Corps de l’article

Le 31 décembre 1968, paraissait chez Vialetay dans la collection « Prestige de l’Académie française », dont le directeur était alors Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de la vénérable institution, une anthologie intitulée Poésies baroques de Marc-Antoine Girard Sieur de Saint-Amant, préfacée par Jules Romains, autre membre de l’Académie. Le mode d’édition de cet ouvrage est très soigné et témoigne d’un effort de l’éditeur pour marquer l’accord entre l’objet-livre et la gloire de son origine institutionnelle : couverture et tranche rouges et dorées, culs-de-lampe, lettrines et rinceaux, autant d’ornements qui concourent à procurer au lecteur une impression de distinction et même de luxe, comme la justification du tirage le précise également en augmentant le caractère de rareté de l’ouvrage[2], ainsi que son cachet d’époque. En effet, on retrouve plusieurs images pleine page, d’une très bonne qualité graphique, qui contribuent à produire un effet de sérieux ; ces gravures proviennent toutes du Cabinet des Estampes de la Bibliothèque nationale de France (BnF), tandis que les deux pages de titre d’oeuvres de Saint-Amant retenues sont issues d’éditions également conservées à la BnF. La première est celle de la Seconde partie des Oeuvres ; la seconde, celle du Moyse sauvé, porte pour légende : « fac-similé d’une des rares signatures de Saint-Amant avec envoi figurant sur la page de titre d’une édition du xviie siècle » (PB, p. 225). L’intention est ici double : d’une part, il s’agit de témoigner de recherches en bibliothèque, et donc de la nature quasi universitaire du travail livré au lecteur ; d’autre part, l’objectif est d’asseoir la dimension bibliophilique du volume, ces deux aspects fonctionnant en synergie pour valoriser le livre, dans une optique commerciale. C’est également la raison pour laquelle le descriptif détaillé qui suit, placé à la toute fin du livre, s’attarde longuement sur la répartition des tâches, comme pour rendre compte de la fabrication d’un ouvrage selon le modèle d’un atelier d’imprimeur du xviie siècle :

Le présent volume de la collection « Prestige de l’Académie Française » établie d’après une idée de Jacques Vialetay, éditeur à Paris, et réalisée par lui avec l’aide de Daniel Oster a été achevé d’imprimer le 31 décembre 1968. Alfred Perrot a mené à bien la mise en pages de la composition en Garamond de corps 12 faite par Gerbaud, suivant une maquette d’Henri Jonquières, et le tirage sur les presses de l’Imprimerie Daragnès, Paul Meunier étant directeur. Les documents qui agrémentent l’ouvrage ont été recherchés au Cabinet des Estampes sous la direction de son Conservateur M. Jean Adhémar. Ils ont été reproduits par Roger Dubourg, imprimeur à Paris. Le fer de la dorure est celui de l’exemplaire de l’« Histoire de l’Académie française » (Pellisson, 1654) conservé à la bibliothèque de l’Institut, dont la reproduction par autorisation exceptionnelle, a été gravée par Michel Vincent. Les gardes en couleurs sont de Duval et la reliure a été réalisée à Dreux sous la direction de Jean Germain et de Éric Berthault. Le texte de cette édition reproduit celui des éditions de 1651 et de 1658. Les notes sont celles de l’édition de Ch.-L. Livet de 1855.

PB, n. p.

Ce passage atteste de l’excellence éditoriale qui a présidé à la fabrication du livre, en rendant compte du désir de faire de ce dernier une pièce à la gloire de l’Académie française, ce dont témoigne également, du reste, le choix explicite de s’inscrire dans la filiation de Pellisson : il est manifeste que ce projet éditorial revendique une fabrication artisanale très éloignée de l’édition de masse. Mais ces signes d’intemporalité révèlent la stratégie éditoriale bien actuelle du libraire ; son objectif est ici de marquer la rareté du volume anthologique, en un double sens : rareté de l’auteur choisi et rareté du procédé d’édition. Dans cette perspective, l’ajout par Daniel Oster des « Remarques sur la Rome ridicule », placées à la suite du choix de textes, et la justification qu’il en donne sont symptomatiques : « [N]ous donnons sans les séparer, pour plus de fidélité, ces remarques, que nous trouvons au tome xiii, p. 969-976, des manuscrits de Conrart, collection grand in-fol » (PB, note de la p. 259). S’ajoutant aux gravures tirées du Cabinet des Estampes, au modèle de Pellisson et aux éléments bibliophiliques évoqués ci-dessus, cette trouvaille érudite semble augmenter encore la valeur intellectuelle et historique de l’ouvrage. Enfin, la citation d’Antoine Adam, tirée de son Histoire de la littérature française au xviie siècle et positionnée entre la préface et la biographie de Saint-Amant, ajoute encore au statut universitaire affecté par l’anthologie :

