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Il est généralement admis que la danse en Grèce ancienne est, au moins depuis l’âge du bronze, intimement associée aux pratiques cultuelles en tant que moyen de communication privilégié permettant d’établir le contact avec le divin (Marinatos 1993, 175-180 ; Lonsdale 1993, 114-121 ; Lonsdale 1993, 279-280 ; Burkert 2011, 57 et 147-149)[2]. La danse est d’ailleurs, comme le remarque Burkert, « un rituel cristallisé dans sa forme la plus pure », dont les mouvements, exécutés en rythme, s’apparentent à une imitation de la parole (Platon, Lois, VII, 816a ; Lucien, De la danse, 72 ; Spencer 1985, 1-38 ; Burkert 2011, 147). Mais c’est aussi et surtout une pratique collective, celle du choeur (choros), liée au calendrier cultuel de chaque cité[3]. La danse est conçue comme une activité spontanée, une réponse innée du corps à la musique, un cadeau des dieux aux hommes (Platon, Lois, II, 653e-654a), qui vise à imiter les choeurs divins originels (Platon, Lois, VII, 816a 3-5 ; Calame 1977 ; Lonsdale 1993, 111-136 ; Burkert 2011, 147)[4].

Parmi ces danses, le caractère singulier des danses dédiées à Dionysos fut relevé dès l’Antiquité[5]. Platon, dans son énumération des divers types de danses et de leurs vertus, en particulier éducatives (Lois, VII, 814e-816d), fait exception des danses de types « bacchiques » (bakcheia). Sensées imiter les satyres et les ménades mythiques, celles-ci sont, selon lui, liées à des rites d’initiation (teletai) et d’expiation (katharmoi ; Platon, Lois, 815c). Bien que ces rites, que l’on rattache aux « cultes à mystères », nous soient connus par les sources antiques, les danses et les états frénétiques qui leur sont associés nous restent en partie méconnus[6].

Pourtant, depuis bientôt 150 ans, l’étude des danses bacchiques a produit une littérature abondante, parfois contradictoire, qui met surtout en avant le manque de témoignages historiques solides à propos de ces phénomènes. Le dieu lui-même fascine par son caractère atypique qui, jusqu’à la découverte des tablettes en linéaire B de Pylos, était pensé comme non-grec (Ventris et Chadwick 1956, 127 ; Rougemont 2005 ; Burkert 2011, 72 et 226-227). Il était donc aisé d’associer les danses extatiques, propres aux suivantes de Dionysos, à une pratique elle aussi non-grecque (Jeanmaire 1951 ; Daraki 1985, 12 ; Detienne 1986, 55 ; Burkert 2011, 225-227). La réalité est bien plus nuancée et aucune solution vraiment satisfaisante quant à l’origine et à l’historicité des danses dionysiaques n’a été proposée. Certains ont voulu distinguer deux sortes de ménadismes : l’un policé répondant aux normes de la cité (« ménadisme blanc ») et un autre, plus sombre, sauvage et épidémique (« ménadisme noir »), durant lequel toutes les normes sont abolies au profit de comportements frénétiques allant jusqu’au sacrifice sanglant et sauvage d’un animal (diasparagmos ; Jeanmaire 1951, 105-219 ; Dodds 1977, 265-278). D’autres préfèrent séparer le ménadisme « historique », confirmé par l’épigraphie, du ménadisme « mythique » pour lequel les comportements délirants sont relégués au seul plan de l’imaginaire (Henrichs 1978 ; 1983 ; 1987, 100-107). La tendance actuelle serait d’admettre l’intégration, dans le cadre de pratiques rituelles fixées par le calendrier religieux de la cité ou lors de fêtes non officielles, de danses et de comportements extatiques qui visaient à imiter l’attitude des ménades mythiques (Bremmer 1984 ; Villanueva-Puig 2009, 21-32 ; Graf 2010 ; Porres Caballero 2013).

