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C’est au début du troisième millénaire que j’ai découvert pour de vrai l’oeuvre de Monique LaRue, que je considère depuis comme l’un des esprits les plus solides et les plus lucides de notre époque (sexes, âges et hémisphères confondus). Avant cette illumination, j’avais lu avec un certain intérêt (et même avec un intérêt certain) Copies conformes, son roman le plus connu à l’époque, en appréciant le sujet alors novateur ainsi que les références savantes et intelligentes au Faucon de Malte (roman et film[1]). Avoir lu ce roman était considéré à l’époque, dans le cercle élitiste des québécistes, comme un must incontournable, si l’on veut bien me passer ce pléonasme. Ce n’est pourtant que La gloire de Cassiodore qui m’a révélé le talent épique de LaRue et a déclenché mon désir de tout lire d’elle. J’appris ainsi bientôt qu’il y avait eu une « affaire LaRue » dans laquelle elle aurait été accusée de racisme. Les personnes (des Québécois surtout) que j’ai questionnées à l’époque évitaient de me répondre clairement, ce qui dans mon esprit ne pouvait avoir qu’une explication : les reproches adressés à l’écrivaine étaient justifiés et les concitoyens de LaRue se sentaient mal à l’aise, ne voulant ni défendre une personne qui s’était comportée d’une manière indigne, ni accabler d’accusations une compatriote. Un des collègues ayant finalement accepté de m’envoyer une photocopie de l’édition princeps du brûlot[2] qui avait déclenché l’« affaire », je l’ai lu et relu sans parvenir à comprendre ce qui, dans ce texte — à mon humble avis totalement inoffensif —, avait bien pu être interprété comme raciste. Je me dis maintenant que j’étais, à l’époque, en plein délire rationaliste, délire dont je ne me suis pas encore tout à fait remis et dont j’aurai probablement du mal à me remettre jusqu’à la fin de ma lucidité, étant donné ma fâcheuse habitude qu’on appelait autrefois « philologique », qui consiste à ne pas voir dans un texte ce qui n’y figure point. La lecture des articles qui s’acharnaient à fustiger le prétendu racisme de LaRue m’a fait douter de ma raison et il y avait des moments où j’étais sur le point de sombrer dans la folie d’une théorie de la conspiration qui me faisait soupçonner l’existence de sous-entendus inénarrables et indicibles qu’il était préférable de laisser à jamais non dévoilés. J’ai lu plus tard le savant article que François Dumont a consacré à « l’affaire LaRue[3] », et par la suite pratiquement tout le dossier de presse de la controverse, puis dernièrement, un chapitre d’Un Québec polémique de Dominique Garand[4]. Or, sans avoir quoi que ce soit à redire à l’objectivité des travaux de ces collègues dont j’estime l’honnêteté et l’exactitude scientifique, il m’a fallu attendre la parution de La leçon de Jérusalem[5], le dernier essai de Monique LaRue, pour vraiment comprendre le point de vue de la principale accusée dans cette « affaire » ou cette querelle, ou plutôt dans cette attaque unilatérale qui en dit très long sur les motifs des détracteurs, sur la nature humaine, qui n’est guère le petit théâtre cartésien que nous nous imaginons, sur la « political correctness » ou tout simplement sur l’indolence qui avait bâillonné maints acteurs potentiels de ce débat.

La leçon de Jérusalem sera peut-être le dernier livre de Monique LaRue, qui annonce qu’elle n’écrira plus de romans. Sans savoir si l’écrivaine tiendra parole, et en tout cas sans le souhaiter, constatons que le ton de l’essai est celui d’un bilan — de sa vie de romancière, d’intellectuelle et de femme —, récapitulation d’une carrière et d’une existence dévoilée de manière très générale et que l’auteure accepte de rendre publique. Ces trois rôles socioculturels seront étroitement enchevêtrés tout au long de ces confessions où le « moi » de Monique LaRue ne quitte pas le devant de la scène, où elle s’explique tout en essayant de se comprendre (et de se faire comprendre) « en s’écrivant », comme François Galarneau, du célèbre roman de Godbout, qui avait pour programme de « vécrire ».

