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La poésie représente actuellement la partie la plus négligée de l’immense production écrite de Jeanne Marie Guyon (1648-1717), figure traditionnellement associée au « crépuscule des mystiques » en France[1]. Ses près de neuf cents Poésies et cantiques spirituels sur divers sujets qui regardent la vie intérieure, ou l’esprit du vrai christianisme, publiés chez Henri Wettstein à Amsterdam en 1722[2], occupent pourtant quatre des trente-neuf volumes de la collection de ses oeuvres complètes commencée en 1713 par l’éditeur protestant Pierre Poiret (1646-1719)[3]. Mais la critique guyonienne, qu’elle soit théologienne, historienne ou littéraire, semble les avoir exclus de son canon, qui fait figurer en ses meilleures places des traités comme Le Moyen court et les Torrents spirituels, la Vie autobiographique, la correspondance ou les Explications de l’Ancien et du Nouveau Testament[4]. La poésie apparaît de la sorte comme un simple appendice de l’oeuvre, que l’on mentionne en passant[5], dont il servirait au mieux à rappeler certains thèmes ou circonstances biographiques en manifestant « l’intensité et la profondeur de l’expérience vécue[6] ». C’est comme si ce recueil était difficilement lisible autrement que comme la répétition expressive d’un sens plus clairement exprimé dans les écrits en prose ; comme si la tradition critique qui a su, depuis les travaux d’Henri Bremond dans la première moitié du xxe siècle, étudier les relations entre mystique et poésie, avait échoué à embrasser ce pan de l’oeuvre de Jeanne Guyon[7]. À cette exclusion critique de l’oeuvre poétique, qui a pu être accompagnée de jugements peu amènes sur sa qualité littéraire, minorant sa place dans l’oeuvre complet[8], s’ajoute l’exclusion éditoriale d’un recueil qui n’a fait l’objet d’aucune réédition depuis la reprise en 1790 de l’édition Poiret par le ministre lausannois Jean-Philippe Dutoit[9].

Il faut convenir que les quelque 1 350 pages du recueil des Poésies et cantiques spirituels, qui rassemble l’intégralité des sources manuscrites envoyées à l’éditeur par les « Amis de l’Auteur » (préface des PC I, p. vii), ont une ampleur capable de décourager les entreprises éditoriales[10]. Fruit d’un travail d’écriture de toute une vie[11], que Jeanne Guyon semble n’avoir jamais conçu en vue de former une oeuvre autonome, mais dans le but d’offrir à des destinataires choisis la possibilité de chanter un propos spirituel, le recueil imprimé de manière posthume ne se prête guère, par son tour répétitif, à une lecture suivie. Il encourage davantage des types de lectures qui peuvent paraître étrangères à nos compétences de lecteurs de poésie, en fonction des airs parodiés, aujourd’hui oubliés, rassemblés dans la « Table des airs de tous les cantiques » à la fin du quatrième volume, ou en fonction des « matières » théologiques ou spirituelles déployées dans la table correspondante[12].

Cette méconnaissance des usages auxquels se prêtait ce recueil, jointe à la désaffection critique dont il fait l’objet, permet peut-être d’expliquer que depuis 1790, la poésie de Jeanne Guyon n’a plus été donnée à lire que sous la forme de fragments. La courte anthologie des Poésies et cantiques spirituels de Jeanne Guyon que Marie-Louise Gondal fait paraître en 1995 sous le titre « Le chant de l’âme », dans le volume Le Moyen court et autres écrits spirituels. Une simplicité subversive[13], constitue à ce titre la tentative la plus aboutie de réédition du corpus poétique guyonien. La prise en compte des opérations de décontextualisation et de recontextualisation qui caractérisent le travail anthologique[14] revêt, s’agissant de ce corpus, une particulière acuité, dans la mesure où le projet de Marie-Louise Gondal vise à fournir de nouvelles coordonnées capables de rendre lisible ce qui peut s’apparenter à un monde oublié, dont aucune institution littéraire, religieuse ou patrimoniale ne s’est chargé d’assurer la transmission jusqu’à nous – si l’on excepte de rares anthologies. À cet égard, et comme nous souhaiterions le montrer, la décontextualisation relève de la négation et la recontextualisation, de la création : Marie-Louise Gondal ne se préoccupe pas tant de la signification historique de cette poésie que de sa portée dans le présent de sa ré-énonciation. Après avoir situé la démarche anthologique de Marie-Louise Gondal par rapport aux rares éditions contemporaines d’extraits de la poésie de Jeanne Guyon, nous mettrons en lumière la façon dont l’éditrice invente un corpus poétique qui soit en mesure de répondre à des enjeux spirituels contemporains.

