Résumés
Résumé
Gregory Baum a fréquenté la théologie québécoise à partir du milieu des années 1980 et certains de ses textes ont visé à l’analyser. Son regard permet-il d’identifier le style d’une certaine théologie québécoise ainsi que les problèmes qui l’ont occupée depuis un demi-siècle ? On examinera la manière dont Baum inscrit cette théologie dans la tradition de la théologie catholique européenne, tantôt de manière éclairante, tantôt au risque de malentendus. Puis on traitera de l’importance que Baum accorde à la pensée de Fernand Dumont pour la théologie d’ici. Enfin, le regard de Baum sur cette théologie et sur ses réseaux demeure-t-il pertinent, alors que les conditions de la pratique de la théologie au Québec connaissent un nouveau virage, non moins important que celui qui s’est produit il y a 50 ans ?
Abstract
Gregory Baum was involved in Quebec theology from the mid-1980s and he dedicated some of his theological reflections to analyze it. Did he seize the style of a certain Quebec theology as well as the problems that have occupied it for half a century ? We will examine the way in which Baum links this theology with the tradition of European Catholic theology : sometimes in an insightful way, but sometimes at risk of misunderstandings. Then we will discuss how important is Fernand Dumont's theological thought for Baum. Finally, does Baum’s view on this theology and its networks remain relevant today, as the conditions for the practice of theology in Quebec are undergoing a new shift, not less important than that which occurred 50 years ago ?
Corps de l’article
1 Introduction
Dans deux autres articles du présent numéro, Michel Beaudin examine comment la réflexion sociale et théologique de Gregory Baum a, à la fois, pris un accent québécois et éclairé notre société depuis 1986. Nos textes se recoupent par certains aspects, car nous parlons du même contexte québécois. Néanmoins, M. Beaudin s’intéresse à la manière dont Baum a vu le Québec et y a contribué. De mon côté, je demande comment Baum a vu non pas d’abord le Québec mais la théologie québécoise : une théologie née dans le Québec de la Révolution tranquille. Avant cela, il y eut bien sûr de la théologie au Québec, dans les séminaires, collèges classiques et noviciats de l’époque, mais on n’y discerne ni projet d’élaboration théologique ni idée d’une possible théologie spécifique à notre société. On n’admettait alors, à toute fin pratique, qu’une seule théologie catholique romaine, centrée sur ce qui émanait des collines du Vatican ou de ses succursales les plus autorisées. En ce sens, G. Baum a raison d’écrire que la théologie québécoise est née dans le cadre du projet mondial d’inculturation. Nous y reviendrons.
Dans cette étude, j’ai travaillé à partir des écrits du théologien, dans la mesure où ils traitent de la théologie québécoise. Sans surprise, j’accorde une importance de premier ordre à Vérité et pertinence, version française de Truth and Relevance, l’ouvrage qu’il a consacré à la théologie québécoise (Baum 2014c). Même si d’autres écrits sont cités en fonction de leur importance sur différents aspects reliés à la théologie québécoise, c’est dans cet ouvrage que Baum développe le plus clairement sa théorisation de la théologie québécoise.
Comment le regard du théologien Gregory Baum permet-il de comprendre le style d’une théologie québécoise et les problèmes qui ont occupé cette théologie depuis un demi-siècle ? De cette théologie, il propose une vision étonnamment cohérente. Je procéderai d’abord en traitant rapidement de la posture qui caractérise la pratique théologique de Baum, médiateur entre divers milieux, universitaire et extra-universitaire, anglo-canadien et québécois. Ensuite il sera question de la manière dont notre auteur inscrit la théologie québécoise dans la tradition de la théologie catholique européenne, tantôt de manière éclairante, tantôt au risque de malentendus à propos de la théologie québécoise. Puis on traitera de l’importance que Baum accorde à la pensée de Fernand Dumont pour la théologie d’ici, une pensée trop peu fréquentée quant à son volet théologique. Je chercherai subséquemment à voir comment, sous le regard de Baum, une orientation théologique propre émerge au Québec à partir des années 1960. Enfin, je réfléchirai sur l’actualité du regard que Baum jette sur cette théologie et sur ses réseaux locaux, alors que nous sommes aux premières loges pour assister à un changement d’époque accéléré par rapport aux conditions qui ont vu naître la théologie au Québec il y a 50 ans.
2 « Favoriser l’intercompréhension »
Le regard de Baum sur la famille théologique québécoise est jeté à partir d’une double perspective : de l’intérieur et de l’extérieur. De l’intérieur parce qu’après son arrivée à Montréal en 1986, Baum a rapidement joint les milieux de la théologie québécoise. De l’extérieur parce qu’il ne manque jamais de faire des rapprochements et des comparaisons entre le travail de la théologie d’ici et d’autres théologies du monde catholique, avec un double regard, synchronique et diachronique.
Camil Ménard, théologien de Chicoutimi, écrivait en 1996 : « L'oeuvre de Gregory Baum ne cherche pas à construire des systèmes, mais à faire converser des personnes aux intérêts divergents pour favoriser l'intercompréhension et susciter des changements » (Ménard 1996, 32). En effet, Baum est un passeur entre les milieux qu’il fréquente. Cet Allemand d’origine dit être passé par deux processus de renaissance : en devenant d’abord canadien, plus tard québécois (Baum 2017, 248). « J’étais un autre qu’on invitait à devenir complice », écrira-t-il à propos de son intégration à l’équipe du Centre Justice et Foi (Baum 2017, 137) mais la même formule vaut sans doute au sujet de son entrée dans les cercles théologiques québécois, par laquelle il dit avoir été « adopté » (Baum 2014c, 19). Il en parle comme si on lui avait fait une faveur, alors que d’aucuns diraient que c’est plutôt lui qui en faisait une à ses pairs d’ici. À cet égard, Baum ne se considérait pas comme un grand théologien, même s’il possédait une feuille de route importante tant en termes de quantité que d’impact – au premier chef par sa contribution décisive au décret Nostra Aetate de Vatican II sur les relations de l’Église catholique avec les religions.
Baum a contribué à maintenir les liens entre le monde académique et celui de la théologie et de l’analyse sociale chrétienne hors de l’Université, au Centre Justice et Foi comme ailleurs. D’abord, il a profité de son enracinement dans les milieux académiques (Université de Toronto, Université McGill) et militants anglo-canadiens, et de l’audience qu’il y trouvait, pour présenter la théologie québécoise aux milieux de la théologie anglo-canadienne. À cet égard, son parcours est inhabituel au Canada, comme le notait Louis Rousseau (Rousseau 1993, 146). Au pays des « deux solitudes », la théologie québécoise francophone et la théologie anglo-canadienne, même celle de Montréal la bilingue, se fréquentent peu et se connaissent très peu mutuellement. Sauf rares exceptions, un théologien de McGill ou Concordia trouve plus naturel de parcourir 4000 km en avion pour participer à un congrès de la Canadian Theological Society à Vancouver que de prendre le métro pour assister à celui de la Société canadienne de théologie à Montréal[1]. À l’inverse, les théologiens québécois fréquentent peu les congrès de la Canadian Theological Society, qu’ils se tiennent à Vancouver ou à Ottawa. C’est à l’articulation de ces deux mondes (et de ces deux sociétés savantes) que Baum a poursuivi sa « théologie critique » après 1986. Il pratique une forme de générosité, dans sa pratique intellectuelle comme dans sa lecture de la théologie québécoise.
