Numéro 105, 2014 Qui parle ? Enjeux théoriques et esthétiques de la narration indécidable dans le roman contemporain Sous la direction de Andrée Mercier et Marion Kühn
Sommaire (8 articles)
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Liminaire
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« Le narrateur se lève » : narration indécidable et fondation illégitime dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq
Patrick Thériault
p. 15–30
Résumé Le lecteur des Particules élémentaires ne peut qu’être déconcerté par l’apparition, vers la fin du roman et dans le cadre même de la représentation, d’un personnage identifié (au) « narrateur » : « Le narrateur se lève ». En faisant « se lever » ce narrateur-personnage, le texte de Michel Houellebecq soulève une question d’ordre référentiel qu’on ne peut, en toute rigueur, ignorer : qui (quelle instance, quelle voix, quelle figure), en venant comme le dédoubler, s’énonce ainsi à la place du narrateur-personnage ? Le roman n’offre aucune réponse certaine à cette question ; il engramme en cela une forme d’énigme narratologique qu’on peut qualifier d’indécidable. Pour autant, cette énigme n’en est pas moins un index critique et un levier heuristique de première importance, à travers lesquels, comme j’en ferai l’hypothèse, il est possible d’entrapercevoir la richesse épistémologique des Particules élémentaires. De manière plus précise, je m’attacherai à montrer comment, en posant la question du métalangage et en confinant en dernière analyse à ce que Jean-François Lyotard appelle l’« aporie logique de l’autorisation », cette énigme narratologique fait dialoguer le roman de Houellebecq avec le discours philosophique sur la postmodernité et la fin de l’Histoire.
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Des voix du silence. Variations de la narration indécidable dans le roman de mémoire contemporain
Marion Kühn
p. 31–54
Résumé Par la mise en scène de la fiabilité problématique de tentatives d’appropriation du passé, le roman de mémoire interroge souvent la subjectivité et la sélectivité de la mémoire. Présentant trois variations de la narration indécidable, l’article vise à démontrer l’apport supplémentaire de cette forme de narration problématique à la réflexion sur la mémoire par la fiction, notamment sur la formation collective de la mémoire individuelle. Pour ce faire, l’article analyse trois romans de mémoire québécois, allemand et français publiés après 2000, et qui exploitent de différentes manières le contraste entre voix narratives individualisées et voix narratives dont l’attribution pose problème. Ce faisant, Hunter s’est laissé couler de Judy Quinn, Spione de Marcel Beyer et Des hommes de Laurent Mauvignier suscitent des questions sur la mise en récit d’une mémoire passée sous silence. Si Hunter s’est laissé couler interroge surtout les enjeux de la mise en fiction d’une vie quasi inconnue, Spione se penche sur le vide mémoriel et identitaire que provoque un passé tu chez ceux qui viennent après. Quant au roman Des hommes, il repose sur la mise en récit paradoxale d’un passé indicible qui occasionne le silence auquel se heurtent les personnages des romans de Quinn et de Beyer.
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Hétérogénéisation de l’énonciation dans l’oeuvre de Tanguy Viel
Alice Richir
p. 55–68
Résumé La question « qui parle ? » dans les romans de Tanguy Viel a tendance à être éludée par l’identification d’un narrateur homodiégétique qui est, de surcroît, le personnage principal de l’histoire. Cette réponse spontanée ne résiste toutefois pas à une lecture plus attentive de l’oeuvre de cet auteur. Chez Viel, l’énonciation n’est jamais transparente, l’identification jamais unilatérale. Toute tentative pour déterminer l’identité de l’instance en charge de la narration met bien vite au jour les traces linguistiques d’une présence subjective autre que celle du narrateur identifié. En effet, l’univocité de la voix narrative est rapidement mise en doute par le caractère indéterminé du narrateur qui l’assume, ainsi que par le fait que la parole de celui-ci est constamment hantée par d’autres voix dont l’origine demeure incertaine. Il s’agira dans cet article de déplier progressivement cette question de l’attribution de la narration, en commençant par interroger la nature de la figure en charge de celle-ci pour, ensuite, identifier les procédés déployés au service d’une telle entreprise de subversion de la mise en récit.
