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En 2001, lors d’un colloque à l’Université d’Ottawa[1], Lucie Hotte soulignait l’avènement d’une littérature franco-ontarienne affranchie des tensions identitaires et de l’« esthétique particulariste » qui avait jusqu’alors dominé les pratiques d’écriture en Ontario français. Selon cette chercheuse, un important changement de paradigmes permettait désormais de situer la nouvelle production littéraire dans le contexte de ses rapports plus harmonieux avec les identités complémentaires qui informaient dorénavant la pensée des poètes et des romanciers. Disqualifiées sur les plans théorique et idéologique, les anciennes anxiétés qui avaient nourri le travail d’écrivains, tels André Paiement, Patrice Desbiens et Jean Marc Dalpé, étaient donc contestées, selon Hotte, par l’émergence d’individualités fortes et capables de négocier leur place toujours mouvante au sein de leur société :

En effet, tout se joue à présent dans une recherche d’équilibre entre l’appartenance à une communauté et la possibilité d’affirmer son individualité. Entre le particularisme et l’universalisme se profile une certaine conception de l’individualisme. Non pas d’un individualisme qui fait abstraction de l’appartenance d’un individu à un groupe, mais plutôt d’un individualisme qui fonde la communalité[2].

Pour sa part, dans Nouveaux territoires de la poésie francophone au Canada, 1970-2000, un ouvrage collectif dirigé par Jacques Paquin, Louis Bélanger note, de façon plus nuancée toutefois, l’évolution de la littérature franco-ontarienne vers « un universalisme inspiré par une posture propre à l’écrivain de l’ailleurs et à son intégration dans une communauté désormais plongée dans une esthétique de la relation[3] ». Enfin, dans une entrevue publiée en 2015 dans le journal Le Devoir, Patrice Desbiens révélait qu’il avait lui aussi tourné la page sur ce passé : « “Ce n’est plus mon monde, ça”, raconte au bout du fil le Franco-Ontarien né à Timmins, qui habite Montréal depuis 1993. “J’étais là dans le temps, faque j’écrivais ce que je voyais. Maintenant, je suis ici, faque j’écris ce que je vois ici.”[4] » Au début des années 2000, ce déplacement des perspectives répond vraisemblablement aux interrogations plus larges des universitaires sur le statut même de la collectivité franco-ontarienne et la pertinence d’institutions de type national dans le cas d’une société peu cohésive et presque partout minoritaire sur le plan linguistique. On pourrait alors y voir la consécration d’une étape clairement définie dans l’historiographie littéraire franco-ontarienne. En souhaitant rompre avec sa modernité brute aux accents « rauques et rocheux[5] », voilà que cette littérature à peine instituée serait passée définitivement au stade post-identitaire, dans son désir de s’ouvrir à des enjeux plus universels aptes à favoriser la recherche de nouvelles voies esthétiques.

PERSISTANCE DES PROBLÉMATIQUES DE L’IDENTITÉ EN ONTARIO FRANÇAIS

Or, par ses conditions de production et de lecture, de même que par ses interrogations dans une langue minorée, la littérature franco-ontarienne s’extirpe difficilement de l’emprise débilitante de la société minoritaire et de ses carences institutionnelles. En fait, tant dans les années 1980 et 1990 qu’à l’heure actuelle, tout dans l’optique de la société dominante la relègue à l’indifférence politique et symbolique. Cette entrave, pénétrant l’acte même de son énonciation, reste son horizon d’intelligibilité et jusqu’à un certain point son principal mode d’interprétation.