Son influence fut considérable. On la retrouve partout à cette époque […]. Il est presque certainement le premier qui ait montré le parti que notre poésie pouvait tirer de Marino, et il est très possible que, sans lui, ni Tristan, ni Malleville, ni Scudéry ne seraient allés chercher tant d’inspirations chez le poète italien. C’est lui aussi qui a enseigné sans se lasser que la poésie était une peinture vivante, qu’elle avait pour objet, moins de manier des idées générales et abstraites que de charmer l’imagination. Tout le courant de la poésie descriptive qu’on observe à cette époque est venu de lui.

PB, p. xvii

Spécialisation intellectuelle et jouissance bibliophilique s’allient donc ici pour produire un véritable effet de passé, les ornements figuratifs, qualifiés d’« agréments » dans le descriptif détaillé des tâches éditoriales, venant compléter cet air d’époque. De fait, les gravures représentent des lieux que Saint-Amant évoque ; vue et perspective du Pont-Neuf, mais surtout plusieurs vues de Rome : d’ensemble ou depuis le Capitole, via le château Saint-Ange ou encore les ruines des Thermes, le lecteur a droit à un véritable reportage illustré sur la Rome du xviie siècle, ce qui s’inscrit tout naturellement dans le projet publicitaire de l’ouvrage, exhibant ostensiblement le passé pour le rendre attrayant, comme le montre le second type de gravures retenues. La plupart sont empruntées à Bonnart et représentent des métiers en rapport avec la réalité sociale supposément décrite par Saint-Amant : « La crieuse de petits fromages » (PB, p. 106) et « Le crieur de melon » (PB, p. 138) sont emblématiques de cette mise en rapport quasi explicite des images avec certains textes, qu’elles sont appelées à illustrer alors qu’elles ne voisinent pas avec ceux-ci. Ainsi, la première renvoie, dans l’esprit de l’éditeur, au Cantal (PB, p. 181-183) et la seconde, au Melon (PB, p. 143-153). Pareillement, « Les Vendanges » (PB, n. p.) et « La Moisson » (PB, n. p.) se réfèrent respectivement à La Vigne (PB, p. 126-132) et au Sonnet sur la moisson d’un lieu proche de Paris (PB, p. 217-218), la gravure anonyme d’un Bacchus (PB, p. 131), insérée au milieu du premier de ces deux poèmes, venant surdéterminer l’image d’Épinal d’un poète ivrogne, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir.

À lire son titre, on pourrait en déduire que l’anthologie s’inscrit dans le courant baroquiste, ce qui n’aurait rien d’étonnant pour l’époque, puisque comme le note Guillaume Peureux :

L’enthousiasme provoqué par le phénomène baroque dans les années 1960 et 1970 a d’abord renouvelé l’intérêt pour cette poésie longtemps considérée comme mineure et trop inégale pour occuper le temps des chercheurs. À l’image de son objet, cette critique protéiforme en a aussi prudemment respecté la diversité fondamentale, évitant ainsi de lui imposer un sens et une unité qu’elle jugeait sans doute baroques, donc improbables[3].

Or, l’adjectif « baroques » est en italique aussi bien sur la page de titre que sur celle précédant la citation d’Antoine Adam. Dans un premier temps, l’usage de cette graphie marquée entretient un doute volontaire sur le sens du mot : baroque est-il vraiment employable et que signifie-t-il au juste ? Un second niveau de lecture recouvre le sème de l’étrangeté, qui a longtemps été attribué au terme[4] ; l’indéfini se double donc d’étrangeté pour indiquer un troisième niveau de lecture, qui concorde avec l’objectif publicitaire de l’éditeur : il s’agit, à nouveau, d’évoquer la rareté. L’italique imposé à « baroques » sort ces poésies de l’ordinaire et les rend délectables. Par conséquent, il semble que Vialetay ait voulu tirer parti de la vague baroque[5], en profitant de la présence du mot sur la scène médiatique contemporaine[6]. En effet, il n’est pas loisible de chercher dans cette anthologie une vision baroquiste de la poésie de Saint-Amant, ni même une quelconque définition du terme, dans la mesure où le mot n’apparaît pas une seule fois dans la préface de Jules Romains. En lieu et place, on observe une construction prosopographique assimilant la vie et l’oeuvre dans une perspective axiologique.