Les preuves qui permettent de valider l’existence d’un ménadisme historique, organisé et en partie hiérarchisé (sous la forme d’associations, par exemple), ne sont pas antérieures au ive siècle av. J.-C., tandis que les sources plus anciennes à propos du ménadisme sont principalement iconographiques (Henrichs 1978 ; Jaccottet 2003). La mort de Penthée, mis en pièces par les ménades, se trouve par exemple figurée dès 510 av. J.-C. sur un psykter attribué à Euphronios[7]. De tels phénomènes sont également relatés dans les mythes, tel que la résistance de Penthée, transmis par les Bacchantes d’Euripide et d’autres oeuvres théâtrales — aujourd’hui perdues — attribuées aux prédécesseurs d’Euripide[8]. Le comportement frénétique et parfois dévastateur des ménades, insufflé par Dionysos, est donc bien installé dans l’imaginaire des Grecs dès la fin du vie siècle av. J.-C.

Il faut à ce titre souligner que « ménade » et « bacchante » se réfèrent d’abord, en ce qui concerne les images, à un type de comportement qui relève de l’image poétique ou littéraire plus qu’ils ne se rapportent à une réalité cultuelle (sans pour autant nier cette réalité cultuelle confirmée par l’épigraphie[9]). Comme le souligne Díez Platas, le ménadisme est avant tout un état d’esprit plus qu’une identité (Diez Platas 2002, 333 ; Villanueva-Puig 2009 ; Santamaría 2013, 49 ; Porres Caballero 2013). Les images sont donc analysées dans ce sens, en tant que produit d’un imaginaire partagé par les diverses couches de la population grecque ancienne, et se rapportant à cet état d’esprit qu’est le ménadisme. Dans ce contexte, le rapport des images au rite n’est donc qu’indirect.

L’analyse d’un certain nombre de gestes, symptomatiques du comportement ménadique, permet en premier lieu d’appréhender la place que ceux-ci occupaient dans l’imaginaire figuré antique. Ces gestes sont : les bonds, les penchés du buste (vers l’avant ou l’arrière), les tours sur place, les renversements de la tête, les secousses de la chevelure et les chutes au sol[10]. Nous nous intéresserons ici plus spécialement aux mouvements qui appartiennent à la catégorie du bond (au sens large, ce qui inclut le sursaut associé à la course et les bonds sur place accompagnés de frappements de pieds), aux tournoiements (avec mouvements de tête) puis aux chutes (en tant que symptôme de la perte de conscience et non comme geste volontaire), car ils sont les signes les plus évidents de l’enthousiasme dionysiaque[11].

La ménade bondissante, qui sursaute puis s’élance, est une image ancienne que l’on rencontre dès l’Iliade et les Hymnes homériques. Déméter, lorsqu’elle retrouve sa fille, enlevée par Hadès, « sursaute (aissô) comme une ménade dans les taillis de la montagne » (Hym.Hom.Dem. 386), tout comme Andromaque qui « se dirige en hâte (epeigô) », « se précipite (diaseuomai) telle une ménade » sur les remparts de Troie (Iliade, 6. 389 ; 22. 460) ; le poète insiste ici sur l’idée d’un mouvement impulsif guidé par une émotion qui l’emporte sur la raison[12]. Si, dans les sources littéraires, le sursaut et la course sont indéniablement liés, cette association est moins évidente en ce qui concerne l’imagerie. Un certain nombre de représentations montrent des ménades saisies en pleine course et parfois se retournant vivement, comme sur une amphore à col attribuée à Hermonax et conservée à Saint-Pétersbourg (fig. 1)[13]. La ménade porte une nébride nouée en travers de la poitrine, elle est figurée le buste de face, la tête tournée vers la gauche et les jambes dirigées vers la droite. Les bras sont écartés du corps, à l’horizontale. Dans une main, la ménade tient un thyrse et dans l’autre un rameau de lierre. L’orientation des jambes indique la direction du déplacement, renforcé par le vêtement qui se soulève vers l’arrière, tandis que la tête, dirigée dans le sens contraire signale un mouvement vif, souligné par la chevelure flottant derrière la nuque. La ménade se dirige vivement vers la droite tout en retournant la tête du côté opposé, indice de l’impulsivité de ses mouvements. D’autres figurations s’attachent plus particulièrement à mettre en avant les bonds typiques du comportement ménadique. Sur une amphore attribuée au peintre d’Amasis, deux ménades enlacées se présentent face à Dionysos dans un même élan bondissant, une jambe légèrement levée et jetée vers l’avant, signe de leur nature agitée[14]. Dans le même esprit, une coupe plus récente attribuée au peintre de Briséis montre une ménade la jambe d’appui fléchie, l’autre jambe jetée vers l’arrière, la tête renversée (fig. 2)[15]. Celle-ci évolue au son de l’aulos (un genre de hautbois) dont joue un satyre à sa gauche. La présence de l’instrument de musique indique que les bonds exécutés relèvent de la gestuelle dansée. Les sauts semblent s’effectuer sur place et sont complétés sans doute par des frappements de pieds sur le sol. Ceux-ci sont un ajout rythmique aux mélodies jouées et participent de ce fait à l’environnement sonore du rituel[16].