Les thématiques identitaires qui alimentent cette littérature depuis la fin des années 1970 sont du reste multiples et complexes. Chez Patrice Desbiens, dont certaines oeuvres feront l’objet de notre étude, la mise en scène de la condition minoritaire ne se limite aucunement à une quête politique ayant pour objectif la reconnaissance étroite de l’identité nationale. L’objectif est beaucoup plus diffus, puisque, dans l’oeuvre considérable de ce poète, la littérature permet justement d’aller au-delà (peut-être même en deçà) du politique et d’interroger chacune des variables de la minorisation, dans la mesure où l’invisibilité politique de la collectivité franco-ontarienne recouvre en réalité un ensemble de ruptures économiques, génériques et existentielles. Par l’usage de figures de l’approximation et par la remise en question des structures du capital, la poésie renvoie à la précarité dynamique du sujet franco-ontarien et permet d’identifier ses modes de survie, assez souvent ironiques, parmi la panoplie toujours changeante de ses identités. Comme nous le verrons, la minorisation est de fait moins politique qu’économique, moins institutionnelle que symbolique[6]. Il semble clair, à relire l’oeuvre de Desbiens, de ses débuts au milieu des années 1970 jusqu’aux parutions récentes, que cet univers poétique où se côtoient itinérance et dépossession repose sur une dénonciation radicale de la machinerie du capitalisme, et que le poète de Sudbury s’inscrit dans la lignée des auteurs de la Beat Generation, notamment Allen Ginsberg, dont il admire justement la critique décapante de l’exploitation ouvrière[7]. C’est sur cette aliénation économique de tous les instants, véritable noeud de la minorisation, que le poète veut d’ailleurs intervenir.

En effet, le sujet minorisé rejoue à chaque détour de l’espace urbain la matière paradoxale de son drame existentiel à la confluence du « rêve américain et [du] cauchemar canadien[8] ». Chez Desbiens, ce déclassement fondamental du sujet définit précisément les limites de la filiation, car tant le père que le fils, devenu poète, sont accablés par la marginalité économique associée à l’Ontario français. Une scène centrale du recueil « Le pays de personne » signale le rapport indélébile entre le sujet franco-ontarien et la privation d’argent. Au moment de payer au comptoir du dépanneur Dorval ses cigarettes et « une couple de cannes de binnes », le narrateur du poème ne trouve dans ses poches que des roches sans valeur d’échange :

je ne trouve que des roches

Des roches de Sudbury.

Des roches de Timmins.

Monsieur Dorval reste un peu

bête.

Moi aussi.

Je lui dis :

c’est de l’argent franco-ontarien[9].

Quelques instants plus tard, devant l’écran du guichet automatique où lui apparaît une image de la Vierge, le narrateur est à nouveau confronté au dénuement. N’est-ce pas depuis l’enfance à Timmins, puis les années d’itinérance à Sudbury, qu’il est ainsi ramené à cette déficience, qui, non seulement l’empêche d’agir, mais le prive également de tout accès à la valeur ?

La circulation du capital est dès lors la source d’une déperdition répétée de l’identité. L’oeuvre de Desbiens effectue jusqu’à l’obsession l’inventaire des violences internes et externes qui pèsent sur le sujet minorisé. C’est cette pauvreté culturelle dont le narrateur lyrique est justement l’avatar qu’il nous faut comprendre, puisque tout dans son attachement à la culture populaire symbolise son désarroi et sa quête de légitimité, alors que se déploient en une multitude de renvois à des noms, à des titres et à des événements médiatiques et doxiques les conditions paradoxales de son désir des autres et de son impatience devant leur déchéance appréhendée.

SIMULACRE ET SERVITUDE DU SUJET MINORISÉ

Publié en 1983 dans la foulée de L’homme invisible/The Invisible Man (1981), Sudbury constitue un tournant majeur dans l’oeuvre poétique de Patrice Desbiens, en ce que ce recueil soulève pour la première fois la question fondamentale de l’image objectifiante, ou plus justement du simulacre et de sa répétition stérile dans l’économie du poème. C’est pourquoi il est utile de s’attarder d’abord sur ce portrait de la ville adoptive du poète. Dès les premiers vers, le recueil s’ouvre sur l’arrivée d’un groupe de fêtards à la taverne Coulson au centre-ville de Sudbury. Le pronom indéfini « on », représentation métonymique de tous ceux et celles qui déambulent dans les rues de la ville, sert à situer l’indétermination identitaire de la scène décrite :

On se promène

on se promène

on va à Coulson[10].

Cette représentation initiale est renforcée quelques lignes plus loin par l’évocation d’une procession funéraire et de l’effet-miroir que projettent les devantures des magasins où se reflète la silhouette des marcheurs :

les morts descendent en ville et les mannequins

dans les vitrines nous ressemblent un peu trop

S, 5

On comprend que, d’entrée de jeu, la ville sera le lieu d’une profonde déréalisation, car elle ne véhicule pour les passants indistincts que des surfaces vides où s’agitent le témoignage fantasmatique des mannequins immobiles et les figures fondamentales de la répétition. Cette mise en scène du simulacre[11] définit l’indistinction même des marcheurs tout en les accompagnant dans leur déplacement.

