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Du roman le plus célèbre de Laure Conan, Angéline de Montbrun [1], on ne conserve malheureusement aucun manuscrit. La critique littéraire ne peut donc suivre les différentes étapes de l’oeuvre en devenir, depuis son premier état jusqu’à son achèvement. Premier jet, ratures, ajouts, coupures, tous ces remaniements qui précèdent la version finale nous demeureront sans doute à jamais inconnus. Toutefois, il existe une autre voie d’accès au travail de création de la romancière, c’est celle de l’étude des nombreuses modifications, parfois considérables, qu’elle a progressivement apportées à son roman.

En effet, Angéline de Montbrun ne connaît pas moins de cinq éditions du vivant de l’auteure. Paru d’abord en feuilleton dans la Revue canadienne de juin 1881 à août 1882, le roman fut publié en volume pour la première fois en 1884 avant d’être réédité trois fois, soit en 1886, en 1905 et, enfin, en 1919 [2]. Or, à deux reprises, Laure Conan procède à des remaniements majeurs de son oeuvre, corrigeant, élaguant, supprimant, ajoutant, apportant ici ou là une précision, modifiant telle phrase ou tel paragraphe, bouleversant parfois l’ordre d’une lettre. En écrivaine consciencieuse et surtout soucieuse de son travail d’écriture, elle tient visiblement à parfaire et polir son texte, à le rapprocher de la forme idéale. Ce précieux labeur de perfectionnement, elle l’accomplit principalement en deux temps : d’abord en 1884, à l’occasion de la première publication de son roman en volume, puis en 1905, alors que dix-neuf ans s’étaient écoulés depuis l’édition précédente de 1886. Certes, elle veillera aussi à la qualité de l’édition de 1886, mais les retouches seront brèves et rares : cela se comprend puisque deux années seulement séparent cette édition de la précédente. Quant à l’édition de 1919, mises à part d’infimes différences (ponctuation et quelques rares mots), elle est identique à celle de 1905 [3]. D’une manière générale, outre les simples corrections, Laure Conan procède à des interventions de quatre types : les suppressions, les ajouts, les substitutions et les déplacements. Leurs visées sont d’ordre à la fois stylistique, sémantique et structural : resserrement du propos, recherche du mot juste, souci de la cohérence, élargissement du sujet, caractérisation plus nuancée des personnages.

L’édition de 1884 : Casgrain dixit

Deux objectifs animent la romancière lors du premier remaniement : d’une part, la rectification des erreurs et lacunes, d’autre part, la volonté de satisfaire aux critiques de son mentor, l’abbé Henri-Raymond Casgrain. En premier lieu, Laure Conan s’emploie à faire disparaître les nombreuses fautes de langue de toutes sortes qui parsèment le texte paru en revue : coquilles, erreurs grammaticales et orthographiques, ou encore signes de ponctuation impropres, accents manquants, majuscules ou minuscules indues. Elle voit aussi à rétablir le bon ordre des entrées du journal d’Angéline, celle du 18 septembre ayant été malencontreusement insérée entre l’entrée du 28 septembre et celle du ler octobre. Elle remédie encore à l’insertion erratique des dates pour les entrées du journal d’Angéline, en s’assurant qu’il y a une date pour chacune d’elles. Enfin, elle entame le travail de restructuration du texte en paragraphes plus courts, visant par là à assurer une meilleure unité et une plus grande lisibilité au roman. Si l’on peut supposer que l’éditeur a participé aussi à la suppression des coquilles et au nettoyage des scories, il n’en va pas de même pour les rectifications plus importantes, qui semblent bien être le fait de l’écrivaine.

Que ce soit Laure Conan elle-même qui corrige son roman, deux lettres adressées à l’abbé Casgrain en témoignent. Le 9 décembre1882, Félicité Angers remercie ce dernier de ses « encouragements bienveillants » qui lui « ont été une surprise [4]  ». Elle ajoute : « Naturellement, je ne demanderais pas mieux que de corriger mon travail et votre bienveillance me fait espérer que vous ne refuserez pas de m’aider si je réussis à le faire publier en volume [5]. » Au moment de l’envoi de cette lettre, la parution en feuilleton est terminée : il s’agit donc bien de la première édition en volume d’Angéline de Montbrun [6]. La romancière se réfère encore à son travail de révision lorsqu’elle exprime son mécontentement dans la lettre du 1er octobre 1883 adressée à l’abbé Casgrain concernant le sort fait à une citation de Dante qui avait été malmenée par l’imprimeur :

Quand au vers de Dante, on l’a horriblement massacré. Le voici tel qu’il devrait se lire : « Amor chi a nullo amato amar perdona. »

Je n’en saurais garantir la traduction mais j’ai lieu de la croire fidèle.

Il me serait impossible de retrouver « On ne saurait s’aimer si personne ne nous aime. » Les imprimeurs qui font tant de choses n’auraient-ils pas fait un vers de ce qui ne l’était pas ? J’ai corrigé dans ce sens [7].

Et le vers qui se lisait comme suit : Amor che amator perdona (I, 235, avril 1882) dans la première version sera donc imprimé correctement en 1884, avec la bonne traduction en note [8]. Ainsi, Laure Conan veille au grain. L’assurance de son ton et la précision de son renseignement témoignent de sa confiance dans ses connaissances littéraires comme de la conscience qu’elle a de ses droits et devoirs comme auteure.

Il ne faut donc pas s’étonner si, outre les corrections incontournables, elle s’intéresse déjà à l’amélioration stylistique et sémantique de son texte. Certes, les modifications apportées n’ont pas l’extension de celles qui viendront plus tard, mais elles n’en sont pas moins significatives, comme en témoignent les exemples suivants. Dire de Monsieur de Montbrun qu’il est « gracieux » (II, 27) plutôt que « précieux » (I, 367, juin 1881) est plus seyant ; de même, substituer « les feuilles jaunissent » (II, 137) aux « arbres jaunissent » (I, 680, novembre 1881), c’est choisir le mot juste. Parfois, la modification est motivée par la pudeur ou la bienséance. Mina, parlant d’un soupirant, écrit d’abord : « Plus tard je sus que sa mélancolie provenait de la dyspepsie » (I, 681, novembre 1881) ; en 1884, elle préférera le discret non-dit : « Plus tard je sus… passons » (II, 139). Dans le même esprit, Laure Conan élimine une qualification quelque peu condescendante sur les femmes : « pauvres bonnes âmes » (I, 408, juillet 1881). Elle déleste encore la dernière lettre de Mina à son frère, qui clôt la première partie, d’un long post-scriptum futile, voire frivole, peu apte à servir de transition à l’événement tragique qui vient immédiatement après. En effet, il y est fait allusion aux « questions embarrassantes » d’Angéline, questions dont la teneur demeure inexpliquée et qui obligent Mina à se munir d’un « éventail » afin de se « couvrir […] le visage comme les mandarins chinois lorsqu’ils ont à faire un trop gros mensonge » (I, 720, déc. 1881). De plus, la coquetterie de Mina y ressort sans raison : « M. de Montbrun me compare à ces vieux capitaines fatigués de la gloire qui revoient sans émotion le théâtre de leurs exploits. » (I, 720, déc. 1881) Bref, la cohérence et la pertinence exigeaient le retrait de ce segment intempestif. Enfin, Laure Conan s’avise que le nombre des lamentations peut être avantageusement réduit, notamment celle qui suit :

Ô Christ ! les malheureux n’ont point d’amis. Allez à eux. Ouvrez vos bras si douloureusement étendus sur la croix et dites à chacun de ces infortunés. [sic] J’ai souffert comme toi, j’ai souffert plus que toi, j’ai souffert pour l’amour de toi.

I, 370, juin 1882

Ces opérations mélioratives préfigurent les transformations intensives de 1905.

