Résumés
Résumé
Serait-il pertinent dans une recherche de sens qui caractérise une démarche de foi, d’utiliser des outils herméneutiques ouvrant les Écritures sur d’autres avenues que celles que la tradition chrétienne propose aujourd’hui ? En appliquant une approche processuelle au chapitre 16 du livre d’Ézéchiel, l’analyse débouche sur des propositions théologiques originales, redéfinissant notamment la Toute-Puissance divine comme une ténacité qui cherche à convaincre, et inscrivant le pardon divin au creux de la liberté et de la responsabilité humaines.
Abstract
Is it relevant in a search for meaning that characterizes a journey of faith, to use hermeneutic tools to open the scriptures to other possibilities than what the Christian tradition offers today ? By applying a Process approach to Chapter 16 of the Book of Ezekiel, the analysis leads to original theological propositions, notably redefining divine omnipotence as a stubbornness that seeks to convince, and making divine forgiveness an obligation of human freedom and responsibility.
Corps de l’article
1. Le choix d’Ézéchiel 16
Cet article s’inscrit dans une démarche relativement originale et l’exercice sur Éz 16 est inédit à plus d’un titre. Plusieurs auteurs ont fait l’exégèse de ce texte d’Ézéchiel mais aucun n’en avait fait jusqu’ici une analyse processuelle. Inédit aussi parce l’analyse processuelle se fait sur un texte discursif du corpus prophétique et représente un volet complémentaire significatif pour l’herméneutique processuelle sur des textes de la Première Alliance[1]. Enfin, l’analyse porte sur tout le chapitre de 63 versets. Ceci a l’avantage d’apporter une quantité appréciable d’éléments utiles et révélateurs qui s’inscrivent dans un ensemble du texte que l’hagiographe voulait complet et cohérent[2].
Éz 16 présente deux particularités qui compliquent à mon avis l’étude, ce qui rehausse le défi herméneutique. D’abord, le texte hébreu recèle une ambiguïté référentielle de la racine znh (se prostituer, prostituée, prostitution)[3], que l’hagiographe semble alimenter en l’associant tout autant à l’idolâtrie avec différents rites cananéens (« hauts lieux », sacrifices d’enfants), qu’aux traités politiques avec les pays voisins (Égypte, Assour et Chaldée), à l’adultère avec l’étranger qui lèse l’époux de « sa propriété », et à la prostitution professionnelle tout à fait légale et relativement acceptée chez les Israélites[4]. Comment expliquer cette ambiguïté sur le thème central du chapitre sinon par l’aménagement d’un fourre-tout qui favoriserait, par l’évocation ambigüe de diverses abominations, la participation des auditeurs à « l’enflure » du péché ? L’autre caractéristique est le langage direct et cru du discours divin qui soulève différents points de vue sinon différents malaises et tollés quant à sa teneur pornographique[5] / on peut penser que c’est là l’explication de l’exclusion systématique de ce chapitre dans la pastorale et la liturgie chrétienne et juive[6]. Pour les auteurs consultés, la forme provocatrice du propos pourrait découler de la réaction outrée du prophète à constater que ses coreligionnaires mettent le blâme du désastre de 597 et de ses suites sur le Dieu d’Israël[7]. C’est ce que le livre d’Ézéchiel s’emploie à déconstruire, pour affirmer au final que le Dieu d’Israël n’a pas abandonné son peuple et qu’il est omnipotent. Cette relative unanimité des auteurs sur le propos, tout autant que le tumulte des débats sur les éléments référentiels culturels et « pornographiques », m’ont stimulé à considérer le texte d’Éz 16 comme « résolument théologique », et à investir la méthodologie herméneutique du professeur David pour sortir des sentiers battus et explorer de nouveaux horizons[8].
2. Méthodologie
J’ai utilisé les outils d’une herméneutique processuelle, que Robert David (2006) a élaborés dans Déli_l’ÉCRITURE. Il faut préciser que l’herméneutique processuelle n’a pas développé de nouvelles méthodes exégétiques à proprement parler ; en conséquence, sa particularité repose sur sa nouvelle perspective plutôt que sur un nouvel outillage processuel d’exégèse. C’est une approche inclusive, ouverte aux méthodes existantes d’exégèse, ainsi qu’à la Tradition. J’ai d’ailleurs abondamment consulté et utilisé les auteurs qui ont travaillé sur Éz 16, notamment dans l’élaboration des clefs d’interprétation avec les études diachroniques, et dans la compréhension de la structure du texte pour les études synchroniques. Cette ouverture, tant sur les méthodes que sur le contexte de l’interprétation, aide à ne pas « forcer » le texte dans le créneau d’une méthode et encourage à en utiliser une autre pour explorer ce qui « échappe » aux précédentes.
L’avantage du canevas de travail que propose Robert David (2006), est qu’il circonscrit les notions de la théologie du procès (Process Theology) dans une application d’éléments clefs sur le texte, en huit étapes :
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identifier les personnages littéraires avec leur héritage et leur potentiel :
soit les entités actuelles qui sont autant « d’occasions d’existence » qui composent l’univers[9],
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mettre en évidence la transition de chacune depuis son hier vers son devenir :
ce qui relève du processus de concrescence, c.-à-d. leur trajectoire d’un instant à l’autre,
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préciser les offres de l’Entité Divine et leurs préhensions par les autres entités :
ce sont les buts initiaux divins et les buts subjectifs des entités,
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repérer chez des entités actuelles si elles répètent le passé ou le transforment :
ce qui invite à considérer les impacts et les conséquences de leur liberté à choisir le conservatisme ou les avancées créatrices, à considérer leur structure d’existence[10],
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faire ressortir les propositions du texte au lecteur :
ce sont les appâts de l’auteur-texte et l’adversion ou l’aversion qu’ils suscitent chez les auditeurs de l’époque et chez le lecteur d’aujourd’hui,
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dégager les points de convergence et les divergences entre le texte et le lecteur :
ce qui permet de réfléchir sur les contrastes entre ces deux acteurs pour faire ressurgir davantage de « possibles », sans nécessairement les éliminer,
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cerner les influences individus-collectifs du texte :
ce qui amène à dégager les éléments de la Tradition des éléments nouveaux,
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dé-voiler le Dieu qui se manifeste par cette étude :
les considérations anthropologiques, cosmologiques et théologiques qui émergent de l’étude.
L’article ne présente pas le détail de cette analyse que j’ai menée systématiquement, mais regroupe les données issues du parcours d’analyse, qui permettront de proposer une interprétation cosmologique, anthropologique et théologique du texte.