Figure 1

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La gestuelle bondissante des ménades est associée à la proximité que celles-ci entretiennent avec l’espace sauvage, sorte de mimétisme avec cette nature dans laquelle elles évoluent (Euripide, Bacch. 680-727)[17]. Ce sont les jeunes animaux tels les faons, les poulains et pouliches, ou encore les génisses qui bondissent[18]. Une telle agitation s’exprime par des verbes comme skirtaô (« bondir / sauter », en particulier pour les jeunes chevaux), pêdaô (« bondir par-dessus ») et thrôiskô (« sauter », « bondir », mais aussi « se précipiter », « s’élancer rapidement »)[19]. Les ménades se meuvent de manière erratique comme de jeunes animaux, indomptées. C’est une image commune que la jeune fille, non mariée, comparée à un jeune animal et qui doit être « soumise au joug » (Calame 1977, 332-333 ; 411-420). Or, le ménadisme est un phénomène qui, entre autres et surtout dans le mythe, s’applique plus spécialement aux femmes mariées ou en passe de l’être, souvent jeunes mères[20]. Cette image permet de souligner l’ensauvagement temporaire, conçu comme une « animalisation », de ces femmes libérées de leur condition d’épouses et de mère sous l’action perturbatrice de Dionysos (Calame 1977, 241-245 ; Seaford 1995, 332-338 ; Halm-Tisserant 1998, 76-77 ; Provenzale 1999). Le bondissement prêté aux ménades est une manière de mettre en évidence la nature intrinsèquement sauvage de ces femmes [21].

Figure 2

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Mais le bond n’est pas seulement le signe d’un ensauvagement temporaire, il est surtout une expression physique du désordre qui agite les personnes en proie à la mania divine — ce que sont par essence les ménades[22]. L’animalisation et la folie ne sont d’ailleurs pas sans rapport. Dans le récit que fait Diodore de la découverte de l’oracle de Delphes, les chèvres qui broutaient aux alentours des émanations qui s’échappent du chasma gês en respirent les vapeurs et se mettent à bondir de manière extraordinaire (skirtân thaumastôs) tout en proférant des sons inhabituels, agissant comme si elles étaient possédées (enthousiazousi)[23]. Iô, transformée en vache et piquée par l’aiguillon de la folie — oïstraô — « s’élance en un sursaut » (aissô)[24], tout comme les ménades d’Euripide dansent et s’agitent sous l’effet de cet oïstros (Bacch., 32-33, 119 ; 665, 1229)[25]. De même Héraclès, rendu fou par l’action conjointe d’Iris et de Lyssa, entame une danse frénétique bondissante qui le fait agir comme un taureau, animal lié aux manifestations de la folie[26]. Chez Euripide toujours, la ménade prête à la bacchanale nocturne rejette la nuque en arrière, la gorge offerte, puis elle bondit (thrôiskô) et s’élance en tourbillonnant (aella), tel un faon poursuivi par les chasseurs (Eur. Bacch. 862-875). Mais plus encore, les ménades d’Euripide, encore sous l’effet de la mania Dionysiaque, bondissent (skirtaô) pour se libérer (luô) des liens qui les entravaient et que Penthée leur avait posés dans sa volonté de confronter Dionysos[27]. Dans les Bacchantes, cette délivrance procurée par Dionysos intervient à un niveau politique, psychologique mais aussi religieux et mystique (voir Seaford dans Euripide 1997 ; Leinieks 1996, 314-317). Associé à l’idée de délivrance, le bond semble être a priori une manifestation, parmi d’autres, de la joie conséquente à cette libération.