Mais, surtout, ce premier remaniement fait la preuve que Laure Conan a bien entendu les reproches de l’abbé Casgrain concernant l’abus de citations et le climat européen du texte. En effet, dans son élogieuse « Étude sur Angéline de Montbrun », le critique introduit quelques bémols. Entre autres, il déplore le « trop grand nombre de citations, de réminiscences […] qui ne laissent pas de sentir la recherche ». « Son esprit est encore trop chez les autres ; elle n’est pas assez elle-même [9]. » Ces remarques ne sont pas tombées dans l’oreille d’une sourde. Pour l’édition de 1884, au moins une vingtaine de citations sont reléguées aux oubliettes, à commencer par un long poème intitulé : La voix du monde et la voix du cloître (I, 732-737, vol. I), qui, dans la partie intitulée « Feuilles détachées », terminait une lettre d’Angéline adressée à Mina entrée au cloître. Cette poésie divisée en trois parties et comprenant 34 strophes, de six ou dix vers chacune, met en scène une religieuse cloîtrée qui, tournant le dos à la voix séductrice du monde et à ses activités frivoles, fait longuement l’éloge de la vie contemplative, consacrée à l’amour de l’Époux divin, à la joie du sacrifice et à l’espérance du ciel. Ces vers plutôt mièvres et conventionnels sont l’oeuvre d’une religieuse de l’Institut du Précieux-Sang demeurée anonyme. La lecture d’une strophe donnera une idée de sa manière :

Ô monde, cesse ton blasphème ;

Tu méconnais le Dieu que j’aime

Et ton esprit n’est pas en toi.

Ton regard ne voit que la terre,

Au-delà tout semble mystère

Aux rayons mourants de ta foi.

I, 733, déc. 1881

C’est sans doute par amitié et par piété que Laure Conan avait intégré ce poème à son roman, mais, à la réflexion, elle a compris qu’il fallait le retirer pour des raisons de logique et d’esthétique. En effet, cette trop longue poésie encombre inutilement le texte et déconcerte le lecteur, qu’elle détourne du véritable enjeu de la troisième partie, soit la quête d’identité de la protagoniste.

Mais la romancière retire aussi des citations superfétatoires qui relèvent de la conversation mondaine sans rien ajouter au sens. C’est le cas d’un texte de Molière que cite Mina comme preuve à l’appui de son innocence. « Quant à avoir l’humeur coquette, c’est calomnie pure », affirme-t-elle avant d’ajouter :

Puis-je empêcher les gens de me trouver aimable. [sic]

Et lorsque pour me voir, ils font de doux efforts,

Dois-je prendre un bâton pour les mettre dehors [10]  ?

I, 413, juillet 1881

En fait, la citation a l’effet contraire, celui de souligner la coquetterie de Mina. Il en va de même de deux vers de La Fontaine : « et j’espère que vous irez avant longtemps parmi le thym et la rosée faire à l’aurore la cour [11]  » (I, 468, août 1881) que brandit fièrement Angéline comme argument d’autorité. Tirés de leur contexte pour être associés à la métamorphose de Mina en campagnarde, ces vers ont ici quelque chose de factice. Leur suppression, en contribuant à la cohésion de la lettre, accroît la force argumentative d’Angéline. Laure Conan fait encore sauter plusieurs citations, qu’elles soient de Maurice de Guérin, d’Arnauld, de Chateaubriand ou d’autres auteurs non identifiés. Ce faisant, elle allège considérablement son oeuvre. Certes, l’abbé Casgrain n’avait pas tort de déplorer la présence envahissante des citations qui finissaient par phagocyter le texte, par noyer la voix des personnages, celles de l’échange épistolaire comme celles des « Feuilles détachées ». On trouve même parfois dans la première édition une série de citations en cascade qui émaillent la lettre d’un personnage, celle d’Emma, par exemple, traitant de la « divine tristesse » :

L’infini nous tourmente,

Une immense espérance a traversé la terre :

Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux [12].

J’aime ces beaux vers, et soyez sûre qu’ici-bas la jouissance est la grande ennemie de l’espérance. Voilà pourquoi l’ayse nous masche comme disait Montaigne [13] et pourquoi la vie religieuse apparemment si dure, est en réalité si douce.

I, 620, oct. 1881

Ce passage était précédé de peu d’une autre citation : « Fermez-lui l’uis au visage,/Gardez qu’elle n’entre [14]. » (I, 620, oct. 1881) Libérés d’une gangue citationnelle contraignante, les personnages y gagnent en vérité et en naturel, reprenant la maîtrise de leurs propos et de leurs pensées. Leurs paroles coulent davantage de source sans être aussi souvent asservies à des discours autres, aliénants.

L’abondance de citations a aussi pour effet, toujours selon l’abbé Casgrain, de « donne[r] à son livre une physionomie trop européenne ». « Sa pensée, ajoute-t-il, habite plus les bords de la Seine que ceux du Saint-Laurent. On regrette de ne pas rencontrer assez de pages vraiment canadiennes, telles que celle du pèlerinage d’Angéline au tombeau de Garneau [15]. » La romancière accomplit un geste de bonne volonté en ajoutant, dans une lettre que Maurice adresse à sa soeur Mina, un bref texte à saveur historique et géographique : « Aujourd’hui nous avons fait une très longue promenade. On voulait me faire admirer la baie de Gaspé, me montrer l’endroit où Jacques Cartier prit possession du pays en y plantant la croix [16]. » (II, 52) Cet ajout s’insère tout naturellement dans une description du jardin et de la maison de campagne des de Montbrun, sise au bord de la mer. Esprit libre, Laure Conan ne fait pas d’autre concession dans ce domaine.

D’ailleurs, l’abbé Casgrain aurait dû remarquer que Laure Conan avait déjà privilégié le paysage canadien, y situant d’emblée l’action de son roman, nommant à plusieurs reprises des lieux du pays tels Québec, Gaspé et sa baie, le Saguenay, la Yamaska, les chutes Niagara ou encore des personnalités canadiennes connues tels le peintre Napoléon Bourassa et l’ursuline Madeleine de Repentigny. Elle n’avait pas attendu non plus les conseils de son mentor pour citer des écrivains du Canada français tels Crémazie, Garneau, Chauveau ou pour faire l’éloge des héros, notamment du courageux chevalier de Lévis à qui l’on doit la victoire de la bataille de Sainte-Foy.

L’édition de 1905 : une réécriture significative

Dans l’édition de 1905, Laure Conan procède à un réaménagement en profondeur de son oeuvre. S’il n’existe malheureusement pas de correspondance avec l’éditeur Marcotte qui permette de suivre l’entreprise de révision, il y a néanmoins tout lieu de croire que la romancière effectue elle-même les retouches et cela, de son propre gré comme de son propre chef. Dans une lettre adressée à son amie, Gilberte Beaudoin, correspondante pour Le journal de Françoise, et datée du 13 septembre 1906, Laure Conan fait allusion au prix remis à son interlocutrice, soit le roman Angéline de Montbrun. Elle prend soin d’ajouter : « J’espère qu’on vous a donné un exemplaire de la dernière édition, sinon, dites-le-moi, de grâce, et je vous en enverrai un. J’ai honte des deux premières [17]. » Or, la dernière édition est celle de 1905, là où les variantes sont les plus nombreuses et substantielles. De plus, on ne peut imaginer que la romancière ait donné à quelqu’un d’autre l’autorisation de remanier son texte, elle, qui, toute sa vie, a suivi de près tous les événements touchant son oeuvre, qu’il s’agisse de sa publication, de sa diffusion, des contrats avec les éditeurs, de ses droits d’auteur, etc. Elle a souvent sollicité l’avis de personnes compétentes qui puissent lire ses textes et lui fournir des critiques constructives. Bref, son intérêt constant pour ses oeuvres littéraires, qu’il s’agisse de leur qualité ou de leur fortune, ne s’est jamais démenti.

Tout laisse croire qu’en 1905, insatisfaite des éditions précédentes comme elle l’affirme sans ambages dans la lettre susmentionnée, Laure Conan remet son ouvrage une nouvelle fois sur le métier. Les transformations touchent autant la composition du roman que les faits de langue, le choix du contenu et la caractérisation des personnages. Cette fois, c’est avec beaucoup plus d’énergie qu’elle reformule, ajoute ou retranche, remodelant complètement certaines séquences.