Il me faut préciser deux notions clefs de cette méthodologie : les propositions qui émanent du texte, et les contrastes. En herméneutique processuelle, le texte est considéré essentiellement comme des propositions de possibles dans un événement à venir. Ainsi, le texte a un rôle actif, celui d’appâter le lecteur afin qu’il considère ces possibles[11]. Mais le lecteur a lui aussi un rôle actif, celui d’interpréter, justement parce que le texte est analogique, imprécis et chargé-gorgé de sens. Le sens d’un texte ne vient pas de l’auteur, ni du texte, ni du lecteur seuls. C’est un sens qui émerge pour ce lecteur à un moment particulier. La notion des contrastes[12] affirme que les éléments problématiques de la démarche herméneutique ne sont pas écartés, au contraire, ils seront identifiés et exploités pour l’étude. Ces contrastes sont considérés comme des moments catalyseurs produisant du sens alors qu’ils demandent à être explorés, sans pour autant, ici non plus, « forcer le texte » dans un sens ou l’autre puisqu’il est admis que la question puisse rester « ouverte », sans conciliation… pour le moment.
3. L’univers d’Éz 16
Avec le prophète Ézéchiel, nous nous retrouvons au coeur de l’histoire du drame et de l’espoir du Peuple élu. Avec le chapitre 16, nous sommes au coeur du péché d’Israël dénoncé depuis l’Exode et les Prophètes : l’idolâtrie découlant du contact avec les nations et leurs dieux étrangers. Contrairement aux textes prophétiques qui l’ont précédé, Éz 16 n’est pas une semonce adressée à Israël pour qu’il change afin d’éviter le courroux divin, mais une exhortation à accepter le jugement divin dans ce qui viendra. Nous verrons que Dieu, ici, juge avant tout à l’aune d’une alliance qui favorise le devenir et l’accomplissement humains, alors qu’on est porté à voir surtout des châtiments qui vont ramener la femme Jérusalem dans le giron des lois. Dans le chapitre 16 du livre d’Ézéchiel, YHWH reproche à son épouse Jérusalem de s’être conduite comme une prostituée adultère, lui annonce les conséquences qui en découlent, mais l’assure en même temps de sa fidélité éternelle sans attendre qu’elle s’amende. Le contexte historique est clair : alors que les exilés à Babylone se plaignent d’avoir été abandonnés par YHWH, le prophète réplique : c’est Israël qui a brisé l’Alliance[13] ! De prime abord, le ton est sans appel et la virulence du propos refoule l’auditeur vers une cause qui semble entendue d’avance. Se profile déjà ce que l’exégèse traditionnelle a conforté dans une théologie des textes de la Première Alliance, soit celle d’un Dieu omnipotent et omniscient, guidant ultimement le monde vers un achèvement inéluctable qu’Il présidera.
Dans ce qui décrit essentiellement l’expérience matrimoniale entre YHWH et Jérusalem, l’époux divin relate une suite d’évènements contribuant à cerner ce qui fait exister Jérusalem comme épouse, comme prostituée, comme adultère. Ces évènements sont considérés par le procès comme les éléments réels (non identifiables à une substance) qui élaborent l’univers et font exister Jérusalem et YHWH. On dépasse ici les résultats d’une méthode d’analyse pour explorer des données ontologiques qui ressortent du texte. Pour faire comprendre ce qui se passe entre YHWH et son épouse, le texte évoque non pas des entités en soi mais des liens qui se tissent, se défont et se refont, faisant exister une réalité nécessairement en mouvance. De ce point de vue, le texte présente des éléments qui surprennent : un oeil qui s’apitoie (verset 5a) comme s’il avait une autonomie propre, des seins qui se forment et des poils pubiens qui poussent (v. 7e et 7f), qu’on se surprend à penser qu’« ils » auraient pu ne pas se développer (du moins suffisamment), et qui sont liés au fait que Jérusalem devienne nubile et à ce que YHWH la prenne pour épouse. Se révèle alors une cosmologie particulière où il n’existe rien en soi, chaque élément étant constitué des multiples liens qui le créent ; et chaque élément, du plus petit au plus complexe nous dit le procès, que ce soit un souffle, une pierre ou un humain, apporte une spécificité complémentaire à l’univers. Dès lors, l’approche adoptée dans cette étude d’Éz 16 convie à considérer, par exemple, que des seins aient contribué au devenir de Dieu comme époux de Jérusalem… Bref, d’un point de vue métaphysique, on nous invite à considérer l’univers comme un ensemble tissé serré, où tout est nécessairement interrelié et interdépendant.
L’acte de lecture participe à l’élaboration de cet univers tout en liens : le texte d’Éz 16 présente des appâts élaborés par l’auteur afin d’attirer le lecteur vers des propositions à saisir, à discriminer et à faire siennes mais dans une adaptation à ses propres réalités. Dans le procès d’Éz 16 auquel je vous convie dans cet article, il revient à chacun d’accepter ou non les propositions qui seront présentées. Dans une perspective processuelle, cette démarche intime, propre à chacun, fait partie intégrante de l’univers d’Éz 16 et contribue à l’actualisation du cosmos ainsi qu’au devenir et à l’accomplissement de chacun.
4. Le sujet humain dans Éz 16
L’épouse-Jérusalem représente le peuple d’Israël en lien avec YHWH : l’enfant-Jérusalem abandonnée par ses parents (versets 2-3), que YHWH sauve et fait prospérer pour qu’elle devienne grande et nubile (v. 4-8c), la jeune femme-Jérusalem qui devient à YHWH et dont le texte décrira les années de jeunesse heureuses et glorieuses dans un premier temps (v. 8d-14). Puis, la Jérusalem prostituée-idolâtre-adultère (v. 15-35) qui mourra par châtiment divin (v. 36-51) afin que soit rétablie la Jérusalem pardonnée (v. 52-63). Pour l’auditeur d’aujourd’hui, le texte interpelle l’humain à travers la figure de Jérusalem, dans son lien avec Dieu. Il est aussi particulièrement révélateur de la nature humaine et de ses conduites.