En outre, si elle a pu constituer pendant un instant un espace intérieur rassurant, la taverne Coulson se révèle toutefois un prolongement de la rue, puisqu’elle en reproduit la duplicité. Le poème est alors marqué par une série d’arrêts sur image que renforcent les répétitions textuelles :

Tout le monde s’attend

on danse comme des singes

on parle de notre linge

on dit n’importe quoi

en attendant

en attendant.

S, 6

Dès cet instant, hantée par les figures mimétiques du mannequin et du singe, l’écriture poétique s’inscrira chez Desbiens dans la recherche d’une autre extériorité, coextensive et fraternelle, celle d’un nous nostalgique capable de mettre fin à la déperdition de la valeur et à la servitude identitaire du sujet. Dans Sudbury, et dans bon nombre de recueils subséquents, cette quête reste frappée par une inertie stratégique qui constituera si l’on peut dire le domaine même de la poésie :

En effet, dans la perspective du poète, la vie se résume à l’attente. Les hommes attendent « des femmes », et ces dernières attendent « des enfants », qui eux-mêmes doivent attendre d’être adultes avant de reproduire le cycle de la vie : attendre une femme ou attendre un homme dans le but de donner naissance à d’autres enfants, lesquels se verront forcés d’obéir au même ordre supérieur que leurs parents[12].

Comme l’explique ici Mathieu Simard, cette attente indéfinie devient, en dépit de la souffrance, le mode d’être paradoxal du sujet minorisé. La marche vers la taverne Coulson, reprise plus tard, sous la forme plus englobante du trajet d’autobus « entre Hearst et Sudbury » à travers « le pays adoptif de mes ancêtres » (S, 25), fait donc de l’écriture poétique une expérience de l’approximation, vacillement d’une origine indistincte sur tous les plans :

Cet autobus qui me met hors de moi-même en m’amenant

plus près de moi-même.

Cet autobus qui me rapproche de mon peuple en le

laissant derrière lui.

S, 25

Tel le spectre du mannequin dans la vitrine du magasin, le trajet parcouru met en scène les structures de l’approximation qui définissent la marginalité constitutive du sujet, car ce déplacement maintes fois répété l’invite au paradoxe intenable d’une distanciation devenue soudainement et à tout coup proximité.

Plus tard, alors que sont reproduites quelques répliques d’un dialogue sur l’impossibilité d’aimer, la strophe se termine justement sur une évocation acerbe du leurre fondamental produit par la société du « on » :

Elle a besoin de vérité et d’amour.

On lui donne un concept.

On lui donne un contraceptif.

Il a besoin d’amour et de vérité.

On lui donne des fantasmes.

S, 33

Chez Desbiens, seul l’imaginaire féminin (« Cette femme. […] Elle dort dans mon corps » [S, 44]), s’il pouvait être pressenti et vécu dans l’expérience du réel, pourrait transformer la vacuité du fantasme en vérité du rêve. Mais cette mutation ne serait elle-même qu’un sous-produit de l’univers fantasmatique du double mimétique, comme l’indiquent trente-cinq fois en deux pages les mots « Le rêve refusé » (S, 45-46), mis symboliquement entre parenthèses au moment où les danseurs et musiciens de la Coulson s’épuisent :

Le rêve du rock and roll agonise

dans la Coulson.

Le rêve des Indiens meurt quelque part entre

la Frontenac et la Prospect.

La poésie devient aussi inutile et vague qu’une

police d’assurance.