3 Au-delà de la rupture, une lignée théologique à retrouver
Baum a pris profondément au sérieux la théologie du Québec : quant à ce qui l’a fait naître en tant que québécoise, quant à ce dont elle se préoccupe et qui lui tient à coeur ; quant à sa manière propre d’incarner la grande tradition de théologie catholique. Ce dernier point m’apparait particulièrement intéressant, car on serait porté à voir la théologie québécoise comme celle d’une certaine rupture : une lecture que nous savons être courte lorsqu’appliquée à la Révolution Tranquille (Meunier et Warren 2002 ; Gauvreau 2008). Car la théologie québécoise catholique, même si elle est intimement liée à la Révolution tranquille et à son leitmotiv de la rupture (d’où aussi une certaine lecture de Vatican II), comportait aussi des continuités avec le catholicisme social, incarné alors par l’Action catholique spécialisée – tout comme la Révolution Tranquille (Baum 2014c, 28). Baum veut relier cette théologie à la pensée théologique et philosophique européenne, ancienne et moderne. En voici quelques exemples.
Baum considère notre théologie comme illustrative des enjeux de l’inculturation : dès la fin des années 1960, la Commission Dumont a réfléchi à l’articulation du catholicisme à une société en changement (Baum 2014c, 57). Baum soutient que c’est bien cette articulation qui sous-tend les orientations épiscopales québécoises au temps de la Révolution tranquille, tout autant que la théologie (Baum 2014c, 61-62)[2]. Dans Vérité et pertinence, quand il parle de la théologie québécoise comme inculturation, il ne cite pas des écrits théologiques québécois mais des textes de Vatican II et de Jean Paul II. C’est l’inculturation, soutient-il, que ce dernier a appliquée à la culture canadienne, durant sa visite au Canada en 1984, en son double principe d’incarnation de l’Évangile dans la culture locale et de transformation de cette dernière[3].
D’autre part, la compréhension dont Baum applique le concept d’inculturation en situation québécoise semble très proche de la contextualisation, un concept et un projet d’origine protestante, qui se distingue habituellement du projet d’inculturation, catholique, par sa perspective fortement sociopolitique et dynamique sur les sociétés : « S’inspirant des directives de Vatican II, les théologiens [du Québec] se sont intéressés aux défis culturels, politiques et économiques de leur société. Mettant de l’avant les Écritures, ils se sont efforcés de développer une théologie transformative, de dénoncer les aspects les plus oppressifs ou injustes de leur société, et d’appuyer, invoquant leur foi, les valeurs humanistes de la Révolution tranquille. Leur théologie était contextuelle. Ils voulaient proclamer les vérités universelles de l’Évangile, mais adaptées, dans la forme, à leur contexte historique spécifique. » (Baum 2014c, 64). Au-delà de la distinction possible entre inculturation et contextualisation, retenons le souci que Baum démontre d’inscrire le projet théologique québécois dans la foulée d’une des entreprises les plus marquantes du catholicisme contemporain.
Gregory Baum affirme aussi une convergence entre la pensée du philosophe catholique français Maurice Blondel et celles de théologiens et théologiennes québécois, ainsi qu’entre ceux-ci et le panenthéisme qui traverse diverses théologies d’ici. Cette parenté a son importance car il y a plus d’un siècle, Blondel marque la rupture avec l’apologétique du 19e siècle pour élaborer une « méthode d’immanence » (Blondel 1949), préparant ce qui allait devenir plus tard avec Karl Rahner une théologie fondamentale. Baum y voit le passage, en théologie, d’un primat du critère de vérité vers celui du critère de pertinence, particulièrement marqué en théologie québécoise selon Baum – assez pour déterminer le titre de son ouvrage sur la théologie québécoise[4]. Ce critère de pertinence, essentiel pour Baum, est précisément lié à sa lecture de Blondel. Tout aussi important, selon cette approche immanente à laquelle font écho de larges pans de la théologie du 20e siècle, Dieu agit dans l’histoire (Baum 2014c, 74-75, 77).
Il est intéressant de voir comment cet « émigré » allemand nous invite à relire des théologies québécoises sous cet angle blondélien. C’est le cas de Lise Baroni et Yvonne Bergeron[5]. En fait, « depuis Maurice Blondel, plusieurs théologiens contemporains, dont des théologiennes, se sont tournés vers le panenthéisme, représentant Dieu comme matrice du devenir humain » (Baum 2014c, 224)[6]. Ces gens que Baum relie à une généalogie blondélienne ont-ils une claire conscience de cette proximité ? Si c’est le cas, ils et elles n’en ont jamais parlé, du moins à ma connaissance. Néanmoins, un aspect de l’argumentation reste convaincant : le parti pris de ces théologiens pour l’expérience humaine, en tant que lieu théologique, dénote une intégration de l’option pour le monde.
Par ailleurs, Baum relève des similarités entre le projet théologique de Jacques Grand’Maison – une figure fondatrice de la théologie québécoise[7] – et celui de la théologie politique européenne :
C’est seulement à la fin des années 1960 que […] Johann Baptist Metz a lancé ce qu’il appelait une « théologie politique ». […] Au moins deux théologiens protestants, Dorothee Sölle et Jürgen Moltmann, ont étayé cette thèse. Sans jamais référer à ce courant de pensée allemand, Grand’Maison a levé le voile sur la signification politique latente de l’Évangile pour la société québécoise
Baum 2014c, 117-118
Dans ce passage, Baum note avec justesse les dimensions sociales du projet théologique de Grand’Maison, mais qui sont aussi des dominantes de la théologie québécoise ayant émergé durant les décennies 1960 et 1970. Cependant, il souligne aussi l’influence des évêques latino-américains de Medellin (1968) et de la théologie de la libération sur plusieurs théologiens et théologiennes du Québec, ainsi que sur les évêques québécois des années 1970 (Baum 2014c, 178). Grand’Maison peut certainement servir d’exemple à cet égard. Il a consacré une large part de son oeuvre au monde ouvrier, aux questions de justice sociale, aux « tiers » exclus des débats sociaux et même à la question nationale (où il a adopté une position nationaliste et souverainiste) (Grand'Maison 1969 ; 1970b ; 1970a ; 1979 ; Brière et Grand'Maison 1980 ; Grand'Maison 1986).