Retouches d’ordre général

En premier lieu, elle poursuit l’entreprise d’aération commencée en 1884, celle de la scission fréquente du texte en petits paragraphes bien lisibles et concentrés autour d’une seule idée. Le principe d’unité est mieux respecté, l’argumentation plus convaincante. Dans la partie épistolaire, la romancière ajoute des formules d’amitié et d’adieux, de celles qui sont attendues entre correspondants. On y lit par exemple : « Je t’embrasse », de Mina à son frère, ou « Votre fils de coeur » (V, 56), de Maurice à Charles de Montbrun, ou encore « Bonsoir, chère amie » (V, 99), de Mina à Emma. Ces additions, en soulignant l’intimité entre les personnages et en reproduisant la pratique établie, accroissent la vraisemblance du récit. Laure Conan modifie également le titre de la troisième partie : de « Journal d’Angéline », on passe à « Feuilles détachées », appellation, d’une part, plus poétique et, d’autre part, plus appropriée puisque dans cette dernière partie, se trouvent non seulement le journal de la protagoniste, mais aussi des lettres de provenances diverses. La toilette générale du roman ainsi faite, l’écrivaine s’attaque à des questions plus ponctuelles.

Coupe sombre dans les citations

En premier lieu, la « naturalisation » du discours romanesque commencée en 1884 avec l’élimination de nombreuses citations se poursuit en 1905. En fait, Laure Conan en retranche encore davantage qu’en 1884, comme s’il lui avait fallu tout ce temps pour se distancier de l’emprise de ses lectures. Le journal d’Angéline dans la troisième partie du roman sera particulièrement affranchi de cette abondance d’emprunts qui nuisaient à la spontanéité de la pensée, à l’expression profonde de la douleur. Ainsi, dans l’entrée du 12 juin, Angéline raconte avec une émotion bien sentie un rêve étrange où Véronique Désileux lui est apparue du fond de sa tombe. Or, ce récit d’une grande justesse, qui exprime l’attirance du « je » pour la mort, se terminait dans les trois premières éditions par la citation suivante :

Ô morts, qu’éprouvez-vous ?

De ceux qui sont restés dans ce monde, où l’on doute,

Sentez-vous les douleurs ?

Entendez-vous filtrer jusqu’à vous goutte à goutte

Ce qu’ils versent de pleurs [18]  ?

I, 32, janvier 1882

On voit tout ce que peut avoir d’emprunté et de faux une citation qui termine le récit d’un rêve profondément bouleversant. Laure Conan, qui a pris du métier depuis 1884, qui a acquis une plus grande confiance dans ses aptitudes d’écrivaine, confirmées par le succès d’Angéline, a dorénavant moins besoin de recourir à la légitimation par des citations tous azimuts.

Les citations édifiantes qui, trop souvent, prenaient la place de la pensée personnelle sont fort réduites en 1905. Ainsi, Angéline, lors d’une méditation sur la tristesse de son existence, aura-t-elle droit à ses propres mots pour exprimer sa douloureuse acceptation de son sort :

Et suis-je plus à plaindre que beaucoup d’autres ? J’ai passé par des chemins si beaux, si doux, et sur la terre, il y en a tant qui n’ont jamais connu le bonheur, qui n’ont jamais senti une joie vive. […] Combien y en a-t-il qui aiment comme ils voudraient aimer, qui sont aimés […] Moi, j’ai eu ce bonheur si rare, si grand, j’ai vécu d’une vie idéale, intense.

V, 230

Ces paroles simples et touchantes sonnent plus vrai que le discours emphatique de Job qu’elles remplacent :

Relèvera-t-on avec le sel un mets insipide ? Et quel goût trouver à une fade écume ?

Puisque Dieu a commencé, qu’il achève de me briser ! Qu’il étende la main, et m’arrache comme l’herbe.

Qu’est-ce que ma force pour résister encore et comment garder ma patience ?

Seigneur, est-il digne de vous de déployer votre puissance contre une feuille que le vent emporte ?

Bientôt je serai dévoré par la poussière, et comme le vêtement rongé par les vers [19].

II, 279-280

La romancière retire environ une vingtaine de citations du recueil : paroles bibliques, vers de poètes romantiques, un couplet de chanson et autres extraits divers. Le texte, plus aéré, acquiert une plus grande force de conviction.

Néanmoins, Laure Conan ne perd pas de vue le fait que toute oeuvre littéraire s’écrit à partir d’autres textes qui l’informent et la nourrissent. Elle conservera donc un bon nombre de citations qui jouent un rôle indispensable dans son roman, celui, notamment, de marquer l’évolution des personnages qui forment, en premier lieu, une société romanesque compacte, cultivée et insouciante, pour ensuite se séparer et s’isoler dans le recueillement et la méditation. Or, cette transformation est puissamment éclairée par le jeu des références littéraires. On peut dire qu’on assiste dans le roman à une véritable conversion des deux personnages principaux, Mina et Angéline, qui, toutes deux tournées vers la quête amoureuse et la vie de châtelaine, vont opter après la mort de Charles de Montbrun pour une vie de sacrifice et de solitude : cette différence est mise en relief tant par le changement du personnage citant que par le choix des citations elles-mêmes. Dans la partie épistolaire, Mina, la mondaine, la citadine, cite le plus souvent des textes badins, amusants, voire enfantins (contes de fées, fables de La Fontaine, hauts faits légendaires, etc.), tandis que, dans « Feuilles détachées », c’est Angéline qui cite, appuyant sa méditation de textes édifiants (la Bible, auteurs chrétiens tels Faber, saint Ignace de Loyola, saint Augustin) et de textes patriotiques (François-Xavier Garneau, Crémazie). Laure Conan ne renonce pas non plus à faire du Journal d’Eugénie de Guérin [20] l’hypotexte par excellence, celui qui structure son roman et lui donne sa psychologie, son ambiance, sa ferveur. Bref, tout en corrigeant le défaut signalé par l’abbé Casgrain, l’écrivaine saisit aussi la valeur et le capital symbolique de la pratique citationnelle dans toute oeuvre littéraire.

L’art d’écrire

Maints changements de nature lexicale, syntaxique ou stylistique, beaucoup plus nombreux qu’en 1884, attestent de la volonté de l’écrivaine d’exploiter au maximum les virtualités de la langue. Laure Conan est visiblement à l’affût du mot juste, du vocable précis ou du terme évocateur. Ainsi, l’expression « piquante brunette » (V, 10) supplante « brunette éveillée » (II, 28) ; « la fille de l’homme le plus en vue du pays » (V, 59) prend la place de « la fille de n’importe qui » (II, 85) ; de même, « je raffole des grands coups d’épée » (V, 98) est jugée plus appropriée au caractère effervescent de Mina qu’un simple « j’aime les grands coups d’épée » (II, 129). Et n’est-il pas plus seyant d’écrire que Mme H… « a un peu l’air d’un dahlia » (V, 81) plutôt que « d’une grosse pivoine » (II, 111) ? Ou plus poétique d’appeler Mina « la sagesse de la famille » (V, 17) plutôt que « la raison de la famille » (II, 36) ? Parfois, c’est une incongruité qui est rectifiée comme celle de dire la messe à minuit alors que, dans le contexte, ce devrait être à l’aurore (V, 262). Il arrive à la romancière de retravailler l’expression d’une scène qui pêche par sa longueur et son imprécision, comme celle de la chute de cheval d’Angéline. La nouvelle version commence ainsi : « Nos chevaux épouvantés se cabrèrent violemment, je n’eus pas la force de maîtriser le mien — il partit » (V, 196), ce qui est plus logique que la version précédente où les roulements du tonnerre n’effrayaient qu’un seul cheval. Un peu plus loin, l’adoption du rythme ternaire confère au récit rapidité et concision : « Toute ma force m’abandonna, les rênes m’échappèrent, je tombai. » (V, 197) En comparaison, les deux phrases remplacées sont moins efficaces : « Et moi toute ma force m’abandonna ; je lâchai les rênes et la violente secousse m’envoya tomber à quelques pieds plus loin. D’un bond il fut à mon côté. » (II, 240) Le roman fourmille de brèves substitutions de ce genre qui concourent à en rehausser l’expressivité.

La musicalité de la phrase et l’harmonie du rythme intéressent aussi l’écrivaine. Ainsi, elle intervertit sujet et complément de manière à créer un effet plus poétique : « Du coeur ému dans ses divines profondeurs, ce sont des larmes qui jaillissent. » (V, 56) Ou encore, le recours à la répétition, figure propre au poème, produit une impression poignante et un effet harmonieux que ne possède pas la formulation antérieure. Pour s’en convaincre, comparons la séquence suivante : « Minuit sonna. Jamais glas ne m’avait paru si lugubre, ne m’avait fait une si funèbre impression. Une crainte […] » (V, 178) à cette phrase prosaïque : « Minuit sonna, et avec ce son, qui me parut lugubre, une crainte […] » (II, 217).