S, 47

Dans les dernières pages de Sudbury, alors que les clients s’apprêtent à quitter la taverne Coulson, la scène s’étend bien au-delà de l’errance dans les rues désertes de la ville pour s’emparer de l’intérieur des maisons où s’énoncent justement les conditions mêmes d’un monde subjugué par la duplicité de l’illusion. Le poète s’exprime alors à la troisième personne, indiquant la mainmise de l’objet mimétique sur le sujet :

il a tellement marché, il a tellement travaillé ;

et il nous le dit, il nous le raconte à haute voix

dans Coulson comme dans son salon comme si nous étions

sa famille comme si nous étions

son pays

S, 59

Telle est l’outrance du poète devant la désintégration de la grande famille du nous originaire, emportée par la dictature du pronom indéfini et la part de renoncement et de disjonction du sens qu’elle met en oeuvre : « dans chaque maison, les miroirs sont parfaits et lisses/comme la folie » (S, 38). Associé à l’itinérance spatiale et surtout identitaire, dans cette ville de la seconde venue au monde qu’est Sudbury (Timmins aura été celle de la naissance biologique), le pronom indéfini signale l’emprise de la mort sur une collectivité et des individus incapables de se penser comme tels.

POÉTIQUE DE L’HOMME APPROXIMATIF

Cette première critique du mimétisme projeté par l’espace urbain prendra rapidement la forme, chez Patrice Desbiens, d’un refus plus explicite du capitalisme marchand. Dans Poèmes anglais, paru en 1988, Desbiens s’interroge justement sur la nature des rapports du sujet franco-ontarien avec l’argent. Dès les premiers vers, le poète impécunieux est placé devant la page blanche, dans cette position d’attente qui lui est caractéristique. Cette paralysie, il l’attribue encore une fois aux systèmes dévalorisants de la finance et du capital qui, dans l’ordre du langage, privent la poésie de son principe même. Toutes les métaphores lui sont désormais interdites. Il ne pourra avoir recours à la plénitude de cette figure qu’au prix d’une profonde impression d’imposture. À l’homme approximatif qu’il est devenu, il reste toutefois la comparaison, figure rhétorique du pauvre. N’est-il pas depuis toujours un sous-produit lamentable du capital, opprimé jusque dans son être même et révélé quotidiennement au monde par les miroirs appauvrissants du simulacre ?

Le recueil s’ouvre donc encore une fois sur cette fête manquée que le poète ne peut imaginer maintenant que dans la solitude de son appartement. Il aurait aimé pouvoir aller au magasin acheter du vin et du cidre, mais ces signes de la valeur lui sont confisqués depuis longtemps. Il doit se contenter de moins, comme toujours :

Je suis pogné avec

un gros sac de chips

sel-vinaigre

et une bouteille de

Coke classique en plastique

pour mon rhum[13].

Dès cet instant, le poète s’attache à faire de cette insuffisance le coeur de son enquête sur la minorisation. Car le sujet franco-ontarien est à tous les niveaux un être-comme, structuré par le prosaïsme de la comparaison. Une lente perte de la valeur habite son monde, de sorte que l’image qu’il projette ne tend à refléter que son déclassement et sa mort anticipée :

Radio-Canada de Montréal

me parle comme à un

chien savant.

PA, 13

Tout suscite la hantise du manque, tout en lui est béance d’un désir entravé, parce qu’illégitime. Installé à sa table de travail et incapable d’écrire, l’homme approximatif s’impose à demeure par le biais de son image médiatisée. Karen Joannette a analysé en très grand détail l’usage de la métaphore et de la comparaison dans l’oeuvre de Desbiens en attirant notre attention sur le caractère essentiel de ces stratégies auto-ironiques[14]. Il ne fait aucun doute que l’abondance des structures comparatives dans Poèmes anglais confirme la pertinence de cette hypothèse, bien que nous soyons amenés à établir une distinction entre métaphore et comparaison dans notre lecture de ce recueil. Signe de la différence et de l’écart hégémonique qui hante le poète, la comparaison permet d’exprimer la proximité de l’exclu, sa marginalité proche, sa familiarité avec une réalité objectale dont il n’est que la procuration. La comparaison est donc la figure textuelle du mimétisme. Dans l’oeuvre de Desbiens, le sujet franco-ontarien n’est donc pas mort : il est « comme mort ». C’est dans cet interstice entre le réel et son simulacre, entre comparé et comparant, que la poésie s’élabore contre toute attente, en proie chaque fois à l’angoisse de sa propre disparition dans le processus même qu’elle enclenche.

