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Depuis une quinzaine d’années, les genres et les supports médiatiques suscitent un intérêt soutenu de la part des chercheuses et chercheurs s’attachant à l’étude de l’histoire de la littérature et de la vie culturelle. À même leurs travaux, qui ont d’abord en commun une relative synchronie, deux tendances plus saillantes se profilent. La première s’arrime au renouvellement de l’histoire de la presse, dont l’un des fers de lance est de considérer la dimension proprement poétique de l’appareil médiatique lui-même, en tant que matrice agissante et signifiante. On pensera notamment aux travaux de Marie-Ève Thérenty[1] en France ainsi qu’à ceux, au Québec, de Micheline Cambron[2] et de Guillaume Pinson[3], ce dernier proposant l’émergence d’un imaginaire médiatique. La deuxième tendance comprend pour sa part des travaux qui s’intéressent aux pratiques culturelles de grande consommation et à la culture médiatique en allant au-delà de la question de leur altérité par rapport à la culture légitime, dans le sillage d’Éric Macé[4] notamment ; et pour la culture populaire médiatique au Québec, à partir de certaines propositions formulées par Danielle Aubry[5]. En examinant la forme de différents objets culturels (corpus de presse, productions radiophoniques et télévisuelles, chansons, etc.), ces études les appréhendent comme des dispositifs reposant sur la répétition et l’hybridation, dispositifs qui en viennent à constituer les codes contribuant à leur spécificité.

Le fait que les corpus médiatiques, souvent difficiles d’accès, soient depuis quelques années (en partie et à certaines conditions, parfois assez contraignantes) remis en circulation dans le contexte de vastes projets de numérisation d’archives n’est certes pas étranger à l’intérêt renouvelé pour ces objets d’étude et au recadrage des rapports qu’entretiennent la littérature, les médias et les discours culturels. Si les corpus médiatiques s’ajoutent aux sources usuelles (livresques et écrites) à partir desquelles on a écrit l’histoire de la littérature et de la culture, leur considération fait davantage qu’éclairer des angles morts dont l’élucidation permettrait l’ajout de chapitres séparés et autonomes à cette histoire littéraire et culturelle. Le geste même de rendre compte de ces pans médiatiques de la vie littéraire fait surgir tout un ensemble de questions qui nous invitent et nous incitent à constamment recadrer les savoirs, à interroger les frontières et les hiérarchies au sein des champs littéraires et médiatiques, à concevoir un système d’interactions culturelles dont la portée est encore plus vaste. Cette analyse découle de travaux qui la précèdent et la surplombent. Différentes propositions ont en effet essaimé dans ce contexte de (re)découverte des corpus médiatiques pour nourrir notre réflexion, depuis les perspectives d’une « histoire culturelle du contemporain[6] » et celles des approches intermédiales jusqu’aux très sagaces expérimentations « indisciplinées » de l’équipe du projet « Penser l’histoire de la vie culturelle » (Cambron, Lefebvre, Robert, Saint-Jacques)[7].

Il nous semble qu’après l’euphorie ressentie devant les corpus médiatiques « retrouvés », ainsi que l’enthousiasme épistémologique et le vertige devant la quantité de sources à embrasser pour mesurer leur impact, les choses ne font que commencer. Nos connaissances sur plusieurs des genres médiatiques restent soit embryonnaires, soit morcelées. Si les oeuvres radiophoniques et télévisuelles ont déjà pour leur part fait l’objet de travaux fondateurs qui demeurent essentiels à leur compréhension (nous pensons ici à ceux de Renée Legris[8], qui a établi le corpus radiophonique québécois, présenté ses principaux auteurs et principales autrices, décrit les genres desquels il relève et accordé une attention particulière à certains de ses modes, humoristique notamment), il reste qu’en plus des genres fictionnels, et en dehors du radioroman et du téléroman en particulier, la littérature dans les médias électroniques se présente suivant une pluralité de modes et de genres qui méritent eux aussi qu’on en tienne compte. De l’entretien d’écrivain en passant par le reportage, l’hommage, la lecture publique, la recension, la chronique, la table ronde et les genres dramatiques, les médias québécois abritent une abondance de formes qui s’inscrivent chacune de façon singulière dans le champ discursif de leur époque et appellent des destinataires variés.

Ajoutons que le regain d’intérêt du grand public envers les archives médiatiques, salutaire rappel de la pertinence de la conservation et de la remédiation de ces corpus, n’est pas non plus une fin en soi, qu’accessibilité n’est pas synonyme d’intelligibilité, et que la fascination nostalgique ou les sentiments mêlés de familiarité et d’étrangeté que suscite l’écoute d’archives radiophoniques ou télévisuelles ne peuvent suffire à comprendre les processus à l’oeuvre. Visant à transcender les lectures anecdotiques, sans pour autant négliger l’érudition à laquelle elles contribuent, la perspective que nous souhaitons favoriser considère que les rapports qu’entretiennent la littérature, les médias et les discours culturels sont pluriels et multidirectionnels, et qu’une perspective systémique est nécessaire, autant pour comprendre la façon dont ils s’arriment à l’écosystème culturel de leur époque que pour suppléer au fait qu’il faut, d’entrée de jeu, renoncer à ratisser ces corpus de manière exhaustive.