Baum remarque aussi la sensibilité de Grand’Maison au péché, ce qui le rapproche autant d’Augustin que de Jean Paul II, quand il insiste sur la responsabilité personnelle dans les structures de péché[8]. Il est vrai que Grand’Maison a toujours joint à sa lecture des dynamiques collectives un appel à la conscience de chacune et chacun. À l’instar d’un Metz, il ne croyait pas que les projets politiques puissent enfanter le Royaume : s’il leur arrive de le refléter quelque peu, bien souvent ils ne débouchent que sur la reproduction de l’exclusion, quitte à la déplacer – le Québec né de la Révolution tranquille en aura donné plus d’un exemple. La dimension augustinienne de la théologie critique de Baum prendra en compte cette fêlure inhérente au politique. Nous y reviendrons.
Notons au passage que Baum ne fait pas que repérer les influences européennes ou classiques sur la théologie québécoise : il affirme aussi que cette théologie a contribué à la théologie planétaire. Ainsi, la pensée de Grand’Maison sur le nationalisme serait une contribution à l’enseignement social de l’Église catholique (Baum 2014c, 130-131). Baum écrit aussi que « les théologiens du Québec ont redoré le blason de ce qu’on appelait jadis la théologie fondamentale » (Baum 2014c, 66-67). Étrange contribution de leur part, si l’on veut entendre par là l’entreprise hautement philosophique et conceptuelle dont Karl Rahner est emblématique, et qui s’applique à réfléchir sur les fondements du croire. Mais c’est bien d’un croire aujourd’hui dont il s’agit et pour Baum, « la théologie dite fondamentale tente aujourd’hui de présenter la foi chrétienne comme apportant un nouvel éclairage sur la culture contemporaine » (Baum 2014c, 66-67). Notons le déplacement du projecteur : la théologie du croire devient une théologie de la culture. Comment se l’expliquer ? Au Québec, la théologie fondamentale aurait emprunté une approche beaucoup moins philosophique que fondée sur les sciences humaines (Baum 2014c, 68). Et c’est précisément ainsi que la théologie québécoise aurait contribué à la théologie fondamentale, selon Baum, qui se montre ici disciple conséquent de l’École de Francfort en priorisant l’attention aux processus sociaux sur les théories décontextualisées (Baum 1996a, 9). Cependant, nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’une telle compréhension de la théologie fondamentale québécoise constitue une généralisation excessive. Elle passe sous silence d’autres travaux significatifs qui la contredisent par leur manière de puiser largement à la phénoménologie allemande ou à la philosophie du langage : que ce soient les travaux de Maurice Boutin, Camil Ménard, Jean-Claude Petit, François Naud, Marc Dumas ou Anne Fortin (abordée par Baum mais face à laquelle il admet une certaine perplexité).
Par cette explicitation des lignées, Baum nous dit : votre théologie (en fait « notre » théologie, puisqu’il y a participé) revêt une importance qui dépasse le Québec ; elle fait partie d’une mouvance théologique mondiale. Ne sous-estimons pas ces nombreux liens qui nous y rattachent, car ils nous nourrissent et nous renforcent, malgré nos spécificités.
4 Théologie québécoise et magistère
Ce souci des lignées ne va pas sans l’amener à formuler l’une de ses rares critiques de la théologie québécoise : quoique reconnaissant bien ce qu’elle doit à l’enseignement de Vatican II – c’est-à-dire sa naissance pour une large part, en fin de compte –, elle serait trop peu attentive à la pensée du magistère, et à son enseignement social d’abord (Baum 2014c, 266). On aura déjà remarqué plus haut l’insistance de Baum sur les prises de paroles magistérielles. Dans cette veine, on remarque que Baum réfère souvent aux productions à dimension théologique de l’épiscopat québécois. Il affirme aussi l’importance d’un dialogue entre l’Église institutionnelle et les communautés de la base (Baum 2014c, 321-322). Et il affirme :
… l’enseignement social catholique fournit des idées critiques, des valeurs transcendantes et des images utopiques singulièrement pertinentes. Malheureusement, la plupart des catholiques, même ceux et celles qui ont une formation universitaire, ne connaissent pas cette mine précieuse de pensée critique
Baum 2017, 161
Baum a d’ailleurs produit un essai sur l’enseignement social de l’Église (Baum 2005 ; 2006). De façon assez frappante, il ne manque pas de rapprocher telle idée théologique québécoise et tel passage de Jean Paul II ou de Benoit XVI (Baum 2014c, 96, 104, 311, 312, 314-315). Quitte à forcer la note quelquefois, comme lorsqu’il montre les théologiens québécois en symbiose avec Benoit XVI dans leur critique de la tradition catholique ; lorsqu’il repère des vues ecclésiologiques similaires entre la critique des relations clercs-laïcs chez Rémi Parent et une position du jeune Ratzinger sans mentionner que le premier finit par être convoqué par le second, devenu préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, précisément à cause de cette critique ; et même de façon quelque peu singulière lorsqu’il présente Jean Paul II en défenseur de la théologie de la libération, au mépris de l’impact prolongé de sa répression menée depuis le Saint-Siège durant son long pontificat (Baum 2006, 89 ; 2014c, 60-62, 71-72, 163-164). Ou quitte à attribuer à quelque réalisme institutionnel une attitude somme toute pondérée du Saint Siège envers cette théologie durant ce pontificat[9].
Que penser de ce souci de réconcilier les points de vues même quand ils s’entrechoquent, ce que Rousseau a pu appeler « un esprit combinant d’une façon singulière l’irénisme et l’engagement » (Rousseau 1993, 149) ? Jean Richard s’inquiétait déjà, en 1996, de la tendance de Baum à vouloir faire tenir ensemble des éléments difficilement compatibles :
Baum a cru pouvoir réunir la doctrine sociale du Magistère romain, la théologie latino-américaine de la libération et l'esprit d'un socialisme modéré. N’était-ce pas tenter la quadrature du cercle ? Un danger plus grave encore cependant menace l'entreprise, au moment précis où elle semble le mieux réussir : quand elle en arrive à la conclusion d'une « doctrine sociale catholique » bien identifiée, parée des plus beaux ornements (les dépouilles !) du capitalisme et du socialisme et pourtant bien distincte d'eux. La théologie critique se trouve alors piégée, complètement fermée sur elle-même.
Richard 1996, 52-53
Dans sa réponse à Jean Richard, Baum soutient qu’il existe plus d’une lecture possible de l’enseignement social romain :
J'admets que ces documents ne sont pas tout à fait clairs : comme tous les documents ecclésiastiques, ils sont produits par des comités qui cherchent à réconcilier des tendances légèrement différentes dans la même orientation. C'est pour cela qu'on peut lire ces documents en mettant l'accent sur ce qui est nouveau ou sur ce qui est plus traditionnel.