Parfois, Laure Conan opte pour le discours direct, plus vivant que le discours rapporté. Ainsi, la question posée en style direct : « ”Alors, dit quelqu’un, pourquoi veut-il être avocat ?” Et il assura avoir fait […] » (V, 47) confère à l’anecdote un tour plus vif que ne le fait le style indirect : « Là-dessus, quelqu’un demanda pourquoi [21] vous vouliez être avocat, et nous informa qu’il avait fait […] » (II, 71). Ailleurs, le temps présent se substitue à l’imparfait et l’adresse directe à l’interrogation rhétorique, ce qui a pour effet d’accroître la véhémence de Maurice, la puissance de sa sincérité : « Mais votre douleur je la comprends, je la partage. Vous le savez, vous n’en pouvez douter. » (V, 279) Par comparaison, le texte précédent a quelque chose de tiède : « Mais votre douleur je la comprenais, je la partageais et où donc pleure-t-on mieux que dans les bras d’un ami ? » (II, 336)

Il arrive aussi que des changements lexicaux modifient le sens ou l’impression produite. Consciente de certaines maladresses d’expression ou de fautes de goût, Laure Conan les remplace par un substitut plus approprié. Ainsi, dire d’Angéline qu’elle « gazouill[e] joyeusement » (II, 58) revient à infantiliser cette dernière. L’écrivaine préfère une tournure plus neutre : « De temps en temps, elle se retournait pour m’adresser quelques mots badins. » (V, 35) N’est-ce pas encore ce qui incite l’écrivaine à remplacer un dicton populaire sans pertinence dans le contexte : « Que n’êtes-vous à Valriant ! Moi [Mina s’adresse à Emma] j’y suis et je ne jouerai plus le rôle de l’homme qui avait vu l’homme qui avait vu l’ours [22]  » (II, 95) par une pensée beaucoup plus en accord avec la thématique de l’amour idéal : « […] Valriant ! Il vous faudrait reconnaître que l’amour existe — qu’il y a des réalités plus belles que le rêve. » (V, 67)

On le voit, Laure Conan maîtrise de mieux en mieux l’art d’écrire ; l’expression est plus directe, l’adéquation entre la pensée et les mots plus étroite, la connaissance de la langue plus intime, plus approfondie. Elle cherche à se débarrasser des clichés ou des idées convenues pour traduire avec le plus de vigueur et de justesse possible la pensée et les sentiments des personnages. C’est pourquoi les remaniements ne se limitent pas à de brèves retouches d’expressions ou de phrases, mais affectent aussi des paragraphes entiers, voire deux ou trois pages. Le but visé est de mieux cerner le sujet, qu’il s’agisse de faire ressortir la symbolique de l’espace ou le thème de la fragilité de l’amour ou encore l’intériorité d’un personnage. Bref, le contenu est retravaillé dans le sens d’un approfondissement et d’un resserrement du sujet.

Moins de religion, plus de psychologie

Plusieurs passages évoquant le malheur et la résignation disparaissent de l’édition de 1905, comme si Laure Conan, consciente d’une certaine complaisance dans la peinture de la souffrance, avait voulu l’atténuer. C’est le cas de la phrase suivante qu’écrivait Angéline à Mina au cloître : « Tout entière à mes souvenirs et à mes regrets, je ne sais plus que pleurer, comme ceux qui n’ont pas d’espérance. » (II, 208) En plus de supprimer cette phrase, l’auteure a divisé en quatre groupes le long paragraphe dont elle faisait partie : tant la réduction que les coupures allègent les pensées amères et jettent une meilleure clarté sur les autres sujets traités. À la toute fin de la lettre du missionnaire adressée à Angéline, la romancière fait l’économie d’une longue citation de source religieuse traitant de la vie après la mort et du bonheur d’être au paradis. Cela permet de terminer la lettre sur des paroles de paix et d’espoir plutôt que sur l’affliction. Laure Conan renonce encore à plusieurs mots de peine, notamment à « l’amertume [qui] ne s’épuise jamais » (II, 170), à une exclamation répétée : « qu’elle a souffert ! » (II, 201). Il serait possible d’en citer d’autres, mais un dernier exemple permettra de bien saisir l’utilité de cette modération dans l’expression masochiste. L’entrée du 22 octobre porte essentiellement sur l’exercice de la volonté : l’expression en est ferme et concentrée, témoignant du regain de vitalité d’Angéline, de sa ferme résolution de ne plus s’apitoyer sur son sort. Or, dans les trois premières versions, ce passage positif se poursuivait par une séquence de plusieurs lignes portant encore une fois sur l’autoflagellation :

Si triste qu’elle soit, la vie est toujours grande et belle par l’acceptation de la souffrance — par le perfectionnement moral. Pour moi l’avenir se résume en deux mots : je souffrirai et je mourrai ; mais rien n’empêche que chaque soir je puisse me dire : je suis meilleure aujourd’hui, et si je ne le puis, c’est ma faute, ma très grande faute et très malheureuse faute.

[…] Il est vrai que je ne sens pas sa divine présence, mais sa grâce suffit, et quand je pourrais verser un océan de larmes, je sais que je ne mériterais pas d’être consolée par lui.

II, 328

De ces deux paragraphes, Laure Conan n’a conservé qu’une seule phrase porteuse d’espoir : « La communion me fait du bien, m’apaise jusqu’à un certain point. » (II, 328) La romancière a sans doute pris conscience de l’effet accablant de ces références répétitives à la souffrance et aux larmes.

Nouvel équilibre entre les personnages : Angéline, Maurice, le père

Comme en contrepoids, une analyse psychologique plus poussée remplace quelques textes stéréotypés à saveur religieuse. En témoigne, entre autres, le bouleversement que Laure Conan fait subir à un épisode charnière du roman, soit celui du retour d’Angéline à Valriant après la mort de son père. L’entrée du 7 mai, qui inaugure l’ère de deuil et d’isolement constituant l’essentiel de « Feuilles détachées », est considérablement modifiée par des ajouts, des déplacements de phrases et des suppressions.

Ce qui frappe avant tout, c’est que l’éclairage se porte dorénavant sur Angéline plutôt que sur le père. En effet, si, auparavant, la protagoniste se tournait immédiatement vers le père pour lui demander aide et réconfort, dans la nouvelle mouture, elle commence par exprimer ses propres émotions, l’intensité de sa douleur à la fois physique et morale. Laure Conan fournit des détails précis qui donnent à voir l’intériorité du personnage : cruauté du retour, laps de temps écoulé depuis l’arrivée, sensations physiques intérieures (saignement, suffocation) et, enfin, la solitude totale.

C’est seulement dans le deuxième paragraphe que le nom du père va surgir, mais, cette fois, c’est en l’apostrophant, presque avec colère, que sa fille s’adresse à lui. Là encore, l’impression de vérité en est accrue, la colère étant l’une des réactions attendues des personnes en deuil. De plus, le retrait de trois citations à tonalité funèbre donne du champ et de la visibilité à l’expression de la souffrance intime. La nouvelle version, qui éclaire mieux la figure d’Angéline, la soustrait en quelque sorte à l’aura paternelle, lui confère une plus grande autonomie. Pour bien saisir l’étendue de ces transformations, une mise en regard des deux versions s’impose :

Enfin, je suis à Valriant. Ô mon père ! Que n’étiez-vous là pour recevoir votre fille, qui revient chez vous pour souffrir et pour mourir ! Il me semble que, serrée dans vos bras, j’aurais oublié mon malheur.

Chère maison qui fut la sienne ! C’est comme si en y revenant je me rapprochais de lui. Mais non, il ne reviendra plus jamais dans sa demeure. Tant que les cieux seront, il ne s’éveillera pas, il ne se lèvera pas de son sommeil.

Mon Dieu, pardonnez-moi. Il faudrait réagir contre le besoin terrible de me plonger, de m’abîmer dans ma tristesse. Cet isolement que j’ai voulu, que je veux encore, comment le supporter ?