Éditer la poésie de Jeanne Guyon

Une poésie en fragments

Le geste anthologique de Marie-Louise Gondal se distingue, par son ampleur, sa démarche et son originalité, des précédentes rééditions contemporaines de poèmes de Jeanne Guyon. La première de ces rééditions est à notre connaissance celle de dix-sept « poésies spirituelles » échangées avec François de Fénelon, que Maurice Masson fait figurer en 1907 à la fin de son Fénelon et Mme Guyon. Documents nouveaux et inédits[15]. L’éditeur s’efforce dans cet ouvrage de documenter et d’authentifier en philologue les pièces de la correspondance des deux auteurs. Celle-ci est encadrée au début du recueil par l’extrait d’un manuscrit inédit de la Vie de Jeanne Guyon, conservé aux Archives de Saint-Sulpice, relatif à la période traitée par la correspondance, et à la fin du recueil par les « poésies spirituelles » des deux auteurs, déjà incluses dans les Poésies et cantiques spirituels, et complétées par trois brouillons autographes de poèmes de Fénelon issus des mêmes archives. L’extraction de ces cantiques hors de leur contexte de publication, pour les présenter sous la forme d’un dialogue poétique de direction spirituelle où les pièces de Jeanne Guyon répondent à celles de Fénelon, vise à soutenir l’argumentation de l’éditeur, qui veut ajouter une pièce à sa démonstration de « l’authenticité de ces lettres » et de « l’influence de Mme Guyon sur son dirigé[16] ». Ce n’est d’ailleurs pas la figure alors discréditée de Jeanne Guyon qui retient l’intérêt de l’éditeur (qui précise dans l’avant-propos qu’il ne s’« intéress[e] pas à Mme Guyon pour elle-même[17] »), mais bien celle de François de Fénelon, ces poèmes étant chargés de fournir un éclairage complémentaire sur la nature de sa relation avec Jeanne Guyon, dans le cadre d’un débat savant animant les études féneloniennes[18].

C’est surtout à la faveur de la mode des anthologies de poésie française du xviie siècle, portée par le baroquisme de la seconde moitié du xxe siècle, que la poésie de Jeanne Guyon a su trouver une légitimation contemporaine, après avoir été ignorée dans les principales anthologies de poésie religieuse de la première moitié du xxe siècle, comme celles de Maurice Allem (1932) ou de Dominique Aury (1943)[19]. La place de la poésie de Jeanne Guyon n’en demeure pas moins fragile, pour des raisons qui tiennent sans doute aussi aux difficultés posées par la périodisation de l’oeuvre d’une autrice que sa proximité avec Fénelon et son rôle dans l’affaire du quiétisme ont rattachée aux études dix-septiémistes, alors que l’essentiel de ses écrits a été publié au xviiie siècle. Il faut ainsi des erreurs bibliographiques manifestes pour faire entrer la poésie de Jeanne Guyon dans le xviie siècle (comme le fait Robert Kanters, qui lui invente un « Recueil de Poésies spirituelles » de 1689[20]), ou une périodisation souple qui fasse d’elle la dernière des baroques, comme c’est le cas dans l’anthologie de Jean Rousset[21]. Quoi qu’il en soit, les rares occurrences de sa poésie dans les anthologies permettent de constater que la « légitimation » induite par l’opération anthologique n’a débouché sur aucune « émergence » de ce corpus dans le champ des institutions et des études littéraires[22].

C’est Jean Rousset qui a fait entrer la poésie de Jeanne Guyon dans les anthologies poétiques. Son Anthologie de la poésie baroque de 1961 comprend neuf cantiques ou extraits de cantiques de Jeanne Guyon, issus des trois premiers volumes des Poésies et cantiques spirituels. Inclus dans les sections « Bulle, balle, neige » (un cantique), « Oiseau, lucioles, vent » (deux extraits de cantiques) et « L’eau en mouvement » (un cantique), c’est surtout dans la section « Le brouillard et la clarté » qu’est ménagée, avec trois cantiques complets et deux extraits, la plus grande place au corpus poétique de Jeanne Guyon, dont les images caligineuses de la contemplation divine lui valent de côtoyer des poètes tels que Jean de Sponde, Jean de La Ceppède, Claude Hopil, Martial de Brives, Jean-Joseph Surin ou François Malaval.

Le choix de Jean Rousset a servi de modèle aux rares occurrences ultérieures de la poésie de Jeanne Guyon dans les anthologies poétiques. Robert Kanters se contente de reconduire la sélection de Jean Rousset, dont il reprend cinq des neuf extraits, sans s’épargner des commentaires désobligeants sur un recueil qu’il n’a manifestement pas lu[23]. L’anthologie de Marie-Louise Gondal comprend elle-même deux poèmes déjà édités dans celle de Jean Rousset. Quant à la sélection ultérieure de Jean-Pierre Chauveau pour son Anthologie de la poésie française du xviie siècle, parue en 2000 dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade[24] », elle est tributaire, sauf pour un poème, du choix des rééditions antérieures : trois des quatre poèmes de la section « Mme Guyon » figuraient déjà dans l’anthologie de Jean Rousset (un poème) et dans celle de Marie-Louise Gondal (trois poèmes), tandis que les deux poèmes de la section « Fénelon et Mme Guyon » sont tirés de l’édition de 1982 par Benjamin Sahler de la correspondance Guyon-Fénelon[25], qui n’est elle-même qu’une reprise de l’édition de Maurice Masson de 1907.

