Débats

Robitaille, Martin, Proust épistolier, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 2003.[Record]

  • Sylvie Pierron

Cher Martin Robitaille, C’est avec grand plaisir que j’entre avec vous, par Études littéraires, en débat sur les hypothèses que défend Proust épistolier. Votre ouvrage vient prendre place parmi le champ spécifique de la critique proustienne consacré à la Correspondance, dont la monstruosité oblige le critique à devenir spécialiste, ce que je ne suis pas. Je me suis placée de l’autre côté de la rive et regarde la Correspondance à partir de la Recherche en y jetant parfois mes filets. Cette question posée à l’épistolaire permet de sélectionner comme emblématiques trois « figures transférentielles » (« certaines figures qui lui sont chères ou qui provoquent chez lui des réactions émotives particulières »), Jeanne Proust, Robert de Montesquiou et Reynaldo Hahn, dont vous détaillez la correspondance avec Proust, au moins les lettres des uns et des autres qui nous sont parvenues. La mère vient en tête de ces études — après un panorama des positions critiques sur les rapports entre Recherche et lettres —, du fait qu’elle apparaît à l’analyse « responsable » d’un schéma récurrent dans la correspondance proustienne : de surinvestissement aux premiers moments de la relation puis de « repli », d’absentement du « je » bien que la correspondance se poursuive. Est ainsi réinterrogée l’apparente contradiction qu’il y aurait chez Proust à ériger l’instrument de « communication » épistolaire pour « se couper de la parole » en négligeant à mon avis un terme que vous soulignez pourtant auparavant : la dimension culturelle de l’épistolaire, équivalent de la conversation, domaine féminin classiquement codifié, contre lequel Proust résiste tout en l’ingérant, en le décantant dans sa prose. « Se couper de la parole » ne revient pas forcément à « entrer en inhumanité » mais, littéralement, à expulser un mode d’écriture bavard, pour laisser place à une d’écriture « enfant du silence ». Le transfert n’est jamais complet, non seulement du fait de ce retrait de chaque relation qu’opère Proust, mais aussi du fait que le processus ne devient pas conscient comme il le deviendrait dans une cure de paroles pour contribuer à la construction du sujet. Vous constatez de plus que Proust semble toujours élire des personnes qui ne seront pas en mesure de se donner complètement. Au détour, il me semble reconnaître dans ce mouvement, élan-repli, s’éprendre-se déprendre, le mouvement des passions intellectuelles, des engouements de lecteur de Proust, contre lesquels, en résistant à ses admirations (Anatole France, Ruskin, Montesquiou…), il a forgé ses convictions esthétiques. C’est sur ce principe, pour se « purger » des écritures qu’il admirait (« renoncer ce qu’on aime ») que Proust a écrit ses pastiches, comme vous le signalez… et je vous ferai ce reproche de ne pas tenir compte, dans l’analyse des lettres que vous citez, de la dimension ironique partout à l’oeuvre chez Proust : lettre à Montesquiou, parmi d’autres, mais aussi lettre de Mme Proust à son fils (« Je te ferai la concession de ne t’écrire qu’une fois par jour »). Car si une trace persiste du style épistolaire transmis de mère en fille… jusqu’au fils aîné, c’est bien la distance humoristique sous toutes ses formes. Cet oubli de la dérision — plus drôle souvent que les lettres « ludiques » à Reynaldo — m’empêche de vous suivre jusqu’au bout de certaines démonstrations sur le moi souffrant d’un Proust que vous dépeignez parfois trop romantique. Les termes de la relation oeuvre-lettres apparaissent dans votre démonstration comme inversés par rapport à la place traditionnellement secondaire réservée à l’écrit privé, puisque l’expérience répétée du transfert inachevé dans les lettres aboutit à l’écriture « intransitive » …

Appendices