Différentes initiatives ont permis de prendre la mesure des corpus médiatiques et de nous doter de balises et d’outils pour les arpenter (constitution de collections de documents radiophoniques et télévisuels, accès facilités à des fonds d’archives substantiels, mises en commun de bases de données pour travailler ces corpus, etc.). À titre de chercheuses et de chercheurs rattachés à deux grandes infrastructures de recherche qui oeuvrent à se doter de ressources, d’outils et de cadres pour l’étude des archives audiovisuelles, nous avons entrepris une collaboration qui nous permet d’espérer avancer solidairement pour amorcer cette histoire intégrée encore en chantier. Le Centre d’archives Gaston-Miron (CAGM), créé et dirigé par Karim Larose, venait de fêter ses dix ans au moment de lancer ce projet ; le Laboratoire sur la culture de grande consommation et la culture médiatique au Québec (LaboPop-UQAM) en avait à peine deux, et chacun, suivant ses mandats respectifs, tentait de susciter les travaux dont nous rêvions encore.

Puisqu’ils sont en quelque sorte à l’origine du présent dossier, rappelons brièvement les mandats de ces deux infrastructures. Le Centre d’archives Gaston-Miron a pour vocation de contribuer à mettre en valeur des archives sur la littérature québécoise conservées sur support audio ou vidéo. Il rassemble une collection de documents constituée à l’aide de dons privés et de partenariats, et donne accès aux utilisateurs et aux utilisatrices à plus de 5 000 documents radiophoniques et télévisuels, dont les plus anciens remontent aux années 1930 et 1940. Acquis pour l’essentiel auprès de la Société Radio-Canada, ils n’ont, pour la plupart, jamais été rediffusés depuis l’époque de leur production.

Le Laboratoire de recherche sur la culture de grande consommation et la culture médiatique au Québec rassemble pour sa part des sources variées, colligées dans la perspective de mieux comprendre comment la culture de grande consommation et la culture médiatique ont contribué à structurer l’imaginaire collectif québécois des années 1920 à nos jours. Prenant pour objet les romans en série, la chanson, la littérature radiophonique, la littérature en fascicules, la télévision populaire et les best-sellers, il les aborde comme des productions à la fois matérielles, culturelles, médiatiques et formelles, dans une perspective multidisciplinaire. En plus de fédérer un ensemble de données dispersées, souvent difficilement accessibles et peu maniables sous leur forme actuelle, le LaboPop encourage leur exploration sous une multitude d’angles, à l’aide d’outils favorisant les lectures transversales et la mise en valeur de liens, de flux, de systèmes de sens.

Ces deux infrastructures de recherche ont aussi un certain nombre de préoccupations communes, qui témoignent de l’intérêt suscité par les medias studies et leur impact sur les travaux de recherche portant sur les corpus et médias québécois. Les deux initiatives stimulent également le renouvellement des perspectives, tant en histoire des médias que du point de vue des histoires littéraire et culturelle. Tous deux incarnent ainsi un certain nombre de postures, de questionnements et de démarches que les possibilités actuelles de la recherche, tant du point de vue matériel que du point de vue historiographique, rendent aujourd’hui à la fois possibles et nécessaires.

En guise de premiers résultats collectifs de ce partenariat informel élargi, nous avons souhaité rassembler dans ce dossier différentes contributions qui explorent plus particulièrement les rapports entre la littérature québécoise et les médias radiophoniques et télévisuels. Des perspectives très vastes qui étaient les nôtres au départ, nous avons circonscrit quelques aspects particulièrement porteurs, qu’il s’agisse des dispositifs énonciatifs à l’oeuvre dans ces corpus dominés par la parole, ou des figures d’auteurs, d’autrices et de critiques spécifiques s’y profilant, des communautés interprétatives s’y tramant. Des questions transversales se sont également imposées : comment travailler à partir de documents où la voix vive et l’image en mouvement viennent concurrencer le privilège du texte ? Quel statut accorder à de tels documents dans l’histoire littéraire ? Et compte tenu des figures de l’auditeur et du spectateur qui émergent des genres médiatiques, quels (nouveaux [?]) rapports entre la culture « savante », la culture « populaire » et la culture moyenne (« middlebrow culture ») s’y tissent ?