Les versets 8-14 illustrent l’accomplissement optimal de Jérusalem quand elle accepte de se lier intimement (mariage) avec YHWH : toujours nue (c.-à-d. sans avenir) et sans vêtement (sans lien avec son univers proche) bien qu’elle soit devenue jeune femme (v. 7g-8c)[14], Dieu s’oblige envers elle (v. 8d-8i), pose des gestes permettant une nouvelle naissance (v. 9), s’acquitte de son engagement d’époux avec ce qu’il a de meilleur (v. 10). Et au final, la pleine réalisation humaine (la beauté / v. 13c) contribuant au devenir des autres éléments de l’univers (la royauté / v. 13d). Nous verrons qu’il en est autrement quand l’épouse choisit de faire confiance à sa beauté (le péché d’orgueil bien connu / v. 15-34) et de rompre son lien avec Dieu. Dans Éz 16, le sujet humain se présente dans sa capacité d’expérimenter, de choisir, de discriminer ; il lui revient de saisir ou de s’approprier les données et les avenues qu’il considère pertinentes pour s’accomplir. Il y a ici l’affirmation d’une responsabilité pleine et entière de son devenir, assimilable à une liberté sans compromis, dans son interdépendance avec les autres composantes tout autour, et avec Dieu[15].
Mais dès ses premiers moments d’existence (v. 3-5), le texte révèle que le poids des origines cananéennes de Jérusalem compromet son devenir :
[…] ton origine et ta naissance sont du pays de Canaan, ton père l’Amorite et ta mère une Hittite. Au jour où il a été fait en sorte que tu naisses, ton cordon n’a pas été coupé, tu n’as pas été rendue lavée [[16]], ni frottée de sel, ni emmaillotée. Aucun oeil ne s’est apitoyé sur toi pour te faire une de ces choses par compassion. Tu as été jetée au champ avec répugnance le jour de ta naissance[17].
Si les héritages du passé s’offrent à l’humain comme une avenue possible à réactualiser parmi d’autres, le texte met en lumière que le sujet humain a tendance à se laisser influencer par ses expériences passées et à les répéter au détriment des nouvelles voies que Dieu lui propose[18] : la Jérusalem rejetée à la naissance par ses parents (v. 4-5), qui, une fois adulte, sacrifiera ses enfants (v. 20-21) ; une épouse qui exècre son mari comme l’a fait sa mère (v. 44-45) ; une femme qui se corrompt comme ses soeurs (v. 46 et ss.). Cette tendance mortifère de répétition, qui ressort de l’analyse du texte, prend valeur de donnée anthropologique fondamentale et agit de façon déterminante dans l’ensemble des actualisations du devenir humain. Par ailleurs, elle met en lumière l’apport spécifique de Dieu qui consiste à proposer du neuf et à favoriser les liens qui créent l’univers : « Vivre se traduirait ainsi par la nouveauté qui domine sur l’habitude. » (David 2006, 137)
5. Le cheminement du sujet humain présomptueux
Ce qui ressort des propositions des versets 15 à 23 associés à l’idolâtrie de l’épouse Jérusalem est l’utilisation perverse (prostitution), c.-à-d. détournée de son sens, par le sujet humain de son lien personnalisé avec Dieu, pour parvenir à ses fins par ailleurs sans valeur et sans avenir (v. 16d). Cette transition dans la déviance de Jérusalem s’est amorcée avec l’orgueil que le sujet humain a éprouvé en s’accomplissant, symbolisé par sa beauté : « Tu as mis à profit ta beauté. Tu t’es prostituée grâce à ta renommée » (v. 15), pervertissant ainsi le lien qu’elle avait établi avec son entourage, soit son renom parmi les nations (v. 14a). Rien n’est épargné, dans l’insistance du texte à montrer le gaspillage des bénéfices du lien avec Dieu, pour nourrir des chimères (les idoles) :
Tu as pris de tes vêtements […] Tu as pris tes bijoux provenant de mon or et de mon argent, tu t’es fabriqué des images de mâle. Tu as forniqué avec elles […] mon huile et mon encens, tu les as placés devant elles. Mon pain que j’avais fait en sorte que tu manges, tu l’as offert comme une odeur d’apaisement […] Tu as pris tes fils et tes filles que tu as enfantés pour moi, tu les as tués pour les sacrifier aux idoles […] Tu as fait en sorte de les brûler »
v. 16-21
Ainsi, à la fin de cet épisode, nous découvrons un des thèmes importants dans Éz 16 sous une formule inédite : ce n’est pas tant ici le reproche du péché d’orgueil qui est mis en évidence (tradition chrétienne), ni l’adultère qui lèse Dieu d’un lien privilégié avec l’humain (tradition juive) mais prioritairement la perversion (prostitution) et l’avilissement (fornication) de ce qui actualise pleinement l’humain, pour son plus grand malheur (dimension mortifère / vs 23) :
Et à cause de toutes tes abominations et de tes fornications, tu ne t’es pas souvenue des jours de ta jeunesse, nue et sans vêtement, te noyant dans ton sang. Alors, après toutes tes méchancetés : Malheur ! Malheur à toi ! […]
Après les projets idolâtres, une seconde séquence (v. 24 à 30) s’amorce avec des projets de prostitution ; puis une troisième suivra (v. 31 à 34) avec la prostituée adultère, toujours sous le signe de la perversion et de l’avilissement, dans une suite d’événements qui se complexifient de plus en plus. Ainsi, les liens s’actualisent non plus dans des accomplissements porteurs de « neuf » pour le sujet humain et son entourage, mais selon une répétition compulsive de concupiscence[19] : une trajectoire de vie qui structure son existence non plus vers une beauté (accomplissement) et une royauté (rayonnement) comme le soulignait le v. 13, mais dans une folie : « Certes, ta raison est en péril ! » (v. 30a).
Tu as fait de ta beauté une abomination. Tu as rendu tes jambes ouvertes à tout passant. Tu as fait en sorte d’intensifier ta fornication […] avec les mâles de l’Égypte, tes voisins aux grands pénis, […] en allant vers les mâles d’Assour […] avec les marchands de Chaldée
v. 25-30
On atteint le fond de cale, le texte insistant explicitement par deux fois (v. 34a et 34c-d), sur un sujet humain qui en arrive même à pervertir la perversion :
À toutes les prostituées, on donne habituellement un cadeau. Mais toi, tu donnes tes cadeaux de ton époux à tous ceux que tu rendais amants (de toi). Tu les soudoyais, pour qu’ils viennent de tout côté vers toi pour forniquer. Tu faisais le contraire des femmes adultères dans tes fornications.