L’anthologie poétique de Marie-Louise Gondal intervient donc en 1995 dans un paysage éditorial quasi désert, dont émerge l’édifice baroque de Jean Rousset, à côté des poèmes de direction spirituelle de Guyon et Fénelon que Benjamin Sahler avait republiés.

L’entreprise éditoriale de Marie-Louise Gondal

Cette anthologie est composée d’une sélection de trente-trois poèmes issus des Poésies et cantiques spirituels. Ils occupent une cinquantaine de pages sur les quelque trois cents du volume Le Moyen court et autres écrits spirituels. Une simplicité subversive, paru chez l’éditeur grenoblois Jérôme Millon dans la collection « Atopia », consacrée notamment à la redécouverte d’écrits de spiritualité chrétienne. Quoiqu’il s’agisse de l’anthologie la plus conséquente jamais proposée de la poésie de Jeanne Guyon, la publication n’en indique pas moins la place périphérique occupée dans son oeuvre par ce genre, l’anthologie étant rejetée à la fin d’un volume dont le principal objet est la première édition du traité d’oraison du Moyen court et très facile de faire oraison (1685)[26].

La publication de Marie-Louise Gondal en 1995 vise à pallier « l’absence d’une édition accessible qui prenne en compte l’ensemble de [l’]oeuvre » de Jeanne Guyon (MC, p. 9). Retenant à la fois de brefs ouvrages complets et des extraits, Marie-Louise Gondal privilégie dans sa disposition une « logique spirituelle » qui fait du Moyen court, l’écrit « par lequel le malheur arriva » (MC, p. 30), la clé d’un parcours en trois étapes. La première section, intitulée « Le Moyen court et sa défense » (MC, p. 55-169), comprend la première édition du Moyen court et très facile de faire oraison (1685), suivie de la Courte apologie pour le Moyen court (1690) et d’extraits des Justifications (1694), que Jeanne Guyon eut à produire pour se défendre des accusations de quiétisme qui pesaient sur elle. La deuxième partie, « Le travail de l’intérieur » (MC, p. 171-241), envisage les « modifications qu’opère peu à peu sur les modèles sociaux et les représentations mentales du temps, la pratique du Moyen court pour faire oraison, “clef de l’intérieur” » (MC, p. 31). Elle contient la Règle des associés à l’enfance de Jésus (1685) et le Petit abrégé de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu. Enfin, la troisième partie, « Le chant de l’âme » (MC, p. 243-294), comprend « un choix de poèmes de Mme Guyon » qui « chantent successivement la joie de l’éveil spirituel, la richesse de la mémoire du Christ, l’abandon malgré les détresses, l’ardeur apostolique » (MC, p. 41). Même s’il ne s’agit là que d’un aperçu limité de l’oeuvre de Jeanne Guyon, Marie-Louise Gondal s’efforce d’en exposer la cohérence à travers une introduction qui situe les textes dans l’oeuvre et la biographie de l’autrice aussi bien que dans l’histoire de la mystique moderne.

Ce recueil est également à lire comme une partie au sein d’une entreprise plus vaste de réédition des écrits de Jeanne Guyon, menée par Marie-Louise Gondal dans le sillage de sa monographie de 1989, Madame Guyon (1648-1717). Un nouveau visage. Elle fait paraître en 1990, dans La passion de croire[27], un premier recueil de « morceaux choisis » des écrits de l’autrice, organisés en fonction d’un « parcours spirituel[28] » qui fait se succéder des extraits d’une à deux pages puisés dans les écrits autobiographiques, le Petit abrégé, le Moyen court, les Torrents, la correspondance et les Commentaires bibliques, et qui comprend encore l’un des poèmes adressés à Fénelon édités par Maurice Masson. Animée par une ambition apologétique, cette édition est adressée à ceux qui « veulent s’aventurer par la porte étroite qui mène à la vie libre et féconde[29] ». En 1992, Marie-Louise Gondal édite dans les Récits de captivité un manuscrit autobiographique inédit de Jeanne Guyon consacré à son incarcération[30]. Enfin, elle publie en 1998 dans Le Purgatoire trois courts écrits de Jeanne Guyon relatifs à la purification de l’âme[31]. À la différence des éditions de Dominique Tronc, dont la plupart ont paru chez l’éditeur universitaire Honoré Champion, il s’agit d’ouvrages relativement brefs et vendus à des tarifs accessibles, uniquement composés de courts écrits ou de choix d’extraits, s’adressant aux « intérêts divers » d’un public de non-spécialistes, de lecteurs de littérature mystique et de croyants auprès desquels l’éditrice entend démontrer la pertinence de la parole de Jeanne Guyon (MC, p. 10-12).