On sait, en outre, que le bond est une part essentielle d’un certain nombre de danses masculines antiques, entre autres la pyrrhique et la sikinnis (Voelke 2001, 139-157). Ces deux types de danses revêtent des caractères initiatiques indéniables, en particulier la pyrrhique, dont le bond caractéristique est soit à rapprocher du saut effectué par Néoptolème/Pyrrhus, lorsqu’il surgit du cheval de Troie, soit du saut d’Athéna surgissant toute armée du crâne de Zeus (Borthwick 1967 ; Borthwick 1970 ; Lonsdale 1993, 148-152 ; Voelke 2001, 150-154)[28]. Ce bond marque en quelque sorte un renouveau et est donc parfaitement adapté aux circonstances d’une danse d’initiation réservée aux adolescents (Jeanmaire 1939, 427-444, 531-540 ; Lonsdale 1993, 152-168). La sikinnis, comme l’a montré Voelke, comporte certains traits initiatiques. Exécutée par les satyres, la sikinnis est le signe d’une régression qui révèle la nature profonde de ceux-ci, à la fois hommes et animaux (Voelke 2001, 139-143)[29]. De même, la danse bondissante à laquelle se livre Philocléon dans la scène finale des Guêpes marque l’étape ultime d’un « rajeunissement », procuré par l’ivresse et qui passe, entre autres, par un changement de tenue (Aristophane, Guêpes, 1122-1264, 1341-1387, 1474-1537 ; Borthwick 1968 ; Vaio 1971 ; Compton-Engle 2015, 66-74)[30]. Le bond apparaît à la fois comme un geste libérateur, un indice de jeunesse mais aussi de folie.

Dans l’état actuel de nos connaissances, le bond se rapporte d’abord à un ordre idéal de mouvements, « préformé », dont la réalité rituelle nous échappe en quasi totalité. Autrement dit, dans les textes comme dans les images, la ménade bondit puis s’élance, car cela appartient à l’image mentale, partagée par tous, de ce qu’est, par nature, une suivante de Dionysos. De manière symbolique, le bond marque à la fois l’entrée dans l’enthousiasme dionysiaque, l’appartenance totale à ce monde, et la délivrance procurée par la pratique des danses bacchiques.

Bien sûr, ce bondissement, à la fois libérateur et signe de possession, ne peut pas être compris isolément, il doit être mis en rapport avec les autres mouvements spécifiques aux ménades, soit le tournoiement et les chutes au sol. Dans cet ensemble de gestes, le bond apparaît comme une étape indispensable à la mise en action des ménades « remplies du dieu » (enthéos). Chez Euripide, la ménade bondit puis s’élance en tourbillonnant, « plus rapide qu’un vol de colombes[31] ». Cette idée de vol rapide et tournoyant s’exprime dans l’imagerie par la figuration de ménades aux « manches ailées », les bras déployés de part et d’autre du corps, la tête inclinée et le buste saisi dans une torsion afin de rendre le tournoiement de la danseuse[32]. À l’exemple de la ménade figurée parmi le cortège qui accompagne le retour d’Héphaïstos sur l’Olympe, sur un cratère du peintre de Kléophradès[33]. La danseuse a le buste de face, les bras écartés du corps « en croix » et enveloppés dans le vêtement, le buste et la tête sont légèrement inclinés vers la droite, alors que les jambes sont de profil, ce qui indique la rotation (fig. 3). Ce type de figuration exprime toute la puissance poétique contenue dans l’idée de vol tournoyant associé à la course, tout en insistant sur l’aspect surnaturel des danses ménadiques[34].