Le texte qui témoigne d’une connaissance et d’une sensibilité remarquables de la conduite humaine déviante, révèle à l’analyse qu’en agissant de la sorte, l’humain contribue au chaos du monde. Les versets 46 à 51 traduisent que c’est au chapitre de l’injustice sociale[20] que se situerait la plus grande abomination du sujet humain, c.-à-d. le sacrilège qui inspire à Dieu le plus d’horreur (v. 50b-c) :
Et ta grande soeur, Samarie […] et ta petite soeur à côté de toi […] Sodome […] Tu as fait en sorte de te corrompre plus qu’elles dans tous tes chemins […] la faute de Sodome, ta soeur arrogante : sa suffisance et son orgueil […] elle n’a pas fait en sorte d’améliorer le sort de l’affligé et du démuni, […] J’ai fait en sorte de les rejeter […] »
À l’origine de cette profanation de ce qui devrait être digne d’un respect absolu, c’est la même confiance arrogante (v. 49b) qui avait présidé au déclenchement des prostitutions au v. 15 et à l’élaboration d’une structure d’existence perverse. Au plan de la cosmologie processuelle, l’interprétation n’en est pas moins grave : le sujet humain contribue ici, comme élément constitutif de l’univers, non seulement à sa propre perte mais à la destruction de ce qui l’entoure[21].
6. Les deux pôles de la nature divine
En suivant le cheminement déviant de l’épouse Jérusalem, le texte révèle certaines émotions vécues par Dieu alors qu’Il décrit ses abominations. Explicitement dans le texte, nous pouvons identifier que YHWH a été « irrité » (v. 26b), et de son aveu même « en colère et jaloux », puis qu’Il en a été « apaisé » (v. 42). On peut repérer aussi d’autres émotions implicites, notamment dans les différentes intonations du texte que rendent les formes exclamatives et interrogatives du discours divin : outré, sans doute, dans le « Tu fus à lui ! » (v. 15d) et le « Était-ce si peu découlant de tes fornications ? » (v. 20d) suivant le sacrifice de ses fils et filles ; désolé et peut-être quelque peu déconcerté de constater au v. 30a que Jérusalem « met sa raison en péril ! ». Certains passages, de par l’intensité de leur contenu, suggèrent une incontournable charge émotive comme aux v. 17a et suivants alors que son épouse ajoute l’insulte à l’injure en utilisant les dons de son époux pour ses fornications. Enfin, comment ne pas comprendre que YHWH ait été séduit, subjugué par Jérusalem alors qu’Il lui dit « Tu étais très très belle » au v. 13c, Dieu se réjouissant d’autant à voir l’humain s’accomplir.
Cette panoplie de sentiments qui habitent Dieu dans différentes situations révèle à la fois que ce dernier est en attente de l’actualisation humaine, et qu’Il réagit à ce que le sujet humain fait advenir pour lui-même et les autres autour : Il n’est pas à distance, pas seulement intéressé mais impliqué jusqu’aux tréfonds de son être, de par son essence même. Si à la première lecture d’Éz 16, nous identifions plutôt un Dieu en colère qui sévit, la progression des sentiments de l’époux divin quand Il voit Jérusalem cheminer vers son anéantissement, dévoile essentiellement un Dieu qui souffre : pour qui cherche à aider l’autre à s’accomplir, le voir se ‘dés-investir’ dans ce qui est sans valeur et sans avenir est particulièrement douloureux… et particulièrement pénible de le voir utiliser ce qu’on lui fournit (vêtements, bijoux, pain, miel : v. 17-21) pour l’actualiser. On découvre alors que le véritable enjeu de l’Alliance pour le sujet humain s’avère être son accomplissement alors qu’on parle le plus souvent de son infidélité envers un « Dieu jaloux ». Ces passages mettent en lumière la nature contingente de Dieu, l’autre pôle le plus souvent voilé derrière le pôle absolu qui prend toute la place quand il est question de Dieu. De ce fait, Dieu se positionne dans le monde comme un élément parmi d’autres qui constituent et élaborent l’univers : Il chemine, évolue, s’accomplit et pour s’actualiser, Il a besoin du monde[22]. Par ailleurs, ce pôle contingent de sa nature divine conserve en lui « la totalité du passé, alors que les entités actuelles temporelles limitées [comme l’humain] ne peuvent rendre compte et préhender […] qu’une infime partie des possibles » (David 2006, 223). Rien n’est perdu, tout est ainsi immortalisé en Dieu.
En ce qui concerne le pôle absolu, le procès propose un rôle divin particulier, essentiel à l’avancée du monde : contenant toutes les potentialités pour actualiser des événements et des liens, Dieu les ordonne en valeur d’accomplissement pour chacun et les propose aux autres constituants de l’univers, ce qui concourt à leur réalisation optimale. Les versets 6-14 illustrent éloquemment ce rôle primordial que joue Dieu dans le devenir de Jérusalem quand elle fait siennes les propositions divines, et s’accomplit dans une avancée créatrice (sa « beauté et royauté » du v. 13c-d) :
Je me suis juré à toi, j’ai fait une alliance avec toi […] Tu es devenue à moi […] J’ai fait en sorte de te vêtir d’habits colorés […] Je t’ai rendu couverte de riches tissus. Je t’ai parée de parures […] J’ai donné un anneau sur ton nez et des anneaux sur tes oreilles et une couronne de splendeur sur ta tête […] Tu étais très très belle. Tu as prospéré en une royauté. Un nom a surgi pour toi parmi les nations avec ta beauté, car elle était parfaite avec ma splendeur que j’avais mise sur toi.
7. Un Dieu qui propose ou qui impose ?
Les versets 15 à 30 montrent par ailleurs que l’humain peut répondre à d’autres appels que ceux du divin (dont à celui de la répétition mortifère), et courir après des chimères. Le texte illustre tout aussi éloquemment que, tout irrité que soit YHWH, l’action divine n’a guère enrayé l’insatiabilité de son épouse, au contraire, et qu’elle n’en fait qu’à sa tête.
Tu as multiplié tes fornications pour faire en sorte que je sois irrité. Et voici, j’ai étendu ma main contre toi. J’ai diminué ton statut. Je t’ai livrée aux filles des Philistins qui t’haïssent […] Tu t’es prostituée en allant vers les mâles d’Assour, insatiable sexuellement. Tu as forniqué avec eux, et encore, tu n’as pas été rassasiée. Tu as fait en sorte de multiplier tes fornications avec les marchands en Chaldée et là encore, tu n’as pas été rassasiée […] Ces agissements sont dignes de la conduite d’une prostituée n’en faisant qu’à sa tête.
v. 26b-30c
La toute-puissance divine trouve ici sa limite dans l’autocréation du sujet humain, mais pourrait se définir autrement, notamment par son inlassable pouvoir de persuasion.