La gauche catholique a réagi de façon différente au virage à gauche de l'enseignement social officiel. Certains groupes ont accentué la différence entre le nouvel enseignement et la théologie de la libération, pendant que d'autres ont préféré voir une continuité entre les deux. Ces deux lectures, me semble-t-il, sont valables. Choisir entre les deux est une question stratégique. Pendant les années soixante-dix, les théologiens latino-américains de la libération ont exprimé leur désaccord avec l'enseignement social du Magistère, parce qu'en ce temps-là ils insistaient sur le caractère révolutionnaire de la lutte pour la justice. Mais au cours des années quatre-vingt, ces mêmes théologiens, alors victimes de répression de la part des gouvernements et de la droite politique, mettaient plutôt l'accent sur la continuité entre leur théologie et l'enseignement social officiel. Et cela pour deux raisons : ils voulaient donner à leur mouvement théologique une plus grande autorité devant leurs adversaires politiques, et ils reconnaissaient que le moment révolutionnaire en Amérique latine appartenait au passé
Baum 1996b, 94
À bon droit, Baum attire l’attention sur le caractère collectif des écrits en question. Sa considération « stratégique » ne manque pas non plus d’à-propos. Néanmoins, il minimise ici aussi les tensions entre Rome et la théologie de la libération, particulièrement vives dans les années 1980 ; il ignore le fait que ce n’est pas seulement le vent furieux de la droite politique que la théologie de la libération devait affronter à cette époque mais aussi celui de la Congrégation pour la doctrine de la foi et de l’épiscopat conservateur que Jean Paul II établissait à la grandeur du continent latino-américain. Peut-être Baum ne fait-il ainsi que s’appliquer à lui-même son invitation à écrire de façon stratégique, au milieu du pontificat de Jean Paul II, l’enjeu étant d’accréditer la théologie de la libération au nom d’une pensée catholique assez large pour l’accueillir et quoiqu’en pensent les factions conservatrices bien en place alors.
De toute évidence, pour Baum, la pensée magistérielle appelle le respect dû à la tradition à laquelle on appartient. Il ne se montre pas pour autant apologète d’un magistère qu’il faudrait défendre à tout prix, comme on pourrait le supposer de manière superficielle. Ce serait faire abstraction de ses critiques de ce même magistère sur différents points, comme l’autoritarisme de l’Église, la morale sexuelle et la place des femmes dans l’Église, où le magistère peut aller jusqu’à contredire son propre enseignement (Baum 2006, 221-222). À cet égard, il a pu parler de « dissentiment responsable et respectueux » à propos des voix critiques à l’intérieur de l’Église catholique qui obligent le magistère à reconsidérer son enseignement sur différents sujets (Baum 2006, 43).
Pour bien comprendre la fréquente insistance de Baum sur les enseignements du Magistère et cette tendance à rapprocher des positions par-delà les conflits, on doit se souvenir que notre théologien, héritier de l’École de Francfort, croit à l’importance d’une approche dialogique basée sur une négation dialectique. Toute critique, explique-t-il, articule négation et récupération : « La critique d’une théorie ou d’un mouvement est naïve si elle ne récupère pas la semence de vérité qu’ils contiennent » (Baum 2017, 158). C’est bien cette méthodologie qui sous-tend ses références régulières à la pensée catholique. Quoiqu’il en soit d’un irénisme que l’on pourrait trouver excessif par moments, la méthode dialectique qu’il met lui-même en oeuvre, entre négation et récupération, donne à ses écrits une facture nuancée, qui se montre riche pour appréhender les ressources interprétatives de la tradition intellectuelle catholique, et souvent inspirante pour lire les courants d’idées de notre temps.
5 La théologie québécoise, entre héritage et projet – l’oeuvre de Fernand Dumont
La théologie québécoise selon Baum illustre, parfois de manière intense, le problème de l’articulation entre rupture et continuité, entre héritage et projet (Baum 2014c, 124-125, 140, 327 ; 2017, 140-141). On reconnaît là le nom d’une fameuse collection de théologie québécoise, mais c’est aussi et d’abord celui du rapport L’Église catholique au Québec : un héritage, un projet (Commission d'étude sur les laïcs et l'Église. et Dumont 1971). Rappelons que ce rapport a été rédigé en 1968 par la Commission d’étude sur les laïcs et l’Église, mandatée par les évêques québécois et présidée par le sociologue Fernand Dumont. Il fait le point sur les transformations culturelles et religieuses des années 1960 et s’efforce d’ouvrir des perspectives de renouvellement ecclésial conséquentes (Baum 2017, 141). Le « rapport Dumont » est publié en même temps que surviennent des transformations institutionnelles qui s’avéreront très bénéfiques et décisives pour la théologie québécoise : l’arrivée de la Faculté de théologie sur le campus de l’Université de Montréal, en 1967, et la création du réseau des Universités du Québec, en 1968. Dans les deux cas, la théologie d’université va se déployer en contexte séculier, au coeur des mutations sociales de cette époque. Entre tradition et création, la théologie québécoise devra trouver son équilibre. Baum évoque alors un article d’André Naud, de 1972, où ce théologien expose la situation d’une théologie québécoise quasiment à inventer (Naud 1972 ; Baum 2014c, 53-55). Le sens de la nouveauté est grand ici. Cependant, Baum terminera son avant-dernier ouvrage avec un mot qui dépassera cette tension : « Les théologiens du Québec ont vécu une passionnante expérience historique ; tournant le dos au passé, s’élançant vers le futur, ils ont renoué d’une façon originale avec leurs racines » (Baum 2014c, 327).
Dans une telle trajectoire, on peut dire que Dumont s’impose comme un guide. Son oeuvre revêt une importance toute particulière pour Baum. Penseur québécois essentiel, il ne fut pas uniquement philosophe et sociologue de la connaissance, mais auteur tardif d’une exceptionnelle thèse de théologie publiée en 1987 sous le titre L’institution de la théologie (Dumont 1987).
Le Dumont théologien n’est pas suffisamment connu au sein de la théologie québécoise elle-même. Si Baum lui-même a été membre du jury de sa thèse, il n’en a pas perçu l’importance alors. L’oeuvre n’a guère laissé de trace sur lui avant longtemps : il confesse n’avoir vraiment découvert sa pensée théologique qu’en 2011, à la lecture de son dernier essai, Une foi partagée (1996) (Baum 2014a, 17). « Fernand Dumont, que je n’ai lu que tout récemment », écrit-il en 2017 en un oubli significatif (Baum 2017, 245) ! La théologie québécoise ne cesse de réfléchir aux questions qui furent aussi les siennes, questions plus actuelles et urgentes que jamais sur ce qui peut fonder une théologie, dans une société qui réévalue son héritage chrétien avec autant de radicalité. Tant Dumont que Grand’Maison ont porté le problème du rapport au passé dans l’ouverture à l’avenir. Néanmoins, par sa profondeur, par son exploration des fondements, l’oeuvre de Dumont est peut-être plus importante que celle de Grand’Maison : Baum la situe sur le même plan que celle de Bernard Lonergan, ce monument épistémologique et passage obligé pour la théologie anglo-canadienne.