Sans doute, lorsqu’on souffre, rien n’est pénible comme le contact des indifférents. La tristesse du coeur est une plaie universelle. Mais lui comprenait cela. Qu’il était bon ! Qu’il était tendre ! Comment vivre sans les soins auxquels il m’a habituée. C’est donc vrai, j’ai vu l’amour s’éteindre dans son coeur. Seigneur, qu’il est horrible de se savoir repoussante, de n’avoir plus rien à attendre de la vie. La vie ! Est-ce là vivre ? Je préfère la mort, la mort à la vie d’un cadavre.

Je pense souvent à cette jeune fille […]

(II, 158-159).

Il me tardait d’être à Valriant [23], mais que l’arrivée m’a été cruelle ! Que ces huit jours m’ont été terribles ! Les souvenirs délicieux autant que les poignants me déchirent le coeur. J’ai comme un saignement en dedans, suffocant, sans issue. Et personne à qui dire les paroles qui soulagent.

M’entendez-vous, mon père, quand je vous parle ? Savez-vous que votre pauvre fille revient chez vous se cacher, souffrir et mourir ? Dans vos bras, il me semble que j’oublierais mon malheur.

Chère maison qui fut la sienne ! où tout me le rappelle, où mon coeur le revoit partout.Mais jamais plus, il ne reviendra dans sa demeure. Mon Dieu, pardonnez-moi. […]

Sans doute, lorsqu’on souffre, rien n’est pénible comme le contact des indifférents. Mais Maurice, comment vivre sans le voir, sans l’entendre jamais, jamais !… l’accablante pensée !… C’est la nuit, c’est le froid, c’est la mort.

Ici, où j’ai vécu d’une vie idéale si intense, si confiante, il faut donc m’habituer à la plus terrible des solitudes, à la solitude du coeur.

Et pourtant, qu’il m’a aimée ! Il avait des mots vivants, souverains, que j’entends encore, que j’entendrai toujours.

Dans le bateau, à mesure que je m’éloignais de lui, […] Je le revoyais comme je l’avais vu dans notre voyage funèbre. Oh ! qu’il l’a amèrement pleuré, qu’il a bien partagé ma douleur. Maintenant que j’ai rompu avec lui, […] une pitié si inexprimablement tendre !

[Ici, Laure Conan renoue avec la suite du texte, mais non sans avoir supprimé une citation.]

C’est donc vrai, j’ai vu l’amour s’éteindre dans son coeur. (V, 126-127)

On remarque un autre changement capital : le personnage de Maurice, auparavant demeuré anonyme, entre en scène pour occuper une place de choix. Non seulement acquiert-il un nom qui fait perdre au pronom « il » une partie de son ambiguïté, mais trois nouveaux paragraphes sont créés pour mettre en valeur son amour, ses tendres consolations et la solitude qu’entraîne la rupture. Le lecteur ne peut plus dans ce passage hésiter devant l’identité à laquelle renvoie le pronom « il » puisque la continuité de la séquence consacrée à Maurice rétablit la certitude. Lorsque nous lisons : « Oh ! Qu’il l’a amèrement pleuré, qu’il a bien partagé ma douleur. Maintenant que j’ai rompu avec lui, […] » (V, 127), nous savons hors de tout doute qu’il est question de Maurice. Nous comprenons aussi que la pensée de Maurice hante l’esprit et le coeur d’Angéline.

D’autres transformations de fond effectuées pour l’édition de l905 contribuent, dans une sorte de mouvement d’inversion, à affaiblir l’influence paternelle pour exhausser la valeur de Maurice. Ainsi, dans une lettre de Maurice à sa fiancée, la phrase suivante : « J’ai écrit à votre père, mon ami de coeur et mon rival [24]  » (II, 148) est remplacée par un texte moins compromettant : « J’ai écrit à votre père. Jamais je ne pourrai assez le remercier, assez l’aimer et pourtant qu’il m’est cher ! » (V, 114) De plus, ce texte est muté au milieu de la lettre, comme enfoui, plutôt que d’être placé en évidence comme auparavant au moment des adieux. Ont aussi disparu les deux phrases au ton hésitant qui terminaient la lettre : une question, suscitée par un reproche d’Angéline (« Ma Fleur des champs, est-ce là une lettre d’homme ? ») et une supplication (« Alors, pardonnez-moi […] » [II, 148]). À la place, le lecteur trouve désormais un fiancé beaucoup plus sûr de lui qui affirme ses sentiments patriotiques et qui emploie l’impératif pour recommander aux Canadiens la fidélité à eux-mêmes « comme Garneau le souhaitait [25]  » (V, 115). En outre, s’adressant à sa fiancée, il adopte désormais un ton protecteur et décidé : « Je m’assure que la Vierge Marie […] et je vous remets en sa garde » (V, 115). Cette nouvelle manifestation d’assurance lui confère une position d’autorité rarement vue dans les précédentes versions.

Autre exemple de la promotion de Maurice : le balayage, dans une lettre à Emma, d’un passage où Mina, après avoir opposé le bonapartisme de Maurice au monarchisme d’Angéline, se lançait dans l’éloge du comte de Chambord. Or, ce passage plutôt oiseux renforçait le caractère irréel d’un milieu canadien trop tourné vers la France, sans rien contribuer de fondamental aux thèmes du roman. Laure Conan le supplante donc par un ajout de six paragraphes destinés à renforcer la métaphore maritime, mais surtout à donner la vedette à Maurice, à ses dons comme chanteur et capitaine de bateau :

Laissons les gouvernements passés et futurs. Chère amie, la mer est une grande séductrice. […]

M. de Montbrun a une barge qui s’appelle La Mouette, et si jolie, si gracieuse !

Angéline raffole des promenades sur l’eau.

Vous pensez si Maurice souffrait de n’y point jouer un rôle actif. Il s’est mis aussitôt à l’école des pêcheurs et maintenant il manoeuvre La Mouette, comme s’il n’avait jamais fait autre chose de sa vie. Angéline, qui se mêle de mettre la voile au vent, dit que Maurice fait des noeuds d’amiral.

Ça [sic] été un grand triomphe pour lui la première fois qu’il a pris la conduite à bord. Quand il n’y a pas de brise, il rame, ce qui lui permet de faire admirer sa force. […] Vous pensez si Maurice chante volontiers et sur cette mer rayonnante, sous ce vaste ciel, sa voix incomparable a un charme bien profond. […] Pour Angéline et Maurice, ces promenades doivent avoir une beauté de rêve. […] Bonsoir, chère amie.

V, 90-91

Au lieu de parler du comte de Chambord, du « noble prince », du « drapeau blanc » (II, 121), Mina fait l’éloge de la mer : « grande séductrice », « belle et terrible », avec « sa magique phosphorescence des flots », « douce aussi » et qui « berce mollement les barges des pauvres pêcheurs » (V, 90). Un décor mythique tout à fait approprié à l’amour enchanteur de deux fiancés est ainsi posé ; Maurice peut maintenant entrer en scène pour faire valoir ses aptitudes de marin, ses connaissances de navigateur, tout cela pour le bénéfice d’Angéline qui admire et l’adresse de Maurice et sa voix encore plus troublante au sein de cette mer enchanteresse. Grâce à cette réorientation, sont consolidées la thématique amoureuse et l’analyse psychologique.

Ailleurs, c’est en omettant une comparaison avantageuse pour le père et défavorable pour Maurice et Mina que Laure Conan déplace le pôle d’attraction. Dans l’entrée du 17 août, Angéline explique comment l’affection de Mina et le « chant céleste » (V, 209) de Maurice l’ont consolée et sortie de son abattement. Toutefois, dans les éditions antérieures, cette reconnaissance se terminait sur une mauvaise note, Angéline déplorant la « sympathie si tendre », « un peu molle », de ses amis, leur indulgence, leur bonté. « À leur place, mon père aurait dit : Dieu ne donne pas la vie pour qu’on l’use en inutiles regrets. Il faut vouloir. Il faut agir. […] Et de gré ou de force, il m’eût jetée toute [sic] entière dans le dévouement et la charité. » (II, 254) Quatre paragraphes négatifs sont effacés pour ne conserver que le seul compte rendu élogieux du dévouement de Maurice. Toujours avec le même objectif en tête, Laure Conan ajoute à quelques reprises ici et là une phrase où elle exprime l’attachement d’Angéline pour Maurice, qu’il s’agisse d’un sentiment de reconnaissance (lors de sa chute de cheval, par exemple, dans l’entrée du 4 août), ou d’un souvenir particulièrement doux (au sujet du parfum des grèves que Maurice aimait tant, dans l’entrée du 8 août).

