Corps de l’article

Qu’est-ce qui anime l’écriture de Pascal Quignard ? Qu’est-ce qui fait de cette oeuvre l’une des références majeures de la littéraire française contemporaine ? Comment être à même de saisir toutes les données culturelles et intimes qu’elle brasse ?

Telles sont, entre autres, les questions qui sont au coeur de ce numéro consacré à l’oeuvre de Pascal Quignard, envisagé sous l’angle de la traversée, c’est-à-dire du franchissement, du parcours d’une extrémité à l’autre de l’oeuvre. Il s’agit, comme le dit l’origine latine du mot, transversare, de « remuer en travers », de prendre les chemins de traverse de l’oeuvre, afin d’en saisir tous les échos. C’est tout autant se frayer un passage à travers un ensemble que s’ouvrir à ce qui passe par l’esprit.

Pour lors, avec la traversée embarquent d’autres mots : passages, seuils, portes. Ce numéro, qui tente de saisir une partie de la pensée-vision de l’oeuvre quignardienne, est aussi une porte à plusieurs battants, qui offre, à mesure qu’elle s’ouvre, des lectures divergentes, émancipantes, constructives. Et, sans doute, il fait écho à ces mêmes questionnements que développe Pascal Quignard dans son oeuvre : la littérature comme porte ouvrant sur une autre relation au monde ; l’oeuvre comme opus incertum ; la dynamique rêve-réalité ; une réflexion sur les « frontières catégoriques », humaines, sexuelles, littéraires ; la question de la lecture et de l’écriture, et avec elle, la poétique, la rhétorique, la linguistique ; le païen, le sacré, le profane ; le diabolique dans la peinture et dans le texte, le feu et « ce qu’on allume dans le monde avec le temps[1] ».

Il en va de la composition de ce numéro comme des livres de Pascal Quignard, et nous avons choisi de laisser le lecteur libre de le traverser comme il l’entend. Tout comme pour ce liminaire, il n’y a pas d’ordre préétabli : les textes sont offerts à la méditation du lecteur et à l’errance de la lecture comme de la pensée. Il s’agit ainsi de suivre les cheminements et entrelacs de la lecture et de l’écriture, de prendre des chemins de traverse, et de suivre ce que prône l’oeuvre de Pascal Quignard inlassablement : se laisser aller au désarçonné, faire place à de nouveaux passages, chercher de nouvelles configurations, déjouer les règles et les ordres, et se vouer à la dynamique d’insubordination.

Lire Pascal Quignard, alors, c’est bien sûr s’interroger, en dialogue avec l’oeuvre du pseudo-Longin, sur le dépassement des limites et sur le foudroiement. Gilles Declercq, dans les pages qui suivent, met justement au jour une poétique de l’art quignardien en s’appuyant sur les différents traités à travers lesquels Pascal Quignard tente d’appréhender la notion de sublime. Il montre ensuite les prolongements de cette réflexion sur la pratique même de l’auteur et développe l’idée d’une forme-sens, en étudiant le travail effectué sur les fragments et en analysant le laconisme défini comme un style soustractif. L’idée qui sous-tend cette réflexion est que, malgré les apparentes ruptures, il apparaît toujours une ligature plus profonde.

À considérer la perspective adoptée par Gaspard Turin, il s’agit de « plonger du bord de la langue » pour questionner les limites de la phrase quignardienne à partir de certaines formes récurrentes : brachylogies, asyndètes, fragments… Son article dresse une cartographie des formes disjonctives et choisit de questionner le surgissement paradoxal de l’imprévisibilité ou de l’indécidable dans cette oeuvre, en en montrant toute la maîtrise. Il y a en effet une esthétique quignardienne, des choix formels précis et une rhétorique qui ne doivent rien au hasard et à l’indécidable, tout comme il y a une ontologie propre au roman. Or, s’ouvrir au récit, à la langue, c’est aussi s’ouvrir à la surprise de l’écriture, laisser passage à ce qui est dans le surgissement, malgré, en dépit de, au-delà de toute maîtrise.

Il n’empêche que les livres de Pascal Quignard ont leur dynamique intrinsèque, la pensée s’y exprime par à-coups, tantôt occulte, tantôt jaillissante. Elle est dans le temps même du passage, et l’écrivain, dans le rapport à la langue, aux récits, à la vie, est le passeur. Réinventer le présent tout en faisant surgir le passé dans le geste brûlant de l’écriture, tel serait l’enjeu du livre. Et de fait, l’écriture brûle, le feu consume la feuille, les livres, les doigts qui écrivent. Les livres de Pascal Quignard sont l’inscription à vif de ce qui nous consume. Telle est, en tout cas, la thèse que défend Stéphanie Boulard ici même, dans un article où elle (re)lit le Requiem de Pascal Quignard sous cet angle, en prêtant une attention toute particulière au personnage et au nom de la Sibylle, et où elle montre comment ce personnage païen habite l’oeuvre depuis longtemps, continuant de l’habiter dans d’autres textes (notamment dans La haine de la musique, Pour trouver les enfers, Critique, Lycophron, Quartier de la transportation). Et, avec la Sibylle, à travers elle, cet écartèlement entre le monde des morts et celui des vivants, la question de la contestation, de l’énergie vitale qui traverse l’oeuvre, face à la question de la délivrance, du désir de mourir.