La leçon de Jérusalem est donc un texte nodal qui parle de la société québécoise contemporaine, de la situation du roman à une époque où prime la non-fiction, des rapports complexes entre la vérité et sa représentation littéraire, de la position de l’homme (et surtout de la femme, et de Monique LaRue) qui écrit et qui n’en demeure pas moins un être humain vivant dans une société et dans une situation historique concrètes.

Pour en revenir à la trop fameuse « affaire », LaRue, qui se présente comme une écrivaine vivant en dehors du circuit officiel, s’est retrouvée inopinément prise entre deux feux, sans savoir que son essai avait « [v]erbalis[é] un malaise » (77) que ressentaient, d’un côté, des écrivains québécois de souche qui enviaient aux « migrants » les distinctions récentes et, de l’autre, des néo-Québécois « navigateurs » qui se sentaient tenus à l’écart par les « arpenteurs », pour reprendre les deux termes litigieux qui font le titre de ce petit texte ayant servi de prétexte aux hostilités. À partir de là, aucun argument logique ne pouvait calmer les esprits. J’ajouterais que la lecture de la plupart des textes polémiques des « migrants » ne laisse aucun doute sur le fait qu’ils se sentaient profondément blessés, tandis que les « arpenteurs » leur répondaient rarement et plutôt prudemment. Il faut lire tout l’essai, dans lequel LaRue donne une fine analyse des raisons de cette réserve. Je n’évoquerai ici que deux arguments qui me semblent particulièrement pertinents. Le premier est évidemment la crainte d’être accusé d’antisémitisme. Le deuxième argument me semble beaucoup plus original et non moins défendable : en remarquant que ce sont surtout les journalistes et non les écrivains qui l’ont défendue, LaRue observe que les premiers ont un plus grand sens du réel que ses confrères écrivains, qui entretiennent quant à eux un rapport différent avec la vérité. Comme elle le dit dans un fragment révélateur de son essai :

Faire dire aux mots autre chose que ce qu’ils disent est un mensonge, et les journalistes font beaucoup plus contre le mensonge que les écrivains : c’est leur métier. Ils sont responsables de la véracité de leurs écrits devant de très larges publics. Les écrivains ont un tout autre rapport avec les mots, avec la réalité, et donc avec la vérité. Leur position est plus proche de celle des mages, des grands-prêtres et des chamans que de celle des journalistes. Ils peuvent s’éloigner de la véracité et demeurer de grands artistes. Ils ne cherchent pas nécessairement la vérité, et ils sont plus mous face à elle parce que personne ne vérifie ce qu’ils disent et qu’ils n’ont que très peu de contacts avec les très grands publics. Ils parlent le plus souvent entre eux, se comprennent entre eux, disent assez souvent des choses qu’ils ne comprennent pas exactement : ce sont des explorateurs.

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On peut comprendre que si LaRue revient si obstinément à la querelle déclenchée par Ghila Sroka, c’est qu’elle réagit d’abord en écrivaine injustement blessée, mais aussi en mère et grand-mère qui entend garder intacte l’image qu’aura d’elle non seulement ce qu’on appelle la postérité, entité abstraite et somme toute négligeable, mais également sa descendance : « J’ai des descendants. C’est pourquoi je me bats ici pour le dernier mot. Il en restera toujours quelque chose. » (80) Ce souci familial est bien compréhensible. LaRue évoque le refus que le petit-fils de James Joyce oppose à la publication de la correspondance privée de son ancêtre, qui, pour tous les autres, est un écrivain génial, alors que pour son petit-fils, il est surtout un proche dont il faut protéger l’intimité.