Dans Poèmes anglais, l’omniprésence de la préposition « comme » ou de la structure plus générale « comme si » est absolument remarquable. Dans les soixante et une pages que compte cette oeuvre, on peut dénombrer soixante-dix-sept utilisations du mot « comme », alors que certains poèmes (dans la section IV, par exemple) en sont saturés. Cette stratégie discursive n’est pas le fruit du hasard, puisque le poète à bout de souffle admet à mi-parcours manquer de comparants :

le coeur de Buddy Rich

ne bat plus et

le ciel de Montréal

est gris comme…

comme… comme…

le toit du Stade Olympique

tiens.

PA, 30

Ce passage neutralise le fonctionnement même de la comparaison, tout en alertant le lecteur sur le principe réducteur qui la régit. Au fond, le terme de la comparaison n’a aucune importance pour le sujet minorisé, dans la mesure où ce qui est signifié ici, c’est l’impossibilité d’atteindre la plénitude de la représentation.

Ainsi, le comparant rend manifeste l’impuissance devant les mécanismes d’aliénation dont l’ensemble de la collectivité minoritaire est le théâtre. Par son titre même, Poèmes anglais, recueil de textes rédigés en français, se situe dans l’espace interstitiel où se jouent les rapports de domination. La comparaison n’est donc nullement, dans ce cas, le signe d’une égalité présumée des comparants. Elle sert encore moins à renforcer la position de l’énonciateur. Si, devant lui, Montréal « s’étend comme une pizza/garnie et fumante » (PA, 30) ou si encore « la poésie s’échappe/comme/Steve McQueen/du cachot de [s]on/cerveau » (PA, 40), c’est que le simulacre emporte tout dans son artificialité et sa pauvreté essentielles. L’inefficacité de la comparaison contribue ainsi au sentiment d’enfermement. Dans sa quête d’assurance, l’énonciateur du poème se trouve plutôt à témoigner de sa propre déchéance et de celle du monde qui l’entoure. Même si le livre de poésie semble échapper de prime abord à la marchandisation du réel (il se vend pour des brindilles, insiste Desbiens [PA, 48]), ce positionnement en dehors du système économique ne lui donne apparemment aucune préséance dans une mise en jeu régulée par l’inégalité et l’approximation.

Au contraire, dans de nombreux textes de Poèmes anglais, le rapport entre les termes comparés est défavorable. Recyclant la matière ambiante, l’écrivain se verra plus tard comme « un poisson vidangeur » (D, no 1). La comparaison est alors nulle et non avenue, incapable de se défaire de cette tare originelle :

Traînant mon placenta

plein de poèmes

morts-nés

je m’évapore

sous une pluie

en dents de scie

Comme si de rien

n’était.

Comme si rien

n’était.

D, no 16

Au fond, alors que le sujet minorisé cherche ainsi à se mettre à niveau, la stratégie comparative ne fait que le renvoyer à son insuffisance, à son « décalage ». Telle est, du reste, à strictement parler la minorisation dans sa définition première.

LA BLESSURE INITIALE

Cependant, cette évocation de l’errance mimétique du poète et surtout du blocage qui caractérise son existence se déplace assez rapidement vers une critique des structures oppressives de la société industrielle et marchande, symbolisées d’abord par le clinquant des automobiles sport qui paradent sur le chemin menant à la taverne Coulson. Le simulacre n’en était pas une cause en soi, car il ne faisait que répéter de façon décalée les éléments d’une scène d’itinérance maintes fois soulignée. Plus encore que la marchandisation des êtres, c’est la violence systémique des rapports institués par le capital (endettement, castration symbolique des ouvriers, impossibilité de la filiation) qui occupe le poète :

Qu’est-ce que tu vas faire ?

La compagnie a tué ton père.

S, 15

Ce meurtre à la fois réel et symbolique du père par les forces abusives du travail constitue l’un des pivots de l’oeuvre poétique de Patrice Desbiens. Car c’est cet enlèvement originaire du sens qui aurait dû conduire au mutisme du fils. Dans un article issu d’une entrevue avec le poète en 1986, Brigitte Haentjens entrevoit justement l’importance de cette intuition : « Quand on lui demande qui il est, pourquoi et comment il écrit, si son père est vraiment mort et si son frère était vraiment épileptique, ce que ça signifie pour lui d’être un auteur franco-ontarien, s’il est vraiment méchant, il reste muet[15]. » Tué par la compagnie, le père disparu rompt l’unité originelle du « nous » familial. C’est cet événement en particulier qui condamne le poète à la fragilité du pronom indéfini, car chacun dès cet instant est soumis aux forces déshumanisantes du capital. Rappelé constamment à l’ordre de cette exigence hégémonique de l’argent, le sujet semble donc doublement minorisé.