Ce rapprochement avec Lonergan s’explique par le fait que l’oeuvre de Dumont recèle une épistémologie d’un vif intérêt. « Pour Lonergan, kantien, si l’on peut dire, c’est la stricte allégeance à nos facultés cognitives qui fait découvrir la vérité, alors que Dumont, plus proche de Dilthey et de Troeltsch, maintient qu’avant même de connaître, une conviction ou une perspective s’interpose, instillée par la culture ou par d’autres horizons possibles » (Baum 2014c, 81). Baum rappelle la distinction féconde de Dumont entre culture première et culture seconde, essentielle dans cette articulation entre héritage et projet ; l’identification d’un croire, c’est-à-dire d’une orientation particulière pour bâtir le savoir disciplinaire au coeur de toutes les disciplines universitaires ; une distinction entre trois niveaux d’intelligence humaine ; et la puissance de l’imagination, qui pousse constamment la connaissance à dépasser ses limites et à voir la réalité autrement (Baum 2014a, 24-33).
Selon Baum, Fernand Dumont serait l’un des héritiers de Blondel, par son approche du mystère de Dieu et par son panenthéisme (Baum 2014c, 73-75, 320). On reconnaît d’ailleurs cet héritage blondélien, au moins en son premier volet, dans son ultime et si personnel essai, Une foi partagée, où il s’efforce de rendre compte de sa foi par les chemins les plus immanents d’une méditation sur la condition humaine :
La foi, c’est d’abord choisir sa vie, c’est parier sur la condition humaine, parfois avant de mettre un nom sur la transcendance. Loin d’être la négation de la raison, elle la confirme dans son irrémédiable ouverture. En se confrontant à ce qui nous dépasse, on ne renonce pas à l’impatience de sa recherche.
Dumont 1996, 20
Baum trouve aussi chez Dumont une lecture profonde de la sécularisation québécoise (Baum 2017, 245-246). Cette lecture oriente en partie la réception fort critique que Baum démontre au sujet du rapport Risquer l’avenir (1992), proposition pastorale d’une équipe de théologiens mandatés par l’Assemblée des évêques du Québec pour réfléchir aux enjeux de la décroissance rapide de l’Église catholique au Québec. Le rapport, dont le rédacteur principal est Jean-Louis Larochelle, prend appui sur une enquête terrain réalisée dans plusieurs paroisses du diocèse de Montréal. Certaines de ses recommandations sont jugées radicales lors d’un colloque subséquent auquel Baum fait écho dans un article. Le rapport plaide notamment pour un recentrement de l’Église sur les membres adultes, actifs et engagés, en rupture avec un catholicisme culturel où le personnel pastoral épuiserait ses forces à dispenser des services à un public de consommateurs (Larochelle 1992). Dans cette analyse, Baum voit une conception réductrice des façons d’être catholique, une contestable dépréciation du catholicisme culturel. Et ici, il renvoie à Dumont :
Selon Fernand Dumont [...], l’appartenance à une église n'est pas « une appartenance par intégration » – c’est-à-dire par le fait d'avoir son nom figurant sur une liste de membres –, mais plutôt « une appartenance par référence » – c’est-à-dire par le fait de recevoir de l'Église les paramètres de son existence spirituelle et sociale, parmi lesquels chacun choisit librement son propre modèle.
Baum 1995, 12-13
Baum reviendra plus tard sur la persistance d’un catholicisme culturel au Québec (Baum 2014c, 243s.) Il retracera les études qui ont suivi son évolution entre les années 1980 et 2010. Avec E. Martin Meunier, il se demandera si un tel catholicisme a encore un avenir, compte tenu de l’affaissement des instances de transmission non pas intra-ecclésiales mais familiales, éducationnelles et civiques, de la privatisation des croyances (Baum 2014c, 247-248). En effet, un catholicisme culturel suppose la connaissance d’un réservoir symbolique auquel se référer.
L’oeuvre de Dumont est exigeante, mais Baum presse la théologie (et pas seulement québécoise) de s’y plonger sérieusement. Il consacrera lui-même à Dumont un de ses derniers livres, qui constitue à mon avis une introduction particulièrement utile à la théologie de ce géant de la pensée québécoise contemporaine (Baum 2014a).
6 Une École du Québec ? Des angles morts et une perspective révélatrice
Quand j’ai entrepris le travail préparatoire à cet article, je me demandais si Gregory Baum n’aurait pas mis en évidence une École du Québec en théologie, comme il existe une École de Francfort en philosophie, de Chicago en économie et ainsi de suite. Un des aspects les plus instructifs dans le portrait que fait Baum de la théologie québécoise, c’est précisément le fait d’une lecture cohérente d’auteurs appartenant à des secteurs différents de la théologie, de la christologie à la théologie de la culture, en passant par la théologie contextuelle, l’ecclésiologie et la spiritualité, entre autres. De la somme de ces visages émerge un air de famille. C’est d’une part la théologie de la culture, avec Fernand Dumont. C’est aussi la théologie pratique de Jacques Grand’Maison, à l’influence beaucoup mieux reconnue parmi les théologiennes et théologiens du Québec. Mais c’est aussi la christologie avec Jean-Paul Audet et une équipe de théologiens de l’Université de Montréal dans les années 1970, dont Richard Bergeron et André Myre. C’est la théologie féministe avec Élisabeth Lacelle (d’Ottawa), Monique Dumais, Marie-Andrée Roy, Louise Melançon, Olivette Genest, Denise Couture, Marie Gratton, Anita Caron et Béatrice Goetsheck. C’est l’éthique sociale, avec Michel Beaudin, Guy Paiement, Louis O’Neill et bien sûr Grand’Maison. C’est l’ecclésiologie, avec Rémi Parent, et la théologie de la création avec André Beauchamp.
Toutefois, si se profile ainsi une certaine « École du Québec », elle est loin de réunir tous les théologiens québécois. Baum le précise d’emblée au début de Vérité et pertinence : il traitera des théologies québécoises qui se sont développées en lien avec les questions d’éthique sociale, en s’excusant auprès des autres théologiens, « en dépit du respect et de l’attention qu’ils méritent » (Baum 2014c, 22). Car la liste des absences serait longue : théologies employant des approches langagières ou encore psychanalytiques (tel un François Naud ou un Guy-Robert St-Arnaud) ; théologie fondamentale, systématique, dogmatique, sacramentaire, histoire de la théologie ou du catholicisme québécois.