L’homme pour l’oeuvre : biographie et clichés historiographiques

La préface de Jules Romains, intitulée « Saint-Amant et son temps », vérifie d’entrée de jeu l’analyse de Guillaume Peureux sur la « confusion », dans la lecture du poète, « entre une vie originale et l’oeuvre qui semble en émaner directement[7] ». L’écrivain attaque ainsi sa préface :

L’importance des éléments biographiques dans la connaissance que nous prenons d’un écrivain est très inégale. Il y a ceux dont l’oeuvre compte surtout et trouve son explication en elle-même. Les épisodes principaux de leur vie sont marqués par leurs oeuvres. À quelle date et dans quelles conditions ont-elles été conçues ? Comment sont-elles nées l’une de l’autre ? Apportaient-elles quelque chose de nouveau dans l’inspiration ou dans la facture ? Laissaient-elles prévoir des oeuvres ultérieures ? et de quel caractère ? Chez d’autres au contraire la production semble commandée par les évènements de la vie réelle. Un livre correspond à une étape de leur biographie ; et à la rigueur les changements d’un livre au suivant ne sont explicables que par elle.

PB, p. v

Ces considérations sont à l’évidence une introduction en forme de légitimation de la doxa critique de « l’homme et l’oeuvre » : « Saint-Amant est un bon exemple de cette liaison entre la vie et l’oeuvre » (PB, p. v-vi). Celle-ci est renforcée par la reprise du cliché historiographique sur l’ignorance des humanités dont le préfacier incrimine le poète : « [S]a formation est très incomplète. Il n’étudie ni le latin ni le grec, ce qui, au lendemain de la Renaissance, est singulier pour un jeune homme de sa condition » (PB, p. vii). Cette lacune est certes contrebalancée par l’évocation de sa « pratique aisée des langues étrangères vivantes », aussitôt relativisée par des effets de modalisation : « [D]u moins l’idée précise qu’elles existent, qu’elles ont les mêmes droits que la nôtre, les mêmes aptitudes, en principe, à s’exprimer par une littérature » (PB, p. vii). Puis par cette notation, qui va jusqu’à anéantir l’idée même de « pratique aisée » qui semblait devoir racheter le poète : « Il séjourne à Rome, sans éprouver pour la ville des Papes le moindre respect conventionnel. Il a dès lors non seulement voyagé mais vécu dans trois des principaux pays qui, outre la France, forment l’Europe occidentale. Il en comprend et en parle tant bien que mal les langues » (PB, p. x).

Outre le réemploi d’un cliché biographique susceptible de rabaisser le mérite du poète, Romains accrédite une erreur factuelle : « [E]n 1624, la Solitude est terminée. Le poète Théophile donne l’hospitalité à ce poème dans un recueil collectif qu’il publie » (PB, p. viii). Bien entendu, Théophile de Viau n’a jamais eu aucune responsabilité éditoriale de cet ordre, d’autant qu’en 1624, il moisit à la Conciergerie : de toute évidence, Romains n’a eu accès qu’à des sources anciennes – l’édition Livet de 1855, dont les notes sont reprises telles quelles, comme le signale en toute transparence l’éditeur (« les notes sont celles de l’édition de Ch.-L. Livet de 1855 » ; PB, n. p.) –, ce qui contribue à remettre en question le sérieux affiché de l’ouvrage.

De plus, comme on a déjà pu le noter, les gravures concourent fortement à reprendre et à véhiculer la légende d’un Saint-Amant ivrogne : le Bacchus mais aussi la gravure anonyme « Le cabaretier » ainsi que celle de Mariette portant pour titre « Je veux mourir au cabaret » insistent lourdement sur cet aspect de l’oeuvre de Saint-Amant, assimilé à une vérité biographique, de sorte que cette « figure bohème » devient « un prisme déformant lors de la lecture de l’oeuvre[8] ». Cette représentation caricaturale est toutefois prise en charge par le préfacier qui s’emploie, sinon à la justifier, du moins à la relativiser :

En 1627 il vient à Paris, et se signale bientôt par ses débauches quotidiennes. La réputation qu’il consolide ainsi ne nuit pas à celle qu’il a comme poète. Car il entre alors dans la définition de l’homme de lettres accompli le goût de courir les filles et de l’ivrognerie. Cette existence dissolue ne l’empêche d’ailleurs point d’aimer les voyages, ni de se mêler aux pourparlers et aux intrigues qui préparent la fondation de l’Académie française, dont il sera l’un des membres.