Figure 3

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Dès le milieu du ve s. av. J.-C., l’imagerie décline à l’envie les postures tourbillonnantes des ménades, combinant les tours sur place aux secousses et renversements de tête jusqu’à devenir systématique. Sur une hydrie de Madrid, datée du milieu du ive s. av. J.-C. le mouvement se fait même violent : le tourbillonnement rapide de la danseuse est rendu par les plis du vêtement se plaquant contre les cuisses et s’envolant à l’arrière[35].

Les mouvements tournoyants des ménades sont explicitement évoqués dans les Bacchantes, en particulier par le verbe eilissô (« tourner en rond », « tourner sur soi-même »)[36]. De même, un cratère en cloche attribué au peintes du Dinos montre une ménade nommée Dina et dont le nom a été rapproché du verbe dinéô (« tourbillonner »)[37]. Celle-ci est représentée dans une pose assez statique qui tranche avec son appellation : pour Villanueva Puig (1988, 167), cette dénomination exprime ce que la ménade est potentiellement, c’est-à-dire une danseuse qui tournoie. De même sur un stamnos fragmentaire de Yale, la danseuse se nomme Hélikè de hélix, d’après l’enroulement spiralé des tiges de lierre (hereda helix), plante consacrée à Dionysos et signe de son épiphanie divine dont le feuillage persistant est symbole d’immortalité, mais aussi en référence à la danse tourbillonnante qui caractérise les ménades et au mouvement de rotation des astres — la Grande Ourse se nomme Hélikè — ce qui ajoute une dimension cosmique au nom de la ménade[38]. Tout comme la ménade nommée Dina, Hélikè est figurée dans une posture plutôt statique, elle tient une torche dans chaque main et fait face à Dionysos assis, celui-ci tient un canthare et un thyrse. Un jeune satyre verse du vin dans le canthare du dieu depuis une oenochoé, il tourne la tête vers la ménade. De la même manière que Dina exprime le potentiel de la danseuse, Hélikè renvoie à un ensemble de références poétiques et mythiques relatives au dionysisme, telles que les danses tournoyantes et l’enthousiasme provoqué par l’épiphanie divine, exprimée dans l’image par la présence de Dionysos assis et auquel les satyres et la ménade rendent hommage. Deux niveaux de lectures se superposent : celui du rite auquel les gestes des satyres et la ménade au nom parlant renvoient et un autre, interne à l’image, où la présence divine est exprimée par la figuration de Dionysos lui-même (Collard 2016)[39]. La même idée est exprimée sur un cratère à volutes lucanien du peintre des Karneia (fig. 4)[40]. Face à Dionysos assis, une ménade danse, la tête inclinée vers l’épaule, au son de l’aulos. Les gestes de la danseuse semblent suspendus tandis que ses vêtements et sa chevelure sont encore agités par la frénésie de la danse[41]. Plusieurs gestes se combinent : les frappements de thyrses qui rythment la danse (le ruban accroché au thyrse ondule sans doute sous l’action d’un coup sur le sol), les secousses de la chevelure et les tours sur place. Ici encore, le monde du rite se fond avec le monde mythique, comme l’indique la présence d’un satyre et de Dionysos dont la tête est surplombée par une torche (peut-être un indice de l’épiphanie divine) tenue par une femme vêtue d’un chitoniskos. Le tournoiement propre aux ménades se trouve aussi évoqué dans le nom donné aux bacchantes de Delphes, les Thyiades, c’est-à-dire « celles qui tourbillonnent » (ou « celles qui s’élancent avec fureur »)[42]. Sur un stamnos du British Museum, attribué à Oltos et daté des environs de 510 av. J.-C., une ménade danse au son des crotales qu’elle tient dans sa main gauche, elle est vêtue d’une pardalide et s’est saisi d’une branche feuillue, un satyre, dont seule une partie du visage est conservée, lui fait face (fig. 5)[43]. Le nom de la ménade est inscrit dans le champ à gauche : Oreithyia (Ὀρείθυια) « celle qui tourbillonne/s’élance dans la montagne » (orosthyias) (Kossatz-Diessmann 1991, 187). L’inscription renforce ici la signification de l’image et signale la nature agitée de la ménade[44].