Gregory Baum veut savoir comment la théologie québécoise a voulu transformer un héritage en projet, quelles que soient les rubriques théologiques particulières dans lesquelles ses auteurs se situaient. À cet égard, il met l’accent sur une époque spécifique, celle de la génération des fondateurs de la théologie québécoise, acteurs de l’aggiornamento post-Vatican II, davantage que les suivantes, où certaines figures mériteraient attention. Par exemple Jean-Guy Nadeau, qui incarne clairement l’intention d’une théologie en prise avec les enjeux culturels et dont les travaux en théologie pratique illustrent à merveille le passage d’un primat de la vérité à celui de la pertinence. Au sein de la théologie féministe, Denise Couture a développé une pensée théologique fort originale, à l’articulation du féminisme et de l’interreligieux, qui aurait mérité davantage d’attention de la part de Baum : ne reproche-t-il pas justement à la théologie québécoise de négliger la question du pluralisme ethnoculturel[10] ? Anne Fortin est présentée, mais comme figure à part dans le portrait d’ensemble, que Baum respecte mais dont il a ouvertement de la difficulté à endosser le projet théologique. Par ailleurs, quand il se demande si la théologie québécoise ne devient pas une annexe de l’éthique sociale, aux dépens de la dimension mystique, on pourrait précisément penser que la proposition de Fortin aiderait à prévenir ce risque (Baum 2014c, 326). Par ailleurs, du côté de la théologie pratique, Baum laisse de côté la praxéologie pastorale, cette méthode pourtant élaborée par des théologiens qu’il cite, dont Grand’Maison ; elle a structuré d’innombrables mémoires et thèses de théologie pratique, et formé encore plus d’intervenants et intervenantes pastoraux depuis les années 1980.
Une école contextuelle du Québec, pour ainsi dire, ne pouvait naître qu’à la conjonction de la Révolution tranquille et du concile Vatican II. Baum écrit au sujet de la théologie des années 1960 et suivantes : « Les théologiens se sont demandé ce qu’ils avaient à dire au peuple du Québec qui était en train d’engendrer sa nation, de redéfinir son identité et de découvrir sa créativité culturelle » (Baum 2014a, 132-133). Comment caractériser cette école ? Par sa tension entre héritage et projet, rupture et continuité, exacerbée par l’esprit de la Révolution tranquille ; par son souci de pertinence sociale, bien plus important que celui de vérité conceptuelle ou doctrinale ; par son inscription dans les réseaux de la société civile et des communautés de base ; par son postulat que la tâche de la théologie est de se réinventer, tout autant que de participer à l’invention d’un autre Québec possible, dans un contexte séculier.
7 Actualité de ce regard critique pour la théologie québécoise aujourd’hui
Dans cette dernière section, j’aimerais mentionner 4 dimensions où la pensée de Baum peut continuer d’orienter la théologie québécoise.
7.1 Faire une théologie de la résistance dans un « âge des ténèbres »
Loin de toute exaltation, Gregory Baum se présentait comme un théologien de la résistance. En 1991, le coeur et l’esprit encore meurtris par la première guerre du Golfe, il affirmait que le monde venait d’entrer dans un « âge des ténèbres » (dark age) (Baum 1991). Il annonçait alors la fin de la publication de la revue The Ecumenist pour des raisons financières (elle allait reprendre sa publication rapidement et jusqu’à sa fin véritable en 2018). Baum écrivait alors : “The end of The Ecumenist has also a symbolic meaning. A thirty-year period in the history of North American Christianity has come to an end” (Baum 1991, 2). Très sombre, l’article dépeint le contraste entre une période où avait fleuri un christianisme optimiste, porté par la participation au progrès social à l’échelle mondiale, et l’ère néolibérale, qui s’imposa à partir des années 1980 et que signa la première guerre du Golfe, « massacre, approuvé publiquement, qui a scellé dans le sang la nouvelle orientation socio-politique » (Baum 1991, 2). « À mon sens, le temps présent est un temps de lamentation » (Baum 1991, 2). Tout ce que Baum arrive à entrevoir pour les temps qui viennent – et qui seront aussi marqués par « le désastre écologique », c’est « une nouvelle spiritualité, une nouvelle expérience de Dieu, possiblement douloureuse », où les personnes croyantes ne pourront plus que se rabattre sur les vertus les plus nues de foi, d’espérance et de charité (Baum 1991, 3). Propos fort pessimistes, et que Baum prolongera une décennie plus tard, après les attaques du 11 septembre 2001 et les représailles états-uniennes contre l’Afghanistan : nous entrons dans un âge des ténèbres (« dark times »). Il renverra alors son lectorat à la Cité de Dieu où Augustin interprète l’effondrement de l’Empire romain.
Yet Augustine’s pessimism did not make him passive; on the contrary, it prompted an alternative hope and encouraged him to act. He believed that God was present in the formation of communities inspired by the love of God and neighbour, commitments at odds with the self-love that sustained the Empire. In many passages, St. Augustine identified these counter-cultural communities with the Christian churches, yet in a few passages he acknowledged that communities created by selfless love could also exist outside the Church, wherever people were touched by God to define their collective existence in terms of love, justice and peace.
Is this a theology appropriate for our days ? While we are powerless to influence the course of political events, we are able to support alternative communities that stand against the dominant ethos. Religious orders and congregations are counter-cultural communities that embody principles at odds with society. Yet some secular groups and networks also define themselves in terms of solidarity, justice and peace. They may be promoting social movements in society or engaging in critical intellectual work in opposition to the mainstream.
In the 1960s and “70s, many Christians advocated various theologies of liberation : they thought they lived in historical conditions that made a radical transformation of society possible. This hope has vanished. Many critical Christians have come to share Augustine’s pessimism towards social reform, as well as his hope in the grace-filled life of counter-cultural communities and networks. Ubi caritas et amor, Deus ibi est.
Baum 2002, 2
Baum revient sur ces idées dans son dernier livre (Baum 2017, 163-167). Il est difficile de prétendre qu’il exagérait ou que les choses se sont arrangées depuis lors, que ce soit en ce qui a trait aux relations entre l’Occident et les Proche et Moyen Orients, en considérant une crise écologique qui n’appartient déjà plus à la prospective, ou en nous voyant nous questionner sur l’avenir de l’idée même de vérité dans les débats publics. La fragmentation sociale débouche sur des polarisations et nous mène vers des impasses. On le voit aux États-Unis, mais aussi au Québec, particulièrement dans les débats sur la laïcité et l’immigration. Il en résulte un climat toxique, où il devient difficile de mener des débats constructifs. Non pas des polémiques mais des conversations, comme on le dit en anglais.
En 1991, Baum affirmait qu’un certain kairos avait pris fin. Être théologien ou théologienne de la résistance, c’est une tâche ingrate et difficile mais qui reste nécessaire. Notre époque est sans doute propice pour appliquer cette « négation dialectique » que Baum préférait à une critique paresseuse, qui se limite à réfuter une pensée sans s’efforcer ensuite de récupérer sa part de vérité. Je me prends à penser que certains débats de société québécois s’enlisent faute de s’en souvenir ; les guerres de tranchées où nous avons désappris à débattre n’ont peut-être pas beaucoup à voir avec la résistance théologique de Baum, homme de rencontre. Mais plus fondamentalement, la théologie de la résistance proposée par Baum pourrait s’avérer d’une certaine actualité pour un temps où planent des risques de reculs sociaux et politiques, et où se concrétise la dégradation dramatique des milieux de vie qui soutiennent notre existence. C’est dans ce cadre que Baum revisite la tradition chrétienne afin d’en extraire un aliment pour demain.