Ce sont des thématiques communes qui apparaissent dans l’analyse que propose Stella Spriet et où rejaillit aussi le motif du feu, alors que l’auteur se demande s’il faut brûler les livres ou les lecteurs. Le thème du passage y est exploré selon une double dynamique, puisque le lecteur fasciné quitte soudainement le monde de la « non-vie » pour intégrer un autre royaume. Il fait alors l’expérience de la perte, emporté par le livre qui opère un « rapt de l’âme », et est donc toujours à la fois présent et absent, se tenant sans cesse au bord du gouffre. Si la réflexion sur la lecture innerve l’oeuvre de Quignard, celle-ci se reflète également sur sa pratique, car c’est à partir de ses lectures qu’il tisse son univers poïétique. Son travail, qui peut être perçu comme un creuset des voix et des oeuvres, est en effet caractérisé par son extraordinaire force d’accueil.

Et, sans doute, les questions qui reviennent d’un livre à l’autre reviennent aussi d’un article à l’autre. C’est le franchissement de la porte qui ouvre sur le réel et sur la mort.

« La porte est ouverte », lit-on en effet dans Les désarçonnés, c’est-à-dire, précise Pascal Quignard : « Tuez-vous quand vous voulez ! La nature tend une porte sans cesse ouverte à votre corps tant qu’il a la puissance de respirer, de courir, de bondir ! Tuez-vous dès que vous souffrez[2] ! » À cette anticipation libre sur l’inéluctable, Chantal Lapeyre-Desmaison associe le nom de profanation, pour dire cet acte qui témoigne d’une libre décision prenant pouvoir sur l’impossible. Et, avec la profanation, vient, antinomique et solidaire, le sacré. Aussi étudie-t-elle le passage entre ces deux champs et ce qu’elle appelle les « dispositifs » mis en place dans l’oeuvre quignardienne qui, à l’instar de rites, assureraient le passage d’une sphère à l’autre. Mais penser de manière dynamique le sens de la tension entre sacré et profane dans la période contemporaine n’est pas la seule ambition de cet article qui explore aussi tout ce qui « fait seuil » dans ce que vit un corps, dans la lecture, face à un tableau, un livre, un morceau de musique, dans la pensée. Ainsi le sacré ne serait pas seulement associé à des frontières, des passages, des seuils, mais aussi à des êtres, des objets, des lieux.

Ainsi, chacune des études de ce recueil questionne à sa manière les différents seuils de l’oeuvre, les traces d’un passage. Celles picturales ou scénographiques. Celles anecdotiques. Celles artistiques ou philosophiques, comme dans l’article de Léa Vuong, qui s’intéresse aux dialogues que l’oeuvre quignardienne entretient avec d’autres arts, tels la musique, la danse et les arts visuels, mais aussi avec les fragments de texte et les figures qui nourrissent et influencent l’oeuvre : Roland Barthes, Walter Benjamin, Carlotta Ikeda, Pierre Skira. En s’appuyant sur la notion de « ruinophilie » développée par Svetlana Boym, Léa Vuong expose le motif omniprésent de la ruine chez Pascal Quignard. La ruine, les « sordes », les fragments, les lambeaux touchent au corps, physique ou poétique, comme au support matériel de l’écriture. Elle montre ainsi comment la représentation des ruines que proposent les textes de Pascal Quignard s’appuie sur un dialogue implicite entre l’écriture et les arts visuels.

Mais il y a encore les traces de l’humain et de l’autobiographique, comme le rappelle à son tour Agnès Cousin de Ravel, pour qui les livres que Pascal Quignard publie, sans pour autant tenir de la pratique de l’autofiction, se nourrissent néanmoins des événements marquants de sa vie — naissance, sexualité, emprise maternelle, rencontres. Il est vrai que des motifs qui traversent l’oeuvre quignardienne recoupent certains détails de la vie de l’écrivain. Ainsi l’exploration étymologique, l’amour des langues anciennes, dites « mortes », la passion pour les mythes, la pratique du désarçonnement.

Il y a celles, enfin, du féminin. Autant de portes ouvertes ou fermées. Portes étranges que sont les livres de Pascal Quignard, qui, en voulant nous faire toucher l’origine, entreprennent de faire surgir la voix perdue, de plus en plus abyssale. Du reste, c’est à partir de la notion de porte, que Xavier Martin propose d’étudier la dynamique de la relation hommes-femmes dans l’oeuvre de Pascal Quignard : porte fermée/porte ouverte, porte mortelle/porte maternelle, porte du féminin/porte du paradis, etc. C’est à ces fermetures que les personnages des romans de Pascal Quignard se heurtent, c’est dans ces ouvertures qu’ils s’engouffrent. Vers l’inconnu, le désir de métamorphose, la re-naissance, le logos. Avec cette façon qu’a Pascal Quignard de penser, sans concept, tout entier dans le « désir de ne porter attention que sur les relations polarisées, angoissantes, intenses qui animent les rêves et qui vivent sous les mots[3] ».

La porte, nous rappelle Mireille Calle-Gruber dans le Dictionnaire sauvage. Pascal Quignard[4], est signifiée par la lettre d qui, comme l’indique le Theological Wordbook of the Old Testament, renvoie à la lettre delta, empruntée à l’hébreu daleth, qui signifie aussi « leaf » (« feuille ») et « writing tablet » (« sur ce qu’on peut écrire »). C’est cette porte qui s’ouvre sur la littérature, dans l’origine du mot, dans ce qui remonte du plus ancien et qui traverse l’appareil de mémoire, qui remonte dans l’écriture quignardienne sur laquelle il reste encore tant à penser et tant à écrire.