En contrepoint, quelques phrases qui mettent en relief l’adoration mutuelle du père et de la fille sont évacuées du roman. Ainsi, un passage qui soulignait la perte irrémédiable que représentait la mort du père est reformulé en termes généraux, ce qui en modifie l’éclairage. Dans les trois premières versions, Angéline affirme ce qui suit : « que je ne pourrais plus être heureuse parce que mon père me manquerait toujours ; mais je croyais à son amour [celui de Maurice], et c’était encore si doux ! » (II, 270). Or, en 1905, la raison donnée pour sa peine inconsolable n’est pas identifiée aussi clairement : « — que je ne pourrais plus être heureuse — parce qu’au plus profond du coeur, j’avais une plaie qui ne se guérirait jamais. Mais je croyais […] » (V, 223). L’expression de la douleur adopte un tour plus universel.

Mentionnons aussi l’entrée du 7 juillet, celle où Angéline raconte la soirée singulière passée avec son père la veille de sa mort, moment inoubliable d’une étroite intimité. Une phrase particulièrement suggestive est amputée de deux adverbes compromettants « si passionnément » : « Jamais, non jamais, je ne m’étais sentie si profondément, si passionnément aimée » (II, 220) devient en 1905 : « Jamais, non jamais je ne m’étais sentie si profondément aimée » (V, 180). Du même coup, elle retranche aussi de ce paragraphe la section suivante : « et étroitement pressée contre son coeur, je ne pleurais plus que sur ces bornes douloureuses où s’arrête, avec la puissance de l’union, la puissance de l’amour » (II, 220). Et, en effet, on ne peut mieux suggérer l’interdit de l’inceste en même temps que la tentation qu’il représente. Est-ce par souci de pudeur, de mesure, que l’écrivaine réalise ces changements d’optique ? Quelqu’un lui aurait-il signalé les dangers de son insistance ? Quoiqu’il en soit, les suppressions et remplacements effectués ont bien pour principal effet d’atténuer l’expression de l’amour qui unit père et fille.

Refontes en profondeur

D’autres manipulations textuelles modifient le regard porté sur les principaux personnages, soit Angéline, Charles et Maurice, mais il est impossible de rendre compte de toutes. J’aimerais terminer mon étude en examinant deux textes clés qui ont fait l’objet d’une réécriture de fond. Il s’agit, d’une part, de l’unique lettre d’Angéline à Maurice parti en France, préfiguratrice de la séparation définitive et, d’autre part, du récit de transition qui assure le passage entre la partie épistolaire et le journal. Par ces refontes en profondeur, Laure Conan accroît l’unité et la cohérence du tissu narratif tout en approfondissant les thèmes de l’amour fugace et de la douleur inéluctable.

En ce qui a trait à la lettre d’Angéline, la romancière avait commencé à la récrire dès 1884. Comme ces changements ont été retenus pour la plupart dans les éditions subséquentes, il me faut en traiter ici. Tout d’abord, le premier paragraphe est scindé en deux de manière à mieux regrouper les thèmes : l’adieu, l’ennui et le retour demeurent dans le premier paragraphe, toujours assez long, tandis qu’est repoussé dans un deuxième paragraphe le motif de la guitare de Maurice, auquel Angéline « essaie de […] faire redire quelques-uns de [ses] accords » (II, 142), de même que celui du mariage futur. De plus, l’enchaînement à l’intérieur du premier paragraphe devient plus logique : alors que, dans la première version, après une référence au départ de Maurice, Angéline sautait immédiatement à l’idée du retour, ce qui créait une rupture de sens, dans la deuxième version, elle continue de traiter du thème de l’absence et du vide : « Si vous saviez comme c’est triste de ne plus vous voir nulle part ; de ne plus jamais entendre votre belle voix ! » (II, 141), phrase auparavant placée plus loin dans la lettre. Thème que fait encore ressortir la nécessité où elle est de se tenir occupée. Après, seulement, va-t-elle entamer l’hymne du retour dans une longue métonymie descriptive qui lui permet de reporter ses sentiments sur l’image d’une nature en liesse. En outre, Laure Conan ajoute une transition au début du deuxième paragraphe : « En attendant, il faut bien s’ennuyer. » (II, 142) Et elle privilégie la sobriété au niveau lexical : « cette pauvre guitare » (I, 682) devient simplement « cette guitare » (II, 142), le substantif « mariage » (II, 143) plus sérieux remplace celui de « noces » (I, 682) et l’adverbe « naturellement » (II, 143) se substitue à l’expression littéraire « Il va sans dire » (I, 682). Enfin, elle retire trois phrases jugées superflues dont la suivante, de ton sentencieux, qui détonne dans une lettre d’amoureuse : « L’absence ressemble souvent à la mort. » (I, 682) L’ensemble y gagne en vérité et en émotion.

Mais ce n’est pas tout. Laure Conan supprime d’emblée les trois paragraphes suivants, le premier qui se réfère à la France, le deuxième qui renvoie au thème du souvenir et de l’ennui ainsi qu’aux occupations de garde-malade d’Angéline et le troisième qui développe le thème de la sollicitude paternelle. De ces trois paragraphes ne subsistera qu’une brève phrase : « Heureusement je suis fort occupée » (I, 683), qui sera déplacée dans le premier paragraphe et modifiée comme suit : « […] heureusement, mon père me tient fort occupée » (II, 141-142). Du paragraphe de cinq lignes consacré au père, il ne restera donc plus que ces deux mots : « mon père ». En lieu et place de ces trois paragraphes, Laure Conan en rédige un nouveau où elle revient sur la tristesse d’Angéline souffrant de l’absence de Maurice (de nouveau, le fiancé est préféré au père) et où elle introduit le motif du flétrissement de la végétation, déjà traité par Mina. La romancière renforce ainsi cet élément symbolique de la tragédie qui se prépare : « Maurice, cette belle verdure que vous avez tant regardée, tant admirée d’un jour à l’autre je la vois se flétrir. Je vais la voir disparaître, et cela m’attriste. Moi qui m’occupais si peu des feuilles mortes ! » (II, 143) Ainsi se trouvent annoncés non seulement le drame à venir, mais aussi la nouvelle prise de conscience d’Angéline, qui pressent la fin de l’enfance et l’entrée dans le monde terrible des adultes. L’avant-dernier paragraphe connaît peu de modifications, sauf pour l’élimination des deux phrases finales qui sonnaient faux, constituant une sorte de pirouette intempestive vers le badin et l’anodin : « Mais n’ai-je pas l’air de vous donner des ordres ? Cela convient-il lorsqu’on parle à son futur seigneur et maître ? Je m’en vais y songer » (II, 144), alors qu’Angéline venait de recommander gravement à Maurice de se confier à la Vierge Marie et de l’aimer, elle, « en Dieu », « pour l’amour de Dieu » (II, 144). Laure Conan a préféré ne pas faire suivre ces propos graves de plaisanteries. Cette nouvelle version met en lumière l’évolution de la protagoniste vers la lucidité comme le thème du temps qui passe et qui détruit tout sur son passage, y compris le plus bel amour.

Dans l’édition de 1905, cette lettre connaîtra un autre remaniement substantiel. L’attention est de plus en plus focalisée sur Maurice, le « je » d’Angéline accaparant beaucoup moins la scène. De plus, la portée philosophique du roman et la symbolique de l’espace sont approfondies. Du point de vue structural, Laure Conan pousse plus loin le souci de l’unité de chaque paragraphe, si bien que le nombre de paragraphes double, tandis que leur longueur diminue. Ainsi, on passe de cinq à dix paragraphes, chacun consacré à une idée précise, notamment la tristesse de la séparation, le rôle du père, l’attente du retour, sans que soient regroupés comme auparavant deux ou trois thèmes dans un même paragraphe. La partie consacrée à la joyeuse préparation du retour est désencombrée de quatre phrases plutôt mièvres et fades :

Comme de raison, j’aurai soin que les champs soient lavée [sic] de frais. Soyez tranquille, la rosée brillera partout sur les feuilles et l’herbe. Et faut-il vous dire que les oiseaux chanteront. Convenez que ce sera une assez belle chose d’arriver chez nous ou plutôt chez vous.