Le tournoiement signifié dans les figurations et jusque dans les noms donnés aux ménades dès les années 450-440 av. J.-C. est à mettre en relation avec la finalité attribuée aux danses à cette époque. Si le tourbillonnement est une manifestation de la folie, celui-ci est aussi intrinsèquement lié à l’idée de purification et de préparation de l’âme en vue d’un contact avec le divin (Parker 1990, 303)[45]. C’était l’hypothèse énoncée par Boyancé à propos des danses extatiques des bacchantes, et réaffirmée récemment par Graf (Boyancé 1937, 61-91 ; Graf 2010)[46]. Selon Boyancé, la joie dionysiaque procurée par les danses extatiques est une forme de catharsis qui vise à détacher l’âme du corps (Platon, Phédon, 67c ; Boyancé 1937, 83-86). Les danses dionysiaques auraient donc pour but la libération de l’âme, la séparation d’avec les éléments « impurs », bien que l’on ne sache pas vraiment quels sont ces éléments « impurs » (Boyancé 1937, 88-89 ; Parker 1990, 18-20 et 281-307). De même, Graf confirme et précise cette hypothèse : les rites dionysiaques purifient et libèrent, leurs effets bénéfiques sont autant valables durant la vie qu’après la mort (Platon, Rép. 364e-365a ; Johnston 1999, 144-145 ; Graf 2010, 175). Il montre, en outre, que cette idée n’est pas récente et qu’elle est déjà connue à l’époque archaïque, dès les viie-vie s. av. J.-C., en raison d’une scholie à l’Iliade qui mentionne qu’Eumélos dans son Europia racontait l’histoire de la folie de Dionysos envoyée par Héra et de sa guérison grâce à son initiation aux Mystères de Rhéa[47]. La folie est à la fois conçue comme une purification et un mal dont la seule cure possible est une purification rituelle (Parker 1990, 207-234 et 246). Comme il a été dit plus haut, la danse est certainement le moyen le plus efficace et le plus ancien de mener un rituel. Les anthropologues ont d’ailleurs montré qu’une des fonctions de la danse est d’agir en tant que « soupape de sécurité », afin de soulager des tensions (psychiques, physiologiques, sociales) : l’idée est que la danse dite « de possession » mène à une catharsis (Dodds 1977, 267-269 ; Spencer 1985, 3-8 ; Rouget 1990, 221-308). Mais selon les catégories anciennes, ces danses sont avant tout destinées à entrer en contact avec le divin, pour cela elles sont purificatrices et donc libératrices tant dans la vie de tous les jours que dans l’au-delà.

Figure 4

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Figure 5

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Dans ce sens, le caractère tourbillonnant des danses agit comme une voie de communication entre deux principes qui, habituellement, ne se rencontrent pas[48]. Dès l’époque archaïque, l’âme et le souffle sont reliés[49]. L’âme est comprise comme un élément volatil, aérien, alors que le corps est attaché à la terre : âme et corps se séparent, au moment de la mort, dans une expiration qui, selon les théories physiques des Grecs anciens, se dirige vers ce qui lui est le plus semblable, c’est-à-dire l’éther, une des couches les plus pures, sèches et chaudes de l’atmosphère[50]. Dans le cas précis des danses extatiques, le concept est subtil, puisque les danses tournoyantes visent avant tout à séparer ce qui est dissemblable (pur/impur ; âme/corps) afin que les principes similaires se rejoignent : l’âme se dirige vers l’éther, le corps vers la terre.