Dieu ne fait pas tout ce qu’il veut, ni ne réussit toujours ce qu’il entreprend. Loin de correspondre à son dessein, l’homme manifeste une résistance, s’oppose et peut finalement refuser de suivre les impulsions divines. Les humains ont le pouvoir de s’opposer à l’action divine, et de lui faire obstacle. Dieu ne contraint pas. Il convainc. La persuasion se caractérise par le fait qu’elle peut échouer.
Gounelle 2000, 163
Le texte évoque explicitement cette façon d’agir divine en utilisant des formes verbales où il faut penser à deux sujets, YHWH et son épouse, interagissant de façon particulière (14 sur 52 verbes où YHWH est le sujet) : la forme verbale hiph’îl qu’il convient de traduire en français par Dieu fait en sorte que les choses arrivent, et la forme pi’el où Dieu rend l’autre dans un nouvel état. Ainsi, au v. 41c, nous avons la locution verbale « Je ferai en sorte que tu te désistes d’être une prostituée » ; au v. 37d, « je rendrai rassemblés eux [les amants de Jérusalem] de tout autour contre toi »[23]. La formulation ouvre la porte à une action divine à tout le moins modérée, soucieuse d’un « faire ensemble » où l’autre a son mot à dire.
Dans d’autres passages d’Éz 16, il y a certes une notion de coercition divine dans le texte qu’on ne peut écarter et qui se place clairement en porte à faux avec la figure divine que nous venons de définir. Nous repérons spécifiquement cet élément aux v. 27, 38b et 39a : « Et voici, j’ai étendu ma main contre toi. J’ai diminué ton statut. Je t’ai livrée aux filles des Philistins qui t’haïssent […] / […]Je te donnerai un sang de rage et de jalousie / […] Je te livrerai dans leurs mains. »
On y voit Dieu se présenter comme tout-puissant, maître de l’histoire et des nations : l’hagiographe met ici en évidence le recours divin à la menace et au châtiment typique des écritures de la Première Alliance (voir Thiriart 2001), afin de provoquer un revirement salutaire chez ce peuple « à la nuque raide » (Ex 32,9). Dans l’analyse processuelle, ce contraste concernant deux façons d’agir de Dieu appelle l’exégète à élaborer une compréhension, sans pour autant forcer le texte dans un sens ou dans l’autre. À la lueur de ce qui a été élaboré jusqu’ici, il est raisonnable de considérer d’abord que l’appât propositionnel du texte aux auditeurs de l’époque est bien à la mesure de ce que leur terreau culturel permet de faire sens pour eux[24] ; et en cela, le texte témoigne de la détermination de Dieu à actualiser pleinement son rôle primordial dans l’accomplissement du monde, en tenant compte des affinités de ceux à qui il s’adresse. Mais considérant que tous les verbes hébreux des versets du jugement (35 à 42) sont à l’inaccompli et qu’ils s’inscrivent donc dans ce qui va advenir, comme une prophétie, le texte se présente aussi comme une proposition divine à l’humain déviant. Reste à voir comment, au-delà de la virulence du propos, ce qui est proposé à l’humain l’appelle non seulement dans son devenir mais dans son accomplissement.
Le détail de l’analyse du v. 38b montre que le « sang de rage et de jalousie » que YHWH donnerait éventuellement à la Jérusalem prostituée adultère n’est pas le sien : « Je te donnerai un sang de rage et de jalousie »[25]. Le texte ouvre un espace pour proposer que ce « sang » soit ce que la conduite perverse de l’épouse a édifié tout autour et dont YHWH a été le premier atteint (v. 42) conformément à ce que nous avons défini de sa nature contingente. En lien avec ce qu’Odell décrit à la note 13, Jérusalem devient elle-même victime de ce qu’elle a édifié tout autour puisqu’elle devient l’arroseur arrosé de tous les liens pervers tissés avec les autres (amants, passants, époux, filles d’Aram et des Philistins, etc.). Ainsi, Dieu est aussi pris dans le mal (c.-à-d. ce qui conduit à la mort) que nous. Et dans le mal, Dieu doit nécessairement faire ce qu’il fait inlassablement : il crée du neuf, il travaille à ce que le mal devienne occasion de vie : « J’ai dit pour toi dans ton sang : Vis ! » (v. 6).
Dieu ne se résigne pas à sa défaite. Il l’utilise et la transforme en victoire en lui adjoignant des éléments nouveaux, et en créant une synthèse qui les englobe. Il insère les négativités dans un ensemble plus vaste, et leur donne, une valeur positive. Il ne détruit et n’annule rien de ce qui se passe dans le monde, même le mauvais. Il le sauve […] La nature conséquente de Dieu reprend et transforme tout. Elle ne laisse rien perdre. Toutefois, elle ne conserve pas les choses telles quelles. Elle les transfigure.
Gounelle 2000, 164
Dieu fait du neuf avec tout, y compris avec ce qui le désole et l’irrite, il est-devenant ; et le devenir de Dieu ne s’embarrasse pas du passé, ni de rancune, il est déjà dans ce qui se transforme[26].
8. La proposition divine d’un pardon inédit
Alors que les versets 35-42 anticipent la mort du sujet humain pervers, Dieu continue dans les versets qui suivent, de se compromettre vis-à-vis l’humain.
Dieu sauve et pardonne. Son salut consiste en une création nouvelle qui nous transforme, et non en un acte juridique qui nous mettrait en règle avec lui. La fidélité ne consiste pas à répéter des paroles anciennes, et à reproduire des comportements du passé. […] Il ne s’agit pas tant d’apurer un passé que d’ouvrir un avenir.
Gounelle 2000, 161 et 163
Quel est donc cet avenir que Dieu ouvre dans Éz 16 au sujet humain après la ruine à laquelle ce dernier a contribué ? Le jugement divin est essentiellement Dieu dans son rôle de favoriser les liens qui créent les composantes de l’univers et qui se créent entre elles par ces liens. D’une part, Dieu ne peut annihiler les événements que le sujet humain a établis tout autour de lui puisque c’est là que se joue la liberté humaine. D’autre part, Il n’a guère le choix de favoriser à ce que les effets de ces liens s’actualisent puisque c’est là son rôle, même si on a identifié ces effets comme un « sang de rage et de jalousie »[27]. Ce faisant, Dieu s’actualise dans un évènement non pas qui punit l’humain pervers, mais qui l’appelle à répondre de sa conduite, à répondre de sa liberté. « J’ai placé ta conduite sur la tête » (v. 43c), cette volonté divine s’inscrivant dans une visée bien claire : « Moi aussi, je ferai en sorte que tu te désistes (d’être) une prostituée » (v.43c)[28]. Ainsi, le pardon divin s’amorce d’abord par la remise des fautes au fautif, c.-à-d. être mis devant les conséquences néfastes que sa conduite a engendrées (le sang de rage et de jalousie).