PB, p. ix-x

Le ton volontiers patelin de la narration biographique a ici une fonction triple : placer l’information attendue – Saint-Amant était un académicien –, relativiser la vie de débauche embarrassante qui lui est prêtée, afin de ne pas entacher la réputation de l’Académie et, enfin, se concilier les bonnes grâces d’un lectorat selon toute vraisemblance exclusivement masculin, en ironisant sur les moeurs « littéraires » de l’ancien temps. Cependant, les adjectifs et substantifs axiologiques (« dissolue », « ivrognerie ») signalent en filigrane la condamnation morale. Pour parvenir à ses fins, Romains va donc se rabattre sur l’itinéraire social du poète.

L’unanimisme de la critique : un discours social ?

La préface du fondateur de l’unanimisme constitue en effet un véritable roman de l’ascension sociale par les lettres, Saint-Amant devenant un personnage balzacien avant l’heure. Ainsi, tout commence par l’empreinte du « milieu » : « Notre Saint-Amant avait donc de qui tenir. Il respirait dans sa famille le goût de l’aventure, le mépris du péril, la curiosité des pays lointains, outre l’habitude de frayer avec les grands personnages et d’être traité par eux en homme de confiance » (PB, p. vii). À nouveau, la familiarité ostensible du narrateur (« Notre Saint-Amant avait donc de qui tenir ») rabaisse le poète, tout en recherchant la lecture connivente d’un public censé être amusé par les frasques évoquées. L’alcoolisme de Saint-Amant (« Car il entre alors dans la définition de l’homme de lettres accompli le goût de courir les filles et de l’ivrognerie ») ne fait pas obstacle à son désir d’ascension sociale à peine voilé, le poète étant considéré par Romains comme le double de son père, présenté lui aussi comme un factotum, voire un bouffon au service des « grands » :

Il sort d’une famille aisée, mais de noblesse très incertaine. Son père est un gentilhomme de fortune, ou pour mieux dire un bourgeois qui a trouvé dans l’aventure, et une aventure peu commune, l’occasion de se distinguer et d’approcher les grands. Ce père est en effet depuis bien des années chef d’une escadre de la reine d’Angleterre Elisabeth. Ce commandement, en même temps qu’il lui procure la facilité de connaître des pays lointains, l’expose à de sérieuses traverses. Il est fait prisonnier à Constantinople et y reste trois ans.

PB, p. vi

Dès lors, Romains peut exposer ouvertement ce qu’il considère être l’ambition sociale de Saint-Amant, en notant que ce dernier « s’est toujours arrangé pour avoir des amis et des protecteurs hauts placés » (PB, p. x), ou encore en remarquant que sa « carrière de diplomate officieux ne détourne point Saint-Amant de veiller à ses intérêts en France » (PB, p. xi). Plus encore, l’écrivain brosse un portrait peu flatteur du poète, qu’il donne pour un opportuniste et un calculateur :

Dès 1638 il avait été élevé par le chancelier Séguier à la dignité de gentilhomme verrier, distinction à la fois flatteuse et lucrative. Après cette date les évènements politiques avaient continué à se dérouler en France, sans obliger Saint-Amant à prendre parti. (La bastonnade dont il fut victime, de la part du prince de Condé, n’était qu’un fâcheux accident.) Il avait, sinon esquivé les pires moments de la Fronde, du moins assisté en témoin détaché au remplacement de Richelieu par Mazarin, et de Louis XIII par l’enfant Louis XIV.

PB, p. xi

La conclusion est un apparent paradoxe : « [A]u total sa situation matérielle est prospère, et solidement appuyée. Sa vie de bohème l’a conduit à tout autre chose que le dénuement » (PB, p. xii). Saint-Amant, aux yeux de Romains, fournit l’exemple unique d’un auteur ayant su concilier goût de la débauche et finesse du sens politique afin de parvenir à s’élever dans la hiérarchie sociale de son temps. De telles analyses impliquent un retour au baroque, qui pour n’être jamais mentionné par le préfacier n’en est pas moins omniprésent.

