Le commentaire et la traduction ont avec le texte les mêmes rapports que le style et la mimésis avec la nature : le même phénomène considéré de manière différente. Sur l’arbre du texte sacré, ils ne sont tous les deux que les feuilles qui bruissent éternellement; sur l’arbre du texte profane, les fruits qui tombent le moment venu (rechtzeitig). (Walter Benjamin, 1972, p. 92) Avouons-le d’entrée de jeu : il est des textes que nous abordons avec un surcroît irrépressible de fébrilité, comme si une attente insoupçonnée, mais vaguement pressentie, nous y soudait déjà, comme une épreuve redoutée, car le vertige anticipé, dédale de doutes chevauchant des spirales d’épiphanies livrées sous forme de « lectures tangentes », est la seule clef qui nous puisse bailler accès à l’inédit. L’inédit en question ici est le séminaire qu’Antoine Berman a consacré à « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin dans le cadre du Collège international de philosophie à la session d’hiver 1984-1985. D’abord, une remarque sur l’intendance très soignée du processus éditorial, qui a immunisé les traces de ce séminaire, dans ses versants oral et écrit, de toute incurie. La patiente maturation du manuscrit et des bandes sonores par les soins d’Isabelle Berman et d’un groupe d’amis dévoués à la perpétuation du legs de Berman, dont sa proche collaboratrice Valentina Sommella, nous a acheminé un texte d’une facture très aboutie et d’une parfaite lisibilité. Pareilles qualités, empreintes de sollicitude, prévalent aussi bien dans son rendu que dans sa logique, dont la division obéit à l’échelonnement du support matériel sur lequel Berman préparait ses prestations : des cahiers. Un texte inédit, intercalé entre la Note éditoriale d’Isabelle Berman et le corps du séminaire proprement dit, livré sous forme de post mortem retraçant à tire-d’aile la maîtrise d’oeuvre à laquelle Berman s’était employé au Collège international de philosophie, campe les divers états du questionnement jalonnant l’évolution de ces séminaires. La clarté est partout au rendez-vous (AT, pp. 9-13). La déclaration inaugurale de Berman est péremptoire et sans équivoque, comme si elle coulait de source : l’essai de Benjamin est le texte central du XXe siècle sur la traduction. Il est indépassable, que l’on y adhère ou que l’on se dresse contre lui. Il est l’épicentre, le point névralgique où convergent les divers affluents de l’expérience allemande de la traduction, de l’éclosion météorique de la vaste spéculation développée par l’aréopage des Romantiques évoluant autour de l’Athenäum à Iéna jusqu’aux ruminations crépusculaires de Stefan George. La radicalité du diagnostic de Berman, non moins que celle qui émaille les veines du texte de Benjamin, sollicite un genre, une modalité dans l’approche, celle du « commentaire », qui est ici appelé à reprendre du métier. L’autonomisation du discours critique avait progressivement mis sous le boisseau cette tradition très ancienne du commentaire qui nourrit un lien d’essence avec l’exercice de la traduction. J’ouvre ici une brève parenthèse en appui à l’option de Berman : si, par exemple, la pratique du commentaire fut fort en vogue chez les doctes médiévaux, c’est que l’impératif de traduction les tenait constamment à pied d’oeuvre face à la masse critique des corpus grec et hellénistique hérités par le relais arabo-musulman et la médiation syriaque depuis Byzance. Qui plus est, ils étaient pour ainsi dire condamnés à l’émulation à ce chapitre, puisque l’art du commentaire avait déjà atteint un niveau inégalé, quasi paradigmatique, monumental, dans les grandes fresques spéculatives léguées par Averroës (ibn Rushd, 1126-1198), Avicenne (ibn Sīnā, 980-1037) et Abū Nasr al-Farābī (872-950) qui, s’affairant autour des canons grecs, pistaient à la ligne et au mot …
Parties annexes
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