thèse globale, aucune architecture magistrale n’en organiserait le propos, attributs qui lui auraient conféré par là même la légitimité qui lui fait, semble-t-il, si cruellement défaut.

Et si l’intérêt essentiel de l’oeuvre du philosophe ne se trouvait pas là où l’on s’attend généralement à débusquer la thèse, la prise de position, le jugement, mais résidait dans son mouvement même ? Et si, en d’autres termes — et ce, quand bien même il est clair que ce matérialiste encyclopédiste à l’écoute de son temps, et qui incarne exemplairement le rêve et les tensions de toute une époque, tient sur cette époque et ses savoirs un jugement éclairant —, et si, donc, l’intérêt essentiel de cette oeuvre ne tenait pas tant à ses conclusions et aux opinions énoncées qu’à son travail de scénographie de la pensée à l’oeuvre ? Et si, dit une dernière fois autrement, l’oeuvre de Diderot était, avant tout, une météorologie du sensible, du sentiment, bref, une météorologie de la pensée en mouvement ?