Puis, suit une proposition divine qui a des allures d’exhortation alors que Dieu la répètera à plusieurs reprises (v. 52b ; 52f-g ; 54a-b ; 58a ; 61b ; 63b-c) : « Porte ta disgrâce et sois honteuse », une supplique à assumer les conséquences des choix de vie et à se remettre en lien avec les autres éléments de son univers. Le tout en opposition à la suffisance présomptueuse qui a présidé aux prostitutions et aux injustices pires que celles de Sodome (v. 49). Là est le véritable enjeu pour Dieu[29]. Proposition de délivrance éminemment intéressante : il n’y a pas de passe-droit ni de miracle, Dieu encourage et soutient une démarche profondément humaine en respectant jusqu’à son terme le libre arbitre de la personne impliquée dans chaque orientation de sa vie. Dans le cadre d’un retournement ici, le pardon de Dieu est inconditionnel et se manifeste avant tout dans son support envers la personne à assumer ses conduites et leurs conséquences pénibles dans le présent, et à faire sentir ainsi Sa présence auprès d’elle (v. 62) dans ce qui apparait une expérience transformatrice. Ce serait là la puissance créatrice d’un Dieu têtu qui propose inlassablement du neuf (la vie) à partir de ce qui était un héritage et une répétition compulsive mortifères élaborant une structure de vie déviante (v. 63).
Je ferai en sorte d’établir mon alliance avec toi. Tu sauras que je suis le Seigneur. Ainsi cette fois-ci, tu te souviendras. Tu seras honteuse […] à cause du dévoilement de ta disgrâce et du sentiment d’être rendu pardonnée pour tout ce que tu as fait.
La proposition de base qui ressort ainsi de l’analyse du texte trouve ici son aboutissement, et ouvre un avenir plein d’espoir : C’est en assumant pleinement nos cheminements, même les plus aberrants, qu’on se re-lie (pardonné) à Dieu, et qu’on devient disponible à écouter ce qu’Il propose pour notre meilleur devenir.
Nous découvrons ici l’intrication de la responsabilité découlant de la liberté humaine, avec le pardon divin : un mariage humain-divin qui travaille à la transformation créatrice du péché en une occasion d’accomplissement qui favorise la vie dans ce qui allait vers la mort. Le pardon se définit alors avant tout comme une alliance axée sur ce qui devient et non sur le mea culpa d’un passé.
Parties annexes
Note biographique
Pierre Perreault détient une maîtrise en études bibliques de l’Université de Montréal.
Notes
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[1]
« Pour les premières expériences d’analyse il est recommandé d’utiliser des textes narratifs tirés de la Genèse, de l’Exode, des Nombres, de Juges, de 1 Samuel, de 2 Samuel, de 1 Rois ou de 2 Rois… [Ce qui a été fait dans quatre mémoires à l’Université de Montréal, soit Gn 2,4b-25, Job 1, Jg 4-5 et Jg 14]. L’aisance acquise grâce à diverses analyses processuelles permettra par la suite de passer à des textes discursifs et au large corpus des livres prophétiques et sapientaux. » (David 2006, 75)
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[2]
Éz 16 présente une référence plus ancienne dans la première partie du texte, culminant notamment avec le jugement divin des v. 36 à 42, et la finale se conclut sur une alliance inconditionnelle avant même que Jérusalem reconnaisse sa faute et s’amende, ces conditions au pardon divin étant la caractéristique de l’Alliance des textes prophétiques avant Ézéchiel. L’intégrale du texte permet de travailler sur des propositions issues de ce que les deux traditions d’alliance peuvent offrir comme possibles. Le livre d’Ézéchiel se positionne comme transitoire sur la question de l’Alliance en proposant une nouvelle avenue : YHWH quitte le Temple pour rejoindre son peuple en exil. Ainsi, pris dans son entièreté (63 versets), le chapitre 16 s’inscrit dans ce constat général du livre qui ouvrait pour les contemporains du prophète sur du « neuf ».
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[3]
Le thème de la sexualité, polarisé par l’utilisation fréquente de la racine hébraïque znh (21 occurrences réparties entre les versets 15 et 41 du chapitre), porte à lui seul toute la charge liée au péché de Jérusalem, soit l’infidélité religieuse d’Israël associée à une non moins chargée dimension de la culture israélite qu’est l’adultère. La prostitution (zônâh) et l’adultère (na’af qui n’a pourtant qu’une seule occurrence dans le texte au v. 32) sont au coeur de l’interprétation de ce chapitre. La racine znh a fait l’objet d’une étude particulièrement exhaustive de ma part, pour éclairer les enjeux du texte concernant la sexualité. L’exercice a permis de constater, paradoxalement, que les ambiguïtés référentielles étaient peut-être voulues par l’hagiographe (Pfisterer-Darr 2002, 1234) et contribuaient à maintenir l’attention et la tension chez les auditeurs israélites plus aiguisés à saisir les multiples référents de la racine et du contexte dans lequel elle est utilisée. Éz 16 est remarquable dans ce type de subtilités autant dans l’organisation du contenu (ici la sexualité mais aussi les cultes païens, l’histoire, les rivalités des villes soeurs) que dans la forme (modulation de la tension littéraire, les renversements de références, les mots-expressions étrangers, etc.).
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[4]
Voir Gn 38 ; Jos 2 et 6 ; Jg 11,1-2 ; Jg 16,1 ; 1R 3,16 ; Os 1,2-3 ; Pr 6,26. « There appears to have been relatively little stigma attached to prostitution as a profession […] The lack of overt condemnation of prostitutes may reflect a relative lack of concern as to the sexual conduct of the (rare) woman who was not under male authority. » (Galambush 1992, 31, n. 19). Les prophètes, dont Ézéchiel, condamnent clairement la prostitution, mais l’utilisation de la racine znh dans ce corpus réfère moins à la prostituée professionnelle qu’à l’idolâtrie d’Israël associée à une forme d’adultère.