Un « goût » antibaroque : morale, publicité et classicisme

En effet, Romains, empreint de « la bienveillance légèrement paternaliste de la critique du xixe siècle[9] », brocarde ouvertement, au sujet de La Solitude, « la tendance à l’amplification, qui n’est pas encore choquante dans ce poème, mais à laquelle il [Saint-Amant] cèdera plus tard sans mesure, au point de harasser le lecteur actuel » (PB, p. ix). Un tel reproche épingle manifestement « l’art descriptif[10] » du poète, faiblesse mettant à mal l’unité classique, que Romains a pour modèle et horizon. Si un tel rejet du baroque n’a rien d’étonnant dans la mesure où de nombreux critiques et écrivains sont encore de fervents adeptes du classicisme dans les années 1960, il est en revanche plus intéressant que Romains assimile implicitement la vie aventureuse de Saint-Amant à une manifestation du « baroque », afin de discréditer ce dernier : « Cette éducation autonome le mettait à l’abri des préjugés de décence bourgeoise qui cherchaient déjà à se rassembler en un corps de moralité. Les gens avec lesquels il se sent de plain-pied sont les grands seigneurs fanfarons de débauche » (PB, p. vii-viii).

En tant que « débauché », Saint-Amant appartient, aux yeux du préfacier, au camp des libertins. Une telle association entraîne logiquement une narration assez proche d’un reportage médiatique lorsque Romains évoque le voyage de Pologne de 1649 :

Il reste deux ans à Varsovie, et y est comblé de faveurs par la reine, qui le nomme conseiller d’État et gentilhomme ordinaire de sa chambre. La chronique ne dit point si ces faveurs de la reine prirent un caractère plus intime ; et si notre ivrogne parisien fut à sa façon le successeur de Ladislas. Mais il n’est pas blasphématoire de l’imaginer.

PB, p. xi

L’anecdote grivoise colportée ici vise clairement une résonance mondaine : Romains prétend dévoiler les dessous sexuels du Grand Siècle, en inventant une histoire affriolante pour des lecteurs en mal de sensation. En outre, les jeux de rinceaux ne sont pas sans ambiguïté ; si on les retrouve comme de juste à plusieurs reprises dans l’économie du livre, il n’est pas indifférent que deux d’entre eux, mettant en scène des corps lascifs, surplombent des textes tels que « Le Palais de la Volupté », « La Jouyssance » ou encore « La Chambre du débauché ». Redoublant le texte préfaciel, ces rinceaux exhibent avec ostentation le libertinage pour appâter le lecteur, tout en condamnant ce comportement, dans le même temps, au nom de la morale classique. En effet, Romains rattache Saint-Amant à la « gauloiserie » et l’oppose explicitement au classicisme : le baroque devient à la fois un repoussoir moral et un réservoir de faits croustillants à jeter en pâture au lecteur, avec une ambivalence qui n’est pas sans rappeler l’attitude simultanément comminatoire et fascinée de Frédéric Lachèvre au début du siècle à l’égard des libertins qu’il éditait :

Cette lecture de Saint-Amant nous amène à nous poser diverses questions dont celle-ci : à quelles traditions se rattache-t-il ? Quels sont ses ancêtres littéraires ? Ronsard et du Bellay, si l’on veut ; mais étant bien entendu qu’il leur emprunte surtout le respect des modèles antiques, le culte de la perfection formelle et la tendance générale d’esprit que désigne le mot d’humanisme. Ses vrais ancêtres sont Marot, Rabelais et, dans une génération toute voisine de la sienne, Mathurin Régnier. Bien que les successeurs de Malherbe aient triomphé, Saint-Amant n’a-t-il pas eu des successeurs qui maintenaient dans l’esprit français une tradition plus libre, un réalisme plus quotidien, en un mot une veine plus conforme aux origines gauloises, qui l’eût préservé d’une glissade vers le solennel et le compassé ? Si, assurément. Et il suffit de se poser la question pour qu’on pense aussitôt à La Fontaine et même, dans une certaine mesure, à des membres illustres de l’école de 1660, comme Molière et le Boileau des Satires ou celui du Lutrin .

PB, p. xiv-xv

En accord avec la théorie du classicisme civilisateur, Romains fait de Saint-Amant un simple précurseur, un chaînon dans l’héritage de la gauloiserie, dont il pratique la veine grossière alors que La Fontaine, Molière et Boileau illustreront sa veine noble[11].