Les différents cas présentés se veulent, en somme, une invitation à réfléchir aux rapports entre littérature, médias et discours culturel à partir d’une pluralité d’approches analytiques et d’une diversité de corpus. Pour mettre en relief certains des liens qu’entretiennent la littérature et les médias, nos collaboratrices et notre collaborateur ont emprunté trois voies : l’étude de cas d’une oeuvre radiophonique pour Lucie Robert et pour Caroline Loranger, la réflexion sur l’importance de la prise en compte des archives audiovisuelles pour la compréhension globale d’une oeuvre dans le texte de Guillaume Bellehumeur et, finalement, l’analyse de la posture endossée par la critique littéraire lors d’émissions radiophoniques ou télévisuelles dans l’article de Karine Cellard.

La radio est peut-être le média dont la position est la plus ambiguë dans le champ littéraire. Lucie Robert met en lumière l’importante contribution de Guy Beaulne au développement de la radio de création au Québec par le biais de l’émission Nouveautés dramatiques, dont il assurait la réalisation dans les années 1950. En retraçant la genèse de ce projet, la chercheuse montre que Beaulne s’inscrivait en porte-à-faux avec l’idée que la radio ne serait qu’un simple outil de diffusion et souhaitait plutôt exploiter tous les possibles de ce média pour en faire un véritable laboratoire de création. La radio donne aux comédiens la possibilité d’emprunter un ton plus confidentiel que celui des acteurs de théâtre, qui doivent déclamer devant leur auditoire. Elle est ainsi plutôt le média de l’intimité, d’autant plus que les émissions radiophoniques rejoignent les auditeurs directement dans leur foyer, et Beaulne avait compris qu’il se prêtait alors le mieux à la représentation du discours intérieur et du flux de pensée, ce qui est particulièrement remarquable dans la pièce radiophonique Le coureur de marathon de Muriel Guilbault et Claude Gauvreau, réalisée par Beaulne.

L’étude d’oeuvres radiophoniques originales, créées spécifiquement pour la radio, est aussi une question centrale dans l’article de Caroline Loranger. Plutôt que de s’intéresser aux oeuvres radiophoniques qui découlent de l’adaptation d’un roman, elle se penche sur les liens qu’entretiennent la littérature imprimée et la fiction radiophonique à partir de l’étude de cas de Rue principale d’Édouard Baudry, d’abord radioroman, puis repris sous forme de feuilleton et finalement de volume. Rue principale est une oeuvre permettant de réfléchir au décloisonnement de l’étude des médias en mettant au jour l’important réseau intermédial emprunté par la fiction canadienne-française au tournant des années 1940. En comparant les expériences d’écoute et de lecture, mais surtout en prenant acte que celles-ci s’effectuent simultanément, il devient évident que la fiction radiophonique et le feuilleton se complètent, tandis que la lecture d’un livre en volume modifie de manière trop considérable l’expérience du lectorat pour être en mesure de rejoindre le même public que l’oeuvre radiophonique originale.

L’article de Guillaume Bellehumeur invite lui aussi à faire dialoguer les corpus écrits et médiatiques en jetant les bases d’une critique « métagraphique » à partir d’une étude de cas de l’oeuvre de Patrick Straram. Bellehumeur avance que pour être en mesure de réellement saisir l’oeuvre straramienne dans son entièreté, il est nécessaire de prendre en compte tant les textes de la main du poète et les images les accompagnant que les archives audiovisuelles des lectures de ses poèmes. Dépassant ce premier constat, le chercheur nous invite à considérer le document audiovisuel non plus comme une simple archive, mais comme le lieu véritable d’une performance, et donc en tant qu’oeuvre à part entière. Bellehumeur explore en somme la mise en tension du texte et de l’archive audiovisuelle.

Karine Cellard propose finalement une typologie des différents formats médiatiques adoptés par la critique littéraire entre 1955 et 1965 en interrogeant les postures et les représentations des critiques eux-mêmes, mais aussi la scénographie des émissions radiophoniques et télévisuelles où il est question de littérature. Si les émissions sont davantage scriptées et statiques au début de la période étudiée, elles font peu à peu place au débat et à l’échange spontané. Ce changement est l’indicateur que la critique prend elle aussi peu à peu conscience des possibles qu’offrent la radio et la télévision. De littéraire, la critique devient ainsi médiatique, en ce qu’elle s’accommode de nouveaux codes propres au régime médiatique.

Ce dossier a ainsi pour objectif d’ouvrir la réflexion sur la manière d’appréhender les corpus audiovisuels et de susciter d’autres travaux sur ces terrains pour favoriser la mise en commun des pistes, des défis, des solutions qu’engendre l’étude des rapports entre la littérature, les médias et les discours culturels.

Les articles de ce dossier proposent l’écoute ou le visionnement d’archives audiovisuelles. On retrouvera les extraits à l’adresse suivante : https://voixetimages.uqam.ca/annexes/numero-lmdc.