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[5]
Voir Slager (2000). « Les exégètes féministes ont ainsi critiqué l’emploi de cette métaphore en Os 1-3 et ailleurs : on peut en effet lire un texte comme Os 2,4-15 comme un fantasme sadique et machiste sur la mise à nu d’une femme adultère. » (Römer 2004, 396) ; voir aussi Galambush (1992), Petersen (2002) et Sloane (2008) pour les chapitres 16 et 23 d’Ézéchiel. Dans Éz 16, Ézéchiel a repris la métaphore d’Osée pour développer l’image à son paroxysme. Pour ce qui concerne les « malaises », mentionnons que plusieurs auteurs traduisent certains mots par des euphémismes en notant en bas de page la référence plus explicitement sexuelle, et que certaines traductions bibliques occultent complètement les passages dits « pornographiques » en référant à une toute autre symbolique.
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[6]
Malgré sa reconnaissance comme un des trois prophètes majeurs dans la Bible hébraïque, « The influence of Ezekiel in subsequent Jewish and Christian tradition is somewhat ambivalent […] Ezekiel is not mentioned elsewhere in the OT, and no NT writing quotes the book, though the Gospel of John and Revelation do allude to it. » (Odell 2008, 395)
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[7]
La foi du peuple de Juda reposait sur la promesse divine (selon la théologie yahviste qui s’inscrit dans la tradition de Sion ; voir Block 1997) d’assurer le bien-être et la protection de son peuple élu et de combattre pour protéger la terre donnée à son peuple. « It follows from these beliefs that the people thought that their patron deity would not permit the city in which God’s Temple stood to be destroyed » (Pfisterer-Darr 2001, 1082-3).
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[8]
Cette méthodologie a fait contrepoids à « l’imprimatur inconscient » de la cosmologie de la substance qui imprègne profondément notre façon de penser depuis l’Antiquité, et celui tout aussi lourd de la Tradition héritée de mon éducation : elle m’a supporté à rechercher de nouvelles potentialités dans le texte.
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[9]
L’assise fondamentale de la philosophie du procès est l’idée que l’univers n’est pas composé d’entités de substance mais que la réalité est faite d’événements et de processus appelés entités actuelles, dans le sens de « entités s’actualisant dans l’instant ».
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[10]
L’avancée créatrice d’une entité actuelle est l’actualisation d’un possible ou d’un ensemble de possibles, qui amène l’entité à son accomplissement et à un rayonnement ressourçant pour son entourage. La structure d’existence d’une entité actuelle est l’élaboration d’une façon de saisir les occasions d’existence qui la font exister d’instant en instant, façonnant ainsi une tendance (toujours réversible) qui favorise ou non son accomplissement.
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[11]
L’approche processuelle considère la Bible comme une Parole qui vit et qui évolue : les différents textes bibliques sont vus comme se développant et s’interagissant constamment, et le sens d’un texte peut émerger comme plus important que ce qu’il a signifié par le passé.
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[12]
« Il demeure ici aussi un problème herméneutique : celui de la résistance du lecteur ou auditeur à l’offre narrative qui lui est faite […] Y a-t-il de la place pour le moment de la discordance, et donc de la résistance à l’identité proposée, et comment s’intègre-t-il dans la dynamique de la communication ? » (Bühler cité par David 2006, 180-1).
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[13]
La chute de Jérusalem résulte d’une longue quête d’amants puissants associés à l’idolâtrie dans Dt et Os. Même quand la soeur cadette (Jérusalem) voit sa soeur aînée (Samarie) détruite par ses amants assyriens en -722, elle les convoite et cherche d’autres amants. Cette stratégie piège le royaume dans des alliances conflictuelles qu’elle viole inévitablement, souffrant bientôt d’une ruine aux mains même de ses amants (alliés) qu’elle a montés les uns contre les autres. (Odell 2008, 388-9 ; je traduis)
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[14]
Ce qui semble un pléonasme (nue et sans vêtement) serti dans une incongruence (la femme nubile aurait été nue depuis son enfance), s’ouvre sur des interprétations particulièrement significatives : la nudité réfère au bébé naissant dont l’avenir n’est pas assuré ; le vêtement-nourriture assuré par l’époux, dans la société israélite, confère à l’épouse un statut dans son univers. Le statut compris comme reconnaissance sociale chez les Israélites est vital. Et, plus loin, la beauté est l’attribut par excellence de la féminité israélite, ce qui est envié et désiré.
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[15]
Après cet univers composé essentiellement d’événements, d’occasions où se tissent des liens qui créent la réalité, retenons cet autre fondement processuel pour l’instant, à savoir qu’il revient au sujet humain, comme à toutes les composantes de l’univers, de s’approprier les données qu’il considère pertinentes pour s’accomplir. Ces deux données cosmogoniques redéfinissent le lien de l’humain avec Dieu et alourdit la responsabilité humaine dans le devenir de l’univers.
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[16]
J’ai opté pour ces deux types de locutions pour traduire des formes verbales particulières en hébreu (hiph’îl et pi’el), que j’expliquerai plus loin. Mais retenons qu’elle contribue à l’interprétation processuelle puisqu’on peut y voir que chaque entité, Dieu compris, compose nécessairement avec les autres pour arriver à ses buts. Une entité actuelle n’existe pas sans les liens avec les autres, liens qui la font exister d’instant en instant.
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[17]
L’héritage décrit et décrié dans les textes prophétiques, est celui de cette « engeance » qui vit sans lien avec Dieu. Ici, le texte va plus loin en précisant que ce non-lien s’étend aussi dans ce qui est le fondement de l’aventure humaine, la famille : l’enfant-Jérusalem est abandonnée dès sa naissance par ses parents.
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[18]
Dans la pensée processuelle, nous verrons que c’est le rôle primordial de Dieu d’offrir de nouveaux possibles à toutes les composantes de l’univers. La caractéristique fondamentale de cette offre divine est de favoriser un accomplissement inédit dans leurs prochaines occasions d’existence.
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[19]
Thème que les versets 26 à 34 vont illustrer comme des conduites ‘insatiables’ (v. 28b, 29b) qui ont un impact de plus en plus important sur l’entourage.
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[20]
Donc du manque de lien avec les éléments faibles de son entourage. On a ici un thème éthique capital : cette proposition identifie ce qui, aux yeux de Dieu, est digne d’un respect absolu, soit de venir en aide aux plus souffrants. Ce message a émergé avec les premiers prophètes au viiie siècle (av. JC), mais garde toute sa pertinence dans les enjeux modernes découlant des iniquités politiques, économiques et sociales.
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[21]
C’est la rupture des liens entre tous les éléments, qui conduirait possiblement à la destruction de l’univers comprise comme l’établissement du néant, du rien. Cette éventualité métaphysique va au-delà du chaos qui implique encore des liens, ce qui existait avant que Dieu ne crée le monde dans Gn 1.