Cette séparation se manifeste sous la forme d’une chute sur le sol qui marque la perte de connaissance conséquente à l’extase dionysiaque : le corps libéré temporairement de son âme rejoint la terre. Dans l’image, le corps en chute est entrainé vers l’arrière ou l’avant, il s’arc-boute. À l’exemple d’une ménade sur une coupe à figures rouges de Bâle attribuée au peintre de la Gigantomachie de Paris et datée des années 470 av. J.-C., dont la chute vers l’avant semble être le résultat d’un violent mouvement tourbillonnant (fig. 6)[51]. Ou encore, une ménade sur un skyphos paestan daté des années 360 av. J.-C. (fig. 7) dont le corps se courbe vers l’arrière, les talons décollés du sol[52]. La présence dans le champ de l’image d’objets liés aux initiations dionysiaques, une taenia et un miroir et, sur l’autre face, d’un pan porteur de thyrse, ne permettent pas de douter de la nature des rites illustrés. Ces postures prêtées aux ménades sont très proches de celles que les acrobates impriment à leur corps, plié sur lui-même, vers l’avant ou vers l’arrière. Mais aussi des guerriers frappés à mort et chutant sur le sol[53]. Dans l’Iliade par exemple, Kébrion meurt en tombant de son char la tête en avant « comme un acrobate (arneutêr) » et, un peu loin, il est comparé à un plongeur professionnel (kubistetêr) par Patrocle[54]. Comme l’a montré Deonna (1953), l’acrobatie a une forte valeur symbolique, en particulier funéraire. Le danseur ou l’acrobate qui renverse, déforme son corps, mime la mort physique. Tout comme le plongeon est une métaphore de l’entrée dans l’au-delà[55]. De même, pour les Grecs anciens, le siège de la force vitale réside dans les genoux et la mort est notamment exprimée par l’expression « les genoux déliés[56] ». Il n’est donc pas étonnant de voir des ménades sur le point de perdre conscience les genoux fléchis, le buste penché vers l’avant ou vers l’arrière. Il s’agit d’illustrer le point de rupture, l’instant où l’âme se détache momentanément du corps lors de la syncope.

Figure 6

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Figure 7

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Dans le cadre de rites initiatiques, cette simulation (provoquée par les danses) de la mort est nécessaire, elle marque l’étape ultime avant l’accession au nouveau statut d’initié, compris comme une renaissance. C’est par exemple dans ce sens qu’est interprétée la scène de la ménade écroulée sur la panse d’un vase de bronze hellénistique conservé à Avenches et analysée par Bérard comme un mime de la mort de Sémélé (Bérard 1967, 77-78 ; Massa-Pairault 1978). Sur ce vase, le rapport entre l’imminence de la mort et la chute au sol est plus qu’évident : il s’agit de traduire le passage d’un état à un autre. Dans le cas du vase d’Avenches, l’idée d’un changement d’état est à mettre en relation avec l’initiation dionysiaque qui passait, entre autres à l’époque hellénistique, par la participation ou le visionnement de drames en lien avec la vie de Dionysos et notamment l’accouchement, la mort et l’apothéose de Sémélé (Bérard 1967, 70-77).

Les initiations orphico-dionysiaque visaient avant tout à préparer le postulant à la mort et en particulier au voyage entrepris par son âme vers l’au-delà. Les danses extatiques, par la violence de leur gestuelle, en sont un moyen : le but étant d’atteindre un état qui permet à l’âme de s’échapper momentanément du corps, afin de l’éduquer puis de lui montrer la route à suivre pour rejoindre l’au-delà. Les lamelles d’or découvertes dans les tombeaux des initiés étaient alors conçues comme des guides afin que l’âme des initiés puisse retrouver son chemin et atteigne l’au-delà sans encombre (Johnston et Graf 2007 ; Bernabé et Jiménez San Cristóbal 2008). Bien sûr, les initiations dionysiaques ne sont pas toutes concernées par les croyances eschatologiques, pas plus qu’elles n’incluent systématiquement des danses extatiques. Comme le souligne Burkert, ces rites sont polymorphes et il serait dangereux de trop généraliser (Burkert 2003 ; 2011, 388).

Pourtant, il semble bien exister une relation entre l’importance grandissante des cultes à mystères dans le paysage religieux grec, en particulier dans les cultes dédiés à Dionysos, depuis le milieu du ve siècle av. J.-C. — et sans doute dès la fin du vie s. — et les changements qui interviennent dans le répertoire figuratif consacré à Dionysos et son thiase[57]. À partir du milieu du ve s. av. J.-C. l’image de la ménade tourbillonnante, la tête renversée vers l’arrière, bien que cette posture soit déjà figurée sur une amphore conservée à Munich attribuée à Kloéphradès[58], se fait systématique, au point de se suffire à elle-même et de devenir un schème à part entière ; ce qui, jusqu’à l’époque moderne, a permis d’exprimer, en peinture comme en sculpture, l’agitation psychique et corporelle, ce qu’Aby Warburg nommait des « formules de pathétique » (Pathosformel ; Didi-Huberman 2001). Même séparées par plusieurs siècles, les images continuent fondamentalement à exprimer la même chose.