7.2 Créativité théologique dans un avenir à préparer
À la fin de sa vie, Gregory Baum a été témoin de transformations institutionnelles universitaires bien différentes de celles d’il y a 50 ans et qui ont favorisé la naissance d’une théologie québécoise. Avant la Révolution Tranquille, le catholicisme était hégémonique et la parole qui en sortait portait au loin, souvent plus fort que tout autre. Ce fut par exemple le cas du chanoine Lionel Groulx, penseur incontournable du nationalisme québécois entre les années 1930 et 1960, mais auquel a succédé un nationalisme civique, désamarré du grand récit de la survivance française et catholique en terre anglaise et protestante. Même si ce nationalisme civique rencontre parfois les réminiscences d’un nationalisme ethnique, voire d’éruptions identitaires ethno-religieuses, il n’a plus besoin de recourir à l’héritage catholique. Depuis la Révolution tranquille, l’Église catholique a connu une désertion dramatique ; l’auteur écrit qu’elle « a perdu la moitié de ses membres », voire « les deux tiers », et que les groupes actifs en son sein ne réunissent plus que d’« infimes minorités » (Baum 2014c, 37). L’auteur pèche par imprécision, au risque de contredire ce qu’il a écrit ailleurs sur la persistance d’un catholicisme culturel, mais il n’a pas tort en ce qui concerne la part des catholiques personnellement engagés dans une communauté de foi.
Face à ce recul de l’Église catholique dans la société et la culture, « les théologiens québécois se perçoivent comme des intermédiaires, ils préparent l’avenir » (Baum 2014c, 71 ; 2017, 142). Mais la transformation culturelle du Québec, dans son intensité, exige de leur part beaucoup de créativité (Baum 2017, 192). Cela soulève encore une fois le critère de pertinence, dans une société qui ne s’intéresse pas a priori aux courants d’idées qui peuvent traverser l’Église (Baum 2014c, 42-43). C’est pourquoi la théologie québécoise trouve si important de participer aux débats d’une société démocratique et pluraliste (Baum 2014c, 63-64).
Le recul social de l’Église s’accompagne de la décroissance de la théologie universitaire au Québec : décimation du public traditionnel où la théologie trouve son écosystème premier, fermeture de facultés et de départements, attrition du personnel enseignant, réorientation de maisons d’éditions qui ont publié la théologie québécoise depuis 50 ans.
S’il en résulte une théologie universitaire en recul (Baum 2014c, 50-51), l’influence d’une théologie extra-universitaire ne devrait-elle pas s’accroître à court terme ? C’est un trait que Baum a rencontré au Centre Justice et Foi, mais il le repère aussi dans d’autres cercles non académiques[11]. Cette théologie a fait une bonne place à des théologiens non universitaires comme les Gisèle Turcot, Guy Paiement, Guy Côté ou André Beauchamp. Ces espaces représentent-ils l’avenir de la théologie d’ici ? Cependant, dans la mesure où cette théologie extra-universitaire repose sur des appuis confessionnels, jusqu’où une théologie inscrite dans un horizon universitaire de plus en plus culturel, séculier et pluraliste coexistera-t-elle avec celle d’équipes théologiques oeuvrant dans des contextes confessionnels ? Comment ces réseaux confessionnels se soutiendront-ils concrètement à moyen terme alors que la décroissance continue d’éroder les milieux ecclésiaux ? Quelles infrastructures et budgets permettront à cette théologie de s’inscrire dans les réseaux éditoriaux et scientifiques de diffusion ? De tels enjeux, quoiqu’éminemment pratiques, s’avéreront décisifs pour la théologie de demain.
7.3 Sortir de la marginalité les enjeux autochtones
Dans ses derniers écrits, Baum raconte avoir pris conscience du silence presque complet de la théologie québécoise sur les questions autochtones au congrès de la Société canadienne de théologie sur la réconciliation, en 2011, en écoutant une conférence que j’y avais faite, puis une conférence de Jean Richard (Baum 2014c, 305-310) ; il appert que c’est invariablement dans de tels processus intersubjectifs que la pensée de Baum a évolué. Dans son dernier ouvrage, il exprime sa « honte » d’avoir pratiquement ignoré la question autochtone durant sa carrière (Baum 2017, 255-256)[12]. Il affirme que c’est une tâche incontournable de la théologie québécoise.
Comment notre théologien aurait-il abordé ce thème compte tenu de son oeuvre ? Un tel exercice de projection, pour parfaitement hypothétique qu’il soit, n’en suggère pas moins qu’au regard des grands axes de la pensée de Baum le thème autochtone est bien davantage que marginal. Il va de soi que sa théologie critique aurait trouvé de quoi se déployer dans une théologie de la justice envers le Tiers Monde canadien des peuples autochtones. 1990, année où Baum médite l’entrée de l’Occident dans l’âge des ténèbres d’un néolibéralisme impérial (la première guerre du Golfe), marque aussi le moment où le Grand Chef de l’Assemblée des Premières Nations du Canada, Phil Fontaine, déclare avoir été abusé sexuellement dans un pensionnat catholique et appelle les anciens pensionnaires à libérer la parole, ce qui amorce un processus de déclin ecclésial dans les communautés autochtones. Baum aurait porté particulièrement attention à cet héritage des pensionnats, ce qu’il avait tout juste esquissé dans un court article où il traitait du « repentir » des Églises (Baum 2014b). Ce thème s’articulant à celui du péché, l’horizon augustinien de Baum aurait pu s’y déployer, mais aussi celui de cette résistance faite de réalisme et de patience, dont il a été question plus haut. Son article de 2014 évoque aussi le mouvement autochtone Idle No More, qui aurait pu devenir pour le théologien du Centre Justice et Foi un laboratoire d’élaboration théologique. Il n’aurait pas écrit son Étonnante Église sans mettre l’enseignement social de l’Église catholique à l’épreuve des enjeux autochtones contemporains. Par ailleurs, avec des penseurs autochtones traditionnalistes et non chrétiens, le théologien de Nostra Aetate aurait pu mettre en oeuvre une théologie du dialogue interreligieux qu’il a pu pratiquer, notamment, à propos de la pensée de Tariq Ramadan (Baum 2010).
7.4 Relire Baum pour préparer l’avenir du christianisme social
Gregory Baum nous invite sans relâche à relire nos classiques à partir de la situation présente de la théologie québécoise. À commencer par Fernand Dumont et Jacques Grand’Maison, l’un sage et l’autre prophète, comme il le dit. En revisitant le plus fécond de la pensée magistérielle catholique. En remontant aux sources de la théologie contemporaine, notamment aux écrits de Dumont. En rapportant la crise globale actuelle à la « théologie de la crise » d’Augustin voyant son monde s’effondrer – je reprends à dessein ici le concept rattaché au sursaut de Karl Barth dans son Römerbrief (1919), manifeste d’une théologie pour temps de désillusion. Mais on pourrait avancer en outre qu’à l’heure où une « mouvance sociale chrétienne » québécoise se questionne sur son avenir, fragilisée qu’elle est par le tarissement de ses appuis institutionnels, et tandis qu’une relève réduite mais non moins déterminée cherche comment s’inscrire dans cette foulée, c’est aussi la proposition de Gregory Baum qu’on lirait collectivement avec profit : une oeuvre qui non seulement a voulu suivre les dits et faits de cette société et de cette Église, mais qui offre aussi une manière de penser, de délibérer collectivement, de rencontrer les autres dans leurs différences en vivant de foi comme de lucidité, dans des communautés de résistance contre-culturelle.