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[22]
« Process theism does not deny that God is in some respects eternal, immutable, and impassible, but it contradicts the classical view by insisting that God is in some respects temporal, mutable, and passible. » (Viney 2014, 1)
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[23]
Dans le premier cas, les deux sujets sont actifs bien que le sujet 1 ait pris l’initiative ; dans le second, on a un 1er sujet actif qui agit sur un 2e sujet passif. Dans les deux cas, le sens de l’action décrite en hébreu implique un jeu interactif entre les deux sujets. Voir Waltke et O’Connor (1990).
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[24]
Dans ce discours apocalyptique, la logique de l’action divine est que la communauté est à ce point malade qu’elle est irrécupérable, jugement établi à l’aune des repères d’ordre et de sens enchâssés dans les lois de la communauté israélite. La perspective processuelle ouvre sur une autre explication : « Process theologians speak of how God offers continual decisions for people to move forward freely toward God. If they choose wrongly, that is, if they choose to sin by being self-destructive or by turning away from the Divine, then a gracious God offers yet another choice or lure into the future. This model of covenant […] reflects the process of luring by God. » (Gnuse 2000, 123)
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[25]
La phrase est ambiguë en hébreu et difficile à traduire. La plupart des traductions compensent en ajoutant des mots ou des suffixes pronominaux, alors qu’il y a bien absence de suffixes aux deux mots hébreux rage (ḥēmāh) et jalousie (
). Pour aplanir la difficulté, plusieurs commentateurs s’en remettent à Éz 23,25. où le mot jalousie est identifiée à YHWH : « Je donnerai ma jalousie (
) contre toi ». Il y a donc ici une particularité que j’ai exploitée : on a ainsi un sang de rage et de jalousie qui n’appartient à personne mais que l’ED donne sans équivoque (
). Le verbe ntn à la 1e c.s. accompagné du suffixe 2 f.s. est très clair. Alors, d’où vient ce sang ?
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[26]
Il est important de comprendre que les émotions de YHWH (ici, sa colère et sa jalousie) ne sont pas à l’origine de son initiative de proposition à Jérusalem de se désister d’être une prostituée, ni de son jugement. Pour Dieu, on peut penser qu’il y a renversement, culbutage du ressentiment afin de créer du neuf puisque c’est là son essence. Le rôle primordial de Dieu demeure absolue et immuable à ce chapitre, tout-puissant à proposer (et se proposer) sans relâche le meilleur possible à partir de ce que le sujet humain a actualisé et qui l’a touché dans sa nature contingente.
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[27]
Dire que Dieu n’a rien à voir avec le mal serait inexact à mon avis ; et dire que Dieu permet le mal, relève de la conception traditionnaliste toute-puissante de Dieu. Si on conçoit que chaque élément de l’univers est dernier responsable de son devenir (dans ce sens, co-créateur avec Dieu), et que Dieu propose et cherche à persuader pour infléchir l’accomplissant-de-chacun, que ce soit pour le bon comme pour le méchant, Dieu ne peut être tenu pour seul responsable du mal qui advient dans le monde (parce que non tout-puissant) ; mais il en répond. Et dans Éz 16, il appelle résolument l’humain à en répondre aussi. Dieu ne se défile pas de ce qui arrive dans le monde puisqu’il est intimement liée à tout ce qui advient, incluant le processus du mal. Je dirais qu’il est au coeur du mal-devenant-autre-chose.
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[28]
On a le réflexe d’associer le « Moi aussi » (
) au début du verset, à l’excitation de Jérusalem contre YHWH au verset précédent, ce qui apparaît alors comme une vengeance divine du type oeil pour oeil. Mais il y a une autre interprétation possible, celle d’un Dieu capable de retourner une situation cul de sac en occasion de vie, soit de comprendre ici, comme aux vs 59b-c, que Dieu agira de façon aussi têtue à créer du neuf que Jérusalem l’a été à pervertir les liens qui la font exister comme prostituée. Ce culbutage est repérable ailleurs dans le texte (vs 22a ; 34 ; 50c-d ; 61b ; 63d) et caractérise à l’occasion le style de l’hagiographe. On notera l’utilisation de la forme verbale au hiph’îl (« je ferai en sorte […] ») qui illustre la façon particulière de Dieu pour mobiliser le sujet humain pervers à lui-même se désister.
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[29]
Et c’est aussi ce qui semble mettre Dieu « sur le bout de sa chaise » (une interprétation de la vulnérabilité divine découlant de l’insistance des 6 ( !) exhortations) car le sujet humain pourrait choisir de ne pas se relier à Lui ni aux autres tout autour, l’entrainant dans un chaos « de rage et de jalousie » (v. 38), et contribuant à l’anéantissement du monde.
Bibliographie
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- Block, D. I. (1997), The Book of Ezekiel. Chapters 1-24, Grand Rapids / Cambridge, Eerdmans.
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- Galambush, J. (1992), Jerusalem in the Book of Ezekiel. The City as Yahweh’s Wife, Atlanta, Scholars Press.
- Gnuse, R. K. (2000), The Old Testament and Process Theology, St-Louis, Chalice Press.
- Gounelle, A. (2000), Le dynamisme créateur de Dieu. Essai sur la Théologie du Process, Paris, Van Dieren éditeur.
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- Petersen, D. L. (2002), The Prophetic Literature : an introduction, Louiseville, Westminster John Knox Press, p. 137-168.
- Pfisterer D., K. (2001), « The Book of Ezekiel. Introduction, Commentary and Reflections », The New Interpreter’s Bible, 6, Nashville, Abingdon Press, p. 1074-1607.
- Römer, T. (2004), dir., Introduction à l’Ancien Testament, Genève, Labor et Fides.
- Slager, D. J. (2000), « The Figurative Use of Terms for “Adultery’ and ‘Prostitution” in the Old Testament », The Bible Translator, 51/4, p. 431-438.
- Sloane, A. (2008), « Aberrant Textuality ? The Case of Ezekiel the (Porno) Prophet », Tyndale Bulletin, 59/1, p. 53-76.
- Thiriart, P. (2001), « Le Dieu obscur de la première Alliance. Reproduction sexuelle, violence et cruauté », Revue Scriptura : Nouvelle Série, 3/1, p. 17-43.
- Viney, D. (2014) [2004], « Process Theism », The Stanford Encyclopedia of Philosophy, dans E. N. Zalta, dir.,http://plato.stanford.edu/entries/process-theism/.
- Waltke, B. K. et M. O’Connor (1990), An Introduction to Biblical Hebrew Syntax, Winona Lake, Eisenbrauns.