L’invention d’un corpus poétique

Recontextualisation

On ne s’attardera pas sur la qualité philologique discutable de l’anthologie poétique du « Chant de l’âme » – datation incertaine des Poésies et cantiques spirituels[32], renvois fautifs ou incomplets aux volumes de 1722, disposition erratique des vers et des strophes, interventions et coquilles typographiques, vers boiteux résultant d’erreurs de retranscription, cantiques fusionnés par négligence[33] –, quoique ces éléments suffisent à invalider le « souci d’exactitude textuelle » dont elle se prévaut (MC, p. 53). On soulignera plutôt la cohérence du choix et de la disposition de ces poèmes intégraux (à l’exception des poèmes xiv et xxxii) retenus dans cette anthologie organisée en trois parties, « Le chemin court », « Le rayon ténébreux de la foi » et « Les combats de l’amour ». Un tel aménagement peut toutefois interpeller, dans la mesure où il se substitue à l’agencement tripartite des trois premiers volumes du recueil des Poésies et cantiques spirituels. Tout en concédant que l’ordre qu’elle adopte demeure « contestable », Marie-Louise Gondal récuse en effet le choix du « premier éditeur des poésies guyoniennes [qui] avait opté pour un ordre correspondant, en gros, aux commencements, aux progrès et à l’accomplissement de l’itinéraire spirituel », pour la raison que « ces poèmes ne sont pas aussi didactiques et ne se prêtent pas toujours à de telles distinctions » (MC, p. 41). Mais une telle rupture avec l’ordre du recueil d’où sont extraits les poèmes – qui n’était certes pas le fruit d’un projet de son autrice – a pour conséquence un flottement dans la référence du corpus de l’anthologie, qui n’est plus tant le recueil de 1722 que les « poèmes de Mme Guyon » (MC, p. 41), ces poèmes soient-ils tous extraits du recueil. Cette recontextualisation, qui passe également par la réécriture des titres des poèmes, a pour effet d’autoriser un travail de reconfiguration de leur sens, qui ne se superpose pas à celui du recueil.

Un nouveau parcours spirituel

Cette reconfiguration concerne au premier chef la thématique générale adoptée dans l’anthologie. Les trois premiers volumes des Poésies et cantiques spirituels comprennent chacun une première partie intitulée « Instructions pour les ames qui aspirent à un Intérieur solide », une deuxième, « Dispositions d’une ame intérieure selon ses diferens états » et une troisième, « Sentimens & transports d’une ame perdue en Dieu, et apellée par lui à aider le prochain ». Ce plan suit les progrès de la conformation de l’âme locutrice à la volonté divine sur les fondations du « pur amour », cette figure spirituelle de l’amour désintéressé, délié de tout espoir de récompense, centrale dans la poésie de Jeanne Guyon comme dans ses écrits à partir des années 1688-1689[34]. Commencée par l’« Intérieur » où l’âme s’efforce, grâce au « pur amour », de s’« anéantir » avec toute propriété, cette conformation se donne à voir à travers les « états » d’une union à Dieu de plus en plus intime, jusqu’au point où, déifiée dans son « fond », cette âme n’est plus que l’instrument de la volonté divine, capable de travailler à la conversion du prochain pour préparer le règne de Jésus-Christ, selon une perspective eschatologique qui s’affirme dans les poèmes finaux des trois premiers volumes et de certaines sections du quatrième. Le titre de la troisième partie, qui considère l’accomplissement mystique de l’âme dans sa capacité à « aider le prochain », consonne avec ce que la fin du Petit Abrégé de la voie et de la réunion de l’âme à Dieu (publié par Poiret en 1712 et 1720) dit des âmes transformées en Dieu, que celui-ci « destine pour aider les autres dans des routes impénétrables, parce que n’ayant plus rien à ménager pour elles-mêmes, et n’ayant plus rien à perdre, Dieu s’en sert pour faire entrer les autres dans les voies de sa pure, nue et sûre volonté[35] ». C’est justement ce que plusieurs titres des cantiques des troisièmes parties des volumes i à iii et de certains des « Poëmes Héroiques » (en distiques d’alexandrins) de la quatrième section du volume iv désignent par l’expression d’« âme » ou de « vie apostolique », qui qualifie la capacité qu’ont certaines âmes, une fois « toute propriété » anéantie en Dieu, d’endosser une « mission » de « propagation » de l’« Esprit » divin en vue d’une conversion des hommes à l’« Esprit intérieur[36] », capable de préparer l’avènement du règne de Jésus-Christ sur terre[37].