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« Une voix en moi, pas la mienne »
Anne Élaine Cliche
p. 69–90
Résumé Cet article propose de passer par l’indécidable de la voix du point de vue « prophétique », qui ne concerne pas tant l’identité que le lieu de surgissement du dire, pour penser les enjeux de cette transcendance dans l’écriture romanesque contemporaine. Les prophètes bibliques ont eux-mêmes interrogé cette vocation qui leur tombe dessus comme une charge, un fardeau, et les destine à « parler une parole » dont la provenance, le lieu, reste éminemment énigmatique et dialogique. Ce qui nous intéresse plus précisément ici, ce sont les écrivains pour qui la voix d’écriture — voix narrative — fait question, ne passe pas directement, ne se donne pas comme pure et simple extension (expression) d’un moi, même fictif. On se tournera donc volontiers vers ceux chez qui la voix frappe l’obstacle qu’elle doit pourtant traverser, et de là, révèle que la source — source de la voix — n’est pas adéquate au corps (celui du narrateur par exemple) qui apparemment la profère. Cette mise en jeu de l’inadéquation entre la voix et le corps parlant permet d’éclairer certaines « narrations indécidables ». De là, on pourra revoir l’énonciation de deux romans (Comment c’est de Samuel Beckett et Des anges mineurs d’Antoine Volodine) dans ce qu’elle suscite de révélation qui lui permet de soutenir que la narration ne saurait être une simple mise en récit. Elle serait surtout, cette narration, la création d’un réel inédit qui n’est pas l’histoire racontée mais l’événement d’une voix.
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Genre, géographie et héritage : lecture éthique du style du narrateur dans L’annonce de Marie-Hélène Lafon
Francis Langevin
p. 91–108
Résumé Cet article propose une lecture du roman L’annonce (2009) de Marie-Hélène Lafon et illustre un parcours qui va du style vers l’individualité et l’intentionnalité, afin de montrer une partie de l’activité interprétative à laquelle donne lieu une indécidabilité quant à la source (pragmatique) du style de la narration, des évaluations et, partant, des valeurs. Il présente pour ce faire un état des lieux critique entre la construction énonciative des valeurs (Hamon, Korthals Altes, Jouve) et la construction énonciative du point de vue (Rabatel). Il affirme en outre que la lecture ne se satisfait que momentanément de l’indécidabilité quand il est nécessaire d’attribuer des valeurs, et que ce mode de lecture est aussi sensible aux positions énonciatives qu’aux positions éthiques que lui propose le texte. Plus précisément, l’auteur s’intéresse aux effets éthiques du style et observe comment se construisent des ponts entre le style, garantie de littérarité, et l’idéologie, référent extratextuel. Dans le roman L’annonce, ce sont en particulier le genre sexuel, l’origine géographique et l’héritage paysan qui semblent être l’enjeu des évaluations et du style de la narration.
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Un piratage énonciatif signé La Rédaction ? Le cas Valérie par Valérie (2008)
Alain Farah
p. 109–119
Résumé L’ouvrage Valérie par Valérie paraît en 2008 aux éditions Al Dante/Questions théoriques. Il porte la signature de La Rédaction, collectif dont la paternité est attribuée à Christophe Hanna. Ce livre contient le témoignage d’une ancienne figure de la téléréalité, phagocyté par la parole, le ton et les préoccupations d’un « nègre ». À travers cette narration indécidable se dévoilent les rouages d’un procédé de piratage de l’écriture, en même temps qu’émerge une mise en question du statut d’auteur, voire de l’acte créateur lui-même. Présentant l’écrivain comme un rédacteur, et l’écriture comme un agencement de fragments glanés au fil de ponctions et de vols, Valérie par Valérie actualise ainsi l’attaque dirigée par Isidore Ducasse contre la fétichisation de la signature auctoriale.
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Ces récits autogénérés : stratégies paratextuelles pour un brouillage de l’origine
David Bélanger et Cassie Bérard
p. 121–141
Résumé Différentes conventions régissent ce qu’on nomme le « topique du manuscrit trouvé ». Bien présent dans la littérature des xviie et xviiie siècles, ce topique sert à pallier certaines invraisemblances, à lier, de façon plus ou moins sérieuse, le texte fictionnel à l’univers référentiel. Or, ce phénomène, intégré dans des romans du xxie siècle, ne saurait viser les mêmes effets. Cet article se propose d’analyser la présence de ce topique dans des oeuvres contemporaines, en s’attardant plus particulièrement aux « préfaces dénégatives » qui servent à réfuter l’identité de l’auteur institutionnel — celui dont le nom paraît sur la jaquette — en proposant une origine nouvelle au texte. Si l’étude de quelques romans aux stratégies paratextuelles distinctes (La chambre de Simon Lambert, Maleficium de Martine Desjardins et Une estafette chez Artaud de Nicolas Tremblay) permet d’établir les enjeux d’une telle pratique, l’article s’attarde plus particulièrement sur des cas limites qui actualisent de façon inusitée le topique du manuscrit trouvé : Wigrum de Daniel Canty, d’une part, et Éros mélancolique de Jacques Roubaud et Anne F. Garréta, d’autre part. De la question première, « à quoi cela sert-il ? », découle une hypothèse, à savoir, le déplacement de l’enjeu du vraisemblable, qui concernerait moins la question du croire, dans ces oeuvres, que la question de l’origine.