II, 142

Elle se défait aussi de commentaires superflus tournés vers la personne d’Angéline (son adresse, ses projets, sa souffrance), consolidant encore l’unité de la lettre, cette fois davantage orientée vers son destinataire. Et, surtout, elle poursuit la construction du sens profond de l’oeuvre, élaborant la symbolique de l’automne, annonciateur du froid et de la mort : « Les gelées ont déjà bien ravagé le jardin. […] C’est la première fois que l’automne me fait cette impression. […] J’ai des pitiés, des sympathies pour tout ce qui se décolore, pour tout ce qui se fane. » (V, 110-111) Délaissant le particulier, elle amplifie le sujet, ajoutant un paragraphe sur la vanité des attachements terrestres (« on dit qu’il n’y a point d’amour éternel, que le rêve de l’amour sans fin […] l’a toujours été en vain sur la terre » [V, 111]). Et, de nouveau, elle met en valeur le personnage de Maurice, répétant par deux fois la « parole céleste » qu’il a employée pour désigner Angéline, soit « Mon immortelle bien-aimée » (V, 111). En même temps, elle abrège l’avant-dernier paragraphe en éliminant des propos insignifiants concernant « des lettres d’hommes » (II, 144) et remplace le dernier paragraphe, qui commençait par la mention suivante : « Mon père vous aime toujours » (II, 144), par une simple formule d’adieu : « Vôtre pour la vie et par delà. » (V, 112) La référence au père, replacée dans le deuxième paragraphe, au lieu d’être axée sur ses qualités, vise à faire ressortir son « estime » pour Maurice qui le « rend si fier » et qui « mérite […] d’être son fils » (V, 110). Considérablement transformée, grâce à une judicieuse économie verbale et à une force de frappe accrue, la lettre exhausse la signification profonde de l’oeuvre.

Cette tendance à l’élargissement et à l’abstraction va se poursuivre et se confirmer dans le bref récit qui constitue le pivot du roman. Laure Conan considère désormais le drame particulier sous l’angle universel. L’accidentel et le fortuit vont servir à éclairer l’essentiel et l’immuable. L’auteure commence par gommer la référence initiale au rôle d’éditrice : « La correspondance se termine ici [26]  » (II, 153), pour entrer de plain-pied dans celui d’écrivaine. Ce changement est renforcé par la présence accrue du discours auctorial, c’est-à-dire d’une voix narrative à la troisième personne qui, par des paroles sentencieuses, énonce des vérités générales, des pensées moralisatrices. Au lieu de plonger immédiatement dans l’anecdote comme dans les versions précédentes, Laure Conan fait suivre la phrase d’introduction (« L’été suivant, Maurice Darville revint au Canada » [V, 120]) d’un paragraphe nouveau destiné à préparer la réflexion du lecteur sur l’impossibilité du bonheur terrestre. Il comprend d’abord une citation de Bossuet [27]  : « Le bonheur humain se compose de tant de pièces, a-t-on dit, qu’il en manque toujours quelques-unes » (V, 120-121), suivie d’un tableau insistant sur l’enivrement illusoire des amoureux : des expressions comme « fiancés jeunes, charmants, profondément épris », « [l]’avenir leur apparaissait comme un enchantement », « illusion de sécurité », « confiance enivrée » mettent en relief l’état idyllique des jeunes gens de manière à mieux faire sentir par la suite la chute terrible qui sera la leur. Apparaît clairement le paradigme oppositionnel : bonheur/malheur, ciel/terre, vie/mort. Elle conclut ce préambule par un nouvel ajout de type philosophique : « Mais un événement tragique prouva cruellement que le bonheur est une plante d’ailleurs qui ne s’acclimate jamais sur terre. » (V, 121)

C’est seulement une fois ces prémisses posées qu’elle passe au récit de l’« événement tragique » proprement dit, témoignant ainsi d’un visible souci de l’enchaînement logique et de la concision. En effet, dans la nouvelle version, plus succincte, un court texte d’explication précède le déclenchement du coup de fusil : « M. de Montbrun aimait passionnément la chasse. Un jour du mois de septembre, comme il en revenait […] le blessa mortellement » (V, 121). Deux paragraphes sont ensuite condensés en un seul beaucoup plus bref commentant l’agonie de M. de Montbrun et son comportement admirable de chrétien.

Puis, suit, comme avant, le récit de la prostration d’Angéline, dévastée par la mort de son père, mais, cette fois, il est découpé en de nombreux petits paragraphes qui respectent davantage le principe de cohérence. Grâce à un habile jeu de substitutions, permutations, suppressions et ajouts, Laure Conan accroît le facteur de crédibilité et traduit avec force et sobriété l’effondrement d’Angéline.

En premier lieu, mentionnons les opérations de déplacement : l’annonce de l’entrée de Mina au noviciat, au lieu de venir rapidement interrompre la description de la douleur d’Angéline, est placée plus loin dans un paragraphe à part et enrichie de l’ajout suivant : « Angéline ne s’y opposa point, mais la séparation lui fut cruelle. Elle aimait la présence de cette chère amie qui n’osait montrer toute sa douleur. » (V, 123) Ainsi est consolidée l’unité de la scène. Une autre permutation contribue à améliorer la cohérence du texte, soit l’incorporation dans la première partie de deux phrases concernant le retour à Valriant et le mariage qu’Angéline veut différer. Le traitement de cette scène, auparavant plus ou moins effectué dans le désordre, est corrigé dans le sens d’un regroupement des motifs dispersés et d’une cristallisation, par des ajouts et des suppressions, des idées maîtresses.

L’ordre suivant est adopté : la prostration d’Angéline inconsolable malgré le soutien constant de Mina et Maurice ; l’entrée de Mina au couvent ; le dépérissement d’Angéline et le refroidissement de Maurice. Dans le premier segment, désireuse de peindre avec plus de justesse la désolation de Mina, Laure Conan fait preuve de finesse en éliminant les « cris » inutiles, les manifestations paroxystiques de la douleur : « Il est mort, tout est mort, s’écriait Angéline ; et ce cri déchirant faisait pleurer tous ceux qui l’entendaient. » (II, 155) Et aussi : « mais un jour qu’elle sortait de l’église […] elle dit à son amie Mina […] : Quand je vois le pavé qui le couvre, je ne le pleure pas, je le crie [28].» (II, 155) L’écrivaine leur préfère une expression plus modérée, plus vraie, notamment : « Elle en avait ce sentiment intense qui se refuse à la consolation, qui est incompatible avec toute joie. […] Je vous en prie, Maurice, laissez-moi pleurer, répondait-elle aux plus irrésistibles supplications de son fiancé. » (V, 122)

À ces modifications d’ordre structural et sémantique viennent s’ajouter des substitutions ponctuelles de contenu qui révèlent une quête de dépouillement et de précision : « La malheureuse enfant montra » (II, 154) — « Sa fille montra » (V, 121) ; « et quand tout fut fini, quand le corps fut descendu dans la tombe, elle » (II, 154) — « et, après les funérailles qui eurent lieu à Québec, dans l’église des Ursulines, elle » (V, 121-122) ; « [m]ais que peuvent les créatures pour consoler une grande douleur » (II, 155) — « Tout ce que peuvent des créatures humaines, Maurice et Mina le firent pour Angéline. » (V, 122)

C’est sans doute dans la dernière partie du récit qu’ont lieu les transformations les plus significatives, du moins une en particulier. Pour expliquer l’enlaidissement d’Angéline, Laure Conan avait eu recours à une cause médicale difficilement crédible. La détérioration de sa santé lui avait amené au visage une tumeur aux ravages permanents. En 1905, c’est une chute sur le pavé qui laisse la jeune fille défigurée. Cet accident justifié par la grande faiblesse de la protagoniste est beaucoup plus vraisemblable et, de plus, est mieux amené. Comparons les deux versions :