Le rejet du baroque se manifeste par ailleurs à l’échelle nationale : en évoquant à nouveau l’opportunisme de Saint-Amant cherchant à « compléter sa panoplie d’Européen » (PB, p. x), Romains active un reproche latent dans un passage précédent de sa préface, lorsqu’il évoque l’indifférence du poète à l’égard des affaires politiques de la France, en particulier au sujet de la Fronde. Tout préoccupé de se construire une réputation européenne et de profiter des bénéfices afférents, Saint-Amant serait l’exemple, emblématique du baroque, d’un auteur cosmopolite déraciné et ingrat à l’égard de sa patrie[12], au contraire de l’écrivain classique, incarnant la nation et enraciné en son sein :

Nous tendons à croire que l’évolution de la littérature française a eu quelque chose d’inévitable. Au xvie siècle semble avoir succédé d’un mouvement naturel le Grand Siècle classique. Dans cette marche du temps l’époque de Louis XIII apparaît comme une transition un peu brouillonne. Il s’agit pour elle de liquider les séquelles de la Renaissance et de préparer l’avènement des suprêmes chefs-d’oeuvre, l’épanouissement de la sérénité. Or en fait il s’est joué, dans la première moitié du xviie siècle, une partie décisive, dont le résultat n’était point inévitable. Notre littérature a choisi entre deux orientations. Et certains hommes ont eu un rôle important dans ce choix. L’on peut dire sans exagération que, si Malherbe et deux ou trois de ses amis ne s’étaient pas imposés à l’admiration générale, le sort ultérieur de nos lettres, et la couleur d’ensemble de notre esprit national, eussent été différents. Sans doute le goût du public et le succès qu’il fit aux oeuvres ont compté dans l’affaire. Mais ce goût et ce succès ont été influencés par un facteur individuel, qui était le talent, et l’habileté à plaire, de chaque écrivain. Si la perfection souvent éclatante d’un Malherbe, par exemple, ou d’un François Maynard avait été remplacée par des qualités tout juste honorables, les partisans de la tendance qu’ils représentaient auraient été moins sûrs d’avoir raison, et le classicisme lui-même n’eût pas eu le courage de s’instituer.

PB, p. xiii-xiv

La condamnation de l’ambition sociale, prolongée en condamnation stylistique puis morale débouche par conséquent sur une dénonciation patriotique, qui rend compte d’une certaine vision de la nation, que le baroque, de par sa nature foncièrement européenne, mettrait à mal. Saint-Amant, « préfiguration d’un grand Européen », est opposé à l’esprit français du xviie siècle et déporté, pour ainsi dire, au xviiie siècle afin de l’empêcher de nuire au mythe du Grand Siècle :

Si l’on jette sur cette vie de poète un regard d’ensemble, on est forcé de convenir d’abord, comme nous le disions plus haut, que l’évènement vécu a tenu chez lui une place essentielle ; ensuite que ce à quoi on est tenté de penser le plus, c’est à de grands écrivains du xviiie siècle ; à ce temps extraordinaire où une Catherine II trouvait tout naturel de demander à Voltaire des conseils de politique générale, à Diderot de venir sur place lui enseigner l’art de gouverner ; où Frédéric II soumettait à Voltaire ses essais de versification française ; où Mozart parcourait l’Europe occidentale à la recherche du meilleur public. Saint-Amant a bien été, en un certain sens, la préfiguration d’un grand Européen. Son style de vie lui donne cette place dans l’histoire générale. Mais son oeuvre elle-même lui en donne une autre dans l’histoire de l’esprit et des lettres.

PB, p. xii-xiii

De plus, afin de s’assurer de la stabilité et de la pérennité de ce mythe classique, Romains étend son arc de lecture transhistorique en faisant de Saint-Amant un romantique avant l’heure :

C’est à cela que nous devons penser en lisant Saint-Amant. Quand un vers, une strophe, et les sentiments qui s’y expriment, nous étonnent soudain par ce qu’ils ont de moderne, de préromantique, nous devons nous rappeler que l’esprit français de la première moitié du xviie contenait des doses non négligeables de modernité et de romantisme.