L’auteure de La leçon de Jérusalem compare son souci à celui de personnes célèbres non parce qu’elle se croit égale à ces géants, mais parce qu’elle trouve exemplaire leur destinée, dans laquelle elle cherche des réponses aux questions qui la tracassent et qui, à l’évidence, sortent de l’ordinaire[6]. Le titre de l’essai se réfère ainsi au film Hannah Arendt de Margarethe von Trotta. Centré sur la querelle qu’a suscitée la découverte par la célèbre philosophe juive de la « banalité du mal », personnifié pour elle par Adolf Eichmann, qu’elle a pu observer pendant son procès à Jérusalem, le sujet de ce film, à savoir l’incompréhension par les amis et compatriotes d’Arendt de ce qu’ils considèrent comme une trahison de la mémoire pathétique des victimes, constitue pour LaRue le point de départ de son autoanalyse, qu’on pourrait qualifier de « journal » de L’arpenteur et le navigateur, mais aussi de ses autres ouvrages, et notamment de son dernier roman, L’oeil de Marquise, sorte de post-scriptum épique à la controverse qu’a suscitée l’essai de 1996.

Ce post-scriptum présente également l’explication, en un raccourci révélateur, de l’aventure unique en son genre qu’a connue, avec ses contemporains et ses contemporaines[7], cette femme dont la carrière artistique exceptionnelle et la destinée privée s’avèrent, à l’analyse, étroitement liées au sort de sa génération, de sa classe sociale et de sa nation. Dans aucun de ses romans LaRue ne parle aussi explicitement de cet écheveau inextricable de facteurs externes et biologiques : adolescente, elle a pu fréquenter le collège Marie-de-France, où elle a découvert son amour pour le français ; jeune fille, elle a eu la chance, comme tant de Québécois de sa génération, d’étudier à Paris, et bien qu’elle n’ait pas réussi à faire une carrière universitaire, elle est devenue professeure au collégial, où elle a côtoyé des écrivains et s’est elle-même mise à écrire. Si cependant elle ne s’est pas consacrée à la carrière d’écrivain, c’est qu’elle a aussi choisi d’être mère. Dans « Trois femmes (Fiction/Problème) », qui fait partie de La leçon de Jérusalem, elle présente trois amies d’enfance. Marie n’a pas d’enfants, elle se consacre entièrement à sa carrière d’universitaire et devient une spécialiste chevronnée de l’écriture au féminin. Lucille est une femme du peuple. Elle a terminé des études de génie, choisies parce qu’elles lui ont donné la possibilité de gagner sa vie. Mère de plusieurs enfants, elle se dévoue cependant à son aîné, Augustin, un handicapé incapable de se débrouiller tout seul dans la vie, mais assez conscient pour se rendre compte de sa tare incurable. La narratrice occupe une position médiane. Mère, elle a longtemps partagé les soucis et les plaisirs de Lucille, tandis que, ancienne étudiante en philosophie, elle partage les intérêts intellectuels de Marie. Dans ce bref récit, LaRue présente en fait trois biographies féminines typiques : celle de Marie, qui a choisi, comme Hannah Arendt, Virginia Woolf ou Gertrude Stein, d’être une intellectuelle sans enfants ; celle de Lucille, qui se réalise dans sa maternité (sans pourtant qu’elle soit une simple femme au foyer) ; et finalement celle de la narratrice, qui essaie de concilier les deux attitudes.

Dans « Méandre et curriculum », qui termine La leçon de Jérusalem, LaRue oppose « la temporalité cumulative et compétitive du Curriculum Vitae » (270), qui incarne le déroulement de la vie masculine (et des femmes « libérées »), à « la temporalité capricieuse de Méandre » (270), ce fleuve en partie souterrain, au cours sinueux et imprévisible, qui représente la biographie féminine, sujette aux aléas des grossesses et des maternités[8]. Cette condition féminine (« [u]ne intelligence féminine livrée au méandre », [271]) qu’elle accepte pleinement, tout en gardant l’extrême lucidité des avantages affectifs et des inconvénients professionnels qu’elle implique, donne d’ailleurs à LaRue la possibilité d’observer, en romancière, en être humain et en citoyenne, les changements qui transforment la société dans laquelle elle vit. Issue d’un milieu homogène francophone, elle a naturellement voté « Oui » en 1980, alors qu’elle n’avait pas encore d’enfants. En 1995 elle se retrouve mère de trois enfants qui ont pour camarades des Québécois d’origine non canadienne-française, ce qui lui fait juger injuste et déplacée la phrase connue de Jacques Parizeau prononcée le soir du deuxième référendum.