Il avait été décidé qu’Angéline ne retournerait à Valriant qu’après son mariage. À cela, elle consentit facilement, mais ce fut en vain qu’on fit tout au monde, pour la décider à se marier avant la fin de son deuil [29]. Toutes les supplications de Maurice lui-même échouèrent complètement. Les distractions qu’on essayait n’avaient aucune prise sur elle. Sa santé, si forte qu’elle fût, finit par s’altérer sérieusement. Il lui vint au visage une tumeur qui résista à tous les traitements, et nécessita à la fin une opération qui la laissa défigurée. (II, 156)

Chez cette jeune fille d’une sensibilité étrangement profonde, la douleur semblait agir comme un poison. On la voyait, à la lettre, dépérir et se fondre. Elle avait parfois des défaillances subites, un jour qu’elle était sortie seule, prise tout à coup de faiblesse, elle tomba sur le pavé et se fit au visage des contusions qui eurent des suites fort graves. Tellement qu’il fallut en venir à une opération dont la pauvre enfant resta défigurée.(V, 123)

L’ajout explicite l’évolution de la maladie, qui frappe à la fois le coeur et le corps, de manière à mieux faire comprendre l’extrême faiblesse d’Angéline, ce qui rend la défaillance tout à fait plausible. La tumeur, d’origine inexplicable, n’était pas sans connoter l’idée de faute et de culpabilité. C’est notamment l’interprétation qu’en fournit Roger Le Moine dans son introduction à l’édition d’Angéline de Montbrun :

La première version est, sans doute, plus révélatrice. Car la tumeur, dont l’origine est psychosomatique, trahit la culpabilité éprouvée par Laure Conan et Angéline face à Tremblay et à Montbrun. Bien plus, par ses effets néfastes, par l’enlaidissement qu’elle provoque, elle protège la jeune femme d’une nouvelle faute [30].

Que la tumeur contribue à mettre en évidence le thème de l’inceste et du péché ne fait pas de doute. Ce qui est également certain, c’est que la nouvelle version met en relief l’expérience d’écriture de la romancière qui, plus attentive aux exigences de la vraisemblance, soigne la facture de son texte et peaufine l’expression des sentiments, l’analyse de leur évolution. C’est pourquoi cette modification doit aussi être examinée à la lumière de l’ensemble des variantes, effectuées dans une perspective d’authenticité et de vérité.

La dernière partie du récit médian, qui consomme la rupture entre les fiancés, va aussi dans le sens de la généralisation. La représentation du refroidissement de Maurice à l’égard de sa promise s’accompagne désormais de commentaires généraux sur les limites et la labilité des sentiments amoureux. Le registre personnel et anecdotique diminue dans un mouvement inversement proportionnel à celui de la montée du registre didactique, à portée universelle. Une mise en parallèle des deux versions permettra de le constater :

Maurice Darville aimait passionnément sa fiancée ; son malheur avait encore augmenté sa tendresse. Pourtant — misère du coeur de l’homme — il cessa de l’aimer lorsqu’elle eut perdu le charme enchanteur de sa beauté. Il oublia qu’il est une beauté divine, la seule qui ne passe pas, la seule qu’on doive aimer. Malgré le soin qu’il prenait pour dissimuler l’involontaire changement de son coeur, Angéline ne tarda pas à reconnaître que c’était la compassion qui le retenait auprès d’elle. Ce qu’elle souffrit alors, nul n’en sut rien. Maurice s’était montré l’amant le plus passionné et l’ami le plus sûr et le plus tendre ; c’était le futur compagnon de sa vie, celui à qui son père l’avait confiée en mourant ; aussi la pauvre fille avait tout mis en lui. Âme très élevée, elle […]

II, 156-157

Maurice Darville aimait sa fiancée d’un amour incomparable. Son malheur, ses souffrances, la lui avaient rendue plus chère, et il lui avait donné des preuves innombrables du dévouement le plus complet, le plus passionné.

Mais, ainsi qu’on a dit, dans l’amour d’un homme, même quand il semble profond comme l’océan, il y a des pauvretés, des sécheresses subites. Et lorsque sa fiancée eut perdu le charme enchanteur de sa beauté, le coeur de Maurice Darville se refroidit, ou plutôt la divine folie de l’amour s’envola. C’est en vain que Maurice s’efforça de la retenir, de la rappeler. Le plus vif, le plus délicieux des sentiments de notre coeur en est aussi le plus involontaire.

Malgré le soin qu’il prenait pour n’en rien laisser voir, Angéline ne tarda point à sentir le refroidissement. Elle ne l’avait point appréhendé.

Âme très haute, elle […] (V, 124)

Laure Conan adopte pour cette réécriture un ton plus grave et plus mesuré, ton qui correspond mieux à la nouvelle élévation du propos. C’est de manière plus nuancée qu’elle décrit le comportement de Maurice : l’expression « amour incomparable » a quelque chose de plus noble que l’adverbe « passionnément » ; au lieu du catégorique « il cessa de l’aimer », elle utilise une tournure adoucie : « le coeur de Maurice […] se refroidit » ; elle décrit longuement son dévouement avant de parler de l’inconstance du coeur. De plus, la faute individuelle de Maurice est relativisée par sa mise en rapport avec le comportement humain en général. On note aussi que, vers la fin du récit, ont été retranchées les deux références au père : « celui [Maurice] à qui son père l’avait confiée en mourant » et « Angéline avait la fierté d’âme de son père » (II, 157). L’indignité de Maurice face au père et à la fille ne semble plus entrer en ligne de compte comme auparavant. Et dans les paragraphes qui suivent, contrairement à ce qui se passait dans la version antérieure, le lecteur assiste aux délibérations d’Angéline, qui ne se montre pas tout à fait impartiale : « Il lui était impossible de le [Maurice] bien juger ; elle souffrait trop de son changement pour ne pas se l’exagérer » (V, 124). Et, plus loin, on lit : « Elle crut que c’était l’honneur et la pitié qui le retenaient près d’elle. » (V, 125) Cette fois, Laure Conan laisse planer un doute quant aux sentiments véritables de Maurice et à l’objectivité d’Angéline. Le dernier paragraphe, fragment remanié et détaché du long paragraphe final de la version précédente, est un modèle de concision et de finesse. Omettant l’insistance antérieure sur la solitude, les regrets, le besoin d’expansion d’un « coeur ardent » qui « se dévor[e] » (II, 157), Laure Conan retire deux phrases en plus de gommer l’allusion au « je » de l’éditrice : « pages intimes que je donne, que j’offre à […] » (II, 157). À la place, elle va droit à l’essentiel : « Cette noble jeune fille, qui s’isolait dans sa douleur, avec la fière pudeur des âmes délicates, écrivait un peu quelquefois. Ces pages intimes intéresseront peut-être ceux qui ont aimé et souffert. » (V, 124) Toutes ces modifications font que l’infortune d’Angéline comme l’indignité de Maurice passent au second plan, le drame personnel devenant un cas exemplaire de l’imparfaite condition humaine, tissée de compromis, de doutes, de lâchetés.

C’est une écrivaine en pleine possession de ses moyens qui travaille à la réécriture de son roman. La dernière mouture, celle de 1905, témoigne tout particulièrement de la conscience accrue qu’a Laure Conan de l’art d’écrire. Sans doute aussi que, moins soucieuse de satisfaire à l’horizon d’attente de son époque, plus sûre de son talent, elle s’adonne avec confiance à la pratique scripturaire. Tout se passe comme si l’écrivaine allait de plus en plus dans le sens de l’économie et de la sobriété. On la voit se défaire d’un surcroît de citations, abandonner les qualificatifs inutiles, rejeter les vains bavardages. Puis, une fois liquidés le superflu et l’excès, elle s’emploie à polir son texte, à le nuancer, à le préciser. Cette nouvelle approche révèle sa volonté de mieux camper ses personnages, de bien exploiter les métaphores spatiales et, enfin, d’amplifier la portée universelle de ses thèmes. La timide jeune femme qui demandait à l’abbé Casgrain de la « rassurer fortement », qui éprouvait « le besoin de [s]e justifier d’avoir essayé d’écrire » et qui affirmait que la « nécessité seule » lui avait donné « cet extrême courage de [s]e faire imprimer [31]  », s’est transformée au fil de ses succès en écrivaine confirmée, qui, suivant le précepte de Boileau, sans cesse polissait et repolissait son ouvrage.