Parties annexes
Note biographique
Jean-François Roussel est professeur agrégé à l’Institut d’études religieuses de l’Université de Montréal. Ses travaux portent sur l’héritage des pensionnats autochtones, la réconciliation et la décolonisation, sur l’imaginaire colonial chrétien et sur la tradition hagiographique relative à Kateri Tekahkwitha. Il est aussi Coordonnateur exécutif du Forum mondial théologie et libération.
Notes
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[1]
La Société canadienne de théologie, quoique canadienne, est distincte de la CTS et réunit de fait les théologiens et théologiennes du Canada francophone, qui sont concentrés majoritairement au Québec.
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[2]
Citant Gaudium et Spes, no 62 : « Pages admirables, où l’on convie les théologiens catholiques à garder contact avec leur culture, à s’ouvrir aux sciences et à la sagesse de leur époque, à prêter l’oreille aux opinions du monde, passées à travers le filtre de la parole divine, et à déceler dans cette culture les idées utiles à la proclamation de la foi catholique. » […] Cette proclamation « adaptée » concerne les évêques, les théologiens et les fidèles. » (Baum 2014c, 60)
-
[3]
« [C]|’est en s’appuyant sur l’Évangile qu’il a dénoncé certaines tendances de la culture canadienne ; mais du même élan, il a indiqué des éléments de cette culture conforme à l’Évangile, qui méritaient d’être intégrés dans la réflexion théologique et qui conféreraient toute sa pertinence à l’enseignement chrétien. Les peuples communistes étaient opprimés politiquement, les pays du Tiers-Monde souffraient d’oppression économique, mais les Canadiens vivaient une oppression culturelle : leur conscience était pétrie d’individualisme, de compétitivité et de consumérisme, une véritable drogue relayée par la culture dominante. Parallèlement, les courants d’idées qui poussaient les Canadiens à militer pour la justice sociale et à résister à l’impérialisme économique et politique étaient authentiquement évangéliques, et comme tels méritaient l’appui de la prédication chrétienne. »
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[4]
« Au centre de la réflexion de ces universitaires, il y a non pas la vérité de l’enseignement de l’Église, mais sa pertinence […]. J’ai intitulé cet ouvrage Vérité et pertinence parce que la plupart des théologiens et exégètes cités souhaitent proclamer l’Évangile en tant que message s’adressant à la société québécoise contemporaine » (Baum 2014c, 21) ; « ce qui compte pour [Dumont], ce ne sont pas les vérités abstraites, mais le pouvoir qu’a Jésus de transformer le coeur et la conscience humaine. La vérité ne suffit pas ; seule compte la pertinence » (Baum 2014c, 95). « Une vérité n’a de sens que si elle change notre vision des choses, redonne du sens à nos vies individuelles et nous pousse à changer nos comportements » (Baum 2014c, 87-88) ; « Les théologiens cités dans cet ouvrage sont peu diserts sur la question de la vie éternelle, mais ils affrontent avec courage les problèmes, les conflits et les échecs de leur société » (Baum 2014c, 332).
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[5]
« Les raisons pour lesquelles les deux théologiennes se tournent vers le Dieu trinitaire, composante intrinsèque de l’histoire humaine, sont les mêmes que celles qui ont poussé des théologiens comme Blondel et [Fernand] Dumont à opter pour le panenthéisme » (Baum 2014c, 210).
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[6]
Baum laisse entendre à tort, que Blondel serait le père du concept de panenthéisme. Ailleurs, il mentionne plutôt « le « panenthéisme » de [Paul] Tillich », que Jean Richard a fait découvrir aux cercles théologiques québécois (Baum 2014c, 75). Si, de fait, un groupe de théologiens québécois s’est appliqué à l’étude de Tillich (dont J. Richard, Jean-Claude Petit et Marc Dumas), Tillich et Blondel ne sont que deux penseurs panthéistes parmi d’autres : ce courant, qui transcende la théologie chrétienne et la philosophie occidentale, est systématisé pour la première fois par Karl Christian Friedrich Krause (1781-1832).
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[7]
Grand’Maison publie en 1965 un de ses premiers livres, dont le diagnostic alors original sur la « crise de prophétisme » de l’Église catholique au début de la Révolution tranquille reste étonnamment pertinent, d’autant plus que l’état du malade s’est terriblement aggravé depuis lors (Grand'Maison 1965).
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[8]
« Peu de théologiens ont vu aussi clairement que lui jusqu’à quel point, consciemment ou non, nous sommes partie prenante du mal inhérent aux structures sociales – leur totale soumission aux exigences du capital, l’exploitation, l’oppression coloniale, les politiques militaires, les ventes d’armes. J’aime penser que Grand’Maison aurait contresigné la remarquable analyse faite par Jean-Paul II du rôle joué par nos fautes personnelles dans l’édification des structures pécheresses de notre société ». (Baum 2014c, 142)
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[9]
« Une organisation internationale aussi gigantesque que l’Église catholique a besoin de grandes ressources financières; elle doit donc cultiver ses relations avec les milieux financiers. À mon avis, ces liens expliquent l’attitude ambiguë du magistère romain à l’égard de la théologie de la libération latino-américaine, qu’il critique à certains moments pour en faire l’éloge à d’autres » (Baum 2006, 89).
-
[10]
« À mon avis, la théologie d’inspiration universitaire au Québec n’a pas eu beaucoup d’impact sur le pluralisme culturel québécois, et elle n’a pas non plus semblé, sur ce sujet, très férue de littérature socio-scientifique et politique. » C’est surtout hors de l’Université, avec Julien Harvey et le Secteur Vivre ensemble du Centre Justice et Foi, que Baum repère des contributions théologiques significatives de ce côté (Baum 2014c, 295). Outre que cette critique manque quelque peu de précision (que signifie un « impact sur le pluralisme culturel québécois »?), Baum ne traite pas non plus des travaux de Solange Lefebvre sur ce sujet depuis plusieurs années. Outre ses publications, celle-ci compte au nombre des experts de la Commission Bouchard-Taylor sur les accommodements reliés aux différences culturelles et religieuses.
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[11]
Des Journées sociales à l’Autre Parole, en passant par Kairos, le Réseau oecuménique Justice, Écologie et Paix, le Réseau Culture et Foi, Pax Christi et d’autres encore.
-
[12]
J’ai repéré une brève allusion à cette question dans sa production antérieure (Baum 1998, 180). Il y souligne que le nationalisme autochtone du Canada est ethnique, ce qui lui paraît « éthiquement acceptable pour l’instant » – il n’est manifestement pas encore conscient de l’impérialisme intellectuel d’une telle remarque.
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