Dans « Le pays de personne », recueil qui constitue le premier volet d’Un pépin de pomme sur un poêle à bois en 1995, Desbiens ne cesse de revenir à la hantise de la violence imposée par les miroitements de l’itinérance urbaine :

On s’endort sur

un matelas de sang

et juste comme on pense

être éternel

on se réveille assassiné

dans une ruelle au fond

d’une ville sans nom et

sans âme où

seulement Dieu et

sa gang sont

éternels.

PP, 52

Cette ville, parfois Sudbury, parfois Québec comme dans « Le pays de personne », est marquée par la solitude et l’imminence du danger. La vulnérabilité est particulièrement aiguë dans ce lieu iconique de la rue Saint-Jean à Québec, où on aurait pu s’attendre à une réconciliation du poète avec son passé. Mais, aux abords de cette rue animée, les ambulances attendent dans l’ombre, l’« argent franco-ontarien » n’a pas cours, et « il y a de plus en plus de monde/qui se parlent/tout seuls/comme des/Franco-Ontariens » (PP, 49). En réalité, le recueil de 1995 marque explicitement la rupture finale avec l’origine. Dans un poème s’intitulant « Delirium Timmins (version vaudevillesque) », Desbiens évoque la dégradation de la ville natale incapable de comprendre les besoins du fils sans le sou qui est abandonné à lui-même depuis l’enfance. Un « décalage » s’installe entre le sujet franco-ontarien et sa naissance. Une mise à l’écart se produit, et tout est alors très clair : « je coupe la corde ombilicale de/m’man Bell et de/Timmins » (PP, 72). Faut-il s’étonner qu’assis encore une fois à sa fenêtre, observant de l’intérieur de son appartement la rue D’Aiguillon dans le quartier Saint-Jean-Baptiste à Québec, le poète se prend à écouter la chanson de Van Morrison, « The Healing has Begun[16] » (PP, 54) ? Plus tard, dans les dernières pages de ce recueil, alors qu’il évoque de manière tout aussi positive le passage des oies à sa fenêtre, Desbiens revient à la figure du chanteur irlandais en l’associant cette fois à celle de Félix Leclerc. Comme si elle pouvait sauver la poésie de la déchéance fondamentale qui l’habite, la chanson se présente comme une instance commémorative capable de restituer un certain enracinement dans le « pays », désormais guéri de sa blessure initiale.

POÉTIQUE DE L’OBJET ET REJET DU CAPITAL

Dans son étude sur les enjeux génériques dans l’oeuvre de Patrice Desbiens, Myriam Lamoureux fait remarquer que la marchandisation, dont l’énonciateur du poème est à la fois le spectateur et le produit, module le choix même du genre poétique qui, sans valeur commerciale, représente une voie d’évitement destinée à refléter la marginalisation générale de l’écrivain :

La mise en scène du poète écrivant avec peine et misère permet en somme le commentaire métatextuel ainsi que la critique des valeurs symboliques et marchandes rattachées aux genres littéraires. Par exemple, dans La fissure de la fiction, le protagoniste veut à tout prix écrire un roman, car il en a assez de la poésie qui n’intéresse personne. La tentation du romanesque est alors associée à la réussite, à l’argent et à la reconnaissance du public, contrairement à la poésie qui n’est que le « fast-food de la littérature […], la littérature des pauvres »[17].