PB, p. xiv

Enfin, le préfacier parachève son travail de sauvegarde et de protection du canon classique, en imaginant un Grand Siècle devenu baroque, et en le présentant comme une sorte de dystopie :

Une autre question est celle-ci : supposons que les choses aient tourné différemment. Que ce soit le courant « gaulois » (au sens large du mot) qui l’ait emporté. Quelle aurait été la physionomie prise au cours des siècles suivants par notre littérature ? Elle ne serait sans doute pas devenue le modèle de bon goût, de naturel, de perfection raisonnable que toute l’Europe a entouré de vénération. Elle eût peut-être proposé à l’admiration universelle, pendant la durée de la période classique, des génies plus complets, restés plus près de la verve populaire. Elle serait arrivée au romantisme sans avoir eu besoin de rompre avec son passé. Il est permis de faire des hypothèses et même de rêver un peu.

PB, p. xv

On saisit par conséquent le sens de l’absence du mot baroque dans la préface : simple outil publicitaire destiné à faire office de levier et à assurer l’attrait du lecteur pour le volume, il peut être éliminé du discours d’escorte assez rapidement dès lors qu’est établie son assimilation à l’esprit gaulois, moralement condamnable mais susceptible d’émoustiller des lecteurs férus de l’Académie française et de la gloire de la nation française.

À cet égard, il est piquant de lire dans la « Biographie de Saint-Amant » rédigée par Daniel Oster, qui suit la préface de Romains, que Saint-Amant « fréquente peu l’Académie où il ne voit qu’une réunion de “doctes impudents” occupés à “clabauder en pédants sur des vétilles de grammaire” » (PB, p. xxxiii). Cette citation semble miner de l’intérieur la perspective classiciste de l’anthologie, puisqu’en apparence elle fait hiatus avec la préface de Jules Romains. Cependant, il convient de rappeler que Daniel Oster a reçu deux fois des récompenses de l’Académie française pour ses travaux : le Prix Bordin 1982 pour Monsieur Valéry et le Prix Henri Mondor 1997 pour La gloire. Par conséquent, il s’agit là davantage d’une pique connivente adressée à des gens de même société et de même esprit que d’une irrévérence baroquiste. Et de fait, Oster donne parfois l’impression de nuancer et de contrebalancer la préface de Romains, puisqu’à la fin de ce qui constitue essentiellement une liste d’évènements factuels ou tenus pour tels par l’auteur de la notice, ce dernier cite la diatribe de Boileau[13], avant d’ajouter : « Deux siècles plus tard, Théophile Gautier : “Saint-Amant est à coup sûr un très grand et très original poète, digne d’être cité entre les meilleurs dont la France puisse s’honorer…” » (Les Grotesques) (PB, p. xxv). Mais, en réalité, on a à cet instant en mémoire les propos de Romains sur le romantisme de Saint-Amant et leur objectif idéologique. On a donc davantage affaire à une biographie rédigée en miroir qu’à un hiatus entre Oster et Romains, d’autant que le premier va lui aussi dans le sens du carriérisme de Saint-Amant[14] :

Richelieu lui demande d’écrire une satire contre Charles-Emmanuel de Savoie, ce qu’il s’empresse de faire.

PB, p. xxi

Il prend soin d’adopter une attitude foncièrement apolitique.

PB, p. xxii

***

En somme, l’architecture de ce volume de « poésies baroques » dues à Saint-Amant constitue presque une machine de guerre contre le baroque. Car en investissant la vie du poète pour mieux la calquer sur son oeuvre, l’éditeur et ses collaborateurs ne se contentent pas de ré-énoncer des lieux communs classicistes : leur parti pris idéologique les conduit à voir dans le baroque un risque pour le mythe du Grand Siècle français et les porte à prendre les mesures qu’ils estiment nécessaires pour en circonscrire les effets. De ce point de vue, le dispositif de lecture mis en place est d’une ingéniosité remarquable, puisqu’en utilisant l’argument d’une vie dissolue et adonnée à la boisson ainsi que les images susceptibles de l’illustrer, les éditeurs renforcent l’attrait de l’ouvrage, tout en parvenant dans le même temps à défendre implicitement leur lecture idéologique du xviie siècle. En définitive, on observe ici combien le genre éditorial de l’anthologie est propice à ces manipulations historiographiques et à un investissement politique des usages des textes du passé. Il n’est d’ailleurs pas interdit de penser que la parution de l’anthologie le 31 décembre 1968 corresponde à un désir de boucler l’année des soulèvements étudiants par la restitution de l’ordre classique, victorieux du désordre baroque.