L’exaltation des danses ménadiques, signifiée par le tourbillonnement, dont la perte de connaissance (chute) en est parfois le résultat, est à comprendre dans le cadre des représentations figurées, comme un symbole de la joie, voire une libération procurée par un contact avec le divin (quelle que soit son intensité) et qui, dans le contexte des rites orphico-dionysiaques, consacrait le passage de l’état de postulant à celui d’initié. Sur un lécythe globulaire de Berlin, une ménade est d’ailleurs nommée Makaria, « heureuse », « bénie[59] ». Elle est à demi allongée, les cheveux défaits et couronnée de lierre, elle regarde avec calme une autre ménade écroulée sur les genoux d’une de ses compagnes. Le contact avec le divin, exprimé par la ménade inconsciente mais aussi par la danseuse tourbillonnante à droite, et la joie procurée par ce contact est évident. Makaria a accompli le rituel (peut-être est-elle une nouvelle initiée ?) et contemple les étapes franchies, le tout sous le regard bienveillant de Dionysos, le « bacchant ultime » (Santamaría 2013, 44).

Enfin, et pour conclure, le symbolisme, — peut-être — initiatique exprimé sur le lécythe de Berlin, trouve sa pleine expression dans le programme décoratif qui orne le cratère en bronze de Derveni[60]. L’iconographie complexe du cratère est entièrement consacrée à Dionysos et aux espérances eschatologiques prodiguées par les initiations orphico-dionysiaques (Barr-Sharrar 2008, 18-28 et 44 ; Barr-Sharrar 2016). Sur la frise principale y sont concentrées les postures « typiques » de l’extase ménadique : quatre ménades sont figurées tourbillonnant la tête rejetée en arrière, l’une d’elles tient un enfant par les pieds, deux autres ont saisi un faon par les pattes, chacune tirant d’un côté opposé. Une autre ménade s’écroule, les genoux fléchis, sur les cuisses d’une de ses compagnes, assise sur un rocher. Ces ménades tournoyantes s’ancrent dans une tradition iconographique, qui remonte au moins au dernier quart du ve s. av. J.-C. et qui s’étend jusque dans les productions néo-attiques (ier s. av./ier s. ap. J.-C.), voire au-delà (Barr-Sharrar 2008, 122-148). Il est évident que de telles représentations répondent à un type formel plus qu’à des postures réelles. Les ménades tourbillonnantes sont avant tout la représentation d’une idée, celle que l’on se fait de l’enthousiasme dionysiaque et qui se traduit dans les textes par des termes comme mainomenos ou bakcheios, bakchai[61].

L’étude du répertoire iconographique, en lien avec les sources textuelles, met en lumière à quel point, dès la fin du vie s. av. J.-C., le type de la ménade en proie à l’enthousiasme bacchique a pénétré les mentalités, tant il est difficile de discerner si de tels comportements sont à rattacher à des danses rituelles spécifiques à Dionysos ou si ceux-ci se réfèrent à l’idée de ce qu’est le ménadisme dans l’imaginaire antique, sans distinction entre le rite et le mythe. Dans ce sens, l’échantillon de mouvements analysé — le bond, le tournoiement, la chute — répond parfaitement à ce constat : la gestuelle spécifique aux ménades est un symptôme de leur état d’esprit. Si, dans les images et dans les textes, la ménade bondit, tournoie, puis chute sur le sol (épuisée ou prise de vertige) c’est avant tout pour rendre compte de son appartenance totale au monde de Dionysos, de sa proximité avec le dieu. Mais à un autre niveau, on peut y déceler l’expression de rituels dans lesquels la purification, sous la forme d’une perte des sens suscitée par l’agitation du corps se concluant parfois par une syncope — sorte de mort simulée —, en vue d’entrer en contact avec le divin, jouait un rôle majeur.