L’arrière-plan anticapitaliste dans l’oeuvre poétique de Desbiens est donc un élément essentiel du positionnement éthique du poète devant ce qu’il perçoit comme une dégradation paradoxale des lieux de transmission du sens. Comme dans d’autres écrits franco-ontariens des années 1980 et 1990, tels Lavalléville d’André Paiement et Le chien de Jean Marc Dalpé, l’univers poétique mis en place par Desbiens, dès la parution de L’espace qui reste en 1979 et surtout de Sudbury en 1983, rend compte de ce que Jacques Leenhardt appelle doublement, en parlant de l’émergence de l’intime en littérature, la « crise d’identité de l’individu dans la société capitaliste et la crise de l’écriture qui lui fait écho[18] ». Si cette posture critique à l’égard des systèmes économiques et commerciaux n’est pas propre à l’auteur de Sudbury et de Poèmes anglais, puisqu’elle constitue en réalité une des caractéristiques importantes de la poésie de la deuxième moitié du xxe siècle, elle s’impose néanmoins dans la majorité des recueils de Desbiens comme un corollaire dynamique de la dépossession du sujet minoritaire, lui qui, par son choix de la poésie, s’affirme comme le témoin lucide des causes systémiques de sa pauvreté existentielle. C’est elle qui « oriente le regard du poète, cette lucidité qu’il porte sur les choses qui l’entourent, d’où l’image récurrente de l’écrivain observant le monde par sa fenêtre dans plusieurs recueils…[19] ». Placé en position liminaire, toujours légèrement en retrait du monde, le sujet minorisé intervient chez Desbiens à partir de la marge même.

Dans Hennissements[20], la pauvreté, ainsi détachée de ses causes précises dans l’histoire et considérée comme un en-soi, est un concept endémique. Dès lors que les aliments dysphoriques (« hot chicken froid, pas de petits pois verts » [H, 7] ; « pizza all dressed/de la mort » [H, 13] ; « beurre de pinottes [qui] coule dans les rues » [H, 17]) constituent le coeur métaphorique du texte poétique, c’est l’endettement qui témoigne ultimement de la dégradation du sujet, car cette dépendance à l’autre par l’argent modifie son identité même :

Il y a quelqu’un

qui vit dans

ton corps.

son loyer est

en retard.

H, 50

Dans ce recueil, l’écriture gravite entièrement autour de la nourriture et de sa puissance métonymique à représenter, par son envers, la dépossession du sujet. L’aliment, figure primitive du désir de survie, renvoie à la banalisation dont il est l’objet dans le discours publicitaire. Que peut-il donc s’acheter avec pour seule possession son « argent franco-ontarien » ?

Ailleurs, dans [dekalaʒ]/Décalage, le texte ramène le lecteur à une anecdote dans laquelle l’enfant, ayant pris « des cennes noires/pour du chocolat », se trouve dès lors transformé en tirelire. Seule la figure maternelle réussit à sauver le garçon de son assimilation totale au règne de l’argent :

Ma mère m’a sorti de la maison

m’a viré à l’envers et

m’a brassé comme un

très maigre petit cochon et

les cennes sont sorties

une à une

côté Canada

côté Reine[21].

D, no 11

Dans l’ensemble de l’oeuvre de Desbiens, la déshumanisation de l’être dans son intégrité ontologique n’est tenue à distance que par diverses stratégies ironiques visant à souligner la marginalité absolue de la poésie face aux pressions du capital. L’écriture puise aux forces du décalage, terme investi d’une forte charge symbolique, que le poète associe à la présence agissante de la mère cultivée dans la « maison de la mémoire » (D, no 2).

Si sa souffrance morale est toujours soulignée, si le sujet ainsi marginalisé est lui-même l’objet de la marchandisation du réel et de la dégradation des valeurs qu’elle entraîne inévitablement, ce « décalage » n’en devient pas moins le fondement de toute critique des structures de domination qui émanent du centre. C’est par cette figure de l’inadéquation que la comparaison prend tout son sens et que se profile l’horizon de l’homme approximatif. Il y a donc une richesse de l’exclusion, à la fois condition de l’immanence des inégalités sociopolitiques et source de toute légitimité devant les déterminismes de l’histoire collective et individuelle. Dans l’oeuvre de Desbiens, cet écart est le produit même de la minorisation. Il ne convoque nullement un sentiment de responsabilité envers la collectivité des travailleurs et des opprimés, comme chez les poètes québécois et canadiens de l’après-guerre ; il engendre plutôt dans l’écriture de Desbiens la dénonciation ironique d’un langage poétique lui-même structuré par la non-valeur, la répétition et l’inféodation.