Le chapitre intitulé « Le roman et la vie privée » est autrement intéressant. Il est consacré à la défense et à l’illustration du roman, genre fictif aimé par une LaRue lectrice, et pratiqué par une LaRue écrivaine. Le texte reprend des questions qui accompagnent le roman depuis ses origines, mais sont peut-être plus pertinentes que jamais aujourd’hui face à la peste du « factuel », de l’« authentique », du « fait vrai » et face au choléra des « autofictions », des « exofictions » et des « estampilles ». LaRue prêche un art de transformation, de condensation et de transfiguration de la réalité pour créer à partir d’elle ce qu’elle appelle des « tissus moirés » (226). La métaphore de la moire revient à deux ou trois reprises, et l’expression « débrouiller la moire » (218) renvoie au tissu « dont on défait les fils pour voir de quoi ils sont faits jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien » (226). LaRue donne des exemples de cette pratique de lecture dont le point de départ est la conviction que le roman est une autofiction déguisée, et que si l’on retrouve le fil qui permet de défaire le tissu, on parviendra « à séparer la réalité et le mensonge » (218). Or, pour LaRue, le roman est une moire dont il ne faut pas défaire les fils pour garder intacts son effet d’exemplarité et sa nature de récit fictif qui n’est pas directement référentiel. Il conviendrait donc de considérer la moire pour ce qu’elle est : un dialogue constant avec le monde par personnages fictifs interposés.

Sans que LaRue le dise ouvertement, il me semble avoir détecté dans son essai une séparation entre ceux qui aiment la fiction et ceux qui ne l’estiment pas, ces derniers semblant plus nombreux, à commencer par le Platon de La République, qui appelle « mensonge » ce qu’il considère comme une copie de la réalité. Suivent : Pierre Vadeboncoeur, Roland Barthes, Paul Valéry, André Breton et plusieurs autres. LaRue livre un combat qu’elle croit apparemment perdu d’avance contre les détracteurs de la fiction comme moyen de communication détourné entre écrivain et lecteur. Dans cette controverse entre les tenants de la fiction et les tenants des récits « vrais », elle prend nettement le parti des premiers, en dépit d’un public contemporain fasciné par l’écriture du vécu, qui n’est évidemment qu’une illusion et un trompe-l’oeil inavoué et inaperçu. Cette défense de la fiction me fait penser (mais chaque comparaison, en retirant le comparé et le comparant de leur contexte, n’est-elle pas forcément boiteuse ?) à l’opposition que faisait Jean Giono entre le romancier (dont le parangon était pour lui Faulkner), qui crée de toutes pièces son univers imaginaire, et le journaliste (pour Giono, c’était Hemingway), qui ne décrit que ce qu’il voit. Dans cette typologie personnelle — et combien y en a-t-il d’autres ? — on retrouve l’engouement de l’écrivaine pour ce qui a constitué le sens et la préoccupation des trois décennies les plus actives de sa vie, période qui, curieusement, correspond grosso modo avec celle de la maternité (donner la vie et élever ses enfants jusqu’à ce qu’ils soient capables de vivre de manière indépendante) de cette femme qui est à la fois une mère et une grand-mère, une écrivaine et, avant tout, une intellectuelle qui se dépasse, se cherche en essayant de comprendre ceux qui n’ont pas sa lucidité. Telle est pour moi Monique LaRue. La lecture de son dernier essai est un festin pour la raison et la sensibilité, une leçon d’humanité à laquelle j’invite chaleureusement tous ceux qui ont la tête et le coeur ouverts.