Or, cet ordre ne correspond pas à la perspective thématique adoptée par l’anthologie poétique de Marie-Louise Gondal. Les neufs poèmes rassemblés dans la première partie, « Le chemin court », développent le motif du colloque intérieur de l’âme et de Dieu, et les moyens d’y parvenir. Le premier poème, renommé « Coeur à l’écoute », s’ouvre sur une apostrophe à la « charmante voix, qui parlez à mon âme, / Qui vous faites entendre en secret à mon coeur » (MC, p. 245). Cette « charmante voix », puis « merveilleux silence » (poème iii, MC, p. 248), sont dans le « coeur », le « centre » (ii, MC, p. 246) ou « le fond de nos âmes » (iv, MC, p. 250), et le « sentier » ou « chemin » pour y atteindre est « l’amour pur et la foi » (v, MC, p. 250), l’« abandon » de la volonté propre (v, MC, p. 250 ; vii, p. 254-255), la déraison (vi, MC, p. 252-253), la « petitesse » et l’« enfance » (vi, MC, p. 252 ; vii, p. 253-255 ; viii, p. 256-258) à l’imitation de Jésus, le « cher petit Maître » (viii, MC, p. 256-258). Ce chemin passe, enfin, par « la nuit de la foi » figurée par celle de Noël (ix, MC, p. 258-259), dont l’image fournit une transition élégante avec la deuxième partie intitulée « Le rayon ténébreux de la foi », qui paraphrase l’exclamation ouvrant le poème xvi : « Ô Rayon ténébreux d’une immense clarté ! » (MC, p. 267).

Cette deuxième partie, composée de quatorze poèmes, développe quant à elle la voie de l’ignorance, tel Abraham, qui « va tout droit, sans savoir où » (poème x, MC, p. 260), ou de l’« enfant » qui vit « sans prévoyance » (xiii, MC, p. 263-264). La locutrice apparaît dès lors comme un être double, divisé entre le « dedans […] sans action » et le « dehors […] pauvre à l’extrême », entre l’« âme […] dans les cieux » et le « corps […] sur la croix » (xx, MC, p. 274-275), entre son propre « néant » et « Dieu » (« Dieu règne en Souverain sur ce pauvre néant », xxii, MC, p. 277). Sa seule action consiste à s’abandonner à la volonté divine, à l’image de ce « tourbillon » du divin amour qui peut tour à tour « élever » ou « abaisser », tandis que l’âme se tient dans la « paix » ou le « repos » (xv, MC, p. 265-267), comme l’indique également le refrain d’un rondeau – « Là me tiendrai » – qui signale la fermeté absolue de la foi dans les traverses (xi, MC, p. 260). Cette ignorance caractérise enfin la contemplation et l’union divines, qui se donnent à lire sous les espèces d’une vision obscure dont les images dominent la section (poèmes xii, xiv, xvi, xvii, xviii), à l’exemple du « rayon ténébreux de la foi » qui lui sert de titre.

« Les combats de l’amour », titre de la dernière partie de l’anthologie, sont la conséquence d’une énonciation entravée. La locutrice se voue à faire retentir la louange universelle de l’« amour », comme le martèle cette anaphore, à l’initiale de plusieurs quatrains du poème xxiv : « Je veux, ô cher Amour, t’écrire dans les cieux » ; « J’écrirai sur la nuit l’amour avec du feu » ; « Je veux écrire en toi, ô fluide Océan » ; « Je te veux, cher amour, écrire sur les monts », etc. (MC, p. 279). Mais cette louange ne trouve plus à se faire entendre :

Mais je n’ai plus de voix ; tous les hommes unis

 Ne travaillent qu’à te combattre ;

 Je vois partout des ennemis :

 Ta force pourrait les abattre

Je n’oserais parler, je n’oserais chanter

 Car les hommes me font la guerre.

 Chacun cherche à m’épouvanter :

 Que craindrai-je aimant le tonnerre[38] ?

La « douleur » (xxv, MC, p. 282) qui résulte de cette « guerre », et qui ne peut s’exprimer que dans un « lieu solitaire » (MC, p. 282) ou dans un « cachot » (xxvi, MC, p. 283), fait l’objet d’une réévaluation : elle est interprétée comme une épreuve du « pur amour » (xxvii, MC, p. 284-287), qui suppose l’indifférence à toute satisfaction personnelle dans l’exercice de l’amour de Dieu (poèmes xxx, xxxi et xxxii, MC, p. 289-293). C’est à ce prix que la « souffrance » peut être convertie en « bonheur » : « Je souffre, et ma souffrance / Cause tout mon bonheur » (xxvi, MC, p. 284).

Les prophéties manquantes

Toutefois, Marie-Louise Gondal ne donne pas à cette souffrance propre à « l’ardeur apostolique » contrariée (MC, p. 41) d’autre fonction que l’union de l’âme à Dieu, sur laquelle s’achève son anthologie : « Le coeur pur s’élève dans lui [Dieu], / Ainsi que dans sa sphère » (xxxiii, MC, p. 294). Le caractère prophétique de la poésie de Jeanne Guyon s’en trouve escamoté, alors qu’il fait l’objet d’un investissement marqué dans la dernière partie des trois premiers volumes et dans la quatrième section du volume iv du recueil de 1722, qui confèrent au pur amour une fonction eschatologique. L’allusion du poème xxix de l’anthologie, où la locutrice fait part de sa confiance dans l’efficacité prophétique de sa parole (« Vous connaissez le temps où l’on écoutera / Par moi la divine parole », MC, p. 289), est congédiée dès le poème suivant, qui retourne à la « joie » d’une souffrance sans remède (xxx, MC, p. 289).

En procédant dans cet ordre qui mène de la découverte de Dieu en soi aux souffrances purgatives du pur amour, Marie-Louise Gondal choisit de ne pas inscrire son anthologie dans l’historicité propre aux accents millénaristes du prophétisme qui anime les Poésies et cantiques spirituels et les groupes religieux qui en ont fait usage[39]. Sans doute en va-t-il chez Marie-Louise Gondal d’une conception différente de la poésie, qui relève avant tout de qualités d’expressivité, signifiées notamment par le terme de « chant » qui donne son titre à l’anthologie[40], sans débouché historique tangible : « Un amour crie et s’écrie, dans ces poèmes de Mme Guyon, cherchant en quelle page s’écrire » ; « Une voix, un chant, condamnés au silence par les hommes, s’exhalent jusqu’à se perdre en l’immensité divine et le fleuve souterrain de l’histoire » (MC, p. 42). Le contraste est net avec la postulation de l’efficace sociale de la « pratique » du Moyen court, auquel succèdent dans le volume deux écrits manifestant la « dynamique spirituelle, née de l’oraison de simplicité, [qui] met en question les formes culturelles établies et s’emploie, du dedans, à les transformer » (MC, p. 31).

Un « chant » pour le présent

Reconnaissances

L’anthologie poétique fait subir de la sorte aux objets déjà exprimés dans la prose du Moyen court et autres écrits spirituels un traitement particulier, qui tend à les détacher de l’énonciation de 1722 pour les rapprocher des lecteurs contemporains. Marie-Louise Gondal indique qu’« il sera aisé [de] retrouver [dans les poèmes] les thèmes et expressions familiers des écrits précédents » (MC, p. 53) : l’allusion du titre de la première partie, « Le chemin court », au traité d’oraison du Moyen court, constitue en effet une invitation à lire les poèmes qui la composent à l’aune de la promesse, faite par Jeanne Guyon au début du traité, que chacun peut retrouver, par le « chemin » du « recueillement » et du « silence », « Dieu présent dans le fond de nos coeurs » (MC, p. 63-65). L’anthologie poétique et le volume où elle est insérée se fournissent par ce biais des garanties réciproques. De plus, « beaucoup d’entre [les poèmes] ont une note personnelle qu’un lecteur familier de la Vie de Mme Guyon reconnaîtra » (MC, p. 41) : on pourra en effet reconnaître dans le poème xxvi, rebaptisé « Aimable tour », l’un des quatre cantiques insérés à la fin de la Vie éditée par Poiret (1720) qui « font voir la disposition d’esprit avec quoi elle soutint une si dure prison dix années de suite[41] », et dont la première strophe évoque le contexte carcéral de son énonciation :

Charmante solitude,

Cachot, aimable tour,

Où sans inquiétude

Je passe tout le jour !

Est-il tourment trop rude

Pour mon fidèle amour ?

MC, p. 285

Cependant, de tels rapprochements avec les écrits et la vie de leur autrice ne sortent jamais d’un régime allusif : aucune note dans le texte, aucun commentaire dans l’introduction ne les explicitent jamais, comme si l’intérêt de ces rapprochements ne résidait pas tant dans ce qu’ils permettent de découvrir que dans l’acte même de reconnaissance, et dans la rencontre que cet acte suppose entre le texte et ses lecteurs[42]. Quant à la « note personnelle » de l’anthologie, elle tient davantage à des accents de vérité diffus qu’à des circonstances biographiques précises : « Ici, peut-être ici plus qu’en d’autres écrits, Mme Guyon apparaît comme vive, souffrante, ardente, impitoyable à toutes les perversions dont la vie chrétienne est constamment menacée, broyée, moulue, rejetée dans le rien et pourtant projetée dans l’immense » (MC, p. 41-42). Enfin, l’absence de notes dans l’anthologie[43] marque le statut particulier des énoncés poétiques, qui accèdent à une forme d’évidence ou de lisibilité dont ne semblent pas bénéficier les énoncés en prose du même volume, qui sont assortis en notes d’indications de variantes, de renvois à d’autres ouvrages de l’autrice, de références théologiques ou scripturaires et de quelques éclaircissements contextuels et lexicaux. Le repliement défaillant de l’anthologie poétique sur les « écrits précédents » et sur la biographie de Jeanne Guyon fait ainsi apparaître une relation différente à l’histoire de celle des écrits en prose : l’anthologie manifeste, bien plus nettement que ceux-ci, son appartenance au présent.

Une anthologie baroque ?

Le recours, dans l’introduction du volume, à des outils d’analyse historique et esthétique contemporains peut également contribuer à renforcer la proximité de cette poésie avec ses lecteurs. La principale catégorie à laquelle Marie-Louise Gondal fait appel est celle du « baroque », dont Jeanne Guyon « garde le goût de la vie avec son soleil, ses clairs-obscurs et ses nuits ; des mouvements : courses, pentes, tourbillons ; des métamorphoses : comme celles de l’eau, de l’or, de la poterie ; des miroirs et des déguisements » (MC, p. 42-43). Cette catégorie apparaît structurante dans le choix des poèmes de la deuxième partie du « Rayon ténébreux de la foi », qui est constituée, dès le titre, par l’unité d’une image oxymorique dont le « clair-obscur » sert à exprimer le caractère infigurable de la vision mystique, déclinée dans des antithèses et des corrections (poèmes xii, xiv, xvi, xvii, xviii[44]). La justification théorique pourrait en être fournie par le chapitre que Jean Rousset consacre dans L’intérieur et l’extérieur (1968) aux Divins élancements d’amour de Claude Hopil (1629), « poète de l’ombre et de la lumière[45] », ou par les pages de présentation de la partie « La nuit et la lumière » de son Anthologie de la poésie baroque française, qui inclut dans une même argumentation des extraits de Claude Hopil, François Malaval et Jeanne Guyon. Jean Rousset y explique la coprésence de l’ombre et de la lumière par le « paradoxe » que vit « tout mystique », qui « prétend saisir ce qui échappe à toute saisie, penser ce qui ne se pense pas, voir l’invisible. De là l’expression nécessairement paradoxale de toute relation mystique, qui ne peut énoncer sans nier l’énoncé : “claire obscurité”, “sombre lumière”[46] ». C’est justement de ce chapitre de l’anthologie de Jean Rousset que sont issus les deux seuls poèmes communs avec celle de Marie-Louise Gondal, qui les inclut dans la deuxième partie du « Rayon ténébreux de la foi » : le poème xiv, qu’elle intitule « Une région inconnue », et le poème xvi, « Nuit plus brillante que le jour », qui s’ouvre sur l’image du « rayon ténébreux d’une immense clarté » à partir de laquelle elle façonne le titre de la partie[47], et que Jean Rousset cite d’ailleurs dans l’introduction de son anthologie[48]. De façon plus large que ces considérations spécifiques à la poésie mystique, les « mouvements », les « métamorphoses », les « miroirs » et autres « déguisements » que Marie-Louise Gondal invoque pour justifier son recours à la catégorie de baroque paraissent tous également empruntés à l’anthologie de Jean Rousset ou à sa Littérature de l’âge baroque en France (1953)[49]. Les titres des poèmes que l’éditrice substitue à ceux du recueil de 1722 retiennent d’ailleurs plusieurs figures de ces derniers ouvrages, comme « Le tourbillon » (MC, p. 265), « Métamorphose » (MC, p. 270) ou « Comme un ballon » (MC, p. 289). Le baroque selon Jean Rousset fournit de la sorte la raison esthétique de ces poèmes, auxquels il confère une lisibilité contemporaine.

Au-delà de l’histoire : une poésie en quête de lecteurs

Cette appréciation esthétique n’en demeure pas moins fluctuante, en raison d’une réticence à ancrer la poésie de Jeanne Guyon dans une histoire littéraire bien définie :

Mais [Jeanne Guyon] se trouve accordée aux rythmes de Ronsard et de Marot, et même à Corneille et Racine, dont il arrive qu’on entende l’accent, au détour d’un alexandrin. Elle a dû goûter La Fontaine et l’on sait qu’elle ne dédaignait pas la sagesse populaire des contes de Perrault[50]. Mais elle est déjà au-delà de l’ordre classique, n’ayant guère de souci de Boileau et de son Art poétique, avec parfois des accents romantiques ou surréalistes. On peut l’aimer ou non. C’est sa respiration profonde, torrentueuse ou paisible, enfantine ou heurtée, qui s’exhale, c’est un au-delà du temps qui insiste, c’est la présence oubliée qui s’écoule, cherchant un écho.

MC, p. 43

Après avoir été allégué, le baroque est parasité par des sources d’inspiration mêlées qui tiennent à des « rythmes » et des « accents », et qui produisent comme un défaut de mise au point. L’« ordre classique » contemporain de Jeanne Guyon, qui sert ici de point de référence, subit un échappement : en-deçà, le baroque, déjà évoqué ; « au-delà », des « accents romantiques ou surréalistes » que nous peinons à motiver, mais qui confèrent à la poésie de Jeanne Guyon une valeur qui dépasse ses déterminations historiques. Contrairement à ce que nous avancions, la dimension pragmatique des Poésies et cantiques spirituels n’est pas tant négligée qu’elle est située sur un point autre que celui de son énonciation originelle (que celle-ci soit référée à la biographie de Jeanne Guyon ou à la publication du recueil de 1722) : la poésie, venue du plus intime de Jeanne Guyon, opère dans « un au-delà du temps qui insiste » et perdure malgré l’« oubli », parce qu’elle ne cesse pas de se rendre disponible à l’« écho » qui saura l’actualiser.

Tout se passe comme si c’était l’édition de Marie-Louise Gondal qui servait à offrir l’« écho » de la « respiration » d’amour et de louange dont la troisième partie sur « Les combats de l’amour » avait signifié l’empêchement, comme si la réussite de cette énonciation ne tenait pas tant à ses circonstances historiques qu’à la façon dont elle est capable de susciter, dans le volume de 1995, une rencontre avec des « lecteurs en quête d’un ton, d’une voix, d’une langue, ou peut-être d’un témoignage » (MC, p. 43). Ce n’est pas tant la dimension historique de la poésie de Jeanne Guyon qui intéresse Marie-Louise Gondal que son actualité.

Un projet théologique pour temps de crise

Il convient de référer cette actualité à l’ambition théologique que Marie-Louise Gondal expose dans sa monographie sur Jeanne Guyon : elle souhaite mettre « en lumière le mouvement par lequel la foi chrétienne prend corps dans l’histoire sans cesser de la transcender », pour y associer le lecteur « qui veut se défaire des a priori et percevoir une expérience parfois déroutante » (NV, p. 13). Cette transcendance de l’histoire se manifeste dans les résonances que trouve dans le présent l’époque de Jeanne Guyon : « Ce livre [sur Jeanne Guyon] me paraît susceptible d’éclairer la situation présente », écrit-elle en 1989 dans Un nouveau visage[51] ; dans l’introduction du Moyen court et autres écrits, elle évoque encore « l’actualité de Mme Guyon[52] ». Cette « actualité » repose sur la similarité des temps vécus par Jeanne Guyon et par les lecteurs de 1995 : de la même manière que celle-ci a vécu « aux points où se dessinaient déjà les failles du monde ancien et l’émergence de formes nouvelles » (MC, p. 20), « nous sommes, aujourd’hui, parvenus à la fin de l’époque qui commençait à poindre lorsque Mme Guyon écrivait » (MC, p. 43). Jeanne Guyon fait en effet partie de ces mystiques qui ont vécu durant « une fracture culturelle profonde, où le sens ne fait plus l’unanimité et où les cadres de référence se disloquent » (MC, p. 15 ; l’autrice souligne), tandis que le présent apparaît sous un jour lui-même inquiétant, celui des « drames humains » et des « risques de déshumanisation » qui pèsent sur « nos sociétés » (MC, p. 47), celui des « dissociations et des décisions angoissantes » (MC, p. 43)[53]. C’est à cette « crise » morale et sociale du présent que l’oeuvre de Jeanne Guyon a pour charge de fournir une réponse : les écrits réunis dans Le Moyen court et autres écrits spirituels sont présentés comme une solution permettant, par « la recherche d’une dimension mystique de la vie », de « trouver les fondements d’une civilisation qui soit éducatrice de l’humain en tout homme » (MC, p. 43), d’« exprimer, par-delà des formes culturelles transitoires, l’acte vivant qui ouvre au sens » (MC, p. 45), et de faire entendre un « appel à “l’intérieur” travers[ant] les différences sociales ou ecclésiales », qui fasse « croître en elles une reconnaissance d’égalité spirituelle qui peut être le ferment d’un monde nouveau[54] ». La « simplicité subversive » qui donne son sous-titre au recueil sert à qualifier cet « acte » ou cet « appel » : elle relève d’une voie « spirituelle » « qui s’ouvre en l’intime de l’être humain et qui porte à l’abandon plutôt qu’à l’activité », et dont la subversion tiendrait au fait qu’elle serait capable de « sauver », « lorsque les monuments construits par l’homme se font oppressants » (MC, p. 47). La voie de l’« abandon » de Jeanne Guyon et son appel à l’établissement d’une Église « intérieure » (NV, p. 93-113) n’appartiennent pas seulement pour Marie-Louise Gondal à l’histoire de l’autrice, mais aussi aux lecteurs du Moyen court et autres écrits spirituels.

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Le Moyen court et autres écrits spirituels suit un parcours qui mène progressivement les écrits de Jeanne Guyon hors de l’histoire de leur énonciation. L’opération anthologique du « Chant de l’âme », en prenant ses distances avec les déterminations propres au corpus des Poésies et cantiques spirituels de 1722, reconfigure la poésie de Jeanne Guyon afin de lui donner une lisibilité ou une disponibilité nouvelles. Cette disponibilité favorise une pragmatique spirituelle pour le temps présent, qui doit contribuer à réaliser le programme théologique de Marie-Louise Gondal de refondation spirituelle de l’histoire, modelé sur celui de Jeanne Guyon. En octroyant à la poésie de Jeanne Guyon une telle capacité, Marie-Louise Gondal lui confère une valeur que personne, à l’époque contemporaine, ne lui avait accordée. Mais ce faisant, le recueil des Poésies et cantiques spirituels passe au second plan, comme s’il ne lui était pas encore donné de ressortir du « fleuve souterrain de l’histoire » (MC, p. 42).