En cela, l’oeuvre de Patrice Desbiens semble se rapprocher de la pensée de Giorgio Agamben sur le concept de « dispositif » à l’origine de l’aliénation du sujet dans le capitalisme actuel qui, selon ce chercheur italien, opère une scission entre l’individu et lui-même. « Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons affaire dans la phase actuelle du capitalisme », écrit-il en 2007, « est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des processus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation[22]. » L’oeuvre poétique de Desbiens s’inspire d’un vaste mouvement de dénonciation du monde industriel, de Walter Benjamin à Allen Ginsberg en passant par Charles Bukowski et Giorgio Agamben, mouvement au sein duquel la poésie est appelée à jouer un rôle phare[23]. C’est cette destitution de la subjectivité même, à savoir la capacité de s’instituer en tant que sujet au sens fort, qui menace précisément l’énonciateur du poème. Nul plus que le sujet franco-ontarien n’est à même de démontrer cette déperdition du sens. Bien qu’elle se profile dans le discours publicitaire comme un trop-plein d’identité, la marchandisation de l’humain est donc une forme insidieuse de la dépossession. Chez Desbiens, le sujet minorisé est d’abord et avant tout la victime exemplaire d’un système économique qui le destitue depuis toujours de la valeur.

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Les problématiques identitaires, lancées par les écrivains de la première modernité franco-ontarienne (1970-1990) et centrées sur la nation, la classe et le genre (gender), n’ont cessé de resurgir et de donner sens aux phénomènes diglossiques et assimilateurs qui déterminent encore aujourd’hui une société franco-ontarienne façonnée par un ensemble de courants hégémoniques plus ou moins incisifs. Qu’en est-il de ces courants ? Question de « fantômes », fait remarquer Vincent Filteau dans une étude portant en grande part sur l’oeuvre poétique de Patrice Desbiens :

Qui dit exclusion parle de sous-exposition, de sous-représentation, de paupérisation organisée et, éventuellement, de fantômes. Quelle est cette Amérique des fantômes ? On la comprend mal, elle ne semble pas exister. Pourtant, l’histoire américaine recèle de ces fantômes. En fait, il semble de plus en plus impossible de faire, voire refaire l’histoire américaine, sans tenir compte des fantômes qui la composent[24].

Dans les cultures minoritaires, l’urgence de dépasser une fois pour toutes les contraintes paralysantes de la minorisation conduit assez souvent à obscurcir et même à nier la présence tenace de trajectoires de domination et de marginalisation dont les écrivains, nonobstant les générations successives, persistent à sonder les formes spectrales et les effets insaisissables. Dans l’oeuvre de Desbiens, le mimétisme de la société marchande, les représentations du capital et l’inégalité socioéconomique constituent des obstacles systémiques qui paralysent le sujet dans son élocution même.

Le chercheur corse Romain Colonna explique ce masquage des zones de tension par la volonté de résoudre le profond sentiment d’impuissance qu’elles génèrent au sein des collectivités minorisées : « L’écart entre ce qui est désiré au sujet de la langue dominée et sa pratique réelle est à l’origine d’un déséquilibre qu’il faut masquer[25]. » Or, la littérature se donne au contraire pour tâche de faire ressortir ces fractures constitutives des inégalités collectives et individuelles. C’est dans cette optique que l’oeuvre de Patrice Desbiens, axée sur un ensemble de frictions identitaires (linguistique, économique et politique), propose une lecture du sujet franco-ontarien, confronté quotidiennement aux forces explicites du capital et à l’épuisement de la valeur qui leur est associé. Chez cet écrivain, l’itinérance et une forte disjonction socioéconomique relèvent justement de l’indécidabilité de l’appartenance identitaire dans le contexte d’une société marchande, impuissante à donner sens et cohésion à la vie collective. Bien qu’il ait choisi de quitter un espace qu’il jugeait étouffant en 1993 pour s’installer au Québec, où il continue de publier, Desbiens ne cesse d’élucider l’épuisant mimétisme de l’argent et la venue au monde de l’homme approximatif, pendant que se déchirait le fantasme du nous et que s’instaurait pour toujours le